Les enjeux d’une convergence technologique
p. 145-157
Note de l’éditeur
Propos recueillis par Guy Lochard le 10 février 2009
Texte intégral
1G.L. : La transformation des conditions de production et de diffusion de la télévision ainsi que de ces modes de réception alimentent la thèse de la fin de ce média*. Ce pronostic vous paraît-il pertinent ? Cette perspective a déjà été évoquée lors de la multiplication des chaines thématiques. L’apparition d’Internet et d’une génération de « natifs digitaux » ne change-t-elle pas cette fois la donne ?
2D.W. : La fin de la télévision est annoncée depuis 40 ans. Dès l’origine, la télévision de masse n’a guère bénéficié d’une réelle légitimité car on a craint son influence sur les publics. Dès l’apparition de la télévision communautaire (avec le câble, le satellite), on a commencé à parler de la fin de la télévision de masse. Cette perception s’est accentuée avec la fragmentation des supports et des systèmes de diffusion, de réception et de production. Ce processus devrait donc conduire automatiquement à la suppression de la télévision puisqu’on peut recevoir des images directement sur l’ordinateur ou le téléphone portable. Or, cette thèse est étroitement techniciste car elle confond la convergence technique avec la question de la nature de la télévision. La convergence technique consiste à réunir sur un même écran les services de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel. Au nom de cette mutation technologique, on considère donc qu’il n’y a plus de différence de nature entre ces services et donc pas de raison que la télévision demeure une activité particulière spécifique, puisqu’on peut la recevoir sur d’autres écrans.
3Le contenu spécifique de la télévision n’est pas là. C’est avant tout une industrie culturelle de l’offre et non de la demande comme l’ordinateur ou le téléphone, avec lesquels on cherche ce que l’on veut. D’autre part, la télévision généraliste, comme la radio généraliste, a pour ambition de toucher tous les publics. Par ailleurs, la télévision correspond à une culture de l’image. Mais ces images, il faut les construire, les inventer et les fabriquer. Cela ne veut pas dire que les acteurs de l’informatique ou des télécommunications ne savent pas en produire. Ils en sont capables, mais à ce moment là ils font de l’audiovisuel. Il ne s’agit donc pas seulement de technique mais d’une conception du rapport au public via une industrie de l’offre et cette conception des publics au travers des médias généralistes nécessite une écriture et une création particulière. Donc penser que la convergence technique va supprimer l’activité audiovisuelle est déplacé.
4Plus on aura de médias interactifs, plus on aura de médias individualisés, plus naturellement la question des médias généralistes se reposera, de la radio à la télévision en passant par la presse écrite. Pourquoi ? Parce que plus vous segmentez une société en groupes qui peuvent accéder à ce qu’ils veulent, quand ils veulent, par n’importe quel moyen, plus se pose la question de maintenir simultanément du lien social. Vous ne pouvez évoluer vers une individualisation des goûts, que si, préalablement, vous avez un lien collectif suffisamment fort. Et j’insiste sur préalablement (et non simultanément), parce qu’on réalisera avec la crise économique, et culturelle qu’on ne peut segmenter que si le lien social est suffisamment fort. S’il y a de l’anomie, ou du risque de communautarisme, ou de la lutte des classes alors on comprend que l’enjeu principal n’est pas d’avoir des médias segmentés interactifs, mais au contraire de préserver un minimum de cohésion sociale.
5Enfin, dernier argument pour réfuter cette thèse de la disparition de la télévision que j’ai toujours entendu en trente-cinq ans de recherches : des trois acteurs qui se battent pour avoir le monopole de la communication (télécommunication, informatique et audiovisuel), celui qui manifeste le plus de créativité est l’audiovisuel puisqu’il repose sur la culture et la création de l’image. C’est celui qui coûte le plus cher mais c’est aussi celui qui a le moins de ressources. Donc la question qui se pose aujourd’hui est la suivante : « Va t-on comprendre un jour que l’industrie de l’audiovisuel, au-delà de la technique est un art, qui demande en fait des talents, et donc de l’argent ? ». Si l’on répond positivement, on donne les moyens à la télévision d’exister en soi et de n’être pas, ou moins, asservie par l’informatique et les télécommunications. Ou alors on fait semblant de croire que ce n’est qu’un problème d’argent et de techniques et on supprimera la nature même de cette activité créatrice. Et là, c’est grave !
6Comme comparaison, je voudrais prendre l’exemple de l’industrie du cinéma. Quand la radio, puis surtout la télévision sont arrivés, on a dit : « C’est la mort du cinéma ! », sous prétexte qu’on avait d’autres moyens de faire des images et surtout de les diffuser beaucoup plus démocratiquement. Ce qui est intéressant à observer, c’est que justement le cinéma n’a pas disparu. Il est fragile, mais il existe. On aura le même problème avec l’industrie de l’audiovisuel par rapport à l’informatique et aux télécommunications. Il y aura certainement un tassement d’audience car plus il y aura de canaux thématiques, plus l’audience généraliste se tassera. On peut néanmoins se rendre compte cependant que dès que des évènements importants surviennent (politique, catastrophe naturelle, risque de guerre, tensions internationales, évènements nationaux), les médias de masse retrouvent de l’importance. C’est à mon sens un impératif de service public entendu au sens large que de préserver la place et le rôle des médias généralistes, qu’ils soient publics ou privés. C’est même un enjeu politique de cohésion sociale et culturelle.
7Autrement dit, il y a derrière le débat sur le statut de la télévision, deux philosophies de la communication qui s’opposent. Celle qui favorise les individus et l’individualisme dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), celle qui privilégie le collectif dans les médias de masse. Les deux ne sont pas contradictoires, mais complémentaires, à condition de rappeler que le collectif et le lien social sont plus difficiles à préserver que la logique individualiste. C’est la contradiction de ce que j’appelle « les sociétés individualistes de masse ». On est individualiste, mais rien n’est possible en matière de communication si il n’y a pas simultanément du collectif. C’est la contradiction entre liberté et égalité. Et si l’on revient aux techniques de communication, on confond deux choses dans les rapports entre NTIC et médias de masse, techniques individualiste et techniques collectives. Les nouveaux services séduisent car ils favorisent l’individualisme et donc le sentiment de liberté individuelle, donc l’émancipation. Les médias de masse renvoient au collectif et à la société, donc à ce qui est moins « libre ». Mais on oublie qu’il n’y a d’individualisme possible s’il y a préalablement une émancipation collective, par l’école, les médias de masse.
8G.L. : Des procédures comme la diffusion des flux d’images en temps réel (streaming) ne vont-elles pas mettre définitivement en question le mode de réception collectif de la télévision classiques et ses effets de lien social ?
9D.W. : Que les individus puissent zapper ou choisir leurs propres programmes* n’exclut pas qu’ils savent qu’il existe des rendez-vous fixes de grandes émissions d’information, des magazines, des documentaires ou des fictions, du sport, des variétés... Et dans la diversité de leurs choix, ils savent aussi comment les retrouver et à quels moments. Donc le streaming ne remet pas en cause les médias généralistes, qui doivent avoir les moyens de continuer à exister. Il faut qu’en dehors de toute segmentation, il y ait suffisamment d’informations et plus généralement de programmes dans les médias classiques pour dire : « voilà les grands rendez-vous auxquels on peut se raccrocher et participer ainsi à la vie sociale ». Autrement dit, la fonction de média en tant que lien social (avec la radio et la télévision) est avant tout une fonction politique et culturelle, et même de contenu, avant d’être une fonction technique.
10Si un pays s’imagine qu’il n’a plus besoin de médias généralistes parce qu’il dispose de beaucoup d’ordinateurs, de téléphones portables, de médias segmentés, c’est une erreur intellectuelle. Il y a 50 ans que les « élites » ne réfléchissent pas à la question de la communication, confondent progrès technique avec communication. Elles ont un mépris pour la télévision, sauf quand il s’agit d’y passer elles-mêmes. Et dans ce cas, elles sont victimes d’un schéma faux : elles croient que si elles passent à la télévision, on va croire ce qu’elles racontent. Or, je ne vois pas pourquoi on croirait plus un intellectuel ou un technocrate qu’un homme politique. De fait, les élites considèrent que le récepteur est passif, sauf pour elles. Mais surtout, en dehors de cette volonté de passer à la télévision, elles ont toujours peu apprécié les médias de masse et toujours préféré les médias individuels, identifiés au progrès comme je viens de le rappeler.
11D’ailleurs, la question est toujours la même. Au nom de quoi les élites pensent-elles que « les gens » sont influençables, plutôt idiot, peu critiques ? D’où parlent-elles, elles-mêmes ? Par quel miracle d’éducation et de diplômes sont-elles protégées ? D’ailleurs comment alors défendre le suffrage universel, car c’est le même individu qui vote, lit le journal, écoute la radio et regarde la télévision ? Si on lui fait confiance pour la légitimité démocratique, pourquoi ne pas lui accorder la même confiance pour les médias ? C’est oublier l’intelligence critique des récepteurs.
12Heureusement celle-ci existe, car le récepteur étant exposé à un flot croissant d’informations et d’images, a besoin de conserver cette distance. Et celle-ci n’est pas fonction des critères de la hiérarchie sociale et culturelle. Il existe une intelligence « répartie » qui n’a rien à voir avec la vision du monde des élites. Les médias de masse, avec leurs qualités et défauts sont des enjeux théoriques, dans l’ordre de la communication, aussi importants que celui du suffrage universel, dans l’ordre de la politique. C’est le même pari, le même défi.
13Pourquoi aboutit-on à des idées aussi discutables que celle la fin de la télévision par la multiplication des dispositifs ? Parce qu’il n’y a pas assez de culture théorique sur cette question essentielle de la communication et des médias depuis un demi-siècle. Cela conduit à cet espèce de contresens qui consiste à annoncer tous les 10 ans, en fonction du progrès technique, la fin de la télévision. Pour le dire autrement, c’est comme on annonçait la fin du concept de démocratie par le fait qu’il y a de plus en plus de gens qui peuvent voter à distance... Un concept n’est pas remis en cause par le fait qu’il existe des moyens techniques différents. Sinon, cela s’appelle l’idéologie technique. Et elle est très forte dans la communication, à l’aune d’une réflexion théorique insuffisante. Ici, les « élites » portent une lourde responsabilité historique.
14G.L. : Les opérateurs* classiques engagent les télé-spectateurs à faire parvenir leurs productions pour les intégrer dans les programmes. Certains évoquent l’avènement d’un « co-generated media » ? Cet horizon vous semble-t-il envisageable ? Cette hybridation des technologies d’Internet et de la télé va-t-elle dans le sens d’une démocratisation de l’espace public médiatique ?
15D.W. : Contrairement aux stéréotypes dominants, quand on est devant la télévision, quand on écoute la radio ou qu’on lit le journal, on n’est pas passif. Il y a autant d’activité cognitive que devant un ordinateur. Donc, il ne faut pas opposer la passivité du téléspectateur à l’activité de l’internaute. Dans les deux cas, on est actif. Le récepteur est actif parce qu’il interprète, et ensuite parle de ce qu’il voit. Il aime, il n’aime pas, il en discute, mais c’est une forme d’activité qui n’est pas de l’interactivité directe. Autrement dit, c’est une interactivité médiatisée dans le temps. L’intelligence n’existe pas seulement dans l’instantanéité. Sinon, il n’y aurait pas de culture...
16L’avantage d’Internet, c’est qu’il s’agit d’une interactivité directe. Mais c’est aussi un inconvénient, car cela oblitère le temps de la réflexion, le temps de la méditation, de la connaissance, de la rêverie. Est-ce que la télévision va devenir un média interactif comme Internet ? Partiellement, pour augmenter « la participation immédiate, mais pas fondamentalement ». La différence entre Internet et la télévision concerne le code culturel de départ. Avec Internet l’utilisateur pilote son zapping, sa circulation. Il est maître à bord. La radio et la télé, c’est l’inverse : « Je suis sollicité de l’extérieur, je réagis, je peux faire de la contre-programmation ou je peux exprimer mes opinions ». La logique même de la radio, de la télévision et de la presse écrite est en définitive dans l’offre et non dans la demande et cette distinction est fondamentale à préserver. Elle n’est pas d’abord technique, mais théorique et culturelle.
17Ce n’est donc pas parce qu’on peut, via les nouvelles technologies, permettre aux spectateurs de faire part de leurs réactions, d’intervenir dans les programmes, voire même de co-construire les programmes, que l’on aura on aura un média ressemblant à Internet. Il est très important de maintenir deux modèles distincts de communication : celui qui relève de l’offre et celui qui relève de la demande, et ce n’est pas parce qu’on augmente l’interaction avec la télévision grâce aux nouvelles techniques qu’on aboutira à une situation équivalente à celle d’Internet.
18G.L. : Quelles doivent être la place et l’attitude de la télévision publique dans ce processus technologique social ?
19D.W. : Il faut dire, hélas, que les télévisions publiques sont très minoritaires dans le monde. Il n’y a que cinq grandes télévisions publiques dont trois sont en Europe : Britannique, Allemande, Française. Il en existe d’autres au Japon et au Canada. Ailleurs, soit il n’y a pas de télévisions publiques, soit elles sont minoritaires. Dans le monde, la grande majorité de la télévision est privée. Ce qui ne retire rien à leurs responsabilités. Deux exemples contradictoires : TV globo au Brésil, quasi monopole privé, qui se comporte de fait souvent comme une sorte de service public, alors que la télévision privée au Mexique, aussi dominante, a abandonné toute ambition d’intérêt général.
20Donc, quand elles existent, il est fondamental que les télévisions publiques subsistent d’autant plus qu’avec la crise économique mondiale, on va voir revenir au concept de service public, de chaine publique d’intérêt général. C’est comme l’éducation ou la recherche, tout ce qui est de l’ordre de l’intérêt général va être revalorisé.
21Pour que la télévision publique puisse jouer son rôle, il faut lui donner les moyens financiers. Le premier problème est donc de revaloriser financièrement l’audiovisuel public parce qu’on ne peut innover sans argent. Deuxièmement, il faut que la télévision publique se développe dans le multimédia et soit présente sur tous les fronts des nouvelles technologies. En effet ce n’est parce qu’elle est principalement sur le registre de l’offre qu’elle ne peut être, par ailleurs, dans le registre de la demande. En étant partout, elle va acquérir une modernité car la pire des choses serait que la télé publique soit considérée comme ringarde, appartenant au passé ! Troisièmement, il faut que la télévision publique, partie prenante de ces nouvelles technologies, de ces nouveaux services, de cette individualisation, etc... offre quelque chose de plus que la télévision privée. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’argent mais de créativité. Pour cela, elle devra davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui s’ouvrir sur la société, être à la fois plus représentative et plus insolente. Faire par exemple ce que je souhaite depuis des années : ouvrir des ateliers de création, pour permettre à ces garçons et ces filles qui sont, depuis des années blasés devant les écrans, de participer, et faire des propositions qui devraient ensuite remonter aux centres de décision. Il existe une immense culture de l’image qui permettra de renouveler la créativité. La télévision n’a que 50 ans.
22Donc, pour conclure, oui à la place de la télévision publique, à condition qu’elle ait plus d’argent, plus d’ambition et plus d’ouverture sur le monde et la société.
Auteur
Directeur d’études au CNRS, Laboratoire Communication et Politique.
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