Pour le public
p. 20-23
Note de l’éditeur
Reprise du no 11-12 de la revue Hermès, À la recherche du public. Réception, télévision, médias, 1993
Texte intégral
1Dans l'histoire de la communication, on s'est beaucoup plus intéressé à l'émetteur et au message qu'au récepteur, sans doute parce que les miracles du livre, puis du journal, de la radio, du cinéma, et enfin de la télévision ont toujours trouvé un public.
2Deux phénomènes récents viennent cependant de modifier cet état de fait : la multiplication des techniques élargit substantiellement les capacités de l'offre ; la croissance du marché de la communication oblige à une rationalisation des rapports entre offre et demande. L'offre ne cesse de croître, distribuée sur des supports de plus en plus nombreux et différenciés, mais les coûts très élevés obligent à une bonne connaissance des goûts potentiels du public. Surtout depuis l'instauration d'une concurrence entre le public et le privé. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le succès des techniques de mesures d'audience* dont l'objectif est, au moins autant, si ce n'est plus, d'assurer aux programmes l'audience la plus large, que de « satisfaire au mieux les attentes du public ». L'ambigüité règne maintenant sur les rapports entre public et demande. Les opérateurs parlent des « goûts du public » mais pensent en réalité « structure de la demande ». Cette question, classique, du rapport entre l'offre et la demande, surtout dans les industries culturelles, prend ici une signification particulière compte tenu de l'échelle des publics qui, dans le cadre des médias de masse est celle du grand public.
3L'enjeu est de savoir laquelle des deux représentations du public prévaudra. Une représentation d'abord culturelle et ambitieuse, liée à une certaine vision des rapports entre la société et la télévision ; ou bien une représentation plus « réaliste », sociographique, qui à partir de l'observation des pratiques déduira les politiques de l'offre et de la programmation. Dans un cas, la possibilité de parler encore d'une « théorie du public », dans l'autre, la tendance à parler « des publics ». Si personne ne conteste l'existence empirique « des publics », l'opposition concerne toujours la place que l'on continue, ou non, d'accorder à une théorie du public indépendamment des données empiriques.
4Aujourd'hui, tout, des capacités techniques à la fragmentation des goûts et des demandes, incite à favoriser un effritement des médias généralistes au profit d'une multitude de médias thématiques. Les premiers ne disparaîtraient pas mais seraient progressivement dépouillés de toute programmation ambitieuse, au profit des médias thématiques et deviendraient des chaînes « populaires » au sens le plus discutable du terme. Bref la télévision à deux vitesses : généraliste et bas de gamme pour le plus grand nombre ; spécialisée et plus intéressante pour les publics ciblés. La question n'est pas celle de l'existence des chaînes thématiques mais celle de leurs proportions et surtout de leur rôle par rapport à la télévision généraliste.
5En réalité, derrière la question passionnante des liens entre les publics, le public et le statut du grand public, se joue une théorie du lien social dans « la société individualiste de masse » où la hiérarchie et l'incommunication entre les milieux sociaux sont à la mesure des idéaux de liberté et d'égalité, par ailleurs officiellement promus. Cette contradiction est, comme j'ai essayé de le montrer, particulièrement importante pour la communication.
6Plaider, comme je le fais depuis de nombreuses années à travers plusieurs livres en faveur du grand public, n'est ni un idéalisme, ni un archaïsme, mais une option de fond qui n'en exclue aucune autre. À condition à chaque fois de situer le débat au niveau théorique qui est le sien et de ne pas confondre possibilités techniques, déréglementation, profits et théorie de la télévision et des publics. Toute théorie du public implique une théorie de la télévision, et finalement une représentation de la société. Les arguments « empiriques » qui condamnent le concept de grand public au nom de la double évolution des techniques et des marchés ressemblent à ceux qui régulièrement dans l'histoire politique condamnent le concept de démocratie à l'aune des détournements dont il est régulièrement l'objet.
7Privilégier le grand public traduit en réalité un pari sur son intelligence. Surtout à une époque où le niveau culturel et éducatif s'est largement élevé. C'est rappeler qu'au-delà d'une connaissance sociographique de la demande, le propre d'une industrie de la culture demeure la responsabilité de l'offre. C'est rappeler aussi évidemment que le public n'est jamais passif ou aliéné. Il peut être dominé, notamment par de mauvais programmes, mais parler d'aliénation supposerait la perte de son libre arbitre. C'est aussi rappeler que les études de réception ont souvent tendance à confondre la réception et la demande. Ce que regardent les spectateurs exprime partiellement la demande mais surtout leur réaction à l'offre. Par définition le public regarde ce qu'on lui offre. L'audimat*, comme je l'ai souvent dit, ne mesure pas la demande mais la réaction à l'offre de programmes. Le contresens consiste à glisser de l'un à l'autre ou à identifier réaction à l'offre et expression de la demande.
8Enfin, privilégier une conception grand public de la télévision c'est s'inscrire dans une certaine tradition démocratique car le grand public de la télévision, n'est autre, dans le domaine politique. Dans les deux cas il s'agit d'une « fiction », mais d'une fiction essentielle du point de vue d'une théorie, soit de la communication, soit de la démocratie. Il n'y a pas plus d'égalité dans le corps électoral qu'il n'y en a dans les comportements culturels du grand public, mais l'un et l'autre renvoient à un certain projet d'émancipation culturel et politique.
9Pourquoi relancer une réflexion théorique sur le public ? Parce que les représentations qui ont présidé à la construction du public, des publics, du grand public en Europe depuis la guerre, essentiellement autour des télévisions publiques, se sont affaissées et apparaissent usées. Usées, en tous cas, par rapport aux représentations qui, en partant des sondages et des mesures d'audience1, parlent « des publics », ne s'embarrassent plus d'une problématique générale, mais cherchent plutôt à maximiser l'efficacité d'une logique de segmentation des marchés.
10Ce qu'essaye de montrer peut se résumer ainsi : la performance croissante des données concernant les goûts, les attentes ou les comportements des publics n'est qu'une réponse partielle à la question suivante, très intéressante et fort complexe, qu'est-ce que le public ? La précision et l'abondance des données quantitatives ne réduit pas l'intérêt d'une réflexion qualitative sur les publics : elle l'augmente.
PS – mars 2009
11Je relis ces lignes pour l'Essentiel d'Hermès, 16 ans plus tard.
12Rien à ajouter. La problématique n'a pas changé à propos de la question théorique du public, malgré l'explosion d'Internet et des médias interactifs. Plus il y a de demande, plus se pose la question de l'offre et donc celle d'une réflexion sur le statut du public et celui de la société que l'on défend. C'est en cela que toute activité de communication porte en elle une philosophie de la société, individualiste ou holiste. Primat de l'individu ou du collectif ? Ou plutôt quel équilibre maintenir entre les deux puisque personne ne veut renoncer, ni à l'un, ni à l'autre. C'est ce que j'appelle la force et la contradiction de la « société individualiste de masse ».
13La puissance technique, depuis une génération, oblitère la réflexion théorique, et semble la « dépasser ». Même si la demande peut demain triompher, aussi bien dans les comportements culturels que les techniques et les marchés, cela ne change rien, et n'invalide en rien la politique de l'offre. L'offre par définition, c'est le risque, ce qui échappe au marketing de la demande, et qui renvoie aux paris et aux risques du lien social, c'est ce qui réunifie les individus et les collectivités au-delà des ressemblances et des différences. Autant le glissement vers la demande fut un progrès pendant 50 ans, autant retrouver aujourd'hui la problématique de l'offre constitue un autre progrès. Les techniques de communication sont le miroir grossissant, parfois grimaçant des questions qui les dépassent. Comment faire lien entre des communautés qui ont quelque chose en commun ? Comment rapprocher des individus et des communautés que tout sépare ? Comment gérer à la fois la problématique de la communauté et celle de la société ; Celle de la demande et celle de l'offre ? Réfléchir à propos de l'équilibre à trouver entre les nouvelles technologies de l'information et de la communication et la demande, les médias de masse et l'offre.
Notes de bas de page
1 Dans la suite des travaux de Michel Souchon, sur la connaissance du public de la télévision, signalons ici la très intéressante étude de Sylviane Saincy : La télévision en genre et en nombre. Analyse par genre du temps d'antenne et du temps d'écoute, entre 1983 et 1991 (Préface de Régine Chaniac). Paris, La Documentation française (Coll. SJTI/INA), 4e tr. 1992.
Auteur
Créateur et directeur de l'Institut des Sciences de la Communication du CNRS (ISCC). Directeur de la revue Hermès.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.