L’opinion publique entre apathie et mobilisation : la spirale du silence
p. 91-102
Note de l’éditeur
Reprise1 du no 4 de la revue Hermès, Le nouvel espace public, 1989
Texte intégral
1En m’inspirant des exposés classiques du concept d’opinion publique, je voudrais fournir un compte rendu empirique du processus de formation de l’opinion publique à partir de l’observation que l’individu fait de son environnement social.
2Parmi les différents exposés pertinents de Tocqueville2, Tönnies3, Bryce4, et Allport5, il n’y a guère qu’Allport qui fournisse l’exemple d’un processus de formation de l’opinion publique : la pression exercée sur les habitants d’un quartier, pour qu’ils déblayent la neige de leurs trottoirs. Cet exemple montre que les conventions sociales, les coutumes et les normes comptent, avec les questions politiques, parmi les « situations » et les « propositions de signification » capables de multiplier les prises publiques de position.
3Si l’opinion publique est le résultat de l’interaction entre les individus et leur environnement social, nous devrions trouver à l’œuvre les processus que Asch6 et Milgram7 ont expérimentalement confirmés. Pour ne pas se retrouver isolé, un individu peut renoncer à son propre jugement. C’est là une condition de la vie dans une société humaine ; s’il en allait autrement, l’intégration serait impossible.
L’anticipation des points de vue
4Cette peur de l’isolement (non seulement la peur qu’a l’individu d’être mis à l’écart, mais aussi le doute sur sa propre capacité de jugement) fait, selon nous, partie intégrante de tous les processus d’opinion publique. Là est le point de vulnérabilité de l’individu ; c’est là que les groupes sociaux peuvent le punir de ne pas avoir su se conformer. Il y a un lien étroit entre les concepts d’opinion publique, de sanction, et de punition.
5Mais à quel moment se retrouve-t-on isolé ? C’est ce que l’individu tente de découvrir au moyen d’un « organe quasi-statistique8 » : en observant son environnement social, en estimant la répartition des opinions pour ou contre ses idées, mais surtout en évaluant la force, le caractère mobilisateur et pressant, ainsi que les chances de succès de certains points de vue ou de certaines propositions.
6Ceci est particulièrement important quand, dans une situation d’instabilité, l’individu est le témoin d’une lutte entre des positions opposées et doit prendre parti. Il peut se trouver d’accord avec le point de vue dominant. Cela renforce sa confiance en lui, et lui permet de s’exprimer sans réticence et sans risquer d’être isolé face à ceux qui soutiennent des points de vue différents. Il peut, au contraire, s’apercevoir que ses convictions perdent du terrain ; plus il en sera ainsi, moins il sera sûr de lui, moins il sera enclin à exprimer ses opinions. Nous ne parlons pas de ces 20 % des sujets de l’expérience de Asch dont les convictions restent inébranlées, mais des 80 % restant. Ces comportements renvoient donc à l’image quasi statistique que l’individu se fait de son environnement social en terme de répartition des opinions. L’opinion partagée s’affirme toujours plus fréquemment, et avec plus d’assurance ; on entend l’autre de moins en moins. Les individus perçoivent ces tendances, et adaptent leurs convictions en conséquence. L’un des deux camps en présence accroît son avance pendant que l’autre recule. La tendance à s’exprimer dans un cas et à garder le silence dans l’autre, engendre un processus en spirale qui installe graduellement une opinion dominante.
7En s’appuyant sur ce concept d’un processus interactionniste engendrant une « spirale » du silence, on définit l’opinion publique comme cette opinion qui peut être exprimée en public sans risque de sanctions, et sur laquelle peut s’appuyer l’action menée en public.
8Exprimer l’opinion opposée, accomplir une action publique en son nom, c’est courir le danger de se retrouver isolé. En d’autres termes, on peut décrire l’opinion publique comme cette opinion dominante qui commande une attitude et un comportement de soumission, en menaçant d’isolement l’individu récalcitrant, et le politicien d’une perte de soutien populaire. De ce fait, le rôle actif d’initiateur d’un processus de formation de l’opinion, est réservé à quiconque peut résister à la menace d’isolement.
9On trouve déjà chez les auteurs classiques qui ont écrit sur l’opinion publique, mention du fait que l’opinion publique est affaire de parole et de silence.
10Tönnies écrit : « L’opinion publique prétend toujours faire autorité. Elle exige le consentement. À tout le moins, elle contraint au silence, ou à éviter de soutenir la contradiction ». Bryce parle d’une majorité qui reste silencieuse car elle se sent vaincue : « Le fatalisme de la multitude, n’est pas le fait d’une contrainte morale ou légale. Il s’agit d’une perte du pouvoir de résister, d’un sens affaibli de la responsabilité personnelle et du devoir de se battre pour ses propres opinions. »
Le silence généré par l’opinion dominante
11Le processus de formation de l’opinion publique fondé sur la « spirale du silence » est décrit par Tocqueville dans L’ancien Régime et la Révolution. Montrant comment le mépris de la religion devient une attitude largement répandue et dominante au cours du xviiie siècle français, Tocqueville propose l’explication suivante : l’Église française « devint muette » : « Les hommes qui conservaient l’ancienne foi craignirent d’être les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus l’isolement que l’erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui n’était encore que le sentiment d’une partie de la nation parut ainsi l’opinion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de ceux qui lui donnaient cette fausse apparence. »
12Avant de tester ce modèle interactionniste du processus de formation de l’opinion publique, j’avance cinq hypothèses.
Les individus se forment une représentation de la répartition et du succès des opinions au sein de leur environnement social. Ils observent quels sont les points de vue qui acquièrent de la force, et lesquels sont sur le déclin. C’est là un réquisit pour qu’existe et se développe une opinion publique, entendue comme l’interaction entre les points de vue de l’individu et ceux qu’il attribue à son environnement. L’intensité de l’observation de son environnement par un individu donné varie non seulement en fonction de son intérêt pour telle question particulière, mais aussi selon qu’il puisse ou non être amené à prendre publiquement parti à son sujet.
La disposition d’un individu à exposer publiquement son point de vue varie selon l’appréciation qu’il fait de la répartition des opinions dans son environnement social, et des tendances qui caractérisent les fortunes respectives de ces opinions. Il sera d’autant mieux disposé à s’exprimer qu’il pense que son point de vue est, et sera, le point de vue dominant ; ou, s’il n’est pas encore dominant, commence à être largement répandu. La plus ou moins grande disposition d’un individu à exprimer ouvertement une opinion influe sur son appréciation de la faveur que rencontrent les opinions couramment exposées en public.
On peut en déduire que si l’appréciation de la répartition d’une opinion est en contradiction flagrante avec sa répartition effective, c’est que l’opinion dont on surestime la force est plus souvent exprimée en public.
Il y a une corrélation positive entre l’appréciation présente et l’appréciation anticipée : si l’on considère une opinion comme dominante, on peut plausiblement penser qu’elle le sera encore dans le futur (et vice versa). Cette corrélation peut toutefois varier. Plus elle est faible et plus l’opinion publique est engagée dans un processus de changement.
Si l’appréciation de la force présente d’une opinion particulière diffère de celle de sa force future, c’est la prévision de la situation future qui déterminera le point jusqu’où l’individu est disposé à s’exposer. Car on suppose que la plus ou moins bonne disposition d’un individu tient à sa crainte de se retrouver isolé, à celle de voir sa confiance en soi ébranlée, au cas où l’opinion majoritaire, ou la tendance de celle-ci ne confirmerait pas son propre point de vue. S’il est convaincu que la tendance de l’opinion va dans son sens, le risque d’isolement est négligeable.
13J’ai utilisé pour tester ces hypothèses, des enquêtes sur divers thèmes, menées par l’Institut für Demoskopie Allenbasch, principalement en 1971 et 1972. Ces enquêtes représentent au total entre 1 000 et 2 000 entretiens par questionnaires portant sur des échantillons représentatifs de la population.
14Les mesures sociographiques* habituelles de la répartition des opinions dans la population, doivent être complétées de questions concernant l’évaluation des opinions dans l’environnement – quelles sont les opinions qui dominent, lesquelles vont gagner du terrain ? – ainsi que des questions sur la disposition de l’interviewé à défendre un certain point de vue en public.
15En disposant d’une telle information, il devient possible de prendre en compte, dans l’analyse d’un groupe, l’opinion des paramètres tels que la confiance qu’il a en lui-même (en fonction de sa certitude d’avoir ou non la majorité présente ou future avec lui) ainsi que sa propension à défendre un certain point de vue en public. À partir des résultats d’une telle analyse, on peut déduire si l’on doit s’attendre à un changement de l’opinion. Quelles sont les opinions qui devraient se répandre, lesquelles devraient décliner ? Quelle est la forme de la pression conformiste ? Il est alors possible de faire des prévisions telles que :
Si une majorité est considérée comme une minorité, elle tendra à décliner dans le futur. Inversement si une minorité est perçue comme majoritaire, elle ira en augmentant.
Si les membres d’une majorité ne prévoient pas que celle-ci puisse se maintenir dans le futur, elle déclinera. Inversement si la croyance en une évolution favorable est largement partagée, il faudra beaucoup de temps à ses membres pour qu’ils changent d’opinion.
Si l’incertitude quant à ce qu’est l’opinion dominante, ou ce qu’elle sera, augmente, c’est qu’un renversement de l’opinion dominante est en cours.
Si deux factions se distinguent nettement quant à leurs dispositions respectives à exposer leurs vues en public, celle qui montre la disposition la plus grande sera vraisemblablement dominante dans le futur.
Mobilité et transformation des opinions
16En combinant ces mesures, on peut conclure qu’une minorité convaincue de sa domination future et, par suite, disposée à s’exprimer, verra son opinion devenir dominante, si elle est confrontée à une majorité doutant que ses vues prévalent encore dans le futur, et donc moins disposée à les défendre en public. L’opinion de cette minorité devient une opinion qu’on ne peut désormais contredire sans courir le risque de quelque sanction. Elle passe ainsi du statut de simple opinion d’une faction à celui d’opinion publique.
17Ce genre d’analyse peut s’appliquer à la prévision des opinions politiques, à celle des tendances de la mode, ou à celle de l’évolution des coutumes et des conventions sociales – c’est-à-dire à tous les domaines pour lesquels l’attitude et le comportement de l’individu sont déterminés par la relation entre ses propres convictions et le résultat de l’observation de son environnement social. À mon sens cette interaction est l’aspect principal du processus de formation de l’opinion publique. L’importance du rôle de l’observation de l’environnement fait que tous les exposés sur l’opinion publique ne valent que pour des périodes et des lieux déterminés.
18On soutient généralement que les mass-médias ont une influence sur l’opinion publique, mais en fait ce rapport est rien moins que clair.
19Les mass-médias appartiennent au système par lequel l’individu acquiert son information sur son environnement. Pour toutes les questions qui ne relèvent pas de sa sphère personnelle, il est presque totalement dépendant des mass-médias tant en ce qui concerne les faits eux-mêmes que pour l’évaluation du climat de l’opinion. Il réagira en règle générale à la pression de l’opinion dans la forme où celle-ci est rendue publique (i, e, publiée). Il faudrait mener des recherches sur la manière dont une opinion sur une personne ou un sujet spécifique en vient à prévaloir à partir du système des médias ; quels sont les facteurs qui facilitent ce processus ou, au contraire qui l’inhibent ? Ce processus dépend-il des convictions des journalistes ? Est-il lié aux contraintes du métier de journaliste ? Les partisans de l’opinion prévalente occupent-ils dans le système des médias les postes-clés qui leur permettent d’en tenir à distance des groupes numériquement importants de contradicteurs ?
20On ne peut étudier l’influence des mass-médias sur l’opinion publique sans proposer un concept opératoire de la genèse de l’opinion publique. La « spirale du silence » est un tel concept. Les questions qu’il soulève sont les suivantes : quels sont les thèmes que les mass-médias présentent comme opinion publique (fonction d’agenda) et parmi ceux-ci, quels sont les thèmes privilégiés ? À quelles personnes et à quels arguments est-il conféré un prestige particulier, et prophétisé une importance future ? Y a-t-il unanimité dans la présentation des thèmes, dans l’évaluation de leur urgence, dans l’anticipation de leur futur ?
21La question de savoir si les médias anticipent l’opinion publique ou s’ils ne font que la refléter est au centre des discussions scientifiques depuis maintenant très longtemps. Selon le mécanisme psycho-social que nous avons appelé « la spirale du silence », il convient de voir les médias comme des créateurs de l’opinion publique. Ils constituent l’environnement dont la pression déclenche la combativité, la soumission, ou le silence.
Notes de bas de page
1 Noëlle-Neumann, E., « La spirale du silence/une théorie de l’opinion publique », in Hermès no 4, Le nouvel espace public, Paris, CNRS Éditions, 1989, p. 181-190. (Trad. fr. par Gilles Achache, Dorine Bregman, Daniel Dayan). [« The Spiral of Silence », in Journal of Communication, 24 : 43-54, 1974].
2 Tocqueville (de), A., L’Ancien Régime et La Révolution. Paris, Gallimard, 1967.
3 Tönnies, F., Kritik der öffentlichen Meinung, Berlin, Julius Springer, 1922.
4 Bryce, J., The American Commonwealth, New York, 1924, Vols 1 et 2.
5 Allport, F. H. « Toward a Science of Public Opinion. » in Public Opinion Quaterly 1, 1937, p. 7-23.
6 Asch, S. E., « Effeas of Group Pressure upon the Modification and Distortion of Judgments » in H. Guetzkow Ed., Groups, Leadership, and Men. Pittsburgh, Carnegie Press, 1951. Repris dans Cartwright D., Zanders, A., Group, Dynamics, Research and Theory (Eds.) Evanston, 111. Row, Peterson, 1953, p. 151-62.
7 Milgram, S. : « Nationality and Conformity. » in Scientific American 205, 6, December 1961, p. 45-51.
8 Schmidtchen, G., : « Die befragte Nation », Über den Einfluß der Meinungsforschung auf die Politik. Frankfurt, Hamburg, Édition de poche revue, Fischer Bücherei Band 689, 1965 (Freiburg, Rombach, 1959).
Auteur
Sociologue allemande, qui a inventé le concept de spirale du silence.
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