Des choix institutionnels
p. 115-129
Note de l’éditeur
Reprise du no 25 de la revue Hermès Le dispositif : entre usages et concept, 19991.
Texte intégral
1Le dispositif*, derrière l’affichage d’une spécificité technique, a pour première fonction et finalité de fixer les règles du jeu. Il établit une normativité qui assimile tout écart à la norme à une infraction. La créativité doit s’aligner sur la norme, ou ne pas être. C’est certainement dans le médium où la notion d’auteur a le plus reculé ces dernières années – c’est-à-dire la télévision – que la notion de dispositif est également la plus répandue. À la télévision, il ne s’agit plus tant d’expression que de communication. Un projet d’émission se résume, en dernière analyse, à la description de son dispositif. Et c’est le dispositif lui-même qui fait l’objet de la scénarisation et de la mise en scène.
2Il arrive fréquemment que l’institutionnalisation d’un dispositif soit présentée comme une donnée ontologique du médium concerné. Il en est ainsi, à la télévision, du dispositif présentateur-plateau, par exemple, qui domine certains genres* (magazines, variétés) et certains modes (l’informatif, le ludique). Mais ce dispositif relève d’un arbitraire lié à des choix institutionnels – qu’il importe certes d’expliquer – et nullement d’une nécessité inhérente au médium télévision.
3À la télévision, l’institutionnalisation des dispositifs se manifeste d’abord par des choix de programmation*. Pour les programmateurs, travailler le « concept » d’une émission consiste à mettre au point les dispositifs qui leur semblent les mieux adaptés à la captation du réel – comme à celle de l’imaginaire. Les plus aptes surtout à effacer dans la conscience du public celle du dispositif utilisé, ou bien, au contraire, à l’exhiber délibérément pour le faire accepter comme le meilleur moyen de production possible, qui de réel, qui d’imaginaire. Par là-même, l’institution télévisuelle qui a eu l’intelligence et l’audace de les concevoir s’auto-valorise.
4De tous les médias*, la télévision est le médium qui a le plus volontiers exhibé ses dispositifs, et cela depuis ses origines. L’exhibition des dispositifs va de pair avec leur naturalisation. Le dispositif choisi par l’institution télévisuelle, c’est évidemment celui qui permet à la réalité – quand il s’agit d’elle – de se manifester devant nous le plus naturellement du monde. La justesse des formes de médiation choisies se vérifie dans la reconnaissance manifestée par les publics supposés concernés par les émissions. Leurs représentants dûment sélectionnés occupent de nombreux plateaux.
5Le dispositif institutionnalisé impose des formes prédéterminées aux émissions réparties en genres. Le réel comme l’imaginaire y sont déjà joués d’avance, en dépit de la déclinaison des figures du direct et de l’imprévisible. Et quand il advient, exceptionnellement, qu’un dispositif se soumette à l’épreuve d’une réalité non programmée, il tend à exploser. Tant il est vrai que les dispositifs institutionnalisés de présentation du réel ne sont jamais que des formes de conjuration du réel. Ainsi le dispositif du reportage n’existe-t-il en tant que genre, et n’a-t-il de chance d’accéder à l’existence télévisuelle, que si y alternent images d’interview et images commentées en voix off, le présentateur-animateur assurant le plus souvent la liaison entre ces deux séries audiovisuelles Cet emboîtement d’énonciations affiche avant tout le dispositif codé du reportage, en tant qu’il est présupposé fusionner avec la restitution du réel. Il va de soi qu’aucune réalité ne saurait se manifester à la télévision en dehors de ce dispositif.
6L’institution télévisuelle se met en scène à travers les dispositifs qu’elle produit et promeut, au point que l’intégration des dernières technologies se réduit souvent à des problèmes d’habillage, c’est-à-dire d’identification des émissions en fonction de leur rattachement à tel ou tel genre, lui-aussi prédéterminé. L’horizon d’attente de l’institution télévisuelle se situe dans la maîtrise des effets de reconnaissance qu’elle entend produire sur un public préalablement défini et ciblé.
Une pluralité de dispositifs possibles
7Existe-t-il un ou plusieurs dispositifs spécifiques au médium télévision ? On peut seulement avancer que certaines caractéristiques propres au médium – liées en particulier aux conditions de sa réception – conduisent à privilégier certains dispositifs. La préoccupation d’une relation intime à construire avec le téléspectateur traverse, sous différentes formes, toute l’histoire de la télévision (depuis l’écran télévisuel défini comme « grille de confessionnal »2 jusqu’à la « télévision de l’intimité » des spectacles de la réalité). Si ces caractéristiques peuvent influer sur les choix institutionnels, elles ne sont jamais déterminantes. En témoigne, entre mille exemples, la programmation télévisuelle de films en cinémascope.
8Il y a en réalité une pluralité de dispositifs possibles et, si les uns sont outrageusement dominants, les autres ne s’en efforcent pas moins d’exister.
9Les dispositifs de présentation du réel, par exemple, sont multiples et ce sont des choix institutionnels, toujours modifiables – il ne s’agit pas de diaboliser l’institution – qui interdisent à cette multiplicité de se manifester. Par ailleurs, les attributs de spécificité sont variables et relatifs à l’interprétation que l’on en donne dans des conditions de réception données. Ainsi a-t-on souvent désigné le médium télévision en termes de médium de flot et de médium plurifonctionnel. Mais il existe bien des façons de naviguer et de nager, et la pluri-fonctionnalité n’a pas du tout la même signification ni la même portée selon que l’on fait référence à des activités cloisonnées ou à des activités – qui peuvent être les mêmes – en interrelation. Par exemple, alors que le cloisonnement des activités crée un abîme infranchissable entre la sphère du travail et celle des loisirs, leur interaction établit ou rétablit des liens entre eux.
10Aucun médium n’est par nature réductible aux dispositifs institutionnellement établis. Chacun d’entre eux contient une pluralité de dispositifs virtuels dont un grand nombre ne sont pas actualisés. À l’intérieur d’un même dispositif, il existe aussi une pluralité d’usages dont certains peuvent changer la destination du dispositif concerné (la peinture, dispositif de représentation le plus ancien, le démontre avec éclat – de la peinture dite « figurative » à la peinture dite « abstraite »). Ce qui freine, bloque et parfois empêche l’émergence de ces pluralités, c’est la réduction institutionnelle du médium à un seul type de dispositif et d’usage possibles, c’est-à-dire, en l’occurrence, admissible. Ce que j’ai nommé caractère « arbitraire » est évidemment lié à de puissants intérêts économiques et idéologiques qui érigent, par exemple, une certaine conception du « réalisme » comme axe de référence indépassable – et cet axe de référence concerne, sous des formes différenciées, aussi bien la télévision, le cinéma que les systèmes de simulation de la réalité.
11L’industrialisation du cinéma a déterminé l’élection d’un type de dispositif parmi les plus stables, parfois qualifié de cinéma « classique ». À l’intérieur des standards de production les plus normalisés, par exemple les standards hollywoodiens, bien des films ont toutefois parasité, perturbé, voire détourné le dispositif imposé, en faisant passer le spectateur d’une relation au monde affective et non critique à une relation affective et critique. Il s’agit bien là d’une lutte interne au dispositif dominant – d’un usage différent qui est fait d’un même dispositif – qui n’exclut évidemment pas l’existence d’autres dispositifs, ceux-là dominés, et tenus dans les marges de l’industrialisation et de l’institutionnalisation.
12L’enjeu des luttes internes au dispositif cinématographique dominant ne met-il pas en scène, et aujourd’hui encore, dans des formes toujours renouvelées, « l’éternelle » reconduction d’une illusoire relation affective, immédiate au monde, en opposition à une relation affective, médiatisée par un travail de transformation des émotions, qui est à la fois de l’ordre de l’expression poétique et de l’analyse critique ?
13Certes les conditions de la projection cinématographique favorisent un certain type de comportement spectatoriel (immobilité du corps, obscurité, noir autour de l’écran, etc.). Mais ce dispositif ne détermine pas mécaniquement et automatiquement une activité spectatorielle exclusivement émotive (je ne dis pas passive, même dans ce cas de figure). À l’intérieur du dispositif cinématographique dominant, certaines stratégies de réalisation, intégrant tous les éléments du dispositif, sont parvenues à faire prévaloir chez le spectateur une activité principalement critique. Selon les usages qu’on en fait, un seul et même dispositif peut déterminer des comportements spectatoriels différents, et non pas un seul, souvent qualifié de normal et déduit mécaniquement à partir de la finalité qui est institutionnellement assignée au dispositif.
La place du spectateur
14Une question commune à tous les médias* qui utilisent l’image, comme à tous les dispositifs qu’ils sont susceptibles de générer, concerne la place que chacun d’entre eux assigne au spectateur (ou à l’usager dans les systèmes de simulation de la réalité). Les dispositifs varient avec les modes d’implication spectatorielle, les finalités poursuivies et les stratégies de réalisation choisies. Quel est le rôle attribué, distribué, au spectateur dans chacun des dispositifs envisagés ? Quel type d’activité, interactive ou non, lui propose-t-on d’exercer ? Quelle forme de liberté vise-t-on à partager avec lui ?
15Le spectateur fait l’objet de multiples scénarisations qui prétendent toutes savoir ce qu’il est et ce qu’il désire. Chaque groupe d’intérêts construit ainsi un spectateur à sa propre image et s’efforce de faire en sorte que le spectateur réel s’y ajuste. Il est vrai que le spectateur scénarisé n’est jamais entièrement imaginaire. Il est produit socialement et la société cherche à le reproduire pour se reproduire elle-même. Il existe avant même qu’il ait eu à manifester son existence. Ce spectateur-là revêt alors la figure impersonnelle du marché. Il a déjà vu le « nouveau » film qu’on lui propose de voir, il est possible d’anticiper ses réactions en s’appuyant sur des schémas comportementaux préconstruits. Mais aucun spectateur réel n’est réductible au marché, d’où son caractère malgré tout imprévisible. Comme l’être social dont il est l’une des composantes, le spectateur vit sous le régime de la complexité et de la contradiction. Il aspire à la fois à s’évader de la réalité et à la transformer. Il est à la recherche de plaisirs de substitution et ne se résigne jamais tout à fait à ce que la vie ne lui procure pas davantage de satisfactions.
Les sens au pluriel et l’imaginaire au singulier
16Dans bien des discours, la place du spectateur évoluerait, voire changerait de nature, avec la transformation des techniques et des dispositifs – que l’on songe à toutes les « révolutions du virtuel » dont on nous a étourdis ces dernières années. Par exemple, nous serions passés des médias unisensoriels – comme le livre ou la radio – à des médias plurisensoriels. Si l’argumentation est recevable sur le plan technique, elle ne l’est aucunement sur le plan cognitif et esthétique. Tout sens matériellement sollicité met en mouvement les autres sens – ceux qui ne sont pas matériellement sollicités – à travers des associations synesthésiques qui réactivent des sensations antérieures, vécues et/ou imaginées et les intègrent en les transformant dans de nouvelles associations.
17Bien pauvre serait la poésie écrite qui serait incapable d’évoquer, par le truchement des mots, des sensations auditives, tactiles, olfactives, gustatives et, bien entendu, visuelles. Si la simulation d’un contact, direct ou indirect, avec un objet permet de restituer physiologiquement une sensation, autre chose est de matérialiser l’imaginaire qui lui est associé. Vivre des sensations produites par simulation n’a pas du tout la même signification ni la même portée selon que l’on s’attache à recréer des sensations élémentaires ou selon que la mise en jeu de l’imaginaire qu’elles éveillent les prolonge et les approfondit.
18Ainsi la plupart des dispositifs de simulation de la réalité, qui donnent à l’utilisateur la sensation et non plus seulement l’impression de la réalité, se situent bien en-deçà de la poésie écrite, du point de vue des associations synesthésiques qu’ils sont susceptibles de produire chez l’utilisateur. Il n’y a là aucun progrès, il y a même un recul. Mais rien n’interdit, sinon les choix institutionnels qui président actuellement à la conception des dispositifs de simulation de la réalité, d’introduire de la réflexivité dans les processus sensoriels sollicités et d’établir une interaction forte avec la production des connaissances en matière de sensorialité. Au lieu d’écarter l’opérateur* de tout questionnement à ce sujet, il s’agirait de l’impliquer dans un travail qui mettrait en jeu les distorsions et décalages que la plupart des programmes* s’efforcent aujourd’hui de masquer. Au lieu de proposer à l’opérateur de naviguer dans des identités aussi superficiellement calculées et traitées que la sienne, l’autre deviendrait d’abord l’inconnu – ici sensoriel – que chacun, à des degrés divers, porte en soi. Une avancée serait alors possible.
Entre jeu et travail
19Une autre question essentielle et transversale à tous les médias et à tous les dispositifs concerne le rapport entre le travail et le jeu, question réactivée par le développement des programmes multimédia à prétention ludo-éducative. Dans ces programmes, nous sommes supposés apprendre en jouant, et peut-être en nous jouant des difficultés liées aux formes traditionnelles, c’est-à-dire scolaires, de l’apprentissage. Bien des CDROMS nous mettent en posture ludique à travers l’éternelle visite thématique guidée qui ouvre généralement sur de riches bases de données – bibliothèques, musées, cinémathèques et autres. Les règles de navigation sont à la fois aléatoires et programmées.
20Nous sommes guidés dans notre visite mais nous sommes libres de visiter telle salle avant telle autre et de ne pas en visiter une troisième, ou bien encore d’en visiter plusieurs à la fois. Nous ne pouvons pas exiger des tableaux ou des films qui ne sont pas prévus au programme, mais nous pouvons nous mouvoir comme bon nous semble parmi ceux qui nous sont proposés – voire repeindre un tableau ou remonter un film. Il se trouve pourtant que nous n’apprenons rien que nous ne pourrions nous approprier par d’autres moyens : en lisant des livres, en feuilletant des encyclopédies, en visitant des musées, en allant voir des films. Peut-être aurons nous gagné du temps puisque nous n’aurons pas eu à nous déplacer. Mais ce gain de temps peut-il contrebalancer la perte du contact direct avec le tableau, le film ou même le livre et le plaisir irremplaçable qui naît de ces contacts ? Surtout, il est fort rare que nous soyons amenés à « jouer » avec le procès d’élaboration d’une œuvre ou d’une connaissance, c’est-à-dire avec le travail qui leur a donné naissance. Nous restons le plus souvent à l’extérieur, en posture de consommateur, auquel sont distribuées des informations plus ou moins érudites.
21« Ludique » et « éducatif », l’association de ces deux termes, antinomiques dans notre société, mérite qu’on s’y arrête un instant. Serions-nous passés, sans le savoir, d’une forme d’organisation sociale dominée par le mode exclusif à une autre forme dominée par le mode inclusif ? Les temps de travail et de loisirs interagiraient-ils enfin de façon productive, se transformant l’un par l’autre, comme le veut toute interaction ? Rien n’est moins sûr. Si les formes de ludisme proposées par les CDROMS sont souvent décevantes du point de vue de leurs apports cognitifs, c’est d’abord parce que le travail est exclu du jeu, malgré les initiatives accordées au joueur à travers les dispositifs interactifs. Cependant l’interaction du technique et du social échappe à toute forme de déterminisme. Il suffit que s’introduise du travail dans le jeu et du jeu dans le travail pour que les dispositifs multimédia développent pleinement leurs réelles potentialités ludo-éducatives. C’est à la réalisation du mode inclusif, actuellement bien peu partagé socialement, que l’on doit le meilleur des arts, de la littérature et des sciences.
Dans le désordre, l’inconnu
22Une dernière question transversale à tous les médias, comme à tous les dispositifs, concerne le statut de l’objet, œuvre ou système, proposé au spectateur ou à l’usager. Il existe un consensus théorique aujourd’hui pour affirmer qu’une œuvre, quelle que soit la pauvreté ou la richesse de ses conditions d’élaboration, ne prend sens que dans une réalité construite à partir d’une confrontation entre les propositions développées par cet objet, œuvre ou système, et le vécu de son co-auteur ou de son co-acteur. Il semble alors nécessaire de prêter une égale attention et importance à l’usager et à l’objet.
23L’œuvre n’est plus considérée, ou ne l’est plus exclusivement, comme un déjà là, un donné qui produit mécaniquement un certain nombre d’effets, émotifs, esthétiques et cognitifs. J’ai pour ma part (in Scénarios du réel, l’Harmattan, 1997) proposé la notion de double scénarisation fondée, entre autres, sur la constatation qu’un spectateur prélève certains éléments d’une œuvre pour les rescénariser à sa façon. De tous côtés, la libération de l’usager semble ainsi en marche. J’insisterai pourtant sur le fait que la qualité de l’interaction entre l’usager et l’objet dépend dans une large mesure de la qualité de l’objet proposé. Par « qualité », j’entends sa capacité de perturber les repères et les certitudes de l’usager de façon à le rendre actif à l’intérieur de processus de découverte et de connaissance – fondés sur des écarts entre des perçus et des déjà connus – et non à l’intérieur de processus de reconnaissance fondés, eux, sur la résorption des écarts.
24On sait que dans la conception des environnements commerciaux, et chez ceux-là mêmes qui les envisagent en termes de libération de l’usager, il est question d’évacuer tout désordre normatif. Le désordre normatif tend en effet à désorganiser le dispositif en favorisant chez l’usager des comportements atypiques et non programmés. Ce désordre normatif, tant redouté dans un contexte commercial, je le qualifierai quant à moi de souhaitable. Il conditionne la possibilité d’inventer, à l’intérieur des dispositifs existants, des possibles non programmés, et de ménager une véritable liberté au spectateur comme à l’usager.
Notes de bas de page
1 Publié sous le titre Du déplacement des modalités de contrôle. Contrôle des représentations et maîtrise du public, p. 233.
2 « Pour moi, le récit télévisé relève de la confession. Les dimensions mêmes de l’écran correspondent aux dimensions de la grille qui sépare le prêtre du pénitent dans le confessionnal. L’un et l’autre se répondent en gros plan. Mes acteurs jouent face à l’objectif, le regard braqué sur vous (...) Une pièce est un duel de répliques (...) Les seuls duels à la télévision sont pour moi ceux qui se déroulent entre le personnage et la caméra ». Pierre Cardinal in Cahiers de la télévision no 2, janvier-février 1963.
Auteur
Professeur à l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière.
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