Chapitre VI. Croyance et fonction symbolique
p. 253-297
Texte intégral
L’APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE
1L’anthropologue peut-il espérer saisir le niveau de formation des croyances ? E. Leach (1966) qui s’intéresse surtout à la valeur de vérité sociale, voire de convention que prend la croyance dans les sociétés traditionnelles, répond par la négative. J’ai plutôt partagé au cours de ce travail le point de vue soutenu par R. Needham (1972) et M. Southwold (1979) pour qui la croyance correspond à un ensemble d’attitudes cognitives par lesquelles les individus cherchent à maîtriser les accidents qui viennent bouleverser leur vie. Le livre que R. Needham (ibid.) a consacré à la croyance a le mérite d’esquisser sur quelles bases la société occidentale a édifié ses propres croyances – celles de la scholastique médiévale et de la philosophie classique, qui sont encore prégnantes. Needham se préoccupe donc, avant tout, du statut épistémologique du croire, pris entre l’histoire des idées et les grandes institutions autour desquelles la pensée occidentale se déploie : l’Eglise et l’Etat. Bien différent est mon propos, puisque je cherche à définir comment la croyance est intériorisée. Chez les Santal, où le panthéon des bonga est composé de classes ouvertes de divinités, la croyance loin de se constituer comme un dogme, donne lieu à de nombreuses interprétations exprimées de manière plus ou moins explicite.
2L’anthropologue a peu de chances d’atteindre le niveau de la formation des croyances, qu’il reconstruit en déduisant le non-dit, les croyances tacites, de celles qui sont exprimées par les symboles ou les assertions langagières. Il est prudent, toutefois, de savoir que ce niveau existe pour ne pas hypostasier « les croyances » qui se divisent en deux grandes catégories, celles qui sont factuelles et vérifiables et les croyances représentationelles qui ont pour objet des entités religieuses.
3Nous avons vu comment les modalités de croyance pouvaient être, en partie, déterminées par l’analyse des catégories sémantiques qui structurent le discours religieux : les présages, les interdits, ou le symbolisme de l’inversion sexuelle, source de pouvoirs.
4Toutefois, décrire ces modalités de croyance, ce n’est pas seulement montrer comment les acteurs sociaux décodent « les implicites » qui naissent du décalage entre leur vécu et les représentations partagées, c’est aussi montrer comment ce décalage devient un jeu langagier.
5Ainsi, si pour une raison ou une autre, le groupe ou l’individu n’ont pas recours à l’orthodoxie (ou au consensus le plus explicite) pour représenter une situation et ses enjeux qui font problème, il leur faut reconstruire cette vérité. Dans ce chapitre, nous reviendrons sur deux pôles sémantiques privilégiés autour desquels nos personnages élaborent et formulent leurs croyances : 1. la notion d’identité sexuée ; 2. le contexte d’acculturation.
IDENTITÉ SEXUÉE ET CROYANCE RELIGIEUSE
6La légitimation des croyances est d’autant plus difficile à établir, aux yeux des Santal, qu’elle renvoie à une institution, celle des prêtres-devins. N’est-ce pas à eux qu’il incombe de faire le tri des croyances et des obsessions qui assaillent leurs clients ?
7Reste à savoir si ce qui garantit la parole des ojha ne trouve pas son ancrage dans la complémentarité sexuelle qu’ils évoquent, puisqu’ils sont rituellement féminins à partir du moment où ils sont initiés, sans pour autant perdre leur caractère viril. Leur féminité leur permet de contrôler les divinités féminines en faisant couler, quand bon leur semble, leur sang menstruel qui est comparé au poison des sorcières.
8En fait, la passion, associée à la féminité, est considérée comme une source de pouvoir. Le cas n’est pas unique et a déjà été souligné par B.E. Tapper (1979), qui nous précise que les pêcheurs d’Andhra Pradesh attribuent à leurs femmes une nature passionnée, source de maux tel l’adultère mais qui peut, à condition d’être contrôlée, devenir source de pouvoirs religieux.
9De même, G. Obeyesekere (1981) remarque-t-il qu’au Sri Lanka, les femmes de basse caste qui participent au culte de Katagaramma, forme populaire de Skanda, brûlent, ainsi, leurs passions dans l’ascèse. Dans les deux cas, les femmes douées de l’énergie féminine shakti qui caractérise aussi la Déesse parviennent à sublimer leurs passions.
10Les femmes santal sont jugées proches des divinités en raison de leur pouvoir de procréation. Toutefois, cette proximité qu’elles entretiennent avec les bonga fait d’elles des sorcières potentielles, les éloignant de toute participation rituelle. Cet interdit est destiné à masquer que la féminité est source de pouvoir religieux, puisqu’elle est revendiquée par les ojha qui, pour être de bons exorcistes, doivent conjoindre les composantes des deux sexes. Cette valorisation religieuse de la féminité rejoint certaines représentations hindoues. Ainsi, dans le langage de la dévotion, surtout vishnouite, le disciple s’identifie à l’épouse de son guru et même de son dieu.
11La poésie médiévale de la bhakti, « dévotion », a contribué, elle aussi, à forger ces représentations, puisqu’elle compare le dévot à une épouse. Ce symbolisme est d’autant plus marqué au Bengale, comme le montre E. Dimock (1989) à propos des Sahajio, secte mystique dont les adeptes intègrent dans leurs chants dévotionnels, à la fois la mystique vishnouite et la quête des pouvoirs à laquelle s’adonnent les sectateurs de Shiva.
12Selon A.K. Ramanujan (1982) cette féminité s’expliquerait par un désir d’identification avec la figure maternelle, désir qui caractérise l’œdipe indien, vu du côté masculin (S. Kakar 1982).
13Au-delà des courants sectaires, cette valorisation de la féminité puise sa référence principale dans le concept hindou de shakti, « énergie divine » de la Déesse, que possèdent aussi les femmes, à un moindre degré, et les dévots de Shiva ou des cultes de la Déesse.
14Dans un contexte tribal hindouisé, le concept « d’énergie divine » peut s’appliquer aux femmes santal, mais il est vrai qu’il décrit plutôt le pouvoir des prêtres-devins. La féminité des ojha exclut pourtant la passion puisqu’ils doivent contrôler leurs transes et les relations qu’ils entretiennent avec des épouses divines. Les femmes, auxquelles les pouvoirs religieux sont déniés, doivent perdre certains attributs de la féminité, telle la menstruation pour accéder à une maîtrise des symboles religieux, pensée sur le mode masculin. C’est ainsi qu’elles obtiennent de la Déesse la chevelure emmêlée qui, d’ordinaire, caractérise les ascètes shivaïtes.
15L’inversion des genres permet de penser certaines étapes du savoir religieux et de rendre compte de la maîtrise de ces symboles corporels ambigus que représentent l’arrêt des règles ou l’obtention du joto. Marquant le destin des individus de manière plus ou moins temporaire, ces symboles se prêtent aux manipulations du discours religieux, qui donnent lieu, on l’a vu, à des interprétations différentielles. Toutefois, le contrôle des transes est requis des possédés, quel que soit leur sexe, pour que la possession ait une valeur thérapeutique pour les clients du sanctuaire.
16Possédant une double identité sexuée, les ojha sont maîtres dans l’art du simulacre et s’évertuent à duper les bonga les plus velléitaires en leur déclarant, par exemple, que leur victime est déjà morte et qu’il est inutile de s’acharner sur elle. Pour les ojha, le mensonge est un art autant qu’une nécessité, et personne ne questionne la vérité de l’exorcisme. Au contraire, il s’agit pour les prêtres-devins de faire croire aux divinités responsables des maux qu’ils ont le pouvoir de les neutraliser. Toutefois, si toute la logique de l’exorcisme repose sur ce faire croire, c’est aussi parce que les divinités tutélaires des ojha, Shiva ou les Déesses, sont eux, garants de « vérité », satya.
17Lorsque le ojha est persuadé qu’un de ses patients souffre des attaques des bonga, il répète inlassablement les formules d’exorcisme et invite son patient à le visiter fréquemment. A chacune de ces visites, le ojha questionne son patient sur sa vie passée et celle de sa famille, voulant lui démontrer que le même bonga a déjà attaqué des membres de sa lignée.
18Cette technique vise à faire sentir au malade que ses proches ont souffert, plus ou moins, des mêmes attaques ; ainsi, le malheur qui frappe un individu, ses ascendants et ses descendants lui constitue une mémoire, que le ojha se charge de mettre en place et qui sert, sans doute, d’inducteur de croyance privilégié.
19La vie de tout individu santal se trouve, donc fragmentée en une longue série de ruptures qui, chaque fois, qu’il s’agisse d’un conflit familial, d’une maladie ou d’une possession, le confrontent au monde des bonga. Monde dont il sent autour de lui la sourde présence, sans pour autant pouvoir toujours la nommer.
20Malgré leur caractère négatif, les attaques des bonga constituent bien un ancrage pour l’individu, dans la mesure où il exprime sa singularité en recherchant avec le prêtre-devin et son entourage les causes de son infortune. En d’autres termes, tout un chacun subit les attaques des bonga, mais chacun y résiste à sa façon. A défaut d’initiation, les femmes possédées, issues des tribus et des basses castes, inventent pour le transmettre à leurs disciples, un savoir non dogmatique, où se lisent, en filigrane, les éléments épars de leur histoire.
21Ce savoir réaffirme l’importance de certains symboles hindous, la chevelure ascétique, le trident, le tulsi, le langage du pur et de l’impur, par lesquels passe la quête des pouvoirs. L’obtention des symboles religieux hindous, l’acceptation des visions prodiguées par Shiva ou la Déesse, ne suffisent pas à expliquer comment s’opère le passage des mauvaises transes à l’obtention des pouvoirs.
22L’histoire de Parvati et de ses compagnes nous montrent comment les visions accélèrent la symbolisation d’éléments qui peuvent appartenir au vécu de nos personnages. L’acquisition du joto, loin d’être perçue comme l’obtention d’un pouvoir viril, évoque la perte de la féminité, que l’arrêt des règles souligne avec force.
23Les femmes qui acceptent les visions que leur prodigue la Déesse s’adonnent à des austérités pour prouver qu’elles sont devenues insensibles à certaines épreuves, marcher sur des charbons ardents, se baigner dans l’eau glacée, faire vœu de silence ou d’abstinence sexuelle. Ces signes que fournit la dévote dans la vie quotidienne préparent l’assistance à légitimer ses transes et à reconnaître dans sa bouche les paroles de la Déesse.
24La reconnaissance des pouvoirs implique bien une dépossession de l’identité personnelle, voire une amnésie temporaire : la possédée ne se souvient pas de ce qui a été dit pendant les transes.
25Toutefois, tandis que le médium professionnel du Sud de l’Inde suit un scénario préétabli dans l’épopée et dont il s’écarte assez peu, la possédée improvise son style rituel, puisant dans les courants religieux liés au tantrisme et à l’expression de la dévotion certains éléments qu’elle intègre aux vicissitudes qui ont marqué sa propre vie. Cette transparence du vécu des dévotes – et des pulsions qui les ont agitées – les apparente à des saintes, dont elle partagent à la fois le caractère individuel et les stéréotypes. En effet, la vie de la sainte comprend des séquences qui évoquent fortement les destins féminins que nous avons analysés. Après un mariage, souvent raté, la sainte se tourne vers les dieux et sa dévotion constitue bien, selon le mot de D. Kinsley (1980), « une alternative au mariage ».
26Dans chacun des cas que nous avons rencontrés, les premières visions représentent bien une fuite dans l’imaginaire, devant une situation difficile à assumer. Jola, par exemple, commence à avoir des visions, lorsque son mari installe une coépouse à leur foyer. Gulab est possédée pour la première fois lorsque son amant la quitte. Néanmoins, ces premières visions, le choc une fois passé, conduisent ces femmes, soit à répondre symboliquement à l’offense qui leur a été faite, soit à renchérir sur le mode religieux. Ces gestes, ces décisions ne surviennent pas dans n’importe quel contexte. On a vu dans le détail de l’histoire de Parvati comment la coexistence des deux registres d’interprétation, les univers tribal et hindou, servaient de clé et de support à l’interprétation des signifiants.
27Kali demeure pour Parvati une mère, souvent terrible, que le jeûne et les tourments apaisent à grand-peine, et à laquelle elle s’identifie. Asula dans sa colère contre la déesse, qu’elle accuse de ne pas avoir su protéger les siens, fait de la figure divine un symbole de révolte sociale, où Kali devient la Mère de compassion des opprimés.
PSYCHOLOGIE INDIVIDUELLE ET CODES RELIGIEUX
28La dévotion dont Kali fait l’objet n’est jamais complètement séparée de la recherche, même inconsciente, de la shakti, « l’énergie de la Déesse », caractéristique des milieux tantriques. Les femmes santal renoncent plus difficilement à la sexualité que leurs homologues hindoues, dans la mesure où la chasteté n’est pas valorisée dans leur société. Ne sont-elles pas, en général, plus attirées par la recherche de pouvoirs, qui feraient d’elles les égales des ojha, que par la dévotion ? Mais on a vu que le cas de Parvati et de ses disciples constituait, en ce sens, une exception. A vrai dire, les motivations psychologiques des femmes qui deviennent ojha sont différentes de celles qui deviennent prêtresses.
29Les femmes qui veulent pratiquer des rites de cure décident de fonder un culte à un dieu ou une déesse hindous pour légitimer leur décision et revendiquent un type de pouvoir qui, traditionnellement, ne leur était pas accessible dans la société tribale. Toutefois, elles apprennent généralement d’un autre ojha le secret de la composition des remèdes, même si ce type de savoir est secondaire à leurs yeux.
30En revanche, les femmes qui deviennent prêtresses convertissent leur symptôme en langage religieux et cherchent à canaliser les conflits qui les obsèdent à travers l’expérience de la possession.
31Parvati représente un cas particulier dans la mesure où contrairement à d’autres femmes, elle n’est pas abandonnée mais vit avec un homme qui, après une période de doute, finit par la respecter et lui reconnaître un certain pouvoir spirituel. Le fait qu’il soit hindou – de surcroît – inscrit cette relation dans un contexte hypergamique, traditionnellement étranger à la société tribale.
32Le dénouement de l’histoire de Parvati a montré que l’adoption d’un nouveau statut permet d’utiliser des dispositions psychologiques particulières. Parvati semble être, depuis toujours, victime d’obsessions : par exemple, tout ce qui n’a pas été correctement accompli au moment de sa naissance l’inquiète particulièrement. Néanmoins, lorsque Parvati se consacre au culte de la Déesse, elle parvient à oublier le passé, concentrant son attention sur les exigences du rituel.
33Contrairement aux héroïnes que nous décrit G. Obeyesekere (1981) et qui sont souvent victimes de l’agression sexuelle d’un mari brutal et importun, Parvati est passionnée. Le désir qu’elle éprouve pour Cand se manifeste de façon explicite lorsque Kali lui apparaît en rêve et lui ordonne de rester chaste. La demande de la Déesse peut exprimer la culpabilité inconsciente de Parvati : n’ a-t-elle pas jeté la honte sur ses frères à cause de sa passion ? Cependant, lorsque Cand attribue la stérilité de sa compagne à son origine tribale et impure, cette dernière choisit, on l’a vu, d’écouter l’appel de la Déesse.
34Contrairement à certains démons qui, au Sri Lanka, sont agressifs et libèrent la colère de femmes – plutôt passives – en les possédant, les transes octroyées par la Déesse impliquent des changements profonds chez les possédées. Kali sait exiger de ses dévotes un détachement progressif du monde.
35La Déesse offre en contrepartie à ses dévotes l’image d’une Mère, qu’on ne découvre qu’au prix de certains efforts, puisqu’elle est d’abord une figure punitive, avant de devenir une source de compassion.
36Tandis que la possession par un démon fournit une structure cognitive toute prête, qui sert de remplacement ou de substitut aux fantasmes privés (G. Obeyesekere 1970, p. 105), la possession par les dieux hindous exige une adaptation psychologique particulière, dont la bhakti fournit le langage. En effet, la dévote, est bouleversée par l’appel de la Déesse, qui neutralise peu à peu les cauchemars peuplés de démons. On peut, certes, m’objecter que Kali, sous sa forme terrible, n’est pas si différente des démons, du moins pour un dévot encore ignorant des diverses étapes spirituelles qu’il a à franchir. Les mauvaises dévotes qui font de Kali une mère punitive se livrent à ce type de confusion. Ce qui, justement, différencie Parvati, et d’une manière générale les prêtresses des mauvaises dévotes, c’est qu’en devenant les élues de la Déesse, elle se font accepter de leur entourage. Ce cheminement implique un certain nombre d’obstacles qui jalonnent la vocation spirituelle des possédées.
37Dans un premier temps, le patient qui fréquente, plus ou moins régulièrement, les sanctuaires villageois que nous avons décrits, se sent victime de la sorcellerie ou du mauvais œil. A charge du prêtre-devin de démontrer à son client qu’il a peut-être « fabriqué » lui-même son infortune en transgressant des interdits, ou en s’exposant à la vengeance des esprits victimes de malemort. Dans ce cas, la cure consiste à replacer le patient dans le contexte d’un malheur qui, souvent, a déjà frappé sa lignée. En d’autres termes, le patient prend conscience du mouvement même de cette spirale du malheur où il se trouve happé, jusqu’à la considérer comme une sorte de mécanisme, qu’il doit prendre en compte pour vivre.
38A l’inverse, les maux et les tourments infligés par la Déesse à ses mauvaises dévotes ont leur source dans leur refus de pratiquer l’ascèse. Cette attitude témoigne de leur impossibilité de se détacher de leur symptôme, jusqu’à ce que celui-ci soit transcendé par la dévotion.
39Dès lors, les visions prodiguées par Shiva et Kali à leurs dévots mettent un terme au trouble provoqué par l’obsession de certains contenus sémantiques liés au passé, telles les phobies qui, chez Parvari, tournent autour de l’impureté de la naissance.
40Ces mêmes visions peuvent aider l’individu à surmonter un événement particulièrement dramatique, perçu comme une injustice du destin. Tel est le cas d’Asula Devi, qui n’accepte la mort de son neveu qu’à condition de faire de lui une victime de Kali, avant de le considérer comme un dieu.
41On peut souscrire à l’argument de G. Obeyesekere (1970) qui nous dit que les troubles perceptuels sont canalisés par l’expérience de la possession. Obeyesekere (ibid) nous précise que le possédé qu’il décrit n’est pas rejeté par son entourage, puisque tout le monde croit aux démons, une situation qui s’avérait, autrefois, possible dans la société occidentale.
42En ce sens, G. Obeyesekere considère que la possession par les esprits est la dernière défense contre la désorganisation de la personnalité et la psychose (ibid., p. 104). On peut ajouter à cet argument que la possession donne lieu à un travail d’élaboration symbolique, qui permet au possédé de dépasser l’image de mauvais objet qu’il a intériorisée.
43Dans les cas les plus réussis, la transformation que les dévots opèrent, en eux-mêmes, est reconnue par les autres.
44Dans cette perspective, la candidate à la sainteté doit se conformer à un modèle culturel, conforme à l’expression de la dévotion, qu’il exprime dans un langage religieux plus ou moins conventionnel. En contrepartie, les adeptes de la sainteté seraient, simplement, ceux qui accepteraient les signes de cette transformation en les attribuant à un agent surnaturel.
45Dans le cas de la possession par Kali, la dévotion exige du dévot une traversée des apparences, un voyage au-delà de ce que E. Dimock (1982) appelle une « théologie de la répulsion » et on peut dire de Kali ce qu’il dit de Sitala : « La déesse n’est pas vraiment un ennemi mais plutôt une relation imprévisible » (ibid., p. 202).
46Lorsque Kali apparaît dans les visions des femmes santal ou hindoues de basse caste, on la craint, comme si sa forme terrible la rendait inaccessible. Paradoxalement, ce sont ces visions qui aident les possédées à sublimer leur propre symptôme, comme si la souffrance impliquée par ces troubles perceptuels leur permettait d’oublier leur histoire individuelle pour recentrer leur attention sur un message plus universel. Quand l’image de la Déesse s’impose et neutralise le va-et-vient incessant des ombres des bonga ou des démons hindous, le langage de la possédée devient aussi plus clair.
47Les relations hiérarchiques que les Santal hindouisés établissent entre les bonga et les dieux hindous permettent à ces derniers de remplacer par une certitude l’indétermination psychologique propre au monde des divinités tribales. Cette certitude s’exprime en termes de filiation : on devient l’enfant de la Déesse, même si celle-ci apparaissait, au départ, comme essentiellement destructive. Il s’agit bien de prendre sa place dans une lignée spirituelle qui unit la dévote à Kali et met un terme aux errances dans lesquelles la précipitaient les bonga.
LE LANGAGE ÉROTISÉ DE LA POSSESSION
48G. Obeyesekere (1984) nous dit comment le « Prince Noir » (Kalu Kumara) est, au Sri Lanka, un esprit qui possède les femmes de façon erotique. Cette société censure le désir féminin, mais s’il s’agit du Prince Noir, la fille est pardonnée. Chez les Santal ou les Munda, les sentiments érotiques ne sont pas condamnables en tant que tels, puisqu’ils contribuent à l’idéologie du « plaisir » mais ils sont, néanmoins, source d’angoisse, en raison de leur caractère éphémère.
49Ainsi, dans les chants d’amour, les jeunes filles reprochent souvent à leurs amants de les avoir abandonnées. Les récits d’emprise où les femmes se font violer et tuer par les divinités soulignent le caractère épisodique et violent des relations érotiques. Les bonga font l’amour aux femmes et les emmènent dans l’autre monde, tout comme les jeunes gens pratiquent le mariage par enlèvement. Celui-ci se trouve validé par l’imposition d’une marque de vermillon, que le jeune homme applique, par force, sur le front de la jeune fille, sans que son consentement soit nécessaire.
50De même, lorsque les femmes santal s’hindouisent, elles rêvent de dieux masculins qui viendraient les chercher pour les emmener en pèlerinage. Les relations sexuelles avec le dieu Shiva sont ainsi suggérées à travers la possession, tel est le sens que certaines prêtresses tantriques donnent aux relations érotiques qu’elles entretiennent avec les ascètes sur l’aire de crémation de Tarapith, par exemple.
51De la même façon, la possédée qui s’immerge dans un étang sacré, après avoir jeûné, pour « ramener » Shiva dans un pot d’eau, est censée s’unir au dieu et devenir sa compagne mystique. Dans ce cas, l’union est sublimée dans la dévotion. L’ardeur du désir est tempérée par la présence d’autres éléments que la dévote affronte au cours des épreuves qu’elle s’impose : le feu des charbons brûlants sur lesquels elle se met au défi de marcher, l’eau glacée des bains, sans parler du silence ou du jeûne, autant de disciplines corporelles qui mortifient le corps et l’esprit.
52Les bonga, on l’a vu, ne demandent jamais aux humains de s’abstenir de relations sexuelles, et eux-mêmes donnent libre cours à leurs désirs, sans même se soucier de l’interdit de l’inceste. Pire encore, le cannibalisme semble constituer le développement « naturel » de la sexualité des divinités tribales, qui refusent de se donner des limites dans ce monde comme dans l’autre. Dans le monde des bonga, en effet, l’appropriation orale, brutale de l’autre, tient parfois lieu de désir mais du même coup, les bonga, eux-mêmes, s’épuisent à changer de forme pour séduire leurs proies humaines, et ils perdent ainsi leur propre consistance.
53A l’inverse des bonga, les grands dieux comme Shiva ou Kali – qui, pourtant, ne sont pas dans l’hindouisme des parangons de chasteté -, exigent souvent de leurs dévots qu’ils s’abstiennent de relations sexuelles. Ou plutôt, les deux aspects de Shiva, dieu à la fois érotique et ascétique (W. O’Flaherty 1973), se manifestent à la conscience des patientes tribales ou issues des basses castes. En échange de la chasteté qu’ils imposent à leurs dévotes, les dieux hindous leur font généralement don d’un autre type de feu, celui de la shakti, présent dans la chevelure nouée en joto.
54C’est généralement après une période de chasteté que le joto apparaît sur la tête des possédées, comme la marque certaine des dieux. Néanmoins, cette marque prive du même coup les dévotes de leur féminité, puisqu’elle provoque, également, la disparition des règles.
55Lorsque la possédée coupe le joto, elle détache une part d’elle-même et produit un miracle. Couper le joto, n’est-ce pas vouloir mettre une limite à la perte du corps qu’instaure son apparition qui, on l’a vu, bouscule les limites de l’identité sexuée ? Vouloir couper le joto, c’est sans doute retarder aussi cette mutation de l’individu en une personne sacrée, habitée par la Déesse. Le pouvoir qui va être reconnu à la future prêtresse s’exprime d’abord à travers sa personne : la vision (darshan) et les paroles prophétiques qui lui sont attribuées. Le contenu de ces paroles n’a pas besoin d’être extraordinaire pour être accrédité : bien souvent, la prêtresse se contente de promettre la guérison du patient, mais on la « croit ».
56Certaines femmes ascètes que l’on rencontre sur l’aire de crémation de Tarapith représentent, aux yeux de nos dévotes, le mode de vie yogique, symbolisé par le port du joto et l’errance. Cette image implique, a contrario, qu’il est difficile de garder la chevelure initiatique et de rester parmi les siens, quitte à perdre son corps.
57En effet, alors que la sorcière perd son corps, dont elle subvertit la logique, car elle en inverse les fonctions, la prêtresse prend en charge l’autre par le corps, à condition de savoir instaurer des limites au désir de ses disciples qui voudraient qu’elle se confonde avec la divinité. A l’inverse de celui de la prêtresse, le corps de la mauvaise disciple est prisonnier de l’excès, tout comme celui de la sorcière. Jola se balance convulsivement, portant sans arrêt les mains à ses oreilles, lorsqu’elle s’évertue à vouloir entendre le message de la Déesse.
58Le drame de Manick, grand-mère qui allaite son petit-fils puis devient ojha, est similaire. Elle échoue dans son destin de prêtresse, parce qu’elle n’a pas la force de surmonter les sentiments de rivalité de son mari, jaloux de son pouvoir.
59On peut attribuer ce manque de force, cette peur d’être consumée par la shakti à une dramatisation de la culpabilité, laquelle s’exprime – surtout – dans la possession.
60Les femmes qui s’imposent des jeûnes excessifs ou se tourmentent, comme Jola, lorsqu’elles n’entendent pas « ce que leur dit la Déesse », ne font qu’exprimer cette culpabilité en des termes culturellement acceptables.
61A la charnière des mondes tribal et hindou, la reconnaissance sociale et la sublimation qu’exigent la pratique des austérités permettent à l’individu de les intégrer dans un idéal du moi. Parfois, bien sûr, la peur et la culpabilité l’emportent.
62Ainsi, les mauvaises dévotes s’imposent des épreuves particulièrement répugnantes : le dieu leur apparaît et leur demande d’avaler des excréments ou un serpent, elles ne peuvent s’y résoudre et s’absorbent dans la mortification.
63Tel est aussi l’exemple, cité par Morinis (1982, p. 268), d’une femme venue en pèlerinage à Tarakeshwar qui souffrait beaucoup parce qu’elle avait rêvé que Shiva lui demandait d’ouvrir ses mains et de fermer les yeux. Lorsqu’elle regarda ses paumes, elle vit que le dieu avait craché dans ses mains et elle alla se plaindre au prêtre du temple qui, bien sûr, lui dit qu’elle n’avait pas compris quel don précieux elle avait reçu du dieu. Cette incompréhension peut se révéler positive. En effet, c’est bien ce sentiment d’inaccompli qui semble lié, chaque fois, à l’émergence d’un destin féminin de possédée. Ce type de possession s’impose avec violence et semble destiné à préserver une mémoire. Si une femme est possédée, sa fille ou sa petite-fille le sont généralement aussi, même si le contexte psychologique varie quelque peu avec l’individu. Les femmes santal exclues de la société tribale continuent d’y vivre par la médiation des divinités qui les possèdent. On ne sort pas « du regard des bonga », à moins de devenir hindou à part entière, ce qui semble difficile.
64Pour les femmes de basse caste, les choses sont différentes, ce sont elles qui, renonçant au monde, fuient leur passé. Par exemple, Asula veut oublier qu’elle a été mariée. Une autre femme ascète, rencontrée à Bakreshwar, refuse également de me parler du temps où elle était mariée. N’a-t-elle pas rompu tous les liens ? Maintenant, « elle ne connaît que Krishna ».
65Si la perte d’un parent (ascendant/descendant) et même la perte de l’identité tribale – pensée, elle aussi, dans le registre de la parenté – contribuent fortement à motiver un destin de possédée, il va de soi que, dans certains cas, il y a un passage de pouvoirs, une transmission qui, tout en étant anormale dans le cas des femmes, vient légitimer la possession.
66La fréquenration d’un sanctuaire hindou constitue souvent un apprentissage. La disciple intériorise le code rituel mais, souvent, les initiatives qu’elle prend en devinant, par exemple, relèvent de l’accidentel, ou de l’histoire individuelle. C’est bien ce qui se passe dans le cas de Gauri, qui déclare qu’elle a reçu en rêve le sagun de Kali. Elle se met à jeûner, puis décide de sacrifier un chevreau noir à la Déesse. Ce faisant, elle devient prêtresse et, à partir de ce premier sacrifice plus ou moins réussi et même peut-être en partie fantasmé, elle décide de mettre au point une technique divinatoire. Elle a surtout voulu tuer elle-même l’animal, ce que les femmes n’arrivent jamais à faire, disent les contes santal.
67Ces contes ne mettent-ils pas en scène des femmes qui s’évertuent, en vain, à tuer un buffle ou une vache ? Les femmes sont-elles donc, aux yeux des Santal, incapables de violence ? Non, elles ne savent pas tuer selon les règles du sacrifice. Cette ignorance est destinée à nous faire comprendre que les talents féminins s’exercent sur d’autres objets. Les hommes ne sont-ils pas les véritables victimes des femmes, qui les détruisent secrètement, usant de stratagèmes innommables ?
68Il importe de souligner la fonction occupée par les rêves et les visions dans la structuration du savoir de la possédée. Pour les femmes exclues de la société tribale, c’est bien en rêve que se confirme une existence résiduelle dans la société d’origine. C’est à la suite d’un rêve que Parvati décide que ses frères doivent célébrer le culte de l’Abge. Toutefois, les individus qui se préoccupent assez peu de leur vie spirituelle et sont davantage dans le monde, se sentent moins concernés par les interventions divines qui peuvent peupler leurs rêves. D’une certaine façon, Lokhi – qui travaille pour des patrons bengali et fuit la brutalité d’un mari santal – ne lit pas dans ses rêves les ordres des divinités ; en effet, elle s’hindouise plus aux contacts des gens des castes que de leurs dieux. Lokhi traversera bien des épreuves sans jamais être possédée, se contentant parfois de brûler des bâtons d’encens sur le tertre rituel qu’elle a façonnée en l’honneur de la déesse Manasa.
Les dieux vus en rêve
69Le rêve n’est-il pas une autre source d’illusion (maya) ? Nous avons vu, à plusieurs reprises, comment le ojha rejoint en rêve son épouse surnaturelle dont il apprend des secrets, qu’il peut ensuite mettre à profit dans l’exercice de la cure. C’est en rêve qu’il voit la plante médicinale qu’il cherchait sans le savoir, celle-là même qui va assurer le succès du traitement. Dans les récits santal de rencontres entre humains et divinités, l’expérience du rêve ouvre au rêveur un domaine qui était près de lui mais qu’il ne soupçonnait pas.
70Pour Gulab, on l’a vu, le rêve est inquiétant, car il ne vient pas apporter le démenti souhaité, lorsqu’elle se demande si elle ne se livre pas, la nuit, à des activités de sorcellerie. Ici, le silence du rêve semble accabler une fois de plus la jeune femme. Mais il faut bien dire que, lorsque le rêve est libérateur, l’individu découvre que sa perception du monde était voilée. Quand on se réveille, me dit Lokhi, on sait que le bonheur était tout près de nous : ainsi, poursuit-elle, je me désespérais, parfois, d’avoir à soigner mon beau-père qui est aveugle, n’avais-je pas assez de soucis pour nourrir les enfants ? Un jour, je fis, à son sujet, ce rêve : « Il était devenu le disciple d’un yogi et il n’était aveugle que pour mieux voir. Je le vis, à l’aube, s’évertuer à remplir de rosée (sisir dak) une jarre. Il y parvint et la déposa près de mon lit. Je sentis une chaleur m’envelopper, comme l’haleine d’un bonga mais je n’avais pas peur. Je savais que je trouverais du travail. Peut-être, même, pouvais-je expliquer des choses aux autres femmes du village ? Je me réveillai et je vis mon beau-père d’un autre œil. Que m’avait-il donné en rêve ? »
71Dans ce rêve, Lokhi découvre que son beau-père est, en réalité, un yogi qui lui enseigne comment la vie, sans le rêve, serait dérisoire. La densité du songe qui l’anime est telle qu’au réveil, elle se sent « autre », décidée à accomplir de nouvelles tâches...
72Ce rêve, comme le dit si bien W. O’Flaherty (1984, p. 190) montre la « dérision du monde » que nous voyons dès que nous ouvrons les yeux, et il prouve la réalité substantielle du rêve lui-même. Si la Déesse doit donner un message, elle ne manquera pas de le faire, soit par le truchement de la divination, soit en se manifestant dans sa statue. Pour cette raison, les prêtresses considèrent, parfois, que les signes émis par la statue de Kali sont plus fiables que les paroles murmurées pendant les transes. Néanmoins, la Déesse est imprévisible et il arrive qu’elle s’obstine à vouloir se faire entendre dans le corps de la possédée, sans pourtant se soucier de produire un message intelligible. Dans ce cas, on dit que Gogo est en colère ou que les humains sont incapables de comprendre les paroles des dieux.
73Lorsque le message reste obscur, on parle de maya-shakti, de la « force négative de la maya » qui se joue des humains. Et, en ce sens, la maya n’est pas si différente des artifices créés par les sorcières ou les démons.
74A l’inverse des paroles souvent chaotiques de la possédée, le message du rêve où apparaissent des dieux hindous semble univoque : la Déesse apparaît en rêve, sous sa forme terrible ou sous sa forme bienveillante, imposant ses demandes. Néanmoins, si le contenu de message semble clair et si le dévot s’empresse d’obéir aux ordres de la Déesse, il lui est difficile de communiquer les émotions senties en rêve : telle la peur, ou, au contraire, le sentiment fusionnel qui caractérise la dévotion krishnaite mais peut se retrouver chez les dévots de Kali.
75Ainsi, lorsque Parvati a surmonté les premières épreuves imposées par la Déesse, telles que le jeûne ou l’abstinence sexuelle, elle n’a plus peur de Kali, à qui elle s’adresse comme un enfant qui implore sa mère. Et en ce sens, la dévote qui implore son dieu s’oppose à la prêtresse tantrique, comme Kamar Gogo qui demande toujours à Kali de lui dévoiler des secrets. La dévotion à la Déesse fournit au dévot un refuge qui lui permet d’échapper à la contingence d’un destin arbitraire. Traditionellement, en effet, la certitude de devenir un bonga, après sa mort, donne à l’individu santal une image négative de lui-même, dans la mesure où les bonga sont des êtres velléitaires, auxquels on ne peut jamais totalement se fier. Contrairement aux hindous encore, les Santal ne pensent pas pouvoir se libérer ni de la vie, ni de la mort, seule l’intimité qu’ils établissent en rêve entre eux-mêmes et les bonga leur permet de court-circuiter, quelque peu, ce destin dépourvu de finalité positive.
76Si la croyance entraîne ses adeptes à produire des interprétations, celles-ci ne s’enchaînent pas toujours logiquement, car elles sont tributaires du vécu émotionnel de leurs auteurs. Ce sont ces ruptures logiques qui se manifestent dans les rêves, tels qu’ils sont décodés par ceux qui les reçoivent.
L’ACCULTURATION, VECTEUR DE CROYANCE
77Dans le contexte d’acculturation décrit, les Santal et les gens des castes occupent les pôles référentiels d’un double discours : la religion tribale et l’hindouisme. Ces deux pôles permettent à chacun des groupes de penser sa tradition, mais ils déterminent un double registre de significations, grâce auquel les individus formulent leurs interrogations concernant l’étiologie de l’infortune.
78La situation d’acculturation est pensée en termes d’interférence d’un panthéon sur l’autre : les gens des tribus, se sentant dominés par l’univers des castes, pensent cette domination en termes de croyance : « Il faut se préoccuper des dieux des hindous », dit-on dans les récits forgés à l’époque de la colonisation britannique et écrits, par les Santal, à la demande des missionnaires.
79L’hindouisation consiste, donc, pour les Santal, mais aussi pour les hindous des basses castes à remodeler leurs croyances, quitte à accepter de nouvelles formes de pouvoirs, telle l’émergence d’une prêtrise féminine, et la prolifération de modestes sanctuaires dédiés à des dieux hindous, et fréquentés par des dévots vivant, pour la plupart, aux marges de la société. Si, comme le remarque D. Sperber (1982, p. 187), il est difficile de comparer des croyances entre elles, nous pouvons le faire pour les situations qui les produisent et qui englobent, comme le suggère R. Needham (1972, p. 188), « des modes d’expérience et d’action ». Si l’analyse de Needham fascine l’anthropologue, elle lui démontre aussi, la difficulté de se détacher de ses préjugés en la matière, pour aborder des sociétés où les modalités du croire peuvent s’énoncer autrement, dans la mesure où elles ne s’appliquent pas au même type d’individu.
80En formulant tout au long de ce travail la notion de parcours de croyance, j’ai voulu montrer comment des individus se trouvaient pris dans des situations qui elles, pouvaient être comparables. Il ne s’agit pas de narrations, isolées les unes des autres car le prisme constitué pat le vécu de nos personnages reflète un petit monde, où chacun se connaît et finit par s’accepter. Pour comprendre ces personnages féminins, il nous faut aussi nous situer au-delà d’une analyse en termes cognitifs qui viserait la description des discours et leurs articulations à divers niveaux de savoir, pour suivre l’individu dans son itinéraire spirituel. En effet, les contradictions auxquelles font face nos personnages féminins sont, le plus souvent, imputables à leur histoire et à un décalage survenu entre leur vécu et la structure sociale. Pourtant, si ces personnages sont des figures anomiques, ils font bien partie du système de représentation.
81Les récurrences observées permettent bien de décrire deux issues possibles de ces parcours de croyance : quelle que soit la situation de départ, certains de nos personnages féminins réussissent à voir leurs interprétations accréditées et deviennent prêtresses, tandis que d’autres restent prisonnières de leurs symptômes.
82Le concept de « croyance partagée » suppose que certaines croyances restent implicites. Les consultations divinatoires sont des situations privilégiées à partir desquelles les acteurs sociaux acceptent un ensemble de prémisses déterminant les causes de l’infortune. Celles-ci sont suffisamment nombreuses et imputables à des agents divers – sorcières, bonga malveillants – pour que certaines d’entre elles restent tacites.
83Cette indétermination renvoie, dans le cas des Santal, à un panthéon de divinités extrêmement fluide, où les catégories de bonga responsables des maux fonctionnent comme des classes ouvertes. Ce panthéon tribal ouvert permet aux Santal d’intégrer les dieux des autres, comme responsables des maux.
84La croyance religieuse porte en elle cette indétermination, puisqu’elle concerne des entités dont l’existence n’est vérifiable qu’à partir des signes qu’elle produit et qui sont, souvent, les preuves de l’incroyable. Toutes ces raisons semblent nous empêcher de tracer les limites d’un ensemble d’attitudes cognitives par rapport aux situations de croyance, une tâche qui semble réservée aux psychologues. Toutefois, cette notion d’ensemble d’attitudes cognitives évoque une autre question bien anthropologique, cette fois, celle du caractère central ou périphérique des croyances à l’intérieur d’une société donnée. Ainsi, pour M. Southwold (1979, p. 632) certaines croyances sont fondamentales pour les Sri Lankais – par exemple – « la renaissance déterminée par la théorie du karma, tandis que d’autres, plus optionnelles, concernent la participation du clergé bouddhique aux cérémonies funéraires. »
85De même, les Santal tiennent pour optionnel tout un faisceau de croyances : présages, signes, interdits, dans lequel l’efficacité symbolique du rite effectue un tri au coup par coup.
86La situation d’inter-croyance, que favorise le contexte d’acculturation, provoque donc un encodage nouveau des signes.
87D’un point de vue global, les hindous ne disent pas aux Santal qu’ils ont de fausses croyances – (concept totalement étranger à la pensée hindoue) – mais qu’ils ont des démons plutôt que des dieux ou des coutumes impures. De ce fait, ils laissent aux tribaux la possibilité d’une réappropriation symbolique et « tribalisée » de l’hindouisme.
88Le discours religieux est donc constitué par les assertions de croyance qui, du dogme constitué aux croyances optionnelles, contribuent à modeler le rapport au réel, à travers des expériences sans cesse renouvelées. Dans certains cas, des fragments d’expérience renvoient, on l’a vu, à des croyances tacites. Lokhi en fait elle-même l’expérience, lorsqu’elle découvre que le symbole du vautour, « animal totémique » du clan maternel, vient donner son sens au présage d’une perte d’argent, et lie entre eux deux événements, auparavant séparés : l’incident du présage négligé et l’oubli de l’animal totémique du clan maternel. Prenant conscience du lien qui unit le vautour à sa mère, Lokhi se pense responsable de la maladie de celle-ci.
89Dans cet exemple, nous découvrons comment une catégorie, le vautour totem, devient l’agent de la causalité. Sans avoir recours au devin, Lokhi retrouve le lien caché que l’oiseau entretient avec les prescriptions sacrificielles, puisque tout cela n’aurait pas d’importance si sa mère n’avait pas non plus négligé de rendre un culte aux ancêtres de la lignée de son mari. Et ainsi, le cheminement de Lokhi nous fait comprendre comment les catégories concernent l’individu, qui y trouve un modèle d’intelligibilité, proche de lui-même.
90Cet exemple s’inspire d’une remarque de R. Needham (1972, p. 136) qui se demande dans quelle mesure « on pourrait décrire les états intérieurs que les individus éprouvent au regard des classifications qu’ils utilisent », tâche négligée par les structuralistes.
91Dans l’exemple du vautour, on passe des catégories qui forment le savoir partagé à une certitude individuelle. Pour les Santal, la croyance est donc un processus de pensée qui va des preuves à l’induction dans la mesure où ils émettent des hypothèses de croyance lorsqu’ils ont à expliquer un phénomène anormal, accident ou maladie. Ces hypothèses sont des croyances optionnelles, que les villageois élaborent pour échapper à un destin, jugé arbitraire. Par niveau de croyances optionnelles, il faut entendre, avant tout, un point du parcours de croyance où le dogme est faible, parce que les symboles réussissent beaucoup mieux à focaliser les croyances tacites. Par exemple, il n’est jamais dit, explicitement, que les femmes santal possèdent la shakti, à l’instar des femmes hindoues. On peut toutefois se demander si la métaphore, organes génitaux féminins/bonga, n’est pas une manière d’exprimer symboliquement que les femmes sont semblables aux divinités, parce qu’elles possèdent un pouvoir de reproduction.
92Les histoires de vie des femmes que j’ai présentées se rejoignent à un moment donné, celui où se pose la question de la reconnaissance des pouvoirs. Si la possession s’avère plus ou moins stratégique, elle comporte un risque car elle confronte la personne à sa propre histoire. J’ai voulu montrer tout au long de ce travail, comment des individus se trouvaient pris dans des situations qui elles, pouvaient être comparables. De plus, ce ne sont pas, seulement, les théories de la personne qui diffèrent d’une société à l’autre, c’est plutôt l’accès à la réflexivité de la personne, ce qui définit le « soi », avec son angoisse et ses émotions, pris dans ses rapports à l’autre, le « soi » que tente de reconstruire M. Spiro (1993) sans s’en donner toujours les moyens. Car peut-on comprendre l’intériorité à partir d’une psychologie transculturelle des émotions ? Peut-on illusoirement tenter de les ciconscrire à partir d’études qui, en fin de compte, ne touchent que le lexique ? Rares sont les anthropologues qui comme M. Rosaldo (1980) sont attentifs à la façon dont les individus à la fois se conforment à la notion de personne telle qu’elle est définie culturellement, et n’hésitent pas à s’en éloigner, comme le suggère, avec force, M. Trawick (1990) à partir de l’analyse qu’elle nous livre du vécu émotionnel des personnages d’une famille tamoule.
L’interprétation des énoncés de croyance
93A suivre les personnages de ce livre, nous constatons que la formation des contenus de croyance a toujours lieu dans une situation duelle, dont l’incroyance et le déni constituent la face cachée.
94Dans les itinéraires spirituels que nous avons décrits, l’incroyance est souvent le fait des hommes et prend la forme du déni. Par exemple, le mari de Lokhi ou celui de Jobra détruisent tous deux les autels dédiés à la déesse Manasa, à laquelle ils refusent de croire. Toutefois, il s’agit, surtout, pour eux d’intervenir dans la vie religieuse de leur femme dont ils ne supportent pas les excès dévotionnels. Faire peu de cas des déesses signifie donc pour les hommes, ne pas tenir compte de la dévotion féminine. Pour les femmes en quête de visions, l’incroyance correspond souvent à une phase d’attente qui se manifeste dans les « mauvaises » transes. Le déni féminin, lui, s’adresse souvent à Kali et prend la forme d’une rébellion. C’est dans cet état d’esprit que Parvati coupe son joto lorsqu’elle entend braver l’appel de la Déesse. Il est difficile de savoir ce qui, de nouveau, motive la croyance. Dans l’histoire de Parvati, par exemple, l’énoncé clé, celui qui fait basculer la situation est contenu dans la proposition : « Je suis maintenant l’enfant de la Déesse, je n’ai plus besoin d’enfant. »
95Pour Asula Devi, la formulation est moins nette et suit, plutôt, l’adhésion au miracle. En fait l’énoncé implicite qui n’est pas exprimé concerne la transformation du neveu en dieu, c’est parce que cette transformation a eu lieu, dans l’ordre symbolique, que « la Déesse pleure ».
96Généralement, le décodage des intéressés vient appuyer ou infirmer celui des spécialistes religieux : ojha, contre-sorciers, guru hindouisés. Toutefois, c’est parce que les énoncés divinatoires qui répondent aux questions des patients sont trop stéréotypés, que les intéressés produisent eux-mêmes d’autres interprétations. Dès lors, la consultation divinatoire a d’abord pour fonction de circonscrire un lieu de parole autorisé, où le ojha peut mettre en cause des bonga, voire des sorcières, sans trop insister sur le ressentiment ou la méfiance qui peuvent opposer les individus.
97La répétition nécessaire de la consultation divinatoire, au cours de laquelle le ojha provoque, parfois, sa propre possession, prouve que l’idée même d’énoncer la causalité est comprise comme un mode de connaissance progressif et voilé des conflits.
98Qui des ojha ou des prêtresses comprend le mieux l’idée que les intéressés se font de leur propre infortune ?
99Les prêtres-devins, on l’a vu, répondent à la demande de leurs patients en termes généraux, ce qui contribue à dédramatiser la situation. Dans les cas d’exorcisme, ils prennent le mal sur eux mais ne livrent aux consultants qu’une partie de leurs suppositions. La cure menée par un ojha, quel que soit son sexe, suppose toujours que ce dernier maîtrise les interprétations qu’il produit, tout en observant une certaine prudence. Comme nous le montre l’histoire de Manick et Kisan, il ne sert à rien, en effet, de mettre à jour des tensions que les intéressés ne peuvent résoudre.
100Les prêtresses, elles, agissent différemment : loin d’inventorier aussi systématiquement la causalité, elles nouent une relation personnelle avec leurs patients et cherchent dans des visions ou des rêves inspirés, les éléments qui leur serviront de support pour trouver le geste thérapeutique, lequel ne passe pas toujours par le langage.
101Si le niveau linguistique se donne dans les énoncés de croyance et le niveau phénoménal dans le rituel, on peut se demander si l’on parvient vraiment à saisir le lien logique qui ordonne les choix qui motivent les comportements individuels.
102Lorsque Urmilla ne peut épouser un homme qui soit aussi un contre-sorcier, c’est, sans doute, parce qu’elle n’est pas consciente, et qu’elle croit à sa propre sorcellerie, laquelle s’inscrit, pour elle, tout naturellement, dans la féminité. Ne pouvant l’exprimer, il ne lui reste plus d’autre solution que le meurtre. De la même façon, Manick souffre d’avoir voulu occuper deux places à la fois, celle d’une grand-mère et d’une mère.
103Or, une grand-mère ne peut être nourricière, dans la mesure où, traditionnellement, c’est elle qui était chargée d’initier sexuellement son petit-fils. On ne confond pas impunément les codes, car c’est – justement – ce que font les sorcières, lesquelles enfantent par la bouche, ingèrent par l’anus, etc.
104Dans les exemples que j’ai présentés, la croyance est un processus inconscient qui permet à l’individu de redéfinir l’accidentel. Toutefois, la possession fait de la croyance une expérience, où la présence de la Déesse, par exemple, devient certitude. Cette construction de l’allocutaire absent, la Déesse, exige la mise en place d’un dispositif imaginaire. Lorsque celui-ci est insuffisamment étayé, les dévotes s’épuisent à construire une absence qu’elles ne combleront, ensuite, qu’avec l’apparition du symptôme dont la répétition, sous forme d’éruptions cutanées, ou de balancements, instaure une continuité apparemment comparable à celle des transes, à cette seule différence qu’elle échoue à produire du sens.
Religion de la caste ou religion des dieux ?
105Si tous les individus se sentent plus ou moins concernés par le regard des bonga, on ne peut, étant santal, s’affirmer séculier au même titre que peut le faire un intouchable comme Muli qui, selon J. Freeman (1979) adhère plus à une « religion de la caste » qu’à une religion des dieux.
106Muli, qui appartient à une basse caste d’agriculteurs, celle des Bauri, ne rêve que de partager certains des privilèges économiques des castes dominantes sans toujours en comprendre les valeurs. Mais, loin de se tourner vers la dévotion pour accéder à son rêve, il cherche à compromettre ses amis temporaires de haute caste, auxquels il fournit des prostituées, espérant, en retour, gagner leur amitié en plus des gratifications matérielles qu’il retire de ce commerce.
107Pour un individu santal, une telle stratégie personnelle serait beaucoup plus difficile à vivre dans la mesure où l’appartenance tribale implique « le regard des bonga », lesquels fonctionnent comme des doubles dont on ne se libère qu’au prix d’une crise identitaire. Si des Santal peuvent être tentés d’agir comme Muli en fournissant de la main-d’œuvre féminine à bas prix à des employeurs hindous, il leur est difficile de ne pas quitter leur village, où ils s’exposent aux sanctions morales d’une communauté très consciente de son identité, dont les leaders sont contrôlés par une opinion villageoise souvent politisée dans le Jharkhand, le parti tribal. Il semble encore plus difficile qu’un Santal fournisse des prostituées de sa communauté à des hindous, car si la prostitution tribale existe bien, elle est prise en main par les femmes elles-mêmes, ou par des rabatteurs hindous en milieu urbain.
108En d’autres mots, les Santal préfèrent se penser dans le repli « hors de la caste », plutôt que tenter d’accéder à un meilleur statut dans la hiérarchie hindoue. Ceux qui s’hindouisent vraiment sont ceux qui, jugés déviants dans leur propre société, se trouvent exclus de la mémoire collective, ou encore ceux qui – soucieux de fonder des mouvements réformateurs – adhèrent à la dévotion hindoue. Dans ce dernier cas, il est clair qu’ils veulent se conformer à l’image qui leur permette d’améliorer leur statut dans l’échelle des castes, tout en se gardant d’adopter complètement les valeurs du pur et de l’impur. Cette image est construite à partir des stéréotypes négatifs que les hindous entretiennent à leur égard et qu’ils ont intériorisés au point de la transformer en une exigence de changement.
109La situation santal est bien différente de celle qui prévaut chez les basses castes hindoues. En effet, l’hindouisation des Santal donne lieu à des réponses symboliques qui produisent des réinterprétations et, non seulement, des conduites d’imitation. Celles-ci, on le sait, ont servi de modèle à la sociologie indienne pour penser comment l’influence des hautes castes pouvait être intériorisée par les castes situées au bas de la hiérarchie. Chez les hindous, en effet, on intègre volontiers les croyances des castes supérieures, à condition de pouvoir observer les interdits ou les rites qui s’y réfèrent (M. Srinivas 1962) et de revendiquer, du même coup, un statut plus élevé dans la hiérarchie des castes.
110L’hindouisation des Santal, dont j’ai abordé antérieurement l’analyse (M. Carrin-Bouez 1986, 1991), s’articule principalement autour de celle de la prêtrise, chargée de la cure des maladies, et de l’adoption des dieux de la Grande Tradition dans le panthéon. Toutefois, on peut se demander si l’adoption de dieux hindous, tels Shiva et Kali dans le panthéon tribal, correspond au même type d’hindouisation que celui que L. Dumont et D. Pocock (1959) ont identifié chez les Saora.
111Pour les chamanes de cette tribu, être possédé par un « grand » dieu hindou devient un moyen d’exprimer les mêmes choses, en des « termes plus prestigieux », selon l’expression utilisée par les deux auteurs précédemment cités. Le cas des ojha masculins, les plus hindouisés, correspond à la situation décrite pour les chamanes Saora. Néanmoins, dans le cas des femmes, l’adoption des dieux hindous pose une autre question. En effet, il ne s’agit pas seulement de dire les même choses en des termes « plus prestigieux », mais aussi de se ménager un espace de parole, voire de reconnaissance sociale en se faisant légitimer par des dieux connus des tribus et des castes, mais, surtout, par des dieux auxquels on peut s’adresser sur le mode de la dévotion individuelle.
112Cette situation est beaucoup plus nette au Bengale qu’elle ne l’est en Orissa, et cela s’explique en partie par l’importance des cultes de Shiva et de Kali au Bengale, mais aussi par une meilleure intégration sociale des Santal au sein de la société des castes dans cette région. Cette configuration sociale a permis dans bien des cas que des solidarités s’établissent au niveau politique entre les Santal et des castes d’agriculteurs, tels les Mahato ou les Kurmi. Dans les villages du district de Birbhum, les Santal sont – selon les villages – différemment intégrés aux divers niveaux de la hiérarchie. Toutefois, ces différences locales affectent relativement peu la reconnaissance ou l’exclusion d’une prêtresse par l’ensemble des castes hindoues.
113C’est, finalement, la façon dont la dévote révèle la Déesse au cours de ses transes qui fait d’elle une prêtresse.
114Les divinités tribales, loin de représenter l’orthodoxie d’un dogme, sont porteuses de vérité, parce qu’elles déterminent un mode d’être. Les humains entretiennent avec les bonga une étrange familiarité, qui permet de penser le devenir après la mort, puisque tout ancêtre devient, ultimement, une divinité.
115Les articulations du discours religieux nous entraînent non seulement à repenser le rapport du symbolique au social, mais aussi la façon dont le groupe – ou l’individu – sélectionne ses croyances en fonction de situations dont la vérité lui échappe.
116Si, pour une raison ou une autre, le groupe ou l’individu n’a pas, alors, recours à l’orthodoxie (ou au consensus le plus explicite) pour se représenter une situation et ses enjeux qui font problème, il leur faut alors reconstruire cette vérité, qui n’est qu’une vérité de position.
SPÉCIFICITÉ DES CROYANCES RELIGIEUSES ?
117On peut déterminer les modalités de croyance par l’analyse des catégories sémantiques sur lesquelles nous avons davantage insisté dans l’analyse du discours religieux : présages, interdits, composantes de la personne, opposition des sexes.
118En fait, les formes linguistiques, telles que les métaphores ou les serments, répondent à des contraintes sémantiques, qui orientent fortement le décodage des intéressés. Les dimensions phénoménales – qui conditionnent l’histoire de vie d’un individu – et linguistiques, le contexte d’énonciation, constituent la face visible de ce parcours. La face cachée correspond, au contraire, au non-dit, qui s’exprime, avant tout, par l’obstination avec laquelle nos personnages questionnent leur destin.
119Ainsi, la répétition des consultations divinatoires, les visites réitérées aux différents sanctuaires, le besoin de changer de guru, expriment, sans doute, le désir d’attribuer un sens à la contingence absurde qui, souvent, sert de contexte à l’événement.
120Le décodage des intéressés vient appuyer ou infirmer celui des spécialistes religieux, ojha, prêtresse, guru. Toutefois, c’est aussi parce que les énoncés divinatoires qui répondent aux questions des patients sont trop stéréotypés, que les intéressés produisent d’autres interprétations.
121On peut penser avec R. Needham (1972) que ces interprétations résultent de l’agencement des catégories organisées par une pensée symbolique. Dans cette perspective, la croyance devient un processus de pensée qui prend pour objet privilégié des catégories susceptibles d’être redéfinies : ainsi, pour les Santal, les bonga deviennent les sujets obligés de toute assertion de croyance, sans être toujours nommés. A tel point que la notion même d’individu naît de cette confrontation des catégories humain/bonga.
122Grâce à la médiation des histoires de village et des consultations divinatoires, les Santal développent une sensibilité qui leur permet d’entretenir une affinité un peu inquiétante avec ces divinités qu’on appelle encore les « parents cachés », ceux dont le nom a été oublié. Dès lors, la croyance principale qui veut que les humains deviennent des divinités après trois générations semble englober toutes les autres.
123C’est à partir de cette métonymie du devenir bonga après la mort que les Santal bricolent leur propre ontologie. Il s’agit bien, ici, de bricolage au sens où Lévi-Strauss (1962) emploie ce terme, dans la mesure où la pensée santal n’aborde jamais une question cruciale : quelle sorte de bonga devient-on après la mort ? Cette question, qui constituerait un défi impensable à l’adresse des divinités, trouve pourtant sa réponse dans la multitude de traits sémantiques qu’on prête aux bonga qui sont mâle/femelle, bienveillant/malveillant, chthonien/céleste. Ces traits distinctifs constituent un embryon de théologie, qui n’est jamais développée.
124Confronté au monde trouble des bonga, l’individu n’est pas une entité distincte et séparée des courants de l’existence sociale dans lesquels il peut être appréhendé. Il est, au contraire, soumis aux catégories sémantiques qui s’appliquent à la fois aux humains et aux divinités.
125Si les catégories relèvent d’une pensée qui fonctionne, comme l’a si souvent montré C. Lévi-Strauss, par couple d’opposés (trait positif ou négatif) cette pensée cherche à dépasser ces oppositions. Ainsi, par exemple, la notion d’ambivalence sexuelle évoque l’opposition des sexes dans de multiples registres tout en renvoyant à un ordre symbolique, où ces oppositions se fonderaient, pour laisser la place à une une complémentarité idéale, symbolisée par les ojha santal.
LE RAISONNEMENT KARMIQUE
126La présence forte de ce moi négatif s’oppose, bien sûr, au raisonnement karmique, mais comment ? Doit-on dire que l’idée de karma, destin qui serait conditionné par le poids du mérite (punya) accumulé dans les vies antérieures reste étrangère aux Santal ?
127Les idées concernant la causalité karmique ont été élaborées au niveau des textes classiques et ne sont donc pas toujours cohérentes avec d’autres formes de causalité. L’explication karmique des infortunes n’implique pas nécessairement l’idée de justice. « L’idée de karma suppose, comme le souligne E Keyes (1983, p. 20), un ordre moral auquel on peut confronter les problèmes de sens mais cette idée n’est pas liée, dans l’hindouisme populaire ou le bouddhisme, à la notion que quelqu’un a vraiment la responsabilité morale de ses actes. »
128Et, pourtant, l’idée de karma est bien diffuse dans l’hindouisme populaire même si elle produit, comme le souligne L. Babb (1975) à propos de la région de Chattisgarh, une certaine « indétermination psychologique », puisqu’on ne se souvient pas de ses vies antérieures mais qu’on les imagine pour justifier le poids du destin.
129Dans le monde des tribus, la notion de karma n’est pas inconnue pour marquer les étapes importantes de la vie. Chez eux, le karma n’est pas la première explication fournie, en cas d’infortune, ce qui n’exclut pas qu’on y ait recours, remarque qui a déjà été faite par des ethnologues travaillant en milieu hindou, comme U. Sharma (1973, p. 358) pour l’Himachal Pradesh.
130Chez les Santal, on essaie de faire perdre son nom au mort en récitant l’histoire de deux héros, Karmu et Dharmu. Karmu, le cadet, toujours absorbé dans l’action, commet des erreurs rituelles et se fait rappeler à l’ordre par Dharmu, l’aîné. Ce dernier représente l’ordre symbolique et sait, bien sûr, comment on doit agir et dans la vie et par rapport au rite. Néanmoins, dans le binti, « récitation religieuse », au cours de laquelle on fait perdre son nom au défunt, les deux héros deviennent des renonçants et vont mendier de village en village, pour « retrouver » leur fortune perdue. Ce mythe tourne en dérision les valeurs du renoncement puisque les deux héros cherchent à regagner leur bien en demandant des oboles. Cette conduite intéressée les détourne du renoncement et, du même coup, traduit la dérision de l’idée de mérite.
131Pour les Santal qui pensent le temps sur une durée de trois générations après la mort, il devient difficile de raisonner en termes karmiques et cela d’autant plus que le mérite devient une qualité éphémère contingente, presque arbitraire, qui caractérise la fonction des prêtres de village, mais non l’individu. Pour les Santal, le karma devient la métaphore d’un manque, puisqu’on ne sait jamais quel bonga on a été ou on deviendra. Cette incertitude renvoie pourtant à l’idée d’une réincarnation pensée à l’envers. En effet, les Santal imaginent que ceux qui commettent des actes vils pendant cette vie, deviendront des bonga malveillants après leur mort. A l’inverse, les êtres ayant mené une vie vertueuse se confondront plus ou moins, dans le séjour des morts, avec les divinités bienveillantes du mythe de création. Il s’agit plus de gagner un repos qui évoque la paix de l’âge d’or, que de chercher à atteindre la « délivrance ». Lorsque je demandais à mes informateurs s’ils pensaient que la mukti (délivrance) avait un sens pour eux, ils répondaient que seuls les « dévots » des dieux hindous pouvaient atteindre une forme de délivrance. En effet, les Santal qui se refusent à capitaliser les actes religieux se soumettent difficilement à l’idée de mérite individuel.
132Le karma, le mérite, la dévotion peuvent servir de points de repère aux Santal, mais non de cadres de pensée car ces notions ne permettent pas d’imaginer la transformation du défunt en ancêtre avant qu’il ne devienne un bonga. Pour les Santal, le destin individuel après la mort ne dépend jamais du mérite accumulé dans cette vie, à défaut des existences antérieures. Ils refusent l’idée d’accumulation et c’est pour cette raison qu’ils rejettent aussi l’idée de rationalité économique. Le sens de l’éphémère, avec ce qu’il comporte de joies et de peines, l’emporte sur tout projet. Et, en ce sens, il y a pour les Santal une sorte d’incongruité à vouloir lier la personne, le mérite et la destinée.
133Pour ceux d’entre eux qui s’hindouisent sur le mode dévotionnel, la bhakti, en elle-même, devient plus importante que l’idée de délivrance, ce qui ne contredit certainement pas l’idéal hindou de la dévotion mais s’accomode aussi du refus de la réincarnation.
L’indétermination des croyances
134Les idées de chance et de probabilité qui forment le substrat de nos notions d’étiologie de l’infortune, sont, souvent, moins marquées dans les cultures dites primitives. Lorsque Hallpike (1979) se demande si les primitifs peuvent concevoir un ensemble d’événements comme un enchaînement dans le temps, il se heurte au fait que – dans ces sociétés – le temps est souvent conçu, non comme une durée, mais de manière cyclique et que la répétition de l’accident s’intègre dans ce type de durée récurrente.
135Dans certaines sociétés la divination cherche à établir une vérité en produisant, à chaque consultation, des réponses identiques. A l’inverse, chez les Azande l’oracle du poison est invalidé lorsqu’il est contradictoire (Evans-Pritchard 1937). Les Azande cherchent la preuve de leurs croyances, lorsqu’ils pensent, par exemple, que la sorcellerie produit une substance qui peut être découverte par autopsie.
136Néanmoins, dans le système Zande des oracles, certains événements peuvent montrer l’incompétence d’un devin mais ils ne peuvent mettre en question la vérité de l’oracle. Les Zande préfèrent, dans ce cas, émettre des hypothèses auxiliaires. On peut en conclure comme le fait J. Skorupski (1976, p. 240) que les planches oraculaires sont, pour les Zande, plus fiables que les hommes. A l’inverse, la parole du ojha est, aux yeux des Santal, plus sûre que la feuille divinatoire, dont le message peut être volontairement altéré par les sorcières ou les divinités. Il arrive que ces dernières ternissent la clairvoyance du prêtre-devin, l’enveloppant d’artifices, pour le faire sombrer dans l’illusion. Pour les Santal, la possession du jan guru ou de la sorcière par un bonga, devenu son complice, suffit à diriger les soupçons de sorcellerie sur le bouc émissaire désigné par la rumeur publique. Le savoir « inné » du contre-sorcier, toujours possédé dans un lieu sauvage, permet de fournir les preuves intangibles de la sorcellerie.
137Dans les histoires de sorcellerie, on prend toutefois ses précautions : celui qui veut se débarrasser d’une femme fabrique contre elle des preuves de sa malveillance, linge menstruel, caillou serti de cheveux humains, flèche brisée, nourriture empoisonnée. Pourtant, chez les Santal, on ne cherche pas seulement à savoir si une femme est une sorcière car il faut découvrir qui elle mange en ce moment. La gifle du jan guru a, précisément, pour fonction de démontrer la sorcellerie.
138La recherche des causes de l’infortune conduit les Santal – et surtout les prêtres-devins – à élaborer une prolifération d’hypothèses auxiliaires pour compliquer l’élaboration du résultat de la consultation divinatoire. Le prêtre-devin, comme le médium jalari décrit par Ch. Nuckolls (1991 c), demande à ses consultants d’évoquer d’anciens conflits, des situations qu’on croyait résolues et qui vont lui permettre d’établir des liens avec la situation présente. Lorsqu’il ne s’agit pas d’anciennes situations, le ojha intègre, au contraire, un cercle plus grand de parents dans la consultation divinatoire. En d’autres mots, il tente de reformuler les prémisses des questions qu’il va chercher à résoudre en interprétant les taches d’huile sur la feuille divinatoire.
139Il y a, cependant, dans le système de croyances santal, une sorte de point aveugle sur lequel ils focalisent leur attention, à savoir que tous les morts deviennent un jour des bonga. Mais, quels bonga ? Le problème reste entier.
140Cette indétermination légitime pleinement, on l’a vu, le recours à la divination qui, pourtant, est trop simple pour contrecarrer l’indétermination des croyances.
141La croyance est réencodée par la présence d’anomalies catégorielles : lorsque le ojha dit à Gulab que « la chèvre n’a pas de foie », il insinue qu’elle a déjà mangé son amant. Etablissant une analogie entre le foie de l’animal et la victime humaine, le prêtre-devin impute au désir meurtrier de Gulab le pouvoir de subtiliser le foie de la chèvre. La stratégie du ojha évoque, ici, la logique des omissions rituelles. Comme elles, le désir de mort de Gulab est efficace, parce qu’il porte sur des symboles, le foie de la chèvre représentant les organes du jeune homme.
142Dans le cas de Gulab, la causalité dévoilée produit une souffrance psychologique. Gulab se demande si – après tout – elle n’est pas une sorcière, si elle n’est pas habitée par une autre qu’elle-même, sorte de double inférieur et négatif qu’elle n’aurait jamais su dominer et qui pourrait, bien sûr, être un bonga. Ne me dit-elle pas que « petite, elle était jalouse de ses frères et leur arrachait la nourriture de la bouche ». Pire encore, le souvenir d’enfance vient, ici, renforcer le rêve et le doute qu’elle éprouve vis-à-vis d’elle-même : « C’est vrai, ma mère me l’a dit, je ne supportais pas de ne pas être rassasiée et de voir les autres manger. J’ai souvent volé du riz chez les voisines, et cela m’a parfois valu des coups ! »
143Pour cette jeune femme, la privation de nourriture n’a fait qu’attiser son sentiment de jalousie, lequel est présent chez tous les individus et, parfois, à tel point qu’il occulte l’idée de responsabilité morale. Chez les Santal, l’accumulation des frustrations rend le najom, « mauvais œil », plus transparent à l’individu, comme s’il s’agissait d’un soi inférieur, étranger, irréductible, proche de ce que R. Inden (1985, p. 142) appelle dans un autre contexte « le soi inférieur et non vaincu. »
Le renoncement ou les pouvoirs ?
144Au terme d’une vie consacrée à l’exercice de la cure, certains ojha ressemblent aux renonçants de l’hindouisme populaire qui, de temps à autre, visitent les villages. Les ascètes qui vivent sur l’aire de crémation de Tarapith représentent bien, pour Lokhi, une sorte d’idéal de renoncement. Dévots de la déesse Tara, elle-même conçue comme une divinité plus inaccessible encore que Kali, ils possèdent des pouvoirs égaux à ceux des yogi, mais on hésite à leur adresser la parole, craignant de les irriter. Néanmoins, ils sont censés fabriquer de puissants remèdes, à l’aide de fragments d’os humains trouvés sur l’aire de crémation. En ce sens, ils sont une source d’enseignement pour les prêtresses qui s’affirment « tantriques » elles aussi.
145Certains ojha choisissent de terminer leur vie en forêt, attitude qui suggère, en bien des points, la recherche de la délivrance, même si les intéressés n’utilisent pas toujours le terme mukti (moksha) pour caractériser cette quête.
146Cependant, les valeurs du renoncement ne constituent pas, pour les ojha, un système de référence privilégié, puisque les références sont multiples ; au pôle tribal, le chamane ; au pôle hindou, le yogi celui qui a les pouvoirs (siddhi).
147Le guru tribal hindouisé se démarque, quant à lui, du ojha ; en effet, il ne célèbre pas d’exorcisme et développe une attitude critique vis-à-vis de trois pratiques rituelles centrales : les exor-cismes, l’auto-sacrifice et la possession.
148Le prêtre-devin, on l’a vu, a une épouse surnaturelle, bonga féminin ou déesse hindoue qui l’inspire au cours de la cure. La relation érotisée que les prêtres-devins entretiennent avec leurs épouses tutélaires les éloignent, sans doute, de la pure dévotion, celle-ci étant toujours altérée par la recherche des pouvoirs.
149Le guru hindouisé, en revanche, concentre toute son attention sur la divinité qui l’inspire au cours de la cure, méditant sur l’image de la Déesse. En effet, tandis que le ojha admoneste les dieux qu’il veut capturer, le guru cherche, avant tout, à se concilier les dieux hindous. Les guru sont souvent des dévots de Shiva, auquel ils rendent un culte au moment de la fête du dieu, corok puja, en acceptant de se faire attacher aux balançoires rituelles. La figure du guru hindouisé conjoint deux moments principaux du sacrifice : le premier est une version violente de celui-ci et consiste en la mortification du corps, le second correspond à l’intériorisation du sacrifice.
150Le tantrisme populaire fonctionne comme une référence privilégiée, pour ce type de personnage religieux. Guru et renonçants se côtoient sur l’aire de crémation de temples de Bakreshwar ou de Tarapith. Pour ces guru santal hindouisés, la déesse Tara est une yogini, à laquelle ils adressent leurs invocations après avoir fumé du chanvre et bu de l’alcool de mohua (Bassia Latifolia, L.) en compagnie de prêtresses tantriques de basse caste, telle Kamar Gogo.
151Aux yeux des guru qui ont intériorisé le contenu du message tantrique, être un tantrik, c’est surtout manger de la viande et d’autres substances tamasiques destinées à exciter les sens, tels les oignons, et s’unir sexuellement à une yogini sur l’aire de crémation. Pourtant, ils retraduisent partiellement ces pratiques dans le langage des représentations santal : l’union est conçue sur le modèle de la relation avec une épouse surnaturelle, pratique plus proche du registre chamanique, même si le guru cherche à obtenir de sa partenaire la shakti de la Déesse. Tandis que leurs homologues masculins ont des divinités tutélaires dans les deux panthéons, la relation d’une femme ojha aux dieux hindous est plus exclusive, car même si elle reste fidèle aux divinités tribales, elle considère que ses fonctions de guérisseuse trouvent leur efficacité dans les invocations qu’elle adresse au dieu hindou. Elle rend généralement un culte à ce dernier, dans le sanctuaire qu’elle a fait construire en son honneur.
152Pourtant, et c’est bien là le paradoxe, les femmes ojha qui encourent le risque d’être accusées de sorcellerie connaissent un succès grandissant, dans la mesure où elle se spécialisent dans le traitement des maladies féminines. Si, par malheur, elles sont tout de même possédées par un bonga, sans pouvoir le dissimuler, elles peuvent être accusées de sorcellerie et bannies de leur propre société. La possibilité d’être possédées par un dieu hindou fait des femmes ojha des individus plus hindouisés, même si elles ne se livrent à aucune rationalisation sur la dévotion. Toutefois, ce type de possession implique une orientation religieuse de type shakto dans la mesure où elle est toujours source de pouvoirs.
153C’est précisément le lien au sanctuaire qui est important pour la femme ojha, car elle peut y inscrire spatialement une dévotion dont elle refuse – souvent – les implications profondes. Une femme comme Ojha Gogo, par exemple, se soucie peu d’accomplir des austérités et ne se préoccupe guère de la « délivrance ». Celles qui deviennent ojha après leur veuvage, insistent sur la nécessité d’être chastes pour obtenir des pouvoirs. Lorsque la prêtresse a reçu d’un yogin ou d’un ascète un mantra d’initiation, elle considère qu’elle a atteint sa propre libération. Certaines prêtresses ont célébré au moment de cette initiation leurs propres funérailles en brûlant une effigie d’herbes tressées censée les représenter. Il s’agit d’un rite secret qui a pour fonction de couper les liens avec le monde et d’inscrire l’ascète dans une lignée spirituelle, celle du guru qui l’a initiée. Ce type d’initiation n’est pas compatible avec une vie d’épouse et, en principe, seule une veuve ou une femme abandonnée par son mari peut s’engager sur la voie du renoncement.
154La femme santal qui a perdu son identité tribale va chercher à exprimer son désir d’insertion dans le monde hindou sur le mode religieux, car il n’y a pas d’autre voie, pour elle, que la dévotion. Cependant, les femmes santal qui se trouvent dans cette situation n’ont pas, nécessairement, conscience d’adhérer aux valeurs hindoues, même si certaines d’entre elles se comparent volontiers aux renonçants de l’hindouisme populaire.
155L’itinéraire spirituel des femmes santal qui ont fui leur société d’origine se fonde sur une transgression qui aboutit, le plus souvent, à une relation sexuelle interdite : une liaison avec un homme des castes. L’intériorisation du rejet social, qui fait suite à la transgression s’exprime chez ces prêtresses par la conscience qu’elles ont de ne jamais pouvoir devenir des ancêtres. Dans ce cas, elles sont, comme Parvati, possédées par les divinités des deux panthéons. Cette possession, fortement interdite aux femmes dans la société tribale, marque, pour la néophyte, un point de non-retour. Plus encore que la liaison charnelle avec un hindou, c’est la possession par l’un des dieux de ce dernier que désavouent les Santal. Cette situation est, pour eux, comparable à celle où un amant divin séduit une mortelle.
156Ce cas de figure est bien différent de celle de la femme ojha qui, on l’a vu, peut être possédée par un dieu hindou. Il lui faut, dans ce cas, obtenir la complicité de son mari et rester fidèle aux divinités tribales.
157La femme santal qui transgresse la loi d’endogamie en ayant une liaison avec un homme des castes, se trouve, pour cette raison même, possédée par un dieu hindou. Elle va donc chercher à légitimer sa trangression et faire reconnaître sa possession. Ainsi, le mariage de Parvati, ritualisé par un guru, la fait accéder au plan spirituel, puisqu’il a lieu devant Thakur (Shiva). Plus précisément, c’est son mariage qui est, en lui-même, une initiation, puisqu’elle devient épouse et codisciple d’un homme qui a le même guru qu’elle.
158Dans ce cas, la relation amoureuse « illicite » (puisque non reconnue ni par les Santal, ni par les castes) permet sans aucun doute, l’ancrage de la bhakti, une possibilité déjà soulignée par D. Kinsley (1980, p. 90) à propos des femmes qui, par dévotion, à un dieu hindou, refusent le mariage.
159Nous voyons, en effet, Parvati se désintéresser des relations charnelles avec son compagnon pour leur préférer un lien tout spirituel avec les dieux hindous, eux-mêmes. Cette transformation s’accompagne, souvent, de symptômes plus spécifiques (hallucinations, anorexie, etc.) qui sont interprétés comme autant de réponses à une série d’épreuves envoyées par la Déesse. A ce stade, les paroles qu’elle prononce au cours de la transe sont généralement reconnues, comme étant le sagun, « oracle » de la Déesse.
160L’histoire de Parvati représente l’évolution la plus positive d’une transgression sublimée ensuite dans la dévotion, jusqu’au moment où la possédée devient prêtresse. Parvati devient déesse à mi-temps et transmet aux autres fidèles du sanctuaire le message de Kali. Certaines disciples en mal de possession, telle Jola, cherchent des formes d’apaisement auprès de divers guru, sans que ceux-ci accréditent leurs transes. La solution la plus extrême consiste à s’absorber dans une quête ascétique plus intense, qui l’apparente à une renonçante malgré elle.
161Dans le cas des prêtresses, l’idée de « délivrance » ne s’exprime pas explicitement, mais se confond avec la recherche de l’identité hindoue. C’est souvent une prédiction du guru qui annonce à la néophyte qu’elle va obtenir des dieux un don de prophétie ou fonder un sanctuaire fréquenté par les gens des castes et des tribus.
162En revanche, les femmes qui se sont absorbées dans des pratiques dévotionnelles, telle Jobra, et n’ont pu maîtriser la possession, restent d’éternelles disciples, hésitant à s’engager dans les pratiques ascétiques. Néanmoins, elles s’apaisent si elles peuvent atteindre une forme de dévotion, où elles deviennent l’enfant de la Déesse.
163Dans l’ensemble, toutes ces candidates à la dévotion s’apparentent bien à des renonçantes « malgré elles », dans la mesure où elles sont, d’une certaine façon, « hors du monde » et qu’elles n’ont pas réussi à s’inscrire dans une forme de prêtrise, fût-elle marginale. Dans certains cas, elles choisissent de devenir les disciples, non d’un guru, mais d’une prêtresse confirmée. La transgression féminine s’organise autour des visions partagées que prêtresses et disciples reçoivent de la Déesse. Certaines femmes, comme Manick, manifestent la crainte de ne pouvoir contrôler l’intensité de leurs pouvoirs en disant, qu’elles n’auraient jamais dû oser saisir le trishul.
164En effet, la saisie du trident shivaite marque bien une des phases importantes de ce type de prêtrise. C’est généralement lorsque sa parole a valeur de prophétie que la prêtresse, sous l’inspiration d’une transe, saisit le trishul et le manie à des fins d’exorcisme. En revanche, plus on va vers les basses castes, plus on rencontre de prêtresses dom ou kamar qui s’engagent plus volontiers dans une recherche de type tantrique. Si les femmes santal semblent hésiter entre la poursuite des pouvoirs et l’engagement dévotionnel, c’est peut-être parce que les ojha masculins, eux, s’identifient volontiers aux yogi et recherchent les pouvoirs. Contrairement aux ojha masculins encore, les femmes santal, en effet, n’ont sans doute pas suffisamment intériorisé les valeurs hindoues du pur et de l’impur, pour éprouver le besoin d’en inverser les contenus. Les ojha opèrent cette inversion sur leur propre corps puisque leur propre sang offert aux bonga malveillants devient impur. En d’autres termes, les femmes qui, naturellement, se situent du côté de l’impureté, ne peuvent réaliser cette inversion par le rituel.
165Au contraire, chez les prêtresses qui se situent du côté du tantrisme, l’impureté, source de pouvoir religieux, peut exprimer un message de revendication sociale : c’est pourquoi la photo du neveu défunt d’Asula Devi devient source de darshan et « donne à voir » la Déesse.
166En revanche, certains guru « réformareurs » cherchent à projeter une notion de pureté rituelle sur les valeurs éthiques, qu’ils conceptualisent dans la notion de dharma. Ils veulent également épurer le panthéon tribal de toute référence à des dieux hindous, pour distinguer leur approche des mouvements bhakti des intouchables.
167Dans leur structure, les mouvements revivalistes tribaux offrent, pourtant, des parallèles avec ceux des basses castes. Dans celles-ci, comme dans les tribus, on rencontre souvent l’idée, soulignée par R.S. Khare (1984), qu’il s’agit, pour les intouchables, de retrouver une religion antérieure au brahmanisme et libérée des préjugés de caste.
168A l’inverse des contre-sorciers et des prêtres-devins, les réformateurs ne se préoccupent pas de la notion d’impureté rituelle, mais cherchent plutôt à désenclaver les idées du pur et de l’impur du contenu social qu’il prend dans la hiérarchie des castes.
169La règle suivante vaut pour les personnages religieux que nous avons présentés : lorsqu’on parle du dhorom, « devoir », on ne recherche pas de pouvoir au sens social du terme, mais on peut s’orienter vers la quête de « pouvoirs » de type logique, tout en refusant d’utiliser ceux-ci à des fins maléfiques. Chez les ojha, l’observance du dhorom, « l’éthique » peut viser l’obtention du mérite individuel, mais en dernière instance, les prêtres-devins cherchent toujours à atteindre les pouvoirs du yogi.
170L’idée de dhorom est, en revanche, complètement absente du système de référence des contre-sorciers qui, on l’a vu, sont plus proches du pôle tribal.
171Au contraire, lorsque la vocation religieuse se fonde sur un déplacement de pouvoir du pôle masculin à son homologue féminin, la notion d’éthique est absente. C’est même souvent son inverse, la transgression, qui vient induire la dévotion féminine, puisque celle-ci fait souvent suite à une relation illicite avec un homme des castes.
172Malgré cela, ce sont bien les femmes – moins attachées à la recherche des pouvoirs – qui sont les plus proches d’un certain idéal du renoncement. Conjuguant la pratique du tapas, « austérité » et la recherche de la dévotion, les dévotes assument un modèle proche du renoncement, ou d’une forme marginale de prêtrise.
173Dans l’ensemble, le modèle sous-jacent est davantage celui de la prêtresse fondatrice d’un sanctuaire que celui de la renonçante malgré elle. Cette différence s’explique par l’exigence d’une inscription sociale, la prêtrise d’un sanctuaire, même modeste, assure une survie symbolique à la prêtresse.
174Qu’il s’agisse des renonçantes malgré elles ou des prêtresses, on observe la constante suivante : plus la vocation religieuse se confirme, et plus la différence sexuelle s’estompe, car on entre alors dans le registre des figures religieuses, dont le yogi demeure l’idéal. En effet, ce dernier se situe, grâce à son pouvoir d’emprunter diverses formes, au-delà des catégories (pur/impur, délivrance/jouissance, etc.).
175Nous sommes, au Bengale, dans un milieu imprégné de tantrisme, où il existe une sorte de perméabilité entre des mouvements sectaires, dont l’organisation – peu rigide – paraît propice à l’apparition d’un certain nombre de marginalismes spirituels. C’est aussi parce que les différents personnages religieux que nous avons présentés, n’ont pas à choisir entre le renoncement et la dévotion qu’ils oscillent entre les deux. Le choix implicite qu’ils effectuent semble, pourtant, guidé par trois types de facteurs : les catégories religieuses d’appartenance, l’identité sexuelle et l’intensité de la vocation. En effet, c’est l’intériorisation de la vocation qui va, surtout chez les femmes, mener l’individu à s’engager plus avant dans l’ascèse.
176Au cours de cette réflexion sur le sens des notions de renoncement et de dévotion pour des individus d’origine tribale, nous avons pu opposer le pôle masculin, associé à la recherche des pouvoirs (siddhi), au pôle féminin, davantage marqué par les pratiques dévotionnelles. On peut confirmer cette interprétation en se référant aux métaphores, qu’utilisent les hommes ou les femmes, pour parler de leur itinéraire spirituel.
177Les premiers parlent « d’engendrer » (hormoe) des disciples, les secondes deviennent les enfants de la Déesse. Ainsi, une inversion sexuelle marque la prêtrise masculine, du moins pour les ojha qui sont féminisés. Les femmes qui suivent une vocation de prêtresses expriment leur transformation, souvent liée à la perte d’une identité ou d’un parent, en termes de déplacement vertical : elles descendent alors d’un cran l’ordre des générations, pour devenir les enfants de la Déesse.
178Le processus d’individuation diffère aussi pour les hommes et pour les femmes. Chez les premiers, il paraît assez simple : soit ils s’inscrivent dans une catégorie religieuse déjà définie dans la culture tribale, le prêtre-devin, soit ils refusent certaines valeurs de cette culture. C’est, tout particulièrement, le cas pour le guru hindouisé qui lutte contre le système des accusations de sorcellerie, et les conflits qu’elles suscitent dans la société tribale.
179Ce refus conduit le guru hindouisé à prendre conscience de son individualité, car il est en marge de la prêtrise traditionnelle, ce qui l’apparente au renonçant. Cela ne l’empêche pas d’être dans le monde : il peut devenir réformateur et fonder un ashram, une communauté regroupant d’autres personnages religieux du même type. Généralement, ce regroupement est trop éphémère pour qu’on puisse parler de secte mais il rassemble des guru hindouisés santal, soucieux de réformer certains aspects de la religion tribale. En s’opposant aux ojha et à l’exorcisme dans son principe, il est certain qu’ils se rapprochent des pratiques dévotionnelles hindoues. Il n’est guère difficile de reconnaître, dans la mélodie de leurs chants, l’inspiration des kirtan chantés par les dévots de Krishna.
180Le cas des femmes est plus complexe, car celles d’entre elles qui peuvent choisir entre le renoncement ou la dévotion sans qu’un homme ne vienne contrarier leur choix sont des veuves. En ce sens, les pratiques ascétiques détournent les femmes de la condition féminine, et sont généralement mal tolérées par leurs compagnons, sauf exception, telle Parvati.
181La plupart des femmes que nous avons rencontrées ne parviennent pas à renoncer complètement à leur condition féminine, ce qui produit chez elles un déchirement. Les seules qui y réussissent sont souvent celles qui, paradoxalement, ont été victimes d’offenses sexuelles dans leur enfance. Violées par un oncle, par exemple, elles ont fui les hommes et se sont imposées des épreuves corporelles, souvent très dures, pour purifier ce corps, à jamais souillé par l’intrusion d’un parent incestueux. Tel est le cas d’une femme ascète, rencontrée à Tarapith et qui, toute sa vie, a cherché à purifier son corps et sa personne de l’offense qui lui a été faite.
182On peut s’interroger sur le double destin des femmes tribales, devenues hindoues. Puisque ces femmes, souvent exclues de leur société d’origine, sont déjà entre deux mondes, à quoi peuvent-elles bien renoncer ? Une des réponses possibles est que la stérilité féminine (souvent conséquente à l’apparition d’une chevelure nouée en joto) est vécue comme un sacrifice. La femme tribale hindouisée qui est possédée par la Déesse cesse, on l’a vu, d’être menstruée et interprète ce changement corporel comme un sacrifice, avant de pouvoir accepter de renaître, enfant de la Déesse.
183Le disciple masculin, avant de devenir ojha, passe, on l’a vu, par différentes transformations symboliques : il est tour à tour la fiancée de son maître (apprentissage de la possession) et un fils enfanté par son guru, lorsqu’il renaît dans la lignée des maîtres, au cours de l’initiation. Plus tard, il devient lui-même le père de ses propres disciples.
184Ces deux transformations empruntent le langage de la parenté, et on peut s’interroger sur leur opposition. En fait, le disciple devient la fiancée de son maître avant de devenir son embryon. Cette métaphore érotique soutient le disciple dans l’apprentissage des transes, puisque pour lui, la possession elle-même est vécue comme une union avec le bonga de la création, Maran Buru.
185Dans leurs chants, les disciples des ojha comparent la découverte de la possession à un cercle qui leur enserre les tempes, à un « anneau de feu » semblable au calice d’une fleur de mohua, fleurs qui symbolisent la féminité et qui – une fois distillées -servent à la préparation d’un alcool dont l’absorption favorise la récitation des mantra.
186Cette union sublimée, qui a lieu « en esprit », semble contredire les gestes mêmes de l’apprenti ojha, qui s’évertue à tourner sur lui-même en restant en équilibre, accroupi sur la pierre à moudre les épices. Il doit, telle une toupie, tourner sans tomber sur le côté, c’est-à-dire, maîtriser son équilibre, ce qui l’apparente à un oiseau qui vole, dit-on, très haut dans le ciel, le garuda, symbole du grand dieu Vishnou. C’est parce qu’il parvient à ressembler à l’oiseau mythique qui extermine les reptiles que le ojha peut guérir des morsures de serpent.
187Cependant, tandis que la transformation du disciple en oiseau évoque, bien sûr, les voyages du chamane, la maîtrise de l’équilibre le rapproche du dévot hindou de Shiva suspendu aux balançoires rituelles, ou encore du possédé muria de l’Inde centrale décrit par A. Gell (1980). Cet auteur, toutefois, compare les mouvements du possédé qui se balance à celui de l’autiste : n’y-a-t-il pas, dans les deux cas, une compulsion à la répétition ? Les deux phénomènes sont-ils de même nature ? Une différence s’impose, à première vue : l’équilibre du dévot, suspendu aux balançoires rituelles, est soumis à la volonté de son dieu, qui seul apprécie la sincérité de la dévotion qui lui est offerte. C’est au dieu qu’il incombe de trancher et de faire tomber ou non l’homme qui tournoie dans le ciel, ficelé aux piquets de bois. Ici, la notion d’équilibre semble absente, ou plutôt elle renvoie peut-être à l’idée que, dans la dévotion comme dans l’exercice de l’ascèse, il faut se garantir de l’excès et être sûr de soi. Car, n’est-ce pas l’excès, la répétition illimitée qui caractérise les mouvements de l’autiste, lesquels, évoquent, de façon troublante les gestes erratiques des folles mystiques du Moyen Age dont parle M. de Certeau (1982) ou encore les gestes saccadés des disciples de Parvati en quête d’identification à la Déesse ?
188On peut se demander enfin ce qui, chez la femme ojha ou la prêtresse, symbolise la maîtrise des transes. Dans les deux cas, la possession féminine est d’abord un symptôme, elle n’est jamais apprise et suppose non une union sublimée avec un maître ou un dieu, mais des relations érotisées avec un dieu hindou (Shiva).
189Dans le cas où la femme est possédée par un bonga, le caractère sexuel, violent, des transes est tel que la femme n’y survit pas. Dans le premier cas, cependant, le caractère érotique des relations avec Shiva est occulté par la présence de la Déesse, à tel point qu’on peut être tenté de retrouver dans ce symbolisme un écho de la mythologie hindoue, traduite en termes populaires. La femme qui rêve de Shiva (qu’elle soit santal ou issue des castes) se sent poursuivie par le désir du dieu, un thème qui nous rappelle, évidemment, le désir de Shiva pour Manasa, sa propre fille, désir entravé, chaque fois, par la jalousie de Chandi qui se venge sur Manasa et lui crève son œil unique (E. Dimock 1989, p. 168). Ce dernier point nous montre pourquoi la prêtresse ne devient jamais la mère de ses disciples, puisque cette place est, à vrai dire, déjà occupée par la Déesse.
190Pourtant, qu’elles parviennent ou non à inscrire leur dévotion dans l’institution de la prêtrise, ces femmes restent des « enfants de la Déesse ». Elles s’inscrivent dans une continuité avec Kali qui reste inachevée, puisqu’elles ne peuvent accéder pleinement à une institution nettement masculine dans son principe : la relation maître/disciple. De ce manque naît, pourtant, l’intensité de la dévotion féminine qui, lorsqu’elle s’exprime, donne à la femme tribale, prise entre deux mondes, un pouvoir de vision, hors du commun. Un pouvoir sur lequel elle se repose, mais qu’elle doit aussi assumer comme la marque de son destin individuel.
191Les expressions des croyances religieuses se situent en dehors des systèmes de vérifiabilité et de fausseté. Le discours religieux ne sert pas à décrire la réalité mais il permet de donner forme à une expérience vécue.
192Dans le cas des femmes que nous avons présentées, cette expérience est complexe, dans la mesure où la crise individuelle qu’elles traversent les situent à la charnière de deux mondes. En fait, chercher une inscription sociale dans la société des castes exige des femmes tribales une adaptation cognitive et émotionnelle à un moment de leur vie, où, recevant des visions de la Déesse, elles souffrent de troubles liés à l’organisation perceptuelle.
193En ce sens, les croyances religieuses deviennent un langage grâce auquel on peut réintégrer au niveau du vécu des fragments d’identité perdue. Le cas est particulièrement flagrant chez les femmes santal, exclues de leur société d’origine, mais aussi chez les femmes de basse caste, venues, par exemple, d’une autre région et qui ont été abandonnées par leur mari.
194Les difficultés d’insertion se traduisent par des visions dont le contenu est souvent, au départ, indéterminé. Les séances de possession nous livrent des séquences narratives hachées où s’affrontent des démons, des parents, des figures d’amour et de haine. Certains dieux ont bien le pouvoir de faire taire les autres, dont ils diffèrent les attaques, sans toutefois réussir à imposer un ordre définitif.
195Lorsque Shiva ou Kali ont, enfin, le dernier mot, ce n’est pas un hasard, c’est bien parce qu’ils se situent au sommet de la hiérarchie du panthéon.
196Dans le cas des possessions maîtrisées, les gestes de la possédée peuvent tout à coup changer et ses actes deviennent, alors, conséquents avec le contenu de son discours. Si, par exemple, la Déesse a ordonné en rêve à la possédée de marcher jusqu’à un étang sacré, celle-ci obéit aux ordres de la Déesse. Ce faisant, elle « croit » aux paroles divines et les intègre à un modèle de réalité où les actes à accomplir sont, d’abord, ordonnés par les dieux.
197Dès lors, les injonctions des dieux deviennent pour le public des petits sanctuaires un moyen de se représenter les décisions prises par les prêtresses. Parvati, par exemple, prend en compte la présence de Kali sans toujours la formuler exactement. Sa croyance en la Déesse n’est pas la seule cause de sa conduite. Parfois, d’ailleurs, elle éprouve des difficultés à parler d’elle-même, comme si elle avait pris l’habitude d’être habitée par la divinité. Ainsi, lorsque Parvati rompt son jeûne, elle me dit en souriant : « Aujourd’hui, je mange des biscuits et je bois du thé comme Gogo (Mère) », faisant allusion à un comportement qui lui serait dicté par la Déesse. Un autre jour, alors que je lui demande pourquoi, elle n’accepte que des biscuits, elle commente différemment le même comportement, et me répond : « Ce n’est pas moi qui mange, c’est Gogo ! »
198Questionner la vérité factuelle de cette croyance reviendrait à confondre cette vérité avec son rôle symbolique. Ce même jour, les fidèles du sanctuaire s’inclinent devant Parvati, comme si elle était la Déesse, elle qui saisit le trishul pour les guérir.
199Les prêtresses qui, comme Parvati, ont fondé un sanctuaire développent chacune une stratégie rituelle qui leur est propre, accentuant une technique particulière. Toutes ces possédées valorisent, cependant, les visions que leur prodigue la Déesse ainsi que les autres manifestations de la divinité, tels les miracles. Kali hante les rêves de ses dévotes, à tel point qu’on peut se demander si la dévotion n’est pas le seul mode autorisé pour parler de soi-même. A l’inverse les mauvaises dévotes qui n’obtiennent pas de visions de la Déesse ne parlent pas non plus de leurs rêves, craignant sans doute de provoquer l’irruption des bonga malveillants ou des démons (bhut). Seule, Lokhi, femme santal hindouisée, me paraît échapper à ce dilemme et être capable de parler des bonga, des déesses, mais aussi d’elle-même. Partageant la vie difficile de Gulab et de Parvati avec lesquelles elle a travaillé sur des chantiers, Lokhi a dû supporter les colères de son mari Ramon qui, on s’en souvient, s’irrite parfois de la dévotion qu’elle adresse à la déesse Manasa. Lokhi était la seule à manifester de l’intérêt pour mes observations. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qui la soutient dans la vie dure qu’elle mène, elle qui refuse de s’absorber dans la dévotion et qui, en même temps, voit d’un œil critique comment le culte des bonga est manipulé par des guru hindouisés qui prétendent le réformer afin de le rendre plus acceptable aux voisins hindous. L’épisode du vautour m’avait montré que si Lokhi avait oublié certains éléments de la culture tribale, elle n’était pas sortie « du regard des bonga ».
200Lokhi a suivi sans trop s’émouvoir certaines des errances de ses compagnes. Et pourtant, je sais bien qu’en cas de difficulté, elle éprouve de la vénération pour un certain Thakur, un Shiva de plâtre bleu qui médite dans son petit temple, situé non loin de la route qui mène à Srinikitan. C’est là qu’elle vient implorer Shiva quand son fils est malade. On a vu qu’elle n’hésite pas à consulter les ojha, mais il est vrai qu’elle se plaît à comparer leur diagnostic, sans jamais être vraiment ébranlée par leurs paroles. Respectant la dévotion et l’ascétisme de Parvati ou l’intelligence d’Ojha Gogo, Lokhi me fait comprendre qu’elle n’est pas de leur monde. Elle préfère travailler sur des chantiers, cuisiner pour des étudiants, s’occuper de ses enfants, et s’intéresser aux activités du parti communiste ou du Jharkhand, le mouvement tribal auquel elle adhère.
201Je me suis souvent demandée qui était vraiment Lokhi. N’était-elle pas celle que je connaissais le plus et grâce à laquelle je pouvais approfondir mes enquêtes, n’hésitant pas à me fier à son intuition à propos des gens que nous rencontrions ensemble ?
202Un jour que nous rendions visite à une femme musulmane possédée par un djinn, et dont les paroles étaient reconnues prophétiques, Lokhi m’étonna encore un peu plus.
203Arrivées chez la médium, nous dûmes énoncer le but de notre visite. Notre hôtesse se tenait cachée derrière un mur, car elle avait coutume de ne pas se montrer aux visiteurs qui pouvaient inclure des hommes. Elle questionna Lokhi sur le but de sa visite. Cette dernière répondit qu’elle s’inquiétait pour la santé de son frère, parti travailler dans un autre district. Devait-elle ou non se faire du souci ?
204La médium demanda à ma compagne de lui raconter un rêve et voici ce que lui répondit Lokhi : « J’ai rêvé et j’ai compris qu’il s’agissait d’un rêve car il y avait là une femme qui marchait vers un étang. Voulait-elle pêcher des poissons ? Non, elle rencontra un homme, plutôt bien habillé, comme les Diku (les Bengali), qui, lui aussi, rêvait. D’où cette femme était-elle sortie ? Dans un coin, près d’un bosquet d’arbres sal, elle avait coupé du bois en petits morceaux, il en fallait pour tout le monde. Elle trouva douze roupies sous un fagot et elle en fut très contente. En me réveillant, je me dis qu’il fallait avoir confiance en ce rêve, que j’irais voir mon frère, que je n’aurais pas peur de décider d’y aller, même s’il allait bien. »
205La médium musulmane nous invita à passer derrière le mur et elle nous offrit du thé. Puis elle nous montra son « musée »... Ainsi, nommait-elle une maisonnette à l’intérieur de laquelle elle avait disposé en rangs d’oignons les cadeaux, qu’elle avait reçus de ses visiteurs, en signe de reconnaissance : des ornements de carton peint, des seaux en plastique, des statues colorées des dieux les plus divers, des fleurs défraîchies, des images trouvées dans des bazars, du riz, de la farine, des fruits secs.
206Le mari de la médium, un musulman aux cheveux argentés, fumait tranquillement, assis devant le « musée ». Il nous salua en nous souhaitant la bienvenue. Lorsque nous repartîmes, je demandai à Lokhi ce qu’elle pensait et de son rêve et de notre visite. Voici ce qu’elle me répondit : « Comment savoir si la fatigue s’apaise quand on rêve ? Le rêve est plein comme une lune. On se souvient d’avoir rêvé des gens qui sont morts. Celui qui rêve ne meurt pas, puisqu’il entend ceux qui sont morts. Qu’on aille n’importe où quand on rêve, on change de forme. De cette façon, on peut changer de vie : on rêve qu’on fait l’amour avec un homme ou un bonga. On dit aussi, ajouta-t-elle en riant, que si on ne travaille pas, les ancêtres vous harcèlent. C’est souvent pour cela que les morts reviennent. »
207Lokhi avait, certainement, reconnu la femme qui coupait du bois dans son rêve et qui avait décrété que l’homme rencontré en chemin, rêvait aussi. Une façon de me dire, que contrairement aux autres femmes, elle n’allait pas s’imaginer qu’il s’agissait d’un bonga ou d’un dieu. D’ailleurs, ne m’avait-elle pas dit, elle-même, que les hommes et les bonga se ressemblaient beaucoup ? Non, il lui importait davantage de couper du bois pour tout le monde et d’être attentive aux avertissements des morts. Le rêve est plein comme une lune, dit Lokhi, ce qui peut signifier que le rêve est réel.
208Pour Lokhi, le message était clair : elle trouverait de l’argent et irait voir son frère. Elle avait décidé d’y aller sans avoir besoin de supposer qu’il était malade ; elle était vaguement inquiète, mais elle avait décidé de suivre son intuition.
209On ne meurt pas quand on rêve, cette déclaration s’inscrivait en opposition totale aux affirmations des dévots qui se jettent aux pieds des statues de Kali ou de Shiva et meurent, attendant de renaître après le rêve sur l’injonction des dieux.
210Lokhi me rappelait aussi que, pour les Santal, on change de vie dans les songes lorsque le roa, souffle du ventre, quitte le corps du dormeur et se pose sur une plante, un objet ou un individu. En rêvant, on devient un autre, dit encore Lokhi. Ainsi, le rêve lui permettait-il d’imaginer la diversité de l’existence, reflétée par le caractère versatile du roa.
211Mais encore fallait-il ne pas se laisser piéger par l’apparence. D’autres que moi, me dit Lokhi, auraient été trouver un ojha.
Epilogue
212Les femmes que nous avons suivies, semblent se dédoubler deux à deux, comme si les figures féminines de la dévotion et de l’ascèse pouvaient varier presque à l’infini. Si Parvati représente l’exemple le plus achevé d’identification à la Déesse, elle s’oppose tout à fait à Ojha Gogo qui, elle, fait preuve d’un savoir très pragmatique. De la même façon, on pourrait opposer le versant tantrique, représenté par Asula Devi qui opère un miracle sans le vouloir, à Gauri ou encore à Manick qui s’évertuent à trouver de nouvelles techniques rituelles. Ce dédoublement des figures religieuses féminines ne renvoie-t-il pas aux expressions de la Déesse elle-même dans ses diverses manifestations ?
213Pourtant, la seule chose que toutes ces femmes ont en commun, c’est la possession, qu’on ne saurait confondre avec la dévotion. Certainement, les mauvaises dévotes sont celles qui s’enferment dans les transes et, sans doute, restent terrifiées par l’image redoutable de la Déesse, ne parvenant pas à traverser cette apparence.
214Mais parle-t-on, seulement, de l’image visuelle de la Déesse ou des paroles qu’elle adresse à celles venues la supplier ? Il semble que ces deux dimensions se combinent pour envelopper la dévote. On a vu le rôle clé que la statue de la Déesse jouait dans la transmission des pouvoirs féminins, où aucun savoir ne se donne mais où tout se joue dans un corps à corps entre la statue de la Déesse, le corps de la prêtresse et celui de la disciple. Souvent, à regarder Parvati plonger aux pieds de la statue comme une noyée cherchant quelque point d’amarre, j’ai pensé que la statue était bien la pierre angulaire de ce monde intérieur des visions. Souvenons nous de Dasi Kamar qui coupe son joto, avant le mariage de sa fille, pour ne pas s’attirer les railleries des alliés ! Quelque temps après, la tête de la statue du sanctuaire de Dasi est tombée. A vouloir rester mère, Dasi perd un peu de son pouvoir, même si elle se refuse à voir un signe de la Déesse dans la tête tombée de la statue. Il est vrai que, contrairement à ce qui s’est produit pour Parvati, personne n’est là pour crier au miracle.
215Dans le cas d’Asula, c’est le bras de la statue qui a bougé, et les visiteurs qui se pressent chez elle, émus par la mort injuste de son neveu, sont décidés, eux aussi, à chercher des signes de la colère des dieux. Le rapport de la prêtresse à la statue n’est pas de simple analogie. Parce que la statue et surtout l’image de la Déesse ordonnent les visions, elles déterminent pratiquement une autre image du corps chez les femmes possédées. Tandis que le disciple ojha perçoit son corps comme étant démembré par son guru au cours de l’initiation, la candidate à la dévotion essaie de modeler son vécu corporel, par rapport aux exigences des visions, lesquelles entraînent une perte du corps : jeûne, arrêt des règles. En d’autres termes, la contemplation de l’image de la Déesse, sous une forme ou une autre, semble bouleverser la perception habituelle de la disciple et l’orienter vers la méditation.
216Un jour, j’assistais avec Lokhi et Parvati à une puja célébrée pour Kali dans un quartier de Bolpur, habité par des Hazra, caste dont les membres nettoient les égouts de la petite ville. Nous étions arrivées en retard et déjà les têtes des chèvres sacrifiées, dégoulinantes de sang, s’entassaient devant une Kali étonnamment humaine. Elle avait la taille d’une femme et riait d’un sourire sans dents. Ses cheveux effilochés flottaient sur ses épaules nues. Son corps était drapé dans un sari usé et ses yeux surtout me fascinaient. « Ils ont vraiment réussi ses yeux », murmurai-je à mes compagnes... La ressemblance était si parfaite que je me surpris à compter les rides de cette Kali dont je ne pouvais me détacher. Les musiciens faisaient un vacarme assourdissant et j’avais du mal à parler à mes voisines. Je me demandai, de plus en plus, qui avait façonné cette Kali, à laquelle s’accrochaient tous les regards. Lorsque la puja fut terminée, la statue se mit à bouger et la vieille femme grimée, qui représentait la Déesse, vint vers moi, pour me donner des offrandes mais aussi, peut-être, pour amuser l’assistance.
217Cette femme me regardait et je compris, qu’elle avait joué Kali et que je l’avais prise pour la Déesse. Je pressais Lokhi de questions : apparemment, j’avais été la plus naïve, néanmoins une remarque de Parvati me rassura : « Cette femme était une renonçante venue de Tarapith, elle avait accepté de figurer la Déesse pour les intouchables qui n’avaient pas eu assez d’argent pour commander une nouvelle statue. » Et comme je disais à Parvati que je ne comprenais pas pourquoi je m’étais laissée prendre à cette apparence de Kali, elle me répondit : « C’est comme cela que les disciples apprennent. » Ma crédulité m’enseignait que l’image de la Déesse pouvait fonctionner comme une figure d’apprentissage.
218M’étant laissée prendre à l’apparence de la Déesse, je me sentais engagée dans un processus irréversible, auquel seul mon doute avait pu mettre fin. Car tout le temps où j’avais hésité à reconnaître une femme dans la statue j’avais plongé dans une autre réalité qui, toutes proportions gardées, me donnait une vague intuition de cette mobilisation psychologique qu’exige la dévotion.
219Mais revenons à Lokhi et à ses compagnes. Lokhi se préoccupe de la Déesse un peu moins que les autres. Elle représente le point de vue le plus laïc et ressemble à Urmilla. Comme cette dernière, Lokhi fait parfois des fugues mais elle est loin de sombrer dans la violence d’Urmilla. Ou plutôt, Lokhi a toujours des projets collectifs : un jour elle veut ouvrir un atelier de couture pour les femmes, un autre, elle prend une carte du parti communiste et décide d’inciter les autres femmes santal à demander davantage de pauses sur les chantiers.
220Lorsque Lokhi veut invoquer la protection d’une Déesse, elle choisit plutôt Manasa, dont la nature impétueuse lui convient mais il est clair qu’elle refuse de se consumer dans l’ascèse ou la dévotion. Lokhi prétend souvent qu’elle ne peut pas prier la Déesse, sans que son mari Ramon l’accable de sarcasmes. Cette attitude, loin de l’effrayer, la fait rire alors que les mauvaises dévotes, comme Jobra, sont terrorisées lorsque leur compagnon brise le pot représentant la déesse Manasa.
221Cette remarque vise à rappeler le rôle important de témoin, voire d’imprésario, que jouent les compagnons des femmes en quête de pouvoirs religieux. L’attitude ambivalente de Cand vis-à-vis de Parvati est déterminante : il est celui qui voit le joto remuer, celui qui orchestre les transes.
222Les femmes qui deviennent ojha sont soit veuves, soit mariées, comme Ojha Gogo, à un thérapeute médiocre. Dès lors la femme, dont la vocation ne s’affirme qu’à un âge relativement avancé, peut le supplanter. Ojha Gogo y parvient seulement parce qu’elle a renoncé à la féminité.
223En revanche, Manick, qui devient ojha aux côtés de son mari tombe malade lorsque, transgressant l’ordre des générations, elle allaite son petit-fds et continue à remplir un rôle féminin. C’est bien parce que le rôle d’épouse, et surtout de mère, est inconciliable avec la vocation des prêtresses, que celles-ci deviennent des renonçantes malgré elles. Cette perte de la féminité semble d’autant plus surprenante que la féminité est aussi le langage obligé de la sainteté masculine. Ou plutôt, c’est le désir féminin de la fiancée pour l’époux qui sert de métaphore à la quête mystique.
224Renonçantes malgré elles, les dévotes doivent éviter de s’adonner à une ascèse trop rigoureuse, ou encore, elles doivent apprendre à résister à l’appel de la Déesse, aussi impérieux soit-il. Celles qui y réussissent le mieux sont celles qui sont soutenues par leur compagnon, à condition que ce dernier leur reste subordonné. Il s’agit d’un équilibre délicat, où les couples formés par Parvati et Cand, Kisan et Manick, par exemple, évoquent Shiva et Parvati, le dieu et sa compagne. En effet, quand Shiva est faible, la Déesse le domine, c’est là une représentation bien connue de l’hindouisme que certaines de nos prêtresses semblent avoir intériorisée. Mais ce n’est pas si facile, et les données du jeu peuvent se renverser à tout moment : ainsi, lorsque Manick tombe malade, Kisan reprend peu à peu le dessus et s’impose finalement comme ojha en s’inventant une épouse divine.
225Sur un plan plus général, la dévote doit introduire une certaine mesure dans sa dévotion, pour ne pas se laisser gagner par la folie. Parvati nous donne l’exemple le plus achevé de cette mesure, lorsqu’elle décide de n’ouvrir le sanctuaire que deux fois par semaine et de mettre des limites au désir de Cand qui voudrait, comme la Déesse, exiger toujours plus d’elle.
226Lorsqu’un an après la fondation du sanctuaire, je retourne lui rendre visite, elle m’annonce que depuis quelque temps, elle cuisine le matin pour les employés d’une banque. Lorsque je marque mon étonnement et lui demande si elle a encore le temps de penser à la Déesse, elle me fait comprendre que cette décision est temporaire et qu’elle correspond, chez elle, au désir passager de résister aux demandes de Kali et d’établir une pause dans sa vie et dans sa dévotion : c’est en réintroduisant ces phases cycliques que Parvati parvient à préserver l’intensité de sa vocation religieuse et son indépendance d’esprit.
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