Les enjeux des sciences de la communication vus d’Amérique latine
p. 51-65
Note de l’éditeur
Reprise1 du no 38 de la revue Hermès, Les sciences de l’information et de la communication, 2004.
Texte intégral
1Travaillant à la double frontière de la communication avec la culture et de la recherche avec l’enseignement, nous sommes désormais exposés à une somme de malentendus, dont deux sont particulièrement graves. D’un côté, il semblerait qu’il n’y ait pas moyen de prendre au sérieux la culture sans tomber dans un culturalisme qui déshistoricise* et dépolitise les processus et les pratiques culturelles. De l’autre, on ne pourrait penser la culture depuis la communication sans sortir du terrain propre à la communication et de son domaine spécifique.
Le chercheur en communication : un intellectuel intervenant dans l’espace public
2Si nous mettons en avant ces malentendus, ce n’est pas pour les résoudre de manière académique, mais pour pouvoir passer de la question de la légitimité théorique du champ de la communication à une autre question, celle de sa légitimité intellectuelle. Il s’agit de faire que la communication soit un lieu stratégique depuis lequel on va penser la société, ce qui implique que le spécialiste en communication assume un rôle intellectuel. Faute de cet effort, le développement, voire l’augmentation des recherches et leur niveau théorique peuvent se convertir aujourd’hui en un véritable alibi : ils nous permettent de masquer, derrière l’épaisseur et la densité de nos discours, notre impuissance à accompagner les processus en cours et notre démission morale.
3L’idée que le spécialiste en communication s’érige en intellectuel en scandalisera plus d’un. Il y a une demande sociale de plus en plus nette de spécialistes en communication qui soient capables de faire face à ce que leur travail met en jeu, dans toute son importance, et aux contradictions qui traversent leurs pratiques. Car tel est bien le travail de base de l’intellectuel : lutter contre la pression de l’immédiat et le fétichisme* de l’actualité en restituant l’actualité dans un contexte historique et en instaurant une distance critique qui permette aux autres de comprendre le sens et la valeur des changements que nous vivons.
4Face à la crise de la conscience publique et à la perte de poids social de certaines figures traditionnelles de l’intellectuel, il faut que les spécialistes en communication relèvent le défi et prennent conscience que c’est à travers la communication que se joue de manière décisive la survie de ce qui est public, de la société civile et de la démocratie. Sinon, nous devrions nous demander sérieusement dans quelle mesure l’enseignement de la communication dans nos universités ne contribue pas à former un nouveau type de monopole de l’information, aussi néfaste que celui qui concentre la propriété des médias dans quelques mains : la concentration du droit à la parole publique entre les mains d’experts en communication, c’est-à-dire la transformation de ce qui appartient à tous en profession de quelques-uns.
Évolution des recherches en communication en Amérique latine
5Le champ des études de communication en Amérique latine s’est constitué à la rencontre de l’hégémonie* du paradigme informationnel/instrumental* (issu de la recherche nord américaine) et de celle de la critique idéologique de dénonciation* (venue des sciences sociales latino-américaines). Le structuralisme sémiotique* français va s’insérer entre ces deux hégémonies. Jusqu’à la fin des années 1960, le développement modernisateur (Sunkel, Paz, 1970) propage un modèle de société qui transforme la communication en avant-garde de la « diffusion des innovations2 » et en moteur de la transformation sociale : une communication identifiée aux médias de masse, à leurs dispositifs technologiques, à leurs langages et à leurs savoirs propres. Du côté latino-américain, la Théorie de la Dépendance et la critique de l’impérialisme culturel vont souffrir d’un autre réductionnisme* : celui qui dénie à la communication toute spécificité en termes d’espaces de processus et de pratiques de production symbolique. « En Amérique latine, la littérature sur les médias de masse se consacre à la démonstration de leur caractère indéniable d’instruments oligarchiques* et impérialistes* de pénétration idéologique, mais ne s’occupe quasiment pas d’observer comment leurs messages sont reçus, et quels en sont les effets concrets »3.
Les années 70
6Dans les années 1970, la combinaison de ces deux réductionnismes a produit une séparation dangereuse entre savoirs techniques et critique sociale, et une vraie schizophrénie entre les positions théoriques et les pratiques professionnelles. L’insertion des études de communication dans le champ des sciences sociales a permis, pendant ces années, de mettre en lumière la complicité des médias avec les processus de domination. Mais elle a aussi réduit l’étude des processus de communication à des généralités sur la reproduction sociale, en reléguant les technologies et leurs langages dans une irréductible extériorité, celle des machines et des instruments.
7Ni les apports de l’École de Francfort* ni la sémiotique n’ont permis de sortir de cet amalgame. En effet on n’a lu, surtout dans les textes d’Adorno, que des arguments dénonçant la complicité intrinsèque alliant le développement technologique avec la raison marchande. Et en identifiant les formes du processus industriel aux logiques d’accumulation du capital, cette critique a légitimé une position de fuite : dans la mesure où la rationalité de la production était censée trouver sa fin dans celle du système, il n’y avait pas d’autre moyen d’échapper à la reproduction du système que d’être improductif. Interprétation qui se trouve justifiée dans le plus important de ses textes posthumes où il affirme que : « à l’ère de la communication de masses, l’art demeure honnête quand il ne participe pas à la communication » (Adorno, 1980, p. 416).
8Les apports de la sémiotique n’ont pas permis davantage de dépasser cette séparation. En passant de la théorie générale des discours aux pratiques d’analyse, les outils sémiotiques ont presque toujours servi à renforcer le paradigme idéologique : « la toute puissance qu’on attribuait, dans la version fonctionnaliste*, aux médias, on en est venu à la trouver dans l’idéologie, qui est devenue un dispositif totalisateur/intégrateur des discours. Le message ou le texte finissaient par renvoyer le sens des processus de communication à un vide du social sur lequelle il n’y a pas prise : soit la manipulation inévitable, soit la récupération fatale par le système » (Martín-Barbero, 2002). La recherche en communication, pendant ces années, n’a pas pu dépasser sa dépendance envers des modèles réduisant la communication à un instrument (d’information ou de manipulation) qui empêchait d’aborder la communication comme dimension constitutive de la culture et, par là-même, de la production du social.
Les années 80
9Au milieu des années 1980, des changements radicaux reconfigurent les études de communication. Ils ne viennent pas seulement, ni principalement, de tensions internes au champ, mais d’un mouvement général qui marque les sciences sociales. La remise en question de la « raison instrumentale » ne va pas seulement concerner le modèle informationnel. Elle va aussi démontrer que son hégémonie constitue aussi l’horizon politique de l’idéologie marxiste. D’un autre côté, la globalisation et la « question transnationale » vont dépasser les possibilités théoriques de la théorie de l’impérialisme, et nous obliger à penser une nouvelle trame de territoires et d’acteurs, de contradictions et de conflits. Les déplacements mis en œuvre pour tenter de reconstruire, du point de vue de la méthode et des concepts, le champ de la communication, viendront de l’expérience des mouvements sociaux, et aussi de la réflexion que mettent en forme les Cultural Studies* (études culturelles).
10À cette époque, on commence à déplacer les sentiers qui traçaient la carte du champ de la communication : les frontières, les voisinages ne sont ni les mêmes ni aussi clairs qu’à peine dix ans plus tôt. Le concept d’information, associé à l’innovation technologique, gagne en légitimité et en opérationnalité pendant que celui de communication se déplace et va gagner des champs voisins : la philosophie et l’herméneutique*. La brèche entre l’optimisme technologique et le scepticisme politique s’élargit, en caricaturant le sens de la critique.
11En Amérique latine, ce déplacement des sentiers du champ se traduit par un nouveau mode de relation avec les sciences sociales4 qui n’est exempt ni de rivalités ni de malentendus, mais se définit plus par des appropriations que par des emprunts méthodologiques : on analyse, à partir de la communication, des processus et des dimensions qui incorporent des savoirs historiques, anthropologiques*, esthétiques. En même temps, la sociologie, l’anthropologie et les sciences politiques commencent à s’occuper, et de manière non marginale, des médias et des manières d’opérer des industries culturelles.
Aujourd’hui, une nouvelle perspective qui réclame trois ruptures
12Dans cette nouvelle perspective, industrie culturelle et communication de masse sont les noms de nouveaux processus de production et de circulation de la culture, qui correspondent non seulement à des innovations technologiques, mais aussi à de nouvelles formes de sensibilité. La transdisciplinarité* dans les études de communication ne signifie pas que l’on dissout leurs objets dans les disciplines sociales, mais que l’on construit des articulations qui construisent leur spécificité5. Ce que ni la théorie de l’information ni la sémiotique ne peuvent plus construire seules, bien qu’elles soient des disciplines fondatrices.
13Les recherches de pointe, en Amérique latine comme en Europe et aux États-Unis, présentent une convergence de plus en plus grande avec les Culturals Studies et leur capacité d’analyse des industries de la communication comme matrices de désorganisation et de réorganisation de l’expérience sociale, au carrefour des déterritorialisations qui marquent la globalisation, et des migrations, marquées par la fragmentation et la relocalisation de la vie en ville. Cette expérience abolit la séparation bien établie et légitimée qui identifiait massification des biens culturels et dégradation culturelle, et permettait à l’élite d’adhérer avec fascination à la modernité, tout en maintenant son refus de la démocratisation des publics et de la socialisation de la créativité.
14Ce nouveau point de vue implique plusieurs ruptures. La première doit se faire avec le « communicationnalisme », en entendant par là la tendance, encore forte, à définir la communication comme le lieu où l’humanité révélerait son essence la plus secrète. Ou bien, en termes sociologiques, avec l’idée que la communication constituerait le moteur et le contenu ultimes de l’interaction sociale.
15Une seconde rupture doit se faire d’avec le « médiacentrisme », posture qui résulte de la confusion entre communication et médias, que ce soit du point de vue du culturalisme macluhanien (pour lequel les médias font l’histoire), ou du point de vue de son contraire, l’idéologisme à la Althüsser, qui fait des médias un simple appareil d’État. Pour l’un comme pour l’autre, comprendre la communication consiste à étudier comment les technologies ou les appareils fonctionnent, puisque ce sont eux qui font la communication, qui la déterminent et lui donnent sa forme.
16Un troisième mouvement vient des mouvements alternatifs qui sortent de leur marginalité, et veulent croire en une communication « authentique », hors de la contamination des grands médias. La métaphysique* de l’authenticité (ou de la pureté) croise le soupçon venu de l’École de Francfort, qui voit dans l’industrie un instrument grossier de déshumanisation et dans la technologie un allié obscur du capitalisme. Elle rencontre aussi un populisme nostalgique d’une communication, sous une forme essentielle, originaire, horizontale et participative, qui se conserverait bien cachée dans le peuple.
Les enjeux actuels des sciences de la communication
17Dans la sphère politique, ce que nous sommes en train de vivre n’est pas, comme le croient les plus pessimistes, la dissolution de la politique. C’est la reconfiguration des médiations selon lesquelles se constituent de nouveaux modes d’interpellation des sujets et de représentation des liens qui donnent sa cohésion à la société. Penser la politique depuis la communication signifie qu’on place au premier plan les ingrédients symboliques et imaginaires présents dans les processus de formation du pouvoir. Dès lors, la communication et la culture deviennent bien plus que l’objet de politiques. Elles sont reconnues comme des champs fondamentaux de la bataille politique. Elles forment la scène stratégique qui exige que la politique récupère sa dimension symbolique (sa capacité à représenter le lien entre les citoyens, le sentiment d’appartenance à une communauté) pour affronter l’érosion de l’ordre collectif.
Communication et économie
18Dans la sphère économique, la communication revêt deux figures. Selon la première, traditionnelle, elle véhicule l’information pour le marché. Le processus de circulation du capital nécessite une information permanente sur tous les phénomènes de la vie sociale qui peuvent influer sur ses flux et ses rythmes. Selon la seconde, post-industrielle, l’information est la matière première de la production, non seulement des marchandises, mais aussi de la vie sociale. En d’autres termes, l’économie devient informée, constituée par le mouvement de la nouvelle richesse que l’accumulation et l’organisation de l’information font circuler. Cela implique au moins trois nouveaux modes d’insertion et d’opération :
l’information et la communication deviennent des champs prioritaires de l’accumulation ;
les télécommunications, qui impulsent la reconversion industrielle et organisent la convergence entre supports et contenus, se transforment en espace d’intérêts préférentiels pour le capital ;
l’internationalisation des réseaux d’information lance un défi aux savoirs configurés par les nouvelles formes de gestion privées et publiques.
Communication et culture
19Dans la sphère culturelle, ce qui apparaît comme explicitement référé à la communication, ce sont les pratiques de diffusion, la communication comme véhicule, propagation et rapprochement des publics et des œuvres. Et si on réduit le processus au véhicule, on légitime de la même manière la réduction des récepteurs à des consommateurs qui admirent la créativité développée dans l’œuvre. On commence à peine à considérer la communication comme l’espace stratégique de création et d’appropriation culturelle, d’activation de la compétence et de l’expérience créatrice des gens, l’espace qui permet la reconnaissance des différences : différences entre les peuples, les classes, les ethnies, les générations, qui sont constitutives de ce que sont les « Autres ».
20Bien que les Anciens aient intégré explicitement à la culture un aspect ludique, nous sommes plutôt les héritiers d’une tradition ascétique*, qui a condamné l’otium* comme le moment du vice, et d’une critique idéologique qui confond divertissement et évasion aliénante, surtout à partir de l’époque de sa massification et marchandisation par les industries culturelles. Il n’est pas facile aujourd’hui de distinguer, dans le soupçon qui marque le spectacle et le divertissement, ce qui relève de ce refus ascétique et ce qu’a introduit l’opposition idéaliste entre formes culturelles et formats industriels. Mais, à coup sûr, il n’est possible de réinscrire les pratiques de loisir dans la culture qu’à la double condition de critiquer leurs perversions, mais aussi de comprendre la double articulation qui relie dans nos sociétés les demandes et les dynamiques culturelles à la logique du marché, et qui, en même temps, imbrique l’attachement à certains formats, la fidélité à une mémoire et la survivance de genres, à partir desquels fonctionnent de nouvelles manières de percevoir, de raconter, de faire de la musique, de jouer avec les images.
Deux questions clefs
21Nous touchons ainsi le fondement de cette scène de fin de la modernité, fondement du mouvement qui déterritorialise les identités et refonde le sens des temporalités. L’inscription de la communication dans la culture n’est plus un simple événement culturel, puisque l’économie comme la politique sont directement concernées par ce qui se passe. C’est ce que disent, de manière ambiguë mais certaine, des expressions comme « société de l’information » ou « culture politique ». C’est ce que, d’une manière encore plus obscure, mais tout aussi réelle, racontent les expériences quotidiennes des populations déracinées de nos villes.
22Tout cela pourrait se traduire par deux questions déterritorialisantes et déconcertantes. Comment avons-nous pu passer tant de temps à chercher à comprendre le sens des changements dans la communication, y compris ceux qui se produisent dans les médias, sans les raccrocher aux transformations du tissu collectif, à la réorganisation des formes de l’habitat, du travail et du loisir ? Est-il possible de transformer le « système de communication » sans prendre en compte sa dimension culturelle, et sans que les politiques ne cherchent à activer la compétence communicative et l’expérience créative des gens, c’est-à-dire les reconnaissent comme des sujets sociaux ?
Bibliographie
Références bibliographiques
Adorno, T., Teoría estética, Taurus Madrid, 1980.
Martín-Barbero, J., De los medios a las mediaciones. Comunicación, cultura y hegemonía, Barcelona, G. Gili Traduction, Des médias aux médiations, Paris, CNRS Éditions, 2002 (1987).
Sunkel, O., Paz, P., El Subdesarrollo latinoamericano y la teoría del desarrollo, Mexico, Siglo xxi, 1970.
Notes de bas de page
1 « Retos de la investigación de comunicación en América Latina », traduit de l’espagnol par Bruno Ollivier et publié sous le titre : « Sciences de la communication : champ universitaire, projet intellectuel, éthique », p. 163.
2 Sanchez Ruiz, E., « La crisis del modelo comunicativo de la modernización » in Requien por la modernización, Universidad de Guadalajara, 1986.
3 Nun, J., « El otro reduccionismo » in América Latina : ideologia y cultura, Costa Rica, Flacso, 1982.
4 Martín-Barbero, J., « Euforia tecnológica y malestar en la teoría », Día-Logos de la Comunicación, no 20, Lima, 1988 ; « Identidad, comunicación y modernidad », Lima, Contratexto, no 4, 1989.
5 Fuentes, R., « La investigación de la comunicación : hacia la post-displiniriedad en las ciencias sociales », Medios y mediaciones, Mexico, Iteso, 1994.
Auteur
Ancien président de l’association latino américaine des chercheurs en communication (ALAIC), membre du comité consultatif de l’association latino-américaine des facultés de communication sociale (FELAFACS) et expert pour de nombreux organismes internationaux (OEA, Unesco…)
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