Chapitre V. Parcours de croyance
p. 213-252
Texte intégral
LES MISSIONNAIRES ET LA QUESTION DU CROIRE
1Peut-on établir un lien entre l’inflation du discours religieux que connaissent les Santal aujourd’hui, et l’acculturation qu’ils ont subie depuis le dix-neuvième siècle ?
2On assiste, durant la période coloniale, à l’apparition de l’écrit et à la naissance d’un nouveau type de récit, qui marquent tous deux l’influence des missions protestantes.
3Pour répondre aux sollicitations du missionnaire norvégien L. Skrefsrud1 les premiers instituteurs santal, formés à l’école des luthériens, se font ethnographes dans le but de recueillir une description, aussi exhaustive que possible, des coutumes tribales. Ils recueillent les traditions, décrivent les rites, dressent l’inventaire des symboles et de tout ce qui leur permet d’affirmer que le culte de bonga est bien une « vraie religion », sari dhorom, face à l’hindouisme de leurs voisins ou au christianisme que veulent leur imposer les missionnaires.
4L’interprétation que les intéressés fournissent des bouleversements subis est, parfois, masquée par l’influence des prêtres-devins. Après la rébellion santal2, ces derniers déplorent la perte des traditions et cherchent à assurer une reprise idéologique du culte des divinités tribales, plus proche du panthéon hindou, où Shiva aurait la première place.
5Cette influence grandissante du pouvoir des ojha, auxquels les Santal d’aujourd’hui s’efforcent de résister, les rend conscients qu’il existe peut-être, à l’intérieur de la société tribale, des individus plus ou moins prêts à souscrire à l’influence hindoue.
6Conscients de ces degrés d’hindouisation différents que manifestent les voix de leurs informateurs, nos ethnographes indigènes posent la question de la croyance. Question qui, d’ailleurs, a été induite, de façon insidieuse, par les luthériens. Ne faut-il pas croire en Dieu pour recevoir le baptême ?
7Pour désigner l’acte de croire en général, les Santal utilisent le terme hindi patiau, proche du sens du mot « foi ». Ce terme peut s’appliquer aux divinités tribales qui tiennent les humains « sous leur regard », voire sous leur emprise. Autrement dit, si les Santal révèrent les divinités du mythe de création, ils doivent aussi accepter l’existence des autres bonga, souvent velléitaires. Ceux qui se sentent poursuivis par la colère des divinités et cherchent à leur échapper n’ont qu’une solution, devenir chrétien, « s’éveiller » (jagna).
8L’éveil3 désigne la prise de conscience chrétienne dans les écrits religieux des missionnaires, un terme que les Santal reprennent pour refuser l’influence protestante4 lorsqu’ils accusent les missionnaires de ne pouvoir prouver l’existence du Christ et, surtout, de ne pouvoir leur faire voir sa « forme », rup, utilisant le concept hindou qui désigne la manifestation d’une divinité.
9Poser la question du croire revient à s’interroger sur la relation qu’il organise entre le particulier et l’universel ; le « je », le « nous » des narrateurs santal se départagent ici des « autres », les missionnaires ou les hindous.
10Les personnages féminins que nous avons suivis, dans ce livre, sont porteurs de signes. Leur émergence, en marge de la prêtrise traditionnelle et contre la coutume et la place qu’elle réserve aux femmes, exprime avec acuité une demande de sens. A un niveau plus global, on peut comparer la prolifération des sanctuaires villageois que nous avons décrits aux mythes apparus à l’époque coloniale. Le discours qu’on tient dans les sanctuaires, tout comme les mythes, s’interrogent sur la place que l’individu occupe dans sa propre société et sur les rapports qu’il établit avec les dominants.
11Le travail colonial, avec les bouleversements qu’il a suscités, a – du même coup – déplacé le sens des droits et des devoirs du groupe à l’encontre de l’individu, cette création commune des planteurs et des missionnaires. En effet, dès 1832, des femmes seules vont travailler dans les mines et les plantations et recomposent des familles avec des hommes appartenant soit aux castes, soit à d’autres tribus (D. Engels 1993, p. 225)5.
12Non seulement, les Santal ont du mal à s’ajuster à cette forme de pensée et à se désolidariser du groupe agnatique, mais ils ont encore plus de difficultés à imaginer un nouveau parcours après la mort puisque, traditionnellement, le défunt devient d’abord un ancêtre, avant de se transformer en bonga.
13Les mythes produits à la période coloniale décrivent une certaine angoisse vis-à-vis du séjour chrétien des morts comparé à un camp de travail surveillé par de féroces gardiens, image des chantiers où les Santal sont employés par les Britanniques et leurs intermédiaires hindous.
14Cette demande de sens, provoquée par l’imposition d’un modèle étranger, « le travailleur », produit des réinterprétations symboliques. Ainsi, dans un mythe les Santal, occupés à construire un pont, sont témoins d’un sacrifice humain organisé à la demande du saheb anglais, lequel déclare qu’il ne peut y avoir de véritable chantier sans qu’il soit nécessaire d’y sacrifier des travailleurs6. Cette image est, ici, prise au sens littéral : les sbires du saheb se saisissent de quelques Santal et leur tranchent la gorge avant de les ensevelir dans les fondations du pont. Le saheb agit comme les hindous qui n’entreprennent jamais de grands ouvrages sans immoler de victimes humaines à la déesse Kali. Mais, dans une version hindoue du même récit, la victime humaine ne serait jamais prise parmi les travailleurs, mais serait plutôt achetée ou enlevée parmi les basses castes.
15Percevant les visées des colons à travers les croyances qu’on veut leur imposer, les Santal ne peuvent plus se fier, comme avant, à la toute-puissance des divinités tribales qui se sont révélées incapables de les protéger contre les « étrangers », et leurs dieux.
16Le monde n’est plus « parlé » par les divinités tribales, car les dieux des étrangers se sont introduits dans l’univers quotidien, provoquant maladies et discordes. Et les déesses hindoues Manasa, Sitala, responsables des maladies dans l’univers des castes, ont pénétré en pays santal, provoquant des épidémies.
17Dans le monde tribal, l’autorité des chefs faiblit et l’harmonie qui caractérisait l’âge des ancêtres est troublée par les voix confuses des ennemis de l’intérieur, les sorcières. Et, bientôt, les convertis au christianisme deviennent les boucs émissaires de toutes les catastrophes. On les appelle « petits étrangers »7, car ils s’opposent aux chrétiens et aux hindous qui, eux, sont les maran diku, « les grands étrangers ».
18En outre, la présence, de plus en plus centrale, du dieu hindou Shiva dans le panthéon tribal induit un processus d’individuation qui va, également, se manifester dans la dévotion que l’on adresse à la déesse Kali. Les dévots de la Déesse, et d’une manière générale les Santal les plus hindouisés, forment des sectes réformatrices, inspirées par le souci de s’adonner à certaines pratiques hindoues, tel le végétarianisme et dont les vues militantes s’expriment à travers le symbolisme d’un royaume perdu. C’est ainsi que plusieurs chefs kherwar tenteront, en vain, de se faire « sacrer rois » par l’ensemble des Santal, s’appuyant sur le culte de la déesse Kali8.
19Sans avoir de liens directs avec les Kherwar, ennemis des missionnaires et de leurs adeptes, les ethnographes santal, formés par les chrétiens, énoncent le croire dans des récits, passant de l’universel – faut-il croire aux dieux des autres – à l’individuel : il y en a qui croient que... Les narrateurs de ces récits semblent avoir oublié l’ancienne formule qui ponctuait les rites : « nous enfants des hommes, nés enfants des bonga », qui reflétait toujours l’unité du groupe.
20Si le sujet de l’’énonciation varie, c’est que l’identité devient plurielle. En effet, l’individualisation, conséquence du déplacement des populations vers les chantiers coloniaux, implique une perte des repères symboliques que représentaient l’organisation de la société tribale en groupes locaux de filiation, célébrant les mêmes cultes de sous-clans.
21Dès lors, les ancêtres cessent d’être la seule référence, et les récits mettent en scène un groupe divisé : certains se préoccupent des dieux hindous, d’autres se déclarent chrétiens.
22Un récit du début du siècle, intitulé « La croyance des Santal envers les divinités »9, nous servira de point de départ. D’emblée, le narrateur affirme : « les Santal et les hindous croient aux bonga » même si, les Hindous, en général, ne connaissent guère les divinités tribales, ce renversement témoigne d’un désir de reconnaissance qui motive la démarche des Santal, vis-à-vis des missionnaires. Le narrateur nous décrit un état antérieur de la société santal, époque à laquelle les Santal auraient trouvé les bonga, l’implication sous-jacente étant : « On croit à ce qu’on trouve ou à ce qu’on voit. » Mais, peu à peu, la croyance prend la forme d’une doxa. « Ainsi, les Santal font confiance et rendent un culte aux bonga. » Cette croyance devient une « parole » qui se transmet de père en fils.
23Une fois l’existence des divinités posée, le narrateur justifie les rites par les effets bénéfiques qu’ils produisent sur l’ensemble de la société : « Les bonga existent puisque les bienfaits qui résultent des rites, accomplis en leur nom, vont à tous. » Il s’agit ici des divinités bienveillantes du mythe de création, en l’honneur desquelles on célèbre les rites agraires. Une fois le calendrier rituel mis en place, la croyance aux bonga n’est plus à démontrer.
24La seconde partie du récit nous présente, cette fois, une situation d’infortune : un ojha se demande de quoi souffre son patient. S’évertuant à mettre en cause, sans y parvenir, les divinités responsables des maux il finit par recommander au malade de consulter un de ses confrères. Le second thérapeute partage plus ou moins l’avis du premier mais, poursuivant ses recherches, il localise, au cours d’une séance de divination, les divinités claniques de son patient. Cette consultation se termine par la promesse d’un sacrifice que le ojha, possédé, adresse à la divinité. Et le narrateur ajoute : « Lorsque les bonga se manifestent par le corps et la bouche des possédés, les gens y croient beaucoup. C’est là le travail envers les bonga et, c’est ainsi que les hommes arrivent à leur faire confiance (patiau kana). »
25Le dernier volet de ce récit nous conte une anecdote : une famille a perdu un veau et a interrogé en vain les ancêtres. Finalement, le ojha consulté invoque sa divinité tutélaire et comprend, grâce à elle, qu’une aïeule défunte est responsable de la disparition du veau. Il verse donc une libation de bière de riz au nom de la grand-mère et, aussitôt, l’animal réapparaît.
26Le récit confère ici au sacrifice, conçu sur le modèle de l’échange, son efficacité et le récit affirme – une fois de plus – la vérité de l’objet de croyance : « Nous avions cherché ce veau partout et nous ne pouvions le trouver et maintenant, nous l’avons trouvé grâce à la vérité du bonga. »
27La croyance est envisagée comme un processus : c’est d’abord une expérience que l’on partage avec le médium au moment de la possession, avant qu’elle soit intériorisée. La croyance est assujettie au questionnement divinatoire, tandis que la possession représente l’instance par laquelle on subordonne la réalité de l’objet à sa preuve.
Croyance et émotion
28L’analyse de quelques situations conflictuelles, parce qu’elles mettent fortement en jeu l’étiologie de l’infortune, va nous montrer comment les protagonistes appréhendent ce type de situation, quand l’interprétation des prêtres-devins n’impose pas nécessairement la solution attendue.
29Pour les Santal, la croyance est une émotion, comparable à dukh, la « tristesse », ou à raskau, la « joie ».
30Dans le même ordre d’idées, certains termes empruntés au hindi, peuvent – si on leur adjoint des suffixes différents – connoter divers états d’esprit. Par exemple, si on ajoute au terme mon, « l’esprit », le réflexif jon, on obtient mone jon, « souhait, détermination ». La langue opère parfois une certaine confusion entre des opérations cognitives voisines ; la racine verbale anjom, par exemple, signifie, à la fois, « entendre » et « comprendre ». De même, des verbes dénotant des opérations intellectuelles font référence à des états affectifs : ainsi le terme jorok « se chauffer à un feu », signifie « être d’accord » et s’emploie, métaphoriquement, pour « mourir »10. Si le vocabulaire santal connotant des opérations cognitives est limité, cela ne signifie nullement, à mon avis, comme l’écrit C.R. Hallpike (1979) que les sociétés, dites primitives, souffrent d’un manque de représentation de l’expérience privée. Chez les Santal, c’est plutôt le discours se rapportant au vécu qui est, parfois, jugé dangereux, car il est susceptible d’attirer le mauvais œil sur les personnes.
31Il serait erroné de penser que l’expérience individuelle soit nécessairement exprimée au niveau du langage. D’autres formes de discours, tel que celui de formes symboliques codées peuvent, nous l’avons vu, happer la représentation individuelle. Ainsi, pour nos prêtresses, les symboles religieux, les visions constituent une manière autorisée de parler de soi. C’est dans cette perspective que je me propose d’explorer ici la manière dont les Santal usent des croyances, voire les manipulent, puisque croire, c’est aussi faire croire...
32A première vue, les Santal paraissent aborder leurs croyances de deux manières tout à fait opposées : soit ils les rationalisent grâce à la divination, soit ils cèdent à leurs émotions les plus irrationnelles.
33La divination suppose une certaine rationalité, puisqu’elle s’interroge sur les signes des événements et non sur les événements eux-mêmes, enfermant l’univers des possibles dans un cadre restreint. Comme l’écrit J.P. Vernant (1974, p. 18) : « Le consultant n’attend pas de l’oracle qu’il lui précise un avenir déjà inexorablement fixé mais qu’il lui indique ce qu’il doit faire pour que les choses tournent à son avantage et que se réalisent les conditions les plus favorables. »
34Toutefois, si tout un chacun a recours à la divination, certains y croient plus que d’autres et n’hésitent pas à consulter plusieurs ojha, jusqu’à ce qu’ils obtiennent un énoncé divinatoire qui semble répondre à leur attente. Ainsi, les raisons alléguées par mes informateurs pour préfèrer tel prêtre-devin à tel autre sont tout à fait subjectives. Lokhi me dit, par exemple, qu’elle peut parler au ojha de Phuldanga « parce qu’il comprend les problèmes des gens », mais elle craint d’approcher d’autres prêtres-devins, plus inspirés, qu’on soupçonne d’avoir une épouse dans l’autre monde, redoutant qu’ils aient trop de « pouvoir » (dare).
35Et, pourtant, dans les cas les plus graves, on s’adresse aux thérapeutes auxquels on prête des pouvoirs thaumaturgiques. Revenant de chez le ojha de Molia avec Lokhi et Gulab, je m’aperçois qu’elles discutent avec âpreté, prêtant à notre hôte des facultés que les Santal attribuent, généralement, aux yogi, telle celle de voler dans les airs. Mes compagnes m’avouent – avec un sourire enjoué – qu’elles sont sûres que cet ojha n’utilise ses dons qu’à bon escient et qu’il ne peut tromper ses clientes, ce que font certains de ses confrères du voisinage, tenus pour sorciers par l’opinion villageoise.
36J’insiste et leur demande ce qui, en fin de compte, motive leur préférence. Mes amies se contentent de conclure : « On se sent bien avec lui », réponse que pourrait formuler un informateur occidental en m ‘expliquant, par exemple, pourquoi il a choisi tel praticien comme médecin de famille...
37Il existe à l’intérieur d’une même société des degrés de croyance, qui recoupent des clivages sociaux. Par exemple, en public, les hommes affirmeront que les sorcières existent mais les femmes, en privé, soutiendront que les hommes ont inventé les sorcières pour les piéger. La sorcellerie est devenue pour les hommes une forme de discours autorisé contre les femmes : y faire allusion suffit à rétablir l’autorité masculine, sans que les femmes ne s’y opposent réellement.
38Dans la plupart des affaires de sorcellerie, on cherche à accumuler des preuves, que les ojha exhument ensuite au cours de l’exorcisme, bonga enterrés, objets maléfiques en forme de flèches retrouvés sous la couche des victimes, ou dans la cendre du foyer de leur maison.
39Ayant interrogé, plusieurs années après leur sortie de prison, les protagonistes d’une affaire de sorcellerie qui s’était terminée par le meurtre de la sorcière présumée, je compris que mes informateurs essayaient de justifier leurs actes par le recours à un argument cenrral : l’apprentissage du rejet.
40Le neveu de la sorcière avait prêté serment devant le conseil du village en affirmant qu’il tenait sa tante pour coupable. Puis il me raconta comment il avait cessé de s’adresser à cette parente qu’on pensait responsable de la longue maladie d’un de ses frères : « On ne lui parlait plus et, peu à peu, on l’a fait sortir de notre regard. » Et, évidemment, cette exclusion impliquait, également, un abandon de toute forme d’entraide économique.
41Lorsque le jeune frère de mon informateur mourut au bout de quelques mois, son père décida de faire accuser sa sœur avec laquelle il était déjà en très mauvais termes. Un autre décès accidentel, survenant pourtant dans une famille qui n’avait pas de lien de parenté avec la première, suscita la vindicte publique. On finit par lapider la sorcière, qui succomba de ses blessures à l’hôpital.
42Modelant cet apprentissage du rejet sur la conduite de ses aînés, les paroles de mon informateur semblaient vérifier un proverbe santal qui dit : « Sont sorcières celles qui n’ont pu trouver de place dans les yeux des autres. » En santal, cette absence de reconnaissance s’applique, avant tout, à quelqu’un qui a perdu les terres qu’il possédait, elle désigne aussi la perte accidentelle du pouvoir de procréation.
43Si, comme l’écrit Michel de Certeau (1982), le nœud de toute croyance est dans « un au-delà du sens », il n’en reste pas moins que des exigences de rationalité peuvent se manifester dans le sentiment religieux.
44Dans nos sociétés modernes, la mystique qui affirme la possibilité de dépasser les limites que la science classique assigne à la condition et à l’activité humaines prend ces mêmes limites comme mesure du réel.
45A l’intérieur d’une même société, la croyance peut évoluer entre le rationnel et le désir de surpasser les limites que celui-ci impose aux cadres de pensée. Ainsi, Ch. Sinclair (1993, p. 172) nous montre comment s’est développée depuis 1950 en Angleterre une école des apologistes évangélistes, qui essaient de démontrer que la croyance chrétienne est juste « rationnelle, fondée sur des données historiques et une évidence objective. »
46Ce souci d’établir les preuves de la croyance répond au besoin d’intégrer les données de l’observation, prises dans les champs les plus divers, à l’intelligence d’un monde perçu en termes de causes, celles-ci renvoyant à des phénomènes surnaturels. Parce que le souci de l’observation reste une des préoccupations majeures dans la recherche des « causes », on a souvent comparé science et croyance.
47Sans ouvrir à nouveau ce débat, bien connu en anthropologie11, on peut dire avec R. Horton (1973) que les sociétés dites primitives s’efforcent de modeler leurs exigences de rationalité, sans contredire les autorités religieuses. Evans-Pritchard (1937), on le sait, a montré que les Azande agissaient de façon expérimentale dans les limites de leurs propres croyances : sans négliger d’observer des liens de cause à effet entre la venue des pluies et la maturation des graines, ils ne se préoccupent pas, autant, de propitier les divinités dont dépendent l’abondance des récoltes. Ils procèdent par induction en associant des phénomènes naturels survenant simultanément.
48Les Santal, eux, imputent la responsabilité des maladies aux bonga mais considèrent que les rhumatismes sont simplement provoqués par le vent, sans qu’on mette en cause, ici, aucune divinité précise. On peut, certes, reconnaître dans cette étiologie une réminiscence de la médecine ayurvédique. Les rhumatismes résultent d’un refroidissement du corps et, contrairement aux fractures, ne sont pas provoquées par le bonga de la tempête.
49Quelques événements fâcheux sont classés comme accidentels, mais ils sont peu nombreux et concernent surtout les blessures qu’on s’inflige soi-même en travaillant.
50Certains types d’anomalies rencontrées dans l’ordre naturel, une formation végétale parasitaire, une nuit sans étoiles, peuvent surprendre, sans pour autant prêter à l’élaboration symbolique.
51A l’inverse, les anomalies évoquant des actes impossibles, marcher sur le feu, voler, s’inscrivent dans la quête des pouvoirs et – à ce titre – n’étonnent personne.
DES CROYANCES IMPLICITES
52Les Azande ne se posent pas la question de savoir si tel homme est un sorcier mais, plutôt, de déceler si, à un moment précis, cet homme les ensorcelle. De la même façon, chez les Santal, la sorcellerie des femmes est latente et ne demande qu’à se manifester. Tout mari sait que sa conjointe peut l’empoisonner, c’est là une donnée de la relation dure qui existe entre les sexes. Vouloir accuser une épouse d’une telle malveillance, c’est donner libre cours à sa haine, qui semble naturelle entre alliés, puisque les femmes ne sont jamais totalement intégrées au lignage de leur mari et restent d’éternelles alliées.
53Néanmoins le discours sur la sorcellerie véhicule d’autres croyances, comme en témoigne ce rêve, rapporté par Lokhi.
Un dimanche sans lune, au milieu de la nuit, une sorcière chemine, se dirigeant vers un arbre. Cette sorcière dit à ceux qui passent : « Viens te promener, ne pense pas. Si un homme s’aventure jusque sous l’arbre, la sorcière le mord après avoir elle-même machonné la racine et l’écorce muni12. » Et, ainsi, elle le mord de toutes ses dents.
54Ici Lokhi interrompt son récit et me précise l’usage de la plante en question : « On dit qu’il ne faut pas cacher cette racine entre les poutres et le toit : si un voleur entrait dans la maison, il n’hésiterait pas à s’en emparer. » En effet, il vaut mieux que cette racine reste dehors, car si quelqu’un la cachait à l’intérieur d’une maison, elle provoquerait la mort des occupants.
55Cela n’a rien d’étonnant, lorsqu’on se souvient que c’est justement entre la poutre et le toit que le deuilleur principal dépose les os du défunt pour qu’ils reposent, avant de les immerger plus tard dans la rivière. Et Lokhi continue de me raconter son rêve...
Je m’approchai de l’arbre, sachant que la sorcière ne me mordrait pas, moi une femme. Mais elle me demanda de prendre sa place, et je ne croyais pas que c’était possible. Mais peut-être l’ai-je fait, et peut-être est-ce moi qui mord les hommes qui passent sous cet arbre ?
56Elle arrêta soudain ses confidences en ajoutant que les sorcières font toujours aux hommes ce que les femmes voudraient leur faire, du moins en rêve. Evidemment, la remarque de ma compagne me fit penser que les femmes, avec sagesse, attribuaient leurs propres désirs aux sorcières. Ce rêve laissait Lokhi songeuse. Et si les ojha avaient raison, me demanda-t-elle, si nous ne nous souvenions pas des actes que nous commettons la nuit ?
57Les femmes acceptent donc d’être confrontées à cette amnésie qui les rend si proches des bonga. La croyance implicite qui permet l’accusation de sorcellerie étant que les membres du sexe féminin changent de nature la nuit, ne laissant sur leur couche qu’une forme, rup.
58Le mari qui a peur fabrique contre son épouse une preuve de sorcellerie, en lui dérobant un linge menstruel souillé, qu’il cache, puis trouve dans le grenier à riz.
59Ne pouvant toucher ou voir la substance qui permet à la sorcière d’être ce qu’elle est, il lui suffit, pour accuser sa femme, de manipuler un des signifiants de la féminité. La sorcellerie existe et, d’une certaine façon, toutes les croyances qui la sous-tendent n’ont pas toujours besoin d’être explicitées. Toutefois, lorsque autrefois le contre-sorcier13 giflait publiquement la sorcière, il ne visait qu’à démontrer l’existence de la sorcellerie.
60Dans les tribus munda, la sorcellerie n’est pas nécessairement matérialisée sous la forme d’une substance. On soupçonne toutefois les sorcières de fabriquer du poison, bisi, à partir de leur sang menstruel et d’amasser des détritus divers, où foisonnent des substances corporelles putréfiées.
L’étiologie des maux
61Pratiquer la divination permet de s’interroger sur les raisons de l’infortune, en usant d’une logique alternative. La technique de divination la plus répandue, au cours de laquelle le ojha lit les taches d’huile sur la feuille de sal, permet de s’interroger sur les causes irrationnelles des événements négatifs. Déchiffrant la configuration des gouttes, le devin énumère les noms des agents surnaturels responsables des troubles.
62Les autres procédés divinatoires tel celui qui consiste à planter les « rameaux du destin », karmas thili, sur les berges humides d’une rivière, possèdent une structure relativement simple. Dans ce type de divination, on se contente de formuler une alternative binaire dont les termes portent sur des phénomènes manifestes : ce site convient-il, ou non, pour établir un nouveau quartier – ou des souhaits d’abondance -, les récoltes à venir seront-elles bonnes ?
63La divination par les fleurs – qu’on dépose sur les différentes parties du corps de la Déesse – est différente car elle exprime une demande individuelle. Cette consultation divinatoire doit modifier l’état intérieur du patient. La Déesse ne se contente pas de répondre aux questions posées, elle révèle sa présence, faisant basculer sa dévote dans un autre niveau de réalité.
64Le système de divination par les fleurs14 met en œuvre une logique alternative : la position ouverte et fermée des fleurs correspond, chaque fois, à l’une des deux réponses possibles à la question posée. Néanmoins, on pense que l’inspiration de la médium peut modifier le contenu du message indiqué par les fleurs.
65Dans certains cas, la Déesse possède ceux qui la consultent et leur transmet, au cours des transes, le message recherché. Généralement, la Déesse préfère exprimer des généralités, focalisant l’attention du dévot sur sa personne.
66Lorsqu’une patiente de Parvati demande instamment si la Déesse peut confirmer ou non le retour de son mari qui l’a abandonnée, Parvati répond « Gogo est là », rendant triviale la question posée par sa cliente, à laquelle il incombe, maintenant, de comprendre ce qu’a voulu lui signifier la prêtresse. Dans toute société, « croire » désigne une relation entre celui qui croit et l’objet de sa croyance formulé sous la forme d’une proposition. Toutefois, énoncer une croyance revient aussi à questionner la validité de cette croyance, voire sa vérification possible sur le plan empirique.
67On peut se demander avec C.R. Hallpike (1979) jusqu’à quel point les « primitifs » admettent des degrés de probabilité différents15 des nôtres ? Dans la plupart des cas, lorsque la réponse de l’oracle n’est pas jugée satisfaisante, les gens élaborent des théories secondaires pour justifier pourquoi ils ne peuvent retenir la solution des premiers énoncés divinatoires. Ainsi, Ch. Nuckolls (1991 a) nous montre que, chez les Jalari de l’Andhra, lorsque le médium se heurte à des contradictions portant à la fois sur les causes manifestes et les causes « mystiques » de l’infortune, il propose à ses clients de prendre une décision jugée opératoire dans l’ordre social, tel un partage de terre entre des frères désunis, par exemple. De la même façon, les ojha ne manquent pas d’observer les conflits villageois et interviennent dans les histoires de famille, pour proposer des solutions temporaires souvent très concrètes. Tel mari alcoolique devra s’amender auprès de sa femme qui, elle, devra promettre devant les bonga de ne plus déserter la maison. Les décisions prises en commun avec l’aide du ojha tendent à dédramatiser le conflit et, surtout, à éviter que d’autres parents ne se mêlent de l’affaire. A l’inverse, si la situation dégénère, la rumeur villageoise laisse entendre qu’un des protagonistes a jeté le mauvais œil à son ennemi. Voyons toutefois comment les ojha extirpent le mal envoyé par les bonga ou les sorcières du corps des victimes.
68Un jour, je me rends chez le ojha de Phuldanga et là, je rencontre un jeune homme qui souffre de rhumatismes. Le prêtre-devin souffle sur son dos et pose une feuille de sal sur ses reins, il verse ensuite un peu d’huile sur la feuille tout en laissant tomber quelques gouttes sur le dos de son patient. Le ojha me dit, à voix basse, que le garçon a été possédé par quelqu’un de jaloux. Cela n’a rien d’étonnant car, ajoute-t-il, ne doit-il pas se marier bientôt ?
69Ne s’agit-il pas d’une juguni, un de ces esprits féminins, avides de jeunes gens ? Le ojha continue ses massages et le jeune homme commence à gémir, tandis que les autres visiteurs bavardent tranquillement. Soudain, le ojha s’adresse à Juguni – qui possède le jeune homme – et lui ordonne d’une voix de fausset de « cracher le feu », c’est-à-dire, de laisser tomber l’affaire. Juguni résiste quelque temps et la voix qui parodie celle de l’esprit malfaisant se fait de nouveau entendre...
70Soudain, le patient, secoué de soubresauts, grogne comme s’il avait reçu un coup de pied, tandis que le ojha extirpe, de son dos, un morceau de verre d’un blanc éclatant. Personne d’autre que Lokhi et moi-même ne semblent avoir rien remarqué. Lokhi m’entraîne précipitamment hors de chez le ojha. « Il vaut mieux éviter de regarder de tels morceaux de verre, me dit-elle en guise d’explication, ce sont des substances maléfiques, introduites dans le corps de la victime par des sorcières. »
71Je lui demande ce qui les distingue du verre ordinaire, et si elle ne croit pas que le ojha a pu les préparer à l’avance et les dissimuler dans les manches de son vêtement. Sans prendre la peine de me répondre, Lokhi suggère que nous allions boire un thé dans une échoppe voisine.
72Ne parvenant à tirer aucune autre explication de ma compagne, j’attends qu’elle prenne en charge la suite des événements. Lokhi, qui ne manque pas d’observer ma mine désemparée, finit par me demander à quoi je pense. Je lui avoue que je ne comprends guère pourquoi elle est convaincue de la véracité de la preuve produite par le ojha alors que, huit jours auparavant, nous avons assisté à un exorcisme au cours duquel un prêtre-devin a exhumé un bonga enterré sans être cru.
73Il s’agissait d’un conflit entre belles-sœurs, vivant sous le même toit, et le caillou maléfique aurait été enterré par l’aînée d’entre elles, qui jalousait la prospérité de la seconde, dont le mari avait obtenu un emploi de bureau à Bolpur.
74Lokhi, comme d’autres personnes de l’assistance, avait pensé que cet exorcisme était une mise en scène habile, tramée par la femme jalousée, qui avait payé un ojha pour chercher à démontrer, publiquement, la félonie de sa belle-sœur.
75Dans un tel cas, croire au bonga enterré revenait à accepter une future accusation de sorcellerie. Sagement, l’assistance s’y était refusée. Lokhi me fournit une explication qui éclairait la résolution villageoise : « Si l’ombre d’un ojha se laisse manger par l’argent, tout le monde va s’entre-tuer. » Autrement dit, on peut rejeter un ojha car il serait capable d’utiliser son art à des fins maléfiques. Cette fois, Lokhi ajoute avec un sourire : « Ce ojha est sincère, il croit sûrement avoir chassé le bonga du corps du jeune homme. »
76Nous décidons de retourner dans la cour de la maison du prêtre-devin, auquel nous apportons des bâtons d’encens pour qu’il les dépose au pied de l’autel de Manasa, sa déesse tutélaire.
77Les gens continuent de parler de tout et de rien, du prix des livres d’école, du salaire journalier de l’ouvrier agricole, et même du ojha de Sirsod qui est « malade » ces temps-ci : n’aurait-il pas fréquenté, lui aussi, un bonga féminin ?
78Le jeune homme, soulagé, ne fait aucun commentaire ; il paye le ojha et s’en va. Ni l’apparition « surprenante » du morceau de verre, ni les transes qui l’ont précédée n’ont empêché les visiteurs de se préoccuper de leurs soucis quotidiens. Il serait malséant de faire publiquement des commentaires sur les réactions du jeune homme, de crainte de compromettre sa guérison.
79Nous prenons congé, lorsque la conversation tombe sur une autre croyance, celle qui veut que certains ojha nouent commerce avec des divinités. Pour les villageois, cette conversation n’a rien d’incongru. N’est-il pas normal de parler d’un confrère du ojha de Phuldanga, chez qui nous sommes, et d’éviter de prêter attention à la démarche encore chancelante du jeune homme ?
80Ce dernier s’éloigne sans se retourner, conformément à la coutume, faute de quoi le bonga qui l’assiégeait pourrait à nouveau s’emparer de lui.
81Sur le chemin du retour, Lokhi me suggère de comparer systématiquement les réponses que feront différents ojha, consultés pour une même maladie. J’accepte, ravie de son enthousiasme. Pourtant, je sais bien qu’elle ne pense pas plus que moi que deux patients puissent souffrir de la même maladie, puisque tout bon thérapeute prend en compte, non seulement les symptômes qui agitent le corps de son patient, mais aussi le vécu de dernier.
SITUATIONS DE CROYANCE
82Partant d’une des remarques que R. Needham (1972) formule en conclusion de son ouvrage Belief, Language and Experience, et selon laquelle peu de travaux ont été consacrés aux comportements que l’on observe vis-à-vis des croyances16, je voudrais revenir sur certains éléments communs aux différents parcours féminins qui ont été décrits.
83Les interprétations, que Parvati et d’autres ont formulées à propos de leur destin, méritent réflexion car elles nous permettent de comprendre comment le discours religieux rend compte d’une certaine expérience de la réalité.
84Les croyances d’un individu forment un noyau holistique d’évidences, qui constituent son rapport au monde. Toutefois, le mode sur lequel chacun appréhende de tels états mentaux reste en partie implicite ou inconscient et n’est pas toujours réductible aux formulations ordinaires, celles qui sont partagées par l’ensemble des membres d’une culture donnée. Certaines de ces croyances appartiennent au vécu individuel de nos personnages, tandis que d’autres se greffent à des symboles religieux largement partagés, tel l’arbre tulsi, par exemple.
85Une croyance religieuse peut s’énoncer sous la forme d’un jugement de prédication : « On dit qu’à Hana Puri, les êtres ne se souviennent plus d’avoir été homme ou femme : ils fabriquent sans relâche de nouveaux êtres avec les vieux os des anciens, telle est la condition des défunts. »
86Cette description du séjour des morts laisse peu de place au questionnement, ce qui ne signifie pas que tous les Santal se sentent concernés par l’idéologie qu’elle implique. En revanche, nombre d’entre eux sursauteront si quelqu’un affirme « avoir entendu le rire d’un bonga, la nuit sous un arbre ». Tandis que la croyance au séjour des morts a donné matière à récits, le simple énoncé, « un bonga est là, sous l’arbre » s’impose par son degré de conviction. Évidemment, on doit aussi se demander dans quelles limites le langage parvient à exprimer des croyances ? Répondre à cette question nous oblige à nous tourner du côté de la pragmatique.
87Pour les psychologues cognitifs, les éléments lexicaux de la langue interne possèdent une sémantique autonome. La capacité à représenter est une conséquence de l’apprentissage social : la croyance s’exprime dans une logique propositionnelle mais admettre l’existence d’un niveau interne de représentation suppose qu’il existe une isomorphie entre la capacité à symboliser et la formation des croyances au niveau du langage. Ce dernier point concerne l’interprétation de l’action. Comme le montre B. de Gelder (1983, p. 97) qui s’appuie sur les travaux de J. Fodor (1981) dont les recherches concernent les représentations mentales qui étayent les croyances : « Celui qui entend une phrase exprimant une croyance doit reconstruire le message communiqué et le mettre en relation avec la représentation interne de la croyance exprimée. » Cet énoncé renvoie à une expérience passée, vécue ou reconstruite, et comme tel, est pris, ou non, au sérieux.
88Les croyances factuelles du type « je crois avoir oublié mon parapluie chez le dentiste », tout comme les croyances religieuses ou, comme le dit D. Sperber (1982, p. 79), « représentationnelles », donnent lieu à des actes référentiels. Ces états mentaux sont formulés selon des propositions du type : « les dragons ont des ailes ». Dans ce dernier exemple, le contenu de la référence constitue une allusion au savoir partagé, les représentations collectives concernant les dragons17.
89D. Sperber (ibid.) s’interroge sur le statut des croyances qui établissent des relations de prédication entre des éléments dont l’existence n’est pas toujours vérifiable mais rejette le concept de « croyance irrationnelle ». Le même auteur nous décrit le comportement que les Dorze d’Ethiopie adoptent vis-à-vis de quelques-unes de leurs idées religieuses, et nous démontre que l’ethnologue a, souvent, accordé trop de crédit au contenu métaphysique des croyances. Pour D. Sperber, les membres des sociétés traditionnelles ne sont pas plus que nous pris dans leurs croyances. Celles-ci ne seraient-elles qu’une manière de signifier que certaines choses ont un ancrage symbolique ?
90En voici un exemple : lorsqu’un Santal dit à une femme qu’il a vu en rêve un bonga qui lui ressemblait, elle comprend bien qu’il ne s’agit que d’un compliment. Dans ce cas, elle répondra : « Fallait-il quelle emprunte ma forme, pour que tu t’aperçoives que j’existe ? » Cette repartie, possible dans les plaisanteries amoureuses, n’exclut nullement, que si le rêve se répète, il s’agira vraiment du bonga, cette fois.
91Sans compliquer le problème, on peut, je crois, accepter le postulat que l’ancrage symbolique qui lie les individus aux croyances partagées par la société dans laquelle ils vivent est plus ou moins fondamental, selon les sociétés considérées et les individus.
92La seule spécificité des croyances religieuses serait qu’elles pourraient s’exprimer à partir de propositions qui leur seraient propres. C’est ce type de particularité que retient L. Wittgenstein (1966) dans ses Leçons concernant la croyance, lorsqu’il considère que l’objet de telles propositions s’applique souvent à des entités dont l’existence n’est pas vérifiable, tel l’emploi du terme Dieu, par exemple.
93Pour aborder la dimension anthropologique de ce problème, on doit supposer que les croyances représentationnelles ne collent pas à l’empirique, mais relèvent, plutôt, d’un système de pensée ou d’interprétation18.
94Une même expression donne lieu à des références19 différentes. Les actes de référence sont des opérations mentales par lesquelles les individus procèdent à des désignations ou de dénotations. Une croyance est donc une forme mentale, à laquelle correspond, potentiellement, un contenu propositionnel20. On doit pourtant admettre que certaines croyances tacites, en partie inconscientes, ne sont pas nécessairement présentes – sous une forme linguistique – dans l’esprit des intéréssés.
95Tout en admettant la conception rationnelle des croyances défendue par D. Sperber (1982) qui a le mérite d’être universaliste, on peut s’interroger sur ses limites. Cette théorie permet, certes, d’étudier l’énonciation des croyances mais élude le vécu psychologique des locuteurs.
96Le modèle d’inspiration pragmatiste que nous cherchons à appliquer à l’ensemble des situations observées vise à évaluer la prégnance des énoncés symboliques formulés par les individus, dans des situations observables par l’ethnologue.
Croyance et niveaux d’interprétation
97Un certain nombre d’anthropologues (F. Barth 1975, G. Lewis 1980, M. Rosaldo 1980) ont montré que le sens des énoncés religieux ne peut être déduit directement du sens des autres propositions du discours, en insistant sur les niveaux de savoir et d’interprétation qui pouvaient exister à l’intérieur d’une même société.
98J’appellerai, ici, « modalité de croyance » la reconstruction à laquelle se livre l’individu, face aux implicites du savoir religieux, au sujet desquels il s’interroge, plus particulièrement, lorsqu’il traverse une crise personnelle.
99Les modalités du croire concernent le versant implicite du savoir religieux et ne donnent pas nécéssairement lieu à des interprétations codées.
100La croyance peut donc être envisagée, comme un savoir fragmenté, et, pour cette raison même, sans cesse soumis à l’interprétation.
101Nous allons voir, à partir de quelques exemples, que toutes les croyances n’ont pas besoin d’être certifiées et que, par ailleurs, les preuves ne produisent pas toujours la croyance.
102Les assertions de croyance auxquelles se livrent nos personnages répondent au souci, parfois désespéré, d’opposer une logique à ce que l’événement produit d’incontournable. Il ne s’agit pas ici de minimiser le contenu sémantique des symboles mais plutôt de souligner l’importance de la symbolisation, qui opère sans arrêt une réduction du réel, un va-et-vient des choses aux signes.
103On verra que les assertions de croyance n’ont pas besoin d’être les chaînons terminaux d’inférences correctes. Il suffit que certaines prémisses soient culturellement acceptables. On produit parfois des preuves de ce qui semble incroyable, contrairement à ce qu’affirme R. Needham (1972) pour qui il est indispensable que des fondements logiques valides puissent être découverts pour la défense et l’explication des croyances. Les systèmes philosophiques – à partir desquels R. Needham (ibid.) analyse la constitution des croyances dans la pensée occidentale – fonctionnent souvent à partir de prémisses rationalistes. Lorsqu’on aborde le maniement des croyances, dans la pensée populaire, on s’aperçoit, au contraire, que l’incroyable, ce qu’on ne peut logiquement admettre, fournit au contraire les preuves flagrantes à l’adhésion individuelle ou collective.
104Il n’y a aucune raison de supposer, qu’il existe toujours une logique qui permette de passer de la non-croyance à la croyance. Lorsque Tertullien nous décrit la fascination des païens pour les martyrs chrétiens, il ne cherche pas à expliquer pourquoi les premiers se convertissent, puisque la raison qui motive leur nouvelle croyance réside dans la fascination qu’ils éprouvent pour les martyrs.
105La légitimation des croyances ne suffit pas, non plus, à les expliquer, comme l’a bien vu E. Gellner (1974).
106En Inde, dans certains cas, l’autorité des prêtres ou des chefs spirituels légitime le respect dont on témoigne vis-à-vis de certains personnages. On croit à la spiritualité de ces derniers, parce qu’ils jouissent d’un statut social qui leur permet de manipuler la reconnaissance de leurs adeptes.
107Cependant, bien souvent, cette reconnaissance est tributaire des relations de pouvoir et des signes éventuels que les protagonistes de la situation sont prêts à reconnaître. En d’autres termes, il n’y a pas de miracle si personne n’est là pour l’accréditer. Prendre un signe pour un miracle, c’est le désenclaver du quotidien et l’inscrire dans une chaîne d’événements exceptionnels.
108Dans le cas du miracle, la reconnaissance du signe coexiste à la production de celui-ci, même si certains miracles, oubliés pour un temps, sont parfois réactivés, comme le montre A. Dupront (1987) à propos de certains lieux de pèlerinage.
CROYANCE ET INDIVIDU
109Les paroles que les bonga adressent aux humains, dans les récits d’emprise, sont laconiques mais lourdes de sous-entendus et nous montrent comment le récit encode la croyance. En voici un exemple. Lorsqu’un bonga masculin veut menacer de mort une humaine, rencontrée de nuit à la croisée des chemins, il lui jette ces mots : « Tu vas bientôt danser. » Lorsque son interlocutrice comprend son intention, elle pâlit, puis vomit du sang. On peut appliquer à ce type d’énoncé symbolique ce que O. Ducrot (1984, p. 97) dit des actes illocutoires : « On doit attribuer aux énoncés concrets comme des formules et indépendamment de leur énonciation, une efficacité particulière. »
110En fait, l’efficacité d’une formule comme « tu vas bientôt danser » repose sur la croyance tacite que les bonga ont le pouvoir de décider du sort des humains. En santal, enec, « danser », s’emploie au sens de mourir, et les bonga font partie du contexte d’énonciation.
111Nous sommes loin d’une religion dogmatique, où les divinités seraient représentées sous une forme anthropomorphique stable ; bien au contraire, elles sont toujours suceptibles d’emprunter des formes animales ou humaines. Les bonga agissent ainsi en vue de troubler les humains, dont ils constituent les doubles trop parfaits ou imparfaits. Dans chacun des cas, en effet, les divinités s’avèrent coupables d’excès.
112Le contenu de la croyance est, plus ou moins, exprimé dans le rituel, qui fonctionne comme une mémoire, prête à résorber l’événement. Dans le mythe d’ailleurs, l’événement singulier permet d’instaurer un rituel, tandis que dans la vie, le rite permet d’abolir l’événement trop singulier.
113Les assertions de croyance qui concernent les divinités interprètent divers événements qui ont souvent pour contexte les rites de cure. Toutefois, dans l’exorcisme, le diagnostic que produit le ojha est relativement codé et correspond souvent à un traitement préparé à l’avance. Le ojha croit-il en ses remèdes ou préfère-t-il guider son patient et lui permettre de prendre une certaine distance par rapport à sa souffrance ?
114Si certains traitements aboutissent, il semble certain que l’idée de guérison est relativisée, dans la mesure où la répétition de l’infortune est acceptée, comme une loi naturelle. Devenir conscient de cette répétition permet de dépasser l’accident. L’interprétation que les intéressés fournissent de ce qui leur arrive, résiste, cependant, à celle que proposent les spécialistes religieux. Les ojha acceptent ce soupçon avec une certaine arrogance, sûrs d’avoir pris en compte toutes les données du problème, et persuadés que leurs patients sont victimes des l’illusions (maya) que les divinités ont introduites dans leur esprit.
115Selon quelles modalités, les patients des ojha et les prêtresses établissent-ils leurs propres interprétations, sans pour autant s’opposer à ce que le spécialiste religieux leur impose une vérité à laquelle, ils tentent de s’ajuster ?
116A la différence des prêtres-devins, les prêtresses se retranchent rarement dans un savoir, préférant opposer à leurs disciples la force de leur dévotion.
117Dans quelle mesure peut-on isoler l’énoncé de croyance, ce qui en est dit, du comportement qui l’accompagne ? Ainsi, mon amie Lokhi tremble de crainte si elle passe par inadvertance à la tombée de la nuit, près des cotonniers. N’est-elle pas, pourtant, la première à rire de ses voisines, lorsque celles-ci hésitent à se rendre en forêt sans avoir observé les présages, qu’elles ne manqueront pas de reconnaître en quittant le village ? Cependant, si Lokhi se montre peu soucieuse de scruter, chaque jour, les signes possibles d’infortune, elle n’hésite pas à rechercher ceux-ci a posteriori lorsqu’elle tombe malade. Pour elle, la situation provoque la recherche de l’interprétation.
118Si l’ensemble des croyances ne forme pas un bloc monolithique, ces différences éventuelles ont-elles un sens ? Et si oui, ce sens est-il fonction de l’accidentel et de la symbolisation propres à chacun, ou donne-t-il lieu à des interprétations ?
119On peut sans doute répondre affirmativement à ces deux questions, ce qui soulève une difficulté : les énoncés qui circonscrivent les croyances religieuses forment-ils un champ sémantique unifié et si oui, par rapport à quoi ?
120C’est là qu’intervient, sans doute, le partisan des thèses symbolistes21 qui nous dirait qu’on ne peut décoder le sens de ces énoncés que par le sens qu’ils prennent par rapport au contexte
121rituel. Certes, cela est en partie vrai, mais ne suffit pas à démontrer la spécificité des croyances religieuses, si toutefois elle existe.
122On a vu, en effet, que même des propositions concernant les bonga peuvent, dans certains cas, être comprises comme de simples compliments qu’on ne peut adresser directement à une parente.
Parcours et niveaux de croyance
123Les croyances sont des formes mentales qui reposent sur un contenu propositionnel, ce qui, bien sûr, ne signifie pas que toutes les pensées virtuelles soient énoncées.
124La notion de parcours de croyance tend à montrer que si croire implique bien un acte de référence, celui-ci est loin d’être univoque ou automatique, surtout lorsqu’il s’agit des catégories sémantiques.
125Pour attribuer un statut épistémologique aux objets de croyance, constitués à partir de l’expérience individuelle, il nous faut montrer comment ceux-ci s’intègrent aux cadres du savoir traditionnel, qu’ils soient explicites ou non.
126L’élaboration symbolique à laquelle se livre l’individu qui cherche à fonder sa propre cohérence dans un univers d’acculturation dessine un parcours de croyance.
127Dans les cas que nous avons présentés, la quête des pouvoirs exige des candidates à la prêtrise une mise en ordre des signes qu’elles manipulent, de façon à produire, pour elles-mêmes et les autres, un sens nouveau. Pour les autres, ce qui signifie qu’elles induisent la croyance, parfois à leur insu d’ailleurs, mais le résultat est bien le même : leurs visions, leurs paroles s’en trouvent accréditées. Par les réactions qu’elles suscitent, Parvati, Gauri ou Asula Devi créent des symboles dont le champ d’action est nouveau.
128Si la même logique préside au soulagement de l’infortune, les modalités peuvent différer : chacune de nos prêtresses a installé une statue de Kali dans son sanctuaire mais cette statue ne remplit pas exactement la même fonction dans chacun des lieux. Et pourtant aucune d’entre elles ne mettrait en question les techniques d’une de ses « collègues ». Ce type de décalage apparaît à l’issue de certaines consultations divinatoires et – bien sûr – dans l’interprétation qui conduit aux accusations de sorcellerie, lesquelles fonctionnent – souvent – à partir d’une méprise logique. Dans les deux cas, le décalage produit la croyance et la symbolisation et, soit nous avons simplement affaire à une production de sens du type miracle, soit à la naissance d’une rumeur qui provoque le rejet de la sorcière.
129Sans entrer, de front, ici, dans le problème de l’individualisation d’une croyance qui, selon Ch. Travis (1984, p. 250) comprend différentes phases : référence, prédication, et construction de l’objet de croyance, il faut garder à l’esprit qu’il peut exister un certain décalage entre l’expression symbolique des croyances et leur énonciation discursive.
130Dans les exemples que nous avons donnés, les prêtresses se positionnent en tant que sujet avec leur histoire dans une situation d’énonciation, culturellement définie, mais susceptible d’accueillir de nouveaux éléments.
131Le niveau linguistique peut-il, par ailleurs, rendre compte du niveau logique de déductions, lequel caractérise le fonctionnement de la croyance ? Pour le pragmaticien Ch. Travis (ibid), le niveau des « représentations internes » précède celui de l’énonciation et correspond au mécanisme de la croyance. Sans pouvoir prétendre analyser ce mécanisme dans une approche anthropologique, nous tenterons d’identifier certains énoncés, afin de les situer dans une logique du discours.
132L’assertion de croyance n’est qu’une modalité parmi d’autres, par laquelle s’effectue la recherche de l’étiologie de l’infortune. Celle-ci est d’autant plus limitée qu’elle s’évertue à faire coïncider les possibles avec soit, pour les hindous, la logique karmique, soit pour les Santal, la répétition des attaques des bonga contre une même lignée.
133Comparons, deux fragments d’expérience qui – me semble-t-il – mettent en jeu l’interaction de deux niveaux de croyance.
134Le premier de ces exemples concerne un présage qui fournit à mon amie Lokhi l’occasion de penser sa relation aux dieux. Lokhi, contrairement aux autres femmes, n’a pas de visions. Elle rêve, parfois, de la déesse Manasa, à laquelle elle veut dédier un culte mais chaque fois Ramon, son mari, détruit l’autel de la déesse. Lokhi se console, parfois, de la brutalité de son époux en faisant des fugues.
135C’est une femme intelligente, active, qui gagne sa vie et celle de ses enfants, tout en restant extrêmement gaie et peu impressionnée par l’infortune. Elle va, de temps à autre, offrir ses dévotions à Shiva, dans un petit temple, non loin d’un étang où fleurissent les lotus, sur la route de Srinikitan. Ce Thakur, me dit-elle, exauce mes vœux, mais je ne lui demande jamais rien d’extraordinaire. Lorsque je voudrais travailler deux ou trois jours et que je ne suis pas sûre qu’il y aura du travail pour moi, je viens lui demander de me donner une chance.
136Ce jour-là, nous marchons vers la ville, et nous voyons soudain, sur notre droite, un vautour penché sur une carcasse de buffle. Ma compagne éclate de rire puis s’arrêtant brusquement, me dit : « Je n’aurais pas dû rire, mais je me suis rappelée qu’étant petite, nous avions toujours peur, lorsque nous gardions les chèvres, peur que les vautours nous tirent jusqu’au ciel, par nos jupons ! »
137Je ris aussi de l’image et nous reprenons notre chemin en discutant de l’usage thérapeutique des plumes de vautour, utilisées dans la composition de certains remèdes contre les rhumatismes. Je me souviens alors d’un conte, que je rappelle à Lokhi : « Il s’agit d’une histoire où un vautour oblige un Brahmane à utiliser une de ses plumes en guise de lunettes. Le résultat est surprenant, le Brahmane s’aperçoit qu’il n’a jamais rien compris au monde : en effet, il se met à voir le monde à l’envers : les gens des hautes castes lui paraissent hideux et les intouchables sont, au contraire, doués de vertus exemplaires. Le récit se termine par la déception totale du Brahmane qui comprend que sa femme a une âme de chien et il se dit que, dans sa prochaine vie, il épousera une intouchable... »
138Certains ojha, ajoute Lokhi, pratiquent une forme de divination en utilisant les plumes du vautour, qu’ils promènent au-dessus du corps du malade : lorsque la plume tremble, le mal est localisé.
139Quand nous arrivons en ville, ma compagne achète des sandales pour son fils à un marchand hindou et, quelques instants plus tard, elle s’aperçoit qu’elle a perdu un billet de dix roupies.
140Elle me confie qu’elle a peur de retourner vers l’étal du marchand, redoutant qu’il ne la croie pas (patiao). Je lui suggère (ce qui pour moi, tombe sous le sens) d’y retourner, de ne rien dire mais de regarder par terre, au cas où le billet serait tombé. Elle revient le billet en main et me dit : « Je ne croyais pas, qu’il était possible que je retrouve cet argent car je pensais que le vautour s’était vengé. »
141Les présages affirment, en effet, que la vue d’un vautour en train de dévorer un animal peut augurer d’une perte d’argent : si, au contraire, l’oiseau est en plein vol, le présage est favorable et indique un gain. Lokhi, pourtant, me dit que c’est parce qu’elle avait ri, ce qui me laissait perplexe, puisque le vautour n’était pas l’animal interdit qui correspondait à son sous-clan. Elle ajoute : « Je n’aurais pas pensé que tu étais si “sage”, budhi. »
142J’essaie alors de lui expliquer que pour retrouver le billet, il valait mieux penser où on avait pu l’oublier et ne pas prêter attention au présage. N’avait-elle pas agi comme moi lorsqu’elle s’était uniquement inquiété de l’éventualité de ne pas être crue par le marchand, attitude de repli très caractéristique du rejet dont les Santal se sentent victimes ? Un moment, je pensai que le marchand allait lui faire oublier le vautour.
143Malgré le compliment qu’elle m’avait adressé, je soupçonnais Lokhi de penser que je manquais plutôt de suite dans les idées, moi qui m’évertuais à ne pas croire à l’histoire du vautour, et à traiter cet oubli comme une anecdote ordinaire, comme s’il s’agissait d’une croyance anodine. Et, pourtant, visiblement, mon amie ne trouvait rien à dire, pour me persuader du contraire. Ayant entre-temps questionné sa mère, elle me précisa le lendemain que celle-ci appartenait au sous-clan karu, dont l’animal totémique était bien le vautour. Elle semblait certaine, maintenant, d’avoir toujours su qu’elle n’aurait pas dû rire de l’oiseau prédateur.
144Mais, comme elle appartenait au sous-clan de son père, elle n’était nullement contrainte de respecter l’interdit lié au sous-clan d’origine de sa mère, les Santal étant fortement patrilinéaires.
145Pourtant, je compris plus tard pourquoi elle retenait cette explication plutôt qu’une autre : sa mère souffrait de tuberculose et le prêtre-devin avait parlé d’offrir un sacrifice aux ancêtres du sous-clan maternel, sacrifice qui avait été repoussé, car les oncles de Lokhi étaient partis travailler en ville.
146Lokhi consulta un prêtre-devin dans les jours qui suivirent : elle craignait que la santé de sa mère ne s’aggravât car peut-être, me dit-elle, avait-elle retrouvé le billet pour perdre davantage.
147En outre, parce qu’elle avait ri en voyant le vautour et en évoquant le souvenir d’une frayeur enfantine, elle se sentait personnellement concernée par le présage : il lui appartenait donc de recourir au rite et d’en dissiper les conséquences néfastes éventuelles.
148On voit que pour Lokhi qui, en général, refuse de se laisser aller à ses craintes, les éléments empruntés au vécu motivent, pourtant, une interprétation du présage. Loin d’être anodine, celle-ci met en jeu un certain nombre de données : l’enfance, la maladie de la mère, la situation personnelle de Lokhi, qui ayant une relation difficile avec son mari, est restée très attachée à sa mère. Le choix que fait Lokhi d’interpréter l’incident en le resituant dans une suite ordonnée d’éléments symboliques, liés à son enfance, revient à le projeter dans l’univers des croyances représentationnelles.
149Le second exemple va nous montrer que ce que l’autre croit et pense que nous croyons intervient dans la construction des croyances.
La manipulation des preuves
150Si la croyance n’a pas toujours besoin d’être vérifiée et se passe souvent de preuves, il arrive que la preuve l’induise.
151Gulab, une jeune veuve, souhaite la mort de son amant, un étudiant bengali qui, après avoir promis de s’enfuir avec elle, l’a abandonnée. Elle est d’autant plus amère qu’elle a soutenu le jeune homme, pendant une maladie. Elle finit par convaincre un ojha, qui bien sûr ne connaît pas la victime présumée, qu’elle est en droit de se venger. Ce dernier accepte, pour cette raison, de célébrer un rite d’envoûtement au cours duquel il confectionne une effigie de terre et de paille, censée représenter le jeune homme. Ce mannequin, à échelle réduite, est ficelé comme un prisonnier et livré à la divinité en chef des sorcières, Dain Bonga, qui veut la mort de la victime.
152Gulab, que j’ai accompagnée avec Lokhi, a apporté une chèvre noire, que le ojha se prépare à sacrifier à Dain. Le rite a lieu, de nuit, devant les jeunes femmes apeurées. Le ojha décapite la chèvre et laisse, volontairement, le sang de l’animal éclabousser les pieds de Gulab. Veut-il, par ce geste, l’associer à la victime ? Gulab frémit et se met à trembler. Cependant, tandis que le ojha ouvre le ventre de l’animal, il déclare que celui-ci n’a plus de foie, donc plus de vie, et il accuse sa cliente d’avoir mangé son amant par sorcellerie.
153Loin de protester, Gulab se met à pleurer doucement. L’accusation repose sur l’acceptation tacite de la relation analogique, corps de la chèvre/corps du jeune homme. Dans quel but, le ojha a-t-il voulu faire croire à Gulab qu’elle était une sorcière, sans le savoir ?
154Le prêtre-devin termine le rite et refuse, indigné, les honoraires rituels que Gulab a préparés à son intention. Ce refus m’éclaire, le prêtre-devin, furieux qu’on lui demande de pratiquer un envoûtement, a voulu se venger de sa cliente.
155Tandis que l’aube se lève, très rouge, nous marchons l’une derrière l’autre, le long de la voie ferrée. Je ne peux m’empêcher d’admirer le ojha qui a su signifier si fortement ce qu’il avait à dire et je me demande comment va tourner cette histoire. Gulab reste silencieuse, profondément affectée par les paroles du ojha. Lokhi voulant la rassurer, lui propose d’aller voir un autre prêtre-devin. Elle suggère que le ojha a, sans doute, subtilisé lui-même le foie de la victime : ne sont-ils pas maîtres dans l’art du mensonge ?
156Les jours suivants, Gulab est d’humeur sombre. Pour la consoler, Lokhi lui dit que ni elle ni moi ne croyons à cette histoire. Gulab ne répond rien à cet argument et m’avoue qu’elle n’a pas le même courage que Lokhi qui, à sa place, aurait accusé le ojha de supercherie. « Une chèvre sans foie, ce n’est pas possible », me dit Gulab, pleurant et riant à la fois. Effrayée par cette « preuve » évidente que le ojha a manipulée contre elle, Gulab tremble pour la vie de son amant. Voulait-elle vraiment sa mort ? Deux mois plus tard, elle apprendra avec soulagement qu’il va épouser une autre femme.
157Sur ces entrefaites, Lokhi me raconte qu’un cas similaire d’envoûtement a eu lieu près de Siuri : là aussi, le ojha a tenté de dire que les gens « avaient mangé le foie de la chèvre », voulant les accuser de sorcellerie, mais ces derniers – loin de se laisser faire comme Gulab – ont menacé le ojha d’appeler la police, et de le faire accuser pour pratiques d’envoûtement !
158Triomphante, Lokhi rapporte cette histoire à Gulab, en ma présence. Les ojha ne sont-ils pas des charlatans ? D’ailleurs, elle, Lokhi, est sûre que Gulab était juste un peu en colère contre le jeune homme, sans avoir vraiment voulu souhaiter sa mort. Gulab n’est-elle pas ma karam dar, mon « amie cérémonielle », me répète Lokhi ? Loin d’être rassurée par l’interprétation de son amie, Gulab persiste dans son mutisme.
159Les obsessions de la jeune femme prennent, en fait, deux directions opposées : tantôt elle pense qu’elle dévore de nuit ses victimes et ne se souvient de rien, interprétation conforme aux représentations liées à la sorcellerie, tantôt elle est convaincue que la divinité des sorcières n’a pas accepté la mort de l’étudiant bengali ; les divinités n’agissent-elles pas de manière imprévisible ?
160La jeune femme se demande dans quel but la divinité a bien pu faire disparaître le foie de la chèvre et s’attend à ce que ce que le désir de mort qu’elle a pu formuler à l’égard de son amant se retourne contre elle. Cette interprétation est – aux yeux des Santal – aussi cohérente que la première ; toutefois, Gulab reste prisonnière de son dilemme, dans la crainte d’être traitée de sorcière.
161Pendant cette période, Lokhi ordonne à Gulab de venir dormir chez elle avec sa fille. Loin de redouter la sorcellerie de son amie, Lokhi veut montrer à tout le village que tout va bien, car elle craint que le ojha n’ait trahi le secret professionnel.
162Quelques mois après, Gulab se remarie avec un Santal qui a peu de terre et travaille dans une cokerie. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où son mari, Son, est atteint de tuberculose. La jeune femme redoute alors que la divinité des sorcières ne réalise enfin sa vengeance. A aucun moment, Gulab – malgré les suggestions répétées de Lokhi – ne pense que le ojha aurait fait disparaître le foie de la chèvre pour refuser de pratiquer un rite d’envoûtement.
163Pourtant, un autre exemple nous montre que, dans des circonstances similaires, d’autres Santal agissent autrement.
164Quelque temps plus tard, dans un autre village, un ojha pratique un rite d’exorcisme : il s’agit d’une affaire d’empoisonnement et d’une querelle de terre entre deux frères. Voulant accuser le cadet d’avoir voulu – sans y réussir – empoisonner la bière de riz de son aîné, le ojha a recours au même stratagème. Il allègue, à titre de preuve, que le frère cadet qui a fourni l’animal sacrificiel a déjà « mangé » son frère, de concert avec son épouse, puisque ce sont, en général, les femmes, qu’on accuse d’empoisonnement.
165Les deux accusés – loin de se démonter – vont se plaindre au poste de police, accusant le ojha d’être un sorcier. Un policier vient pour constater que « la chèvre n’avait pas de foie », sa venue suffit à calmer les esprits et le rite tourne court.
166Lorsque Gulab apprend cette histoire, elle reste persuadée de la culpabilité du frère cadet et de son épouse et refuse de supposer que le ojha puisse être coupable.
167Ce n’est pas un respect démesuré des prêtres qui l’empêche de penser qu’elle n’était pour rien dans la maladie de son mari, mais, peut-être, la puissance du sentiment de vengeance qu’elle a nourri à l’égard de son amant. Pas une minute, cependant, elle ne fait allusion à la rupure de l’interdit d’endogamie du groupe qui, aux yeux des Santal, rend sa liaison tout à fait illicite.
168Dans ces exemples, les différences d’interprétation dépendent de l’histoire de l’individu. Si certains contenus sémantiques, ici la disparition du foie de la chèvre, l’emportent sur d’autres, c’est parce qu’ils prennent valeur de vérité pour les intéressés eux-mêmes.
169Dans l’histoire de Gulab, le ojha a parfaitement compris le désir de vengeance de sa cliente et il n’hésite pas à le lui signifier. A l’inverse, dans histoire tragique de Manick, une femme ojha qui lutte pour affirmer sa vocation religieuse nous voyons comment le prêtre-devin s’avère impuissant à dénouer le jeu des rivalités qui opposent les personnages entre eux.
HISTOIRE DE MANICK
170J’ai connu Manick déjà bien malade... Je la vis un après-midi, assise sur un lit de corde ; elle portait un joto, dont les lourdes mèches pendaient sur son épaule gauche et ses yeux étaient fiévreux. Tout son entourage s’empressait autour d’elle, et elle me montra son sein gauche atteint d’abcès terribles, attendant de moi, sans doute, que je la fasse transporter à l’hôpital, ce que je fis, sans succès, car son mal était trop avancé.
171J’avais voulu renoncer à mes visites, mais Lokhi m’avait fait comprendre que ma présence était bienvenue. Après avoir ramené Manick de l’hôpital, nous nous sentions si inutiles Lokhi et moi, que nous restions assises dans la cour de la maison de nos hôtes, regardant quelques volailles picorer dans une flaque d’eau.
172Finalement, Lokhi s’était mise à cuisiner pour la maisonnée les provisions que nous avions apportées. Il n’y avait rien à demander, mais j’étais pourtant décidée à rester là, et à aider Lokhi de mon mieux, me demandant s’il ne valait pas mieux partir. Nos gestes dérisoires nous soutenaient et, pour la première fois, je trouvais mon chemin parmi les pots ébréchés de la maison, sans que personne ne s’en étonne.
173C’est Kisan, le mari de Manick, qui m’a raconté leur histoire. Leur belle-fille était morte, il y a un peu plus d’un an, en donnant naissance à un enfant que Manick et Kisan avaient recueilli. Manick, qui avait elle-même eu son dernier enfant deux ans auparavant, allaita son petit-fils.
174Quelques jours après la mort de sa belle-fille, Kali lui était apparue en rêve. A l’image de la Déesse succéda celle de son père, qui était prêtre-devin. Manick choisit, sans hésiter, de rendre un culte à Kali dans la mesure où elle comprit que celle-ci lui promettait, en retour, de protéger son petit-fils contre un aïeul défunt. Il s’agissait du propre grand-père paternel de Manick qui revenait tourmenter sa famille. Ce parent était un ojha sans disciple, puisque son fils ne s’intéressait nullement à ce type de savoir.
175Manick s’était demandée si le grand-père ne s’était pas vengé sur leur belle-fille et s’il n’allait pas, maintenant, venir chercher le petit-fils pour en faire son disciple dans l’autre monde. Pour faire taire ses inquiétudes, Manick consulta un prêtre-devin, déjà dévot de Kali, qui interrogea la Déesse et confirma l’interprétation de la consultante.
176Ce ojha qui habitait dans un village situé au nord de Moluk, avait déjà plusieurs disciples féminins. Il confirma l’hypothèse de Manick et lui conseilla de demander à son frère d’apaiser le revenant en lui sacrifiant un poulet. Le même fonctionnaire religieux prédit à Manick qu’elle recevrait un joto de la Déesse.
177Manick continua à allaiter son petit-fils tout en rendant visite, une fois par semaine, au ojha qui devint son guru. Rien ne s’opposait plus à ce que Manick répondît à l’appel divin, qui se faisait de plus en plus pressant. En devenant ojha, elle établissait un lien spirituel avec le dieu Shiva et la déesse Kali, auxquels son père aurait rendu un culte, vers la fin de sa vie. Elle ignorait pourtant cette information que le ojha lui avait transmise après une séance divinatoire.
178Lorsque son petit-fils devint souffrant, Manick demanda au ojha si elle et Kisan n’auraient pas – sans le vouloir – offensé les divinités claniques du père de Manick. En voulant protéger son petit-fils, elle évoquait un peu trop fortement la mémoire de son propre père. Ses neveux, les fils de son frère, s’en inquiétèrent et lui rendirent visite pour la tranquilliser ; ils n’avaient pas manqué, disent-ils, de sacrifier aux bonga de sous-clan de son père.
179Manick traversa une période où elle fut possédée à plusieurs reprises par différents bonga qu’elle ne parvenait pas à identifier. Elle doutait d’autant plus de sa vocation de ojha que Kisan lui reprochait publiquement de vouloir installer chez eux un Thakur than, un sanctuaire dédié à Shiva. En fait, il tolérait que sa femme rendît visite à un ojha hindouisé mais se refusait encore à l’idée que Manick, elle-même, pût devenir ojha.
180Dès lors, Manick vit en rêve l’image du trident shivaite, qui se mouvait de lui-même, comme « cherchant quelque chose ». Manick décida de rendre un culte au trident, en qui elle reconnaissait bien le dieu Shiva. D’autres signes apparurent qui vinrent authentifier ses visions : ses cheveux s’enroulèrent en joto et – guidée par la Déesse – elle mit au point une technique d’exorcisme. Elle frappait le sol à l’aide du trident, ne s’arrêtant que lorsqu’elle sentait que Kali immobilisait son bras. Puis, comme Parvati, elle recueillait alors un peu de terre sur la pointe du trishul et en confectionnait des emplâtres, qu’elle appliquait sur le front des malades qui lui rendaient visite.
181Manick eut bientôt des difficultés à allaiter son petit-fils mais ne s’en inquiéta pas outre mesure, car une voisine accepta de nourrir l’enfant en plus du sien, moyennant le paiement d’une somme modique.
182Manick installa une statue de Kali, et une autre de Dharmo Thakur sous un abri de terre battue qu’elle avait fait ériger dans la cour de sa maison. Kisan se montrait anxieux car il redoutait que Manick en choisissant de rendre un culte aux grands dieux hindous, ne s’exposât, du même coup, à leur colère.
183Un an plus tard, Manick tomba gravement malade : des abcès étaient apparus sur son sein gauche et elle était devenue faible. Selon Kisan, elle ne s’était pourtant pas adonnée aux austérités car elle avait continué de s’occuper de son petit-fils et d’aider parfois ses belles-sœurs dans les travaux des champs.
184On avait mandé au chevet de Manick un ojha non hindouisé qui avait mis en cause la responsabilité de Kisan. A en croire le prêtre-devin, le mari de la patiente entretenait une relation avec une épouse surnaturelle qui, bien sûr, jalousait Manick. Sans démentir cette accusation, Kisan avait menacé le ojha de rappeler publiquement une ou deux cures manquées par sa faute. Kisan était au courant, puisque les patients du ojha étaient venus trouver Manick en désespoir de cause.
185Prudemment, le prêtre-devin, qui savait qu’il était loin de jouir du même prestige que sa cliente, voulut pratiquer une seconde séance de divination.
186Cette fois, j’assistai à la consultation divinatoire. Scrutant la feuille de sal, le ojha interpréta les taches d’huile en marmonnant quelques noms. Il s’arrêta sur la troisième goutte d’huile, mettant en cause une divinité de la forêt, Konko Bonga, « le bonga fou », lequel aurait attaqué Manick, lorsqu’elle se serait rendue en forêt pour chercher des plantes médicinales.
187Cette explication plausible mit fin à l’incident, mais ne sembla pas convaincre tout à fait les participants, ni même l’intéressée. Elle affirma n’avoir rien senti, tout le monde savait qu’elle était rentrée seule de la forêt, ce soir-là.
188C’était la dernière fois que Manick était partie en forêt. A son retour, elle s’était sentie très fatiguée. Lorsqu’elle était passée près du premier puits qu’on croise en rentrant de ce côté du village, une vieille avait craché dans sa direction, geste qui se voulait accusateur : pourquoi Manick était-elle en retard ? Qui avait-elle rencontré en forêt ?
189Manick affirmait ne rien pouvoir répondre, attendant, disait-elle que son mari se décidât à parler. Ne faisait-elle pas allusion aux accusations du ojha, lors de la première consultation divinatoire ? Kisan se réfugiait, lui, derrière l’incident évoqué la seconde fois par le ojha, le retard de Manick et l’étrange comportement de la vieille femme qui avait craché sur le passage de la prêtresse.
190Devant le silence du couple, un frère de Kisan fit appeler à nouveau le ojha, pour qu’il devine, en présence de Lokhi qui -une fois de plus – m’avait accompagnée. Visiblement, l’entourage du couple cherchait la médiation de quelqu’un d’extérieur, comme s’il était absolument nécessaire de trouver les raisons pour lesquelles Manick ne pouvait que mourir.
191Le ojha se pencha, à nouveau, sur la feuille divinatoire et mit en cause, cette fois, une divinité subordonnée à la première, du nom de Nansin. Il s’agissait d’un bhut, qui – selon le ojha – avait transformé en eau les médicaments que le docteur « de l’hôpital » avait donnés à Manick. Sur ces entrefaites, le ojha sacrifia une volaille à Nansin et s’en alla, laissant en suspens la double question de l’épouse surnaturelle de Kisan et celle du retard inexplicable de Manick en forêt.
192La malade, trop lasse, restait maintenant prostrée, et ne questionnait pas davantage le ojha, lorsqu’il lui rendait visite. Lokhi me fit remarquer ce soir-là que, sans doute, la confiance de Manick dans les dieux hindous était si grande, qu’elle se sentait à l’abri de divinités tribales aussi insignifiantes que Nansin, dont elle-même n’avait jamais entendu parler.
193La suite de cette histoire va nous montrer comment Kisan va, peu à peu, reprendre à son compte certains contenus hindous, tout en refusant de se considérer lui-même comme un dévot de Shiva ou de Kali.
194Dans un premier temps, Kisan déclare que la déesse Kali lui est apparue en rêve et qu’elle était irritée parce que Manick, il y a environ un mois, a coupé une des lourdes mèches de son joto, infestée de poux. La Déesse a demandé à Kisan qu’on lui offre une noix d’arec et une écharpe de soie blanche, au pied du trident.
195Ce rêve ne vient pas seul, Kisan se plaint également de son épouse surnaturelle et craint que la vie de sa femme ne soit en danger. Je questionne Lokhi à ce sujet car, à vrai dire, je ne comprends pas très bien ce que Kisan peut faire d’une épouse surnaturelle et la réponse de Lokhi me laisse pensive : « Comme beaucoup d’hommes chez nous, il se promène en rêve et il oublie tout. »
196Il me semble inutile de questionner Kisan directement, car son épouse surnaturelle lui constitue une sorte d’alibi, derrière lequel il se réfugie quand il en a envie. Au moment où Kisan se met à rêver, Manick, accablée par son mal, sombre dans la torpeur.
197Lokhi me laisse entendre qu’elle pense que la vieille a craché en direction de Manick, parce qu’elle n’aime pas l’idée qu’une femme ait pu devenir ojha. Pourquoi le thérapeute a-t-il pris au sérieux ce qui n’est qu’un signe de désapprobation ? Sans doute faut-il que Manick, elle aussi, ait commis des erreurs ?
198Comme d’habitude, quelques visiteurs affluent une à deux fois par semaine chez Manick, mais c’est Kisan qui officie tout en feignant de consulter sa femme. Il prescrit des remèdes selon les indications de Manick, dont les rêves contiennent un certain nombre d’indications thérapeutiques. La présence de Manick suffit à accréditer les prescriptions ou les sacrifices que son mari a l’habitude de recommander.
199Cependant, un jour, une vieille femme, du nom de Budni, lui rend visire, elle marche à demi-courbée et souffre du dos. Budni fréquente habituellement le sanctuaire d’une femme chamar et, dès son arrivée, elle s’entretient longtemps avec Kisan. On peut se demander si cette femme âgée n’a pas donné à Kisan l’assurance dont il manquait car, quelques jours après la première visite de Budni, il se déclare inspiré par son épouse surnaturelle, puis plus tard, par Kali elle-même. Toutefois, il s’entretient souvent à voix basse avec sa femme, dont il sollicite les avis, qu’il s’agisse d’interpréter une consultation divinatoire ou de décider d’un rite à accomplir.
200De ce fait, Kisan prend insidieusement la place de sa conjointe, et Budni continue de lui rendre visite.
201Une chose est sûre, Manick ne semble faire aucun reproche à Kisan au sujet de son épouse surnaturelle, ce qui serait, pourrant, conforme à la coutume. Veulent-ils tous deux garder, à tout prix, leur clientèle et la réputation de Manick ?
202Kisan, semble-t-il, veut plus. Il parle de saisir le trishul et de reconduire les bonga responsables des maux au-delà des limites du village, voulant imiter les sessions d’exorcisme des ojha les plus réputés.
203Pour Kisan, le trident n’est pas un symbole neutre, et il espère, du moins le dit-il, s’en servir pour couper la route à son épouse surnaturelle. C’est aussi le symbole du pouvoir de sa femme car très peu de prêtresses osent saisir le trishul, et plus rares encore sont celles qui l’utilisent lors des rites d’exorcisme.
204Cependant, les jours s’écoulent et Kisan ne s’aventure toujours pas à saisir le trishul : est-ce parce qu’il refuse de jeûner et de se purifier avant de toucher le trident ? On peut aussi supposer qu’il sait bien qu’il n’est pas un véritable dévot de Mahadev, puisque, par moments, il va jusqu’à penser que les dieux hindous veulent la mort de son épouse. Craignant cependant la vengeance des dieux, il évoque des rumeurs selon lesquelles le trishul pourrait brûler ceux qui ne concentrent pas leurs pensées sur Shiva. Il affirme encore que certains trouvent la mukti, « délivrance », en rendant un culte au trident, un espoir qui le concerne peu dans la mesure où il affirme ne pas se soucier de l’après-mort.
205Il est clair que l’idée de réincarnation le laisse indifférent et qu’il ne formule pas les questions qu’il se pose à propos de son destin.
206Voulant faire plus encore pour sauver sa femme, il décide de devenir le bhokta, « dévot », de Shiva en enfonçant des crochets dans ses muscles dorsaux et de se faire suspendre aux balançoires rituelles, lors de la fête du dieu.
207Selon la coutume, Kisan va trouver le prêtre hindou (de basse caste) qui doit organiser le gajan (la commémoration des austérités du dieu Mahadev). Ce dernier fait quelques difficultés, puis finit par accepter Kisan, après lui avoir demandé de prier, chaque jour, Mahadev. Les jours qui précèdent la fête, Kisan se sent harcelé par les bonga et par son épouse surnaturelle : celle-ci, furieuse de sa participation au rire hindou, menace de le faire tomber de la balançoire. En fait, il ne mentionne que plus tard cette crainte à Lokhi, car il s’enferme dans le mutisme le plus complet.
208Deux jours après, il nous invite à boire du thé et nous confie avoir pris une décision, qui semble motivée par un rêve qu’il a fait la nuit dernière. « Il a vu en rêve la déesse Monsa, entourée de pigeons blancs et le dieu Shiva qui dansaient sur un rocher noir. Il s’est aperçu alors qu’il était sur la berge d’une rivière et qu’une procession passait. Personne ne le regardait mais il savait qu’il aurait dû être avec eux. »
209Il dit à Manick que, certainement, Mahadev le fera tomber ; celle-ci l’apaise et lui demande de jeûner un jour et une nuit, en concentrant son esprit sur le dieu hindou. Il refuse et dit qu’il ne comprend rien aux dieux hindous, accusant sa femme de s’être unie en rêve à Shiva. Il interprète, en fait, la dévotion que Manick nourrit envers le dieu hindou sur le modèle d’une relation amoureuse entre une femme humaine et un bonga. Il m’assure également qu’en participant au gajan, on devient l’égal d’un Brahmane, même si ensuite tout est oublié.
210Je lui demande s’il voudrait être un Brahmane, et il me répond simplement qu’il voudrait bien être un homme respecté, faisant sans doute allusion à la position subordonnée qu’il occupe vis-à-vis de son épouse. Il consulte un autre ojha, lui demandant de lire pour lui la feuille divinatoire. Sans doute, ce dernier ojha sait-il, plus ou moins, ce que souhaite entendre Kisan, car il cherche obstinément quelles fautes rituelles Manick a bien pu commettre.
211Dans l’histoire de Manick, comme dans celle des autres prêtresses, la croyance fabrique ses objets à partir de fragments appartenant à des niveaux divers : transgression, adoption d’un dieu hindou, souhait de mort, conflit de pouvoir ou encore évocation d’un événement à partir d’un présage.
212Certes, la rivalité de Manick et de Kisan s’exprime par le truchement des relations « spirituelles » que chacun d’entre eux est censé établir avec soit une épouse divine (Kisan), soit des dieux hindous pourvoyeurs de pouvoir (Manick). Ces relations soutenues dans l’imaginaire définissent pour chacun des personnages un espace secret, d’où l’autre est plus ou moins exclu.
213Dans ce cas, personne ne peut vraiment reprocher à Manick d’avoir transgressé l’ordre des générations et d’avoir allaité son petit-fils, mais sans doute l’opinion villageoise n’est pas non plus prête à reconnaître que la jeune femme puisse être possédée par la Déesse. Lorsque Manick opère quelques guérisons, on lui reconnaît des pouvoirs, mais elle n’acquiert jamais un statut égal à celui de Parvati. On reproche sans doute à Manick d’avoir voulu concilier son mariage avec une vocation spirituelle et d’avoir refusé de choisir entre les divinités tribales et la dévotion hindoue.
214Dans cette histoire, le recours à plusieurs consultations divinatoires ne fait que brouiller les pistes et, dans le fond, c’est ce que veulent Manick et Kisan. Les ojha accumulent les preuves de l’irréparable. Manick ne peut plus guérir et il faut tromper l’attente de sa mort, en mettant en scène la solidarité du couple, par le truchement de la divination. A chacune des consultations divinatoires, Kisan se comporte de plus en plus en dévot hindou pour tenter de sauver sa femme.
215Cependant toutes ces croyances ne sont pas toutes aussi explicites : certaines d’entre elles sont simplement des états d’esprit, des dispositions à établir des jugements. Dans le cas des femmes, cerrains symboles religieux se déplacent sur le corps, qui devient le lieu d’expression d’une mouvance des signifiants. Le jeu des symptômes corporels, les éruptions cutanées, la balancement de Jobra, par exemple, renvoient aussi à la succession des visions qui assaillent les candidates à la prêtrise.
216Ainsi, les symboles les plus conventionnels (au sens de E. Leach 1976) deviennent des symboles personnels (M. Douglas 1970) et se font les supports des propositions de croyance ou de déni. Toutefois, il n’y a pas adéquation entre les croyances que formulent les individus et les diverses formes symboliques que peuvent emprunter les contenus religieux, qui sont, eux, relativement stéréotypés.
217On a vu comment les choix référentiels peu acceptables, pour une raison ou pour une autre dans une culture donnée, par exemple le recours à la sorcellerie, s’expriment sous forme de symptômes. Cela explique a contrario pourquoi les revendications personnelles de tout ordre, « la capacité à exister », puissent se formuler à travers un nombre limité de symboles religieux. Ainsi, Jola, mauvaise disciple, déplace sur son propre corps les symptômes d’une vocation manquée : mouvements incontrôlés, éruptions cutanées – qu’elle projette à nouveau dans l’espace, en enterrant des maléfices aux quatre coins de la maison.
218Dans certains cas, toutefois, et surtout dans les affaires de sorcellerie, certains objets ou mots, sont saisis – à titre de preuve – par les protagonistes du discours. Dès lors, la violence se déchaîne, sans que la crise individuelle parvienne à se dénouer. En voici un exemple.
LA VENGEANCE D’URMILLA
219Urmilla est la seule fille de Chundka Tudu, un petit propriétaire terrien qui a du mal à cultiver seul ses terres avec ses deux fils. Urmilla résiste à l’idée d’épouser un homme d’un autre village, préférant rester dans la maison paternelle.
220Chundka prend donc pour sa fille un gendre par achat (gar jawae) qui, selon la coutume devra travailler chez son beau-père. Ce dernier, Hopna Murmu, est pauvre, mais ne manque pas d’intelligence. C’est de plus, un contre-sorcier réputé, mais qui ne s’est guère enrichi par la pratique de son art. Urmilla craint les « pouvoirs » de son mari et, dès les premiers temps du mariage, elle commence à fuguer... Les années passent, et le couple a bientôt trois enfants. Entre-temps, le père d’Urmilla, qui a vieilli, exige de plus en plus de travail de son gendre, et les relations des époux deviennent très tendues.
221Sur ces entrefaites, Hopna quitte la maison du père d’Urmilla, emmenant ses enfants avec lui. Il va s’installer dans le village de son père, où les villageois lui ont donné un lopin de terre pour construire une maison. Dans son village natal, il a aussi fondé un sanctuaire, dédié aux divinités santal Maran Buru et Jaher Era.
222Tandis qu’Hopna reprend ses activités de jan guru, Urmilla profite de son départ pour fuguer, une fois de plus.
223Quinze jours après, elle rentre malade, fièvreuse et ne cesse de tousser. Hopna qui est venu, ce jour-là, chez le père d’Urmilla, dans l’espoir de la convaincre, lui dit calmement : « Rentre à la maison (chez moi), d’ailleurs, si tu continues comme cela, ta fièvre ne guérira pas. » Urmilla refuse de le suivre et il repart, sans un mot.
224Que s’est-il passé exactement dans la tête de la jeune femme ? Elle a pris les paroles de son mari pour les malédictions d’un jan guru. Elle a sans doute pensé qu’il voulait sa mort et cherche, dès le lendemain, à persuader son père et ses frères de tuer Hopna.
225Quelques jours plus tard, alors qu’Hopna revient pour chercher Urmilla, le père et les frères de la jeune femme, cachés derrière un buisson, se jettent sur le jan guru et le tuent à coups de hache. Plus tard, après être sortie de prison, Urmilla dira qu’elle ne pouvait pas faire autrement.
226Dans cette histoire, Urmilla ne semble pas être consciente de tous les jugements qu’elle opère. La croyance que son mari voulait la dénoncer pour sorcellerie semble l’avoir emporté sur les autres suppositions qu’elle pouvait faire.
227On comprend que, dans ce conflit, les places de mari et de jan guru sont vécues comme antagonistes ; dès le départ, Urmilla, sans rien croire, a peut-être simplement peur. Pour Urmilla, épouser un contre-sorcier, « ennemi naturel » des femmes, c’est nier sa propre féminité. Quant à Hopna, il n’aurait pas dû accepter de travailler comme gendre « acheté » chez un beau-père, position qui n’était pas sans contradiction avec son prestige de jan guru. Car, en fait, dès que les gens de son village paternel lui donnent une terre en signe de reconnaissance, il cherche à se désengager de ce rôle de gendre qui ne lui convient pas. Toutefois, il croit encore pouvoir convaincre Urmilla de le suivre.
228Dans cette histoire, aucun bonga n’est mis en avant, Urmilla vit dans la peur perpétuelle d’avoir épousé un « sorcier » et, pour cette raison, n’hésite pas à se débarasser de lui.
229Le ressort dramatique de cette histoire repose sur une surinterprétation des paroles d’Hopna. Lorsque celui-ci dit à sa femme : « Tu ne guériras pas, si tu continues comme cela », cette dernière croit qu’il veut sa mort. Et c’est en fait pour se défendre qu’elle le fait tuer.
230Hopna ne peut – du moins pour Urmilla – occuper deux places à la fois, celle de jan guru et celle de mari.
231Dans cette histoire, la croyance consiste, pour ceux qu’elle implique, à surinterpréter certains contenus qui constituent le ressort dramatique d’une situation. Elle devient une obsession qui ne se dissipe que dans la violence. Peut-on réduire la croyance religieuse à ce type d’obsession ?
CROYANCE ET DÉVOTION
232La croyance en tant que telle, patiao kana, des femmes santal évoque ce qu’on nomme la dévotion individuelle en milieu hindou. Chez les hindous, la théorie de la réincarnation et l’institutionnalisation de la dévotion individuelle fournissent à la croyance des interprétations applicables à un grand nombre de situations.
233Lorsque j’ai mené le même type d’enquête auprès de femmes intouchables, j’ai eu l’impression qu’elles avaient réponse à tout ou plutôt que le quadrillage symbolique en milieu hindou, laissait moins d’implicites.
234Parmi les basses castes, si la Déesse n’accède pas à la demande de sa dévote, qui – depuis longtemps – lui a rendu un culte dans l’espoir d’être mère, cette dernière et l’opinion villageoise en concluent que « ce n’était pas dans son karma d’avoir un enfant ». De la même façon, P. Kolenda (1981) nous cite plusieurs exemples où la maladie ou la mort sont, simplement, mis sur le compte du karma chez les intouchables, sans qu’ils puissent pour autant, produire une conception claire de ce qu’ils entendent par ce type de causalité.
235Loin de retenir ce type d’explication, les Santal remontent le temps pour trouver un certain nombre d’impossibilités qui, dès lors, tiennent à la femme ou à son entourage. En effet, les ojha prennent en compte les données que leur patient leur fournit sur son réseau familial. Il s’agit d’une mémoire de l’infortune qui s’élabore au cours des affrontements successifs qui opposent – sur plusieurs générations – un homme, ses ancêtres, ses ascendants et ses descendants.
236C’est bien cette mémoire que les ojha questionnent au cours de la cure, car certains de leurs clients – ou des parents de ces derniers – se sont opposés à tel bonga particulier. On raconte ainsi que le père du ojha de Phuldanga était capable de saisir, de ses deux mains, tout bonga qui se serait aventuré à lui sauter dans le dos. Cette rumeur a certainement contribué à asseoir la réputation de son fds. En fait, dans certaines familles, on sait mieux résister aux bonga, sans que ce savoir tacite ait besoin d’être explicité.
237La divination a pour fonction d’inventorier les preuves de cette résistance aux bonga. Plus le message est clair, et plus on espère neutraliser la divinité responsable des maux. Dans les basses castes, il n’est nul besoin d’inventorier avec la même précision les signes de la causalité, et cela pour deux raisons. D’une part, parce que le nombre des agents maléfiques y est plus restreint, de l’autre, parce qu’on y recherche la protection des dieux, plutôt que de se concentrer sur la recherche des causes de l’infortune.
238Chez les Hindous, enfin, le raisonnement karmique peut faire de tout événement une conséquence des actes commis dans les vies antérieures, rendant inutile la recherche précise des causes du malheur.
239On peut évoquer sur ce point, à propos des Santal, ce que G. Obeyesekere (1981) soulignait déjà à propos de Sri Lanka, où il avait enquêté auprès d’individus qui hésitaient, sans arrêt, entre le syncrétisme bouddhique et l’hindouisme populaire. Pour cet auteur, les individus pris dans la dévotion hindoue éprouvent une certaine anxiété vis-à-vis de la doctrine du karma, dans la mesure où cette doctrine fonctionne grâce à l’amnésie qui veut qu’on ignore les actes qu’on a pu commettre dans les vies antérieures.
240Ainsi, le mystère du karma permet de formuler des choix, puisqu’on peut imaginer que les vies antérieures conditionnent le destin présent. Cela est d’autant plus vrai, au Sri Lanka, où l’hindouisme fonctionne comme une religion populaire, forme d’expression individuelle, face au boudhisme, plus formel.
241Le choix possible de passer d’un panthéon à l’autre se fait dans les histoires de vie analysées par G. Obeyesekere (1981) comme chez les personnages de ce livre, au moyen d’un système de signes. Ceux-ci sont agis au gré des motivations inconscientes des individus et, dans certains cas, font symptôme.
242Je ne retiendrai pas, pourtant, la notion de personnalité qui chez G. Obeyesekere (ibid) évoque l’anthropologie culturaliste dans la mesure où il s’intéresse surtout à la prégnance des symboles religieux. Dans nos exemples, le vécu des individus, les interprétations qu’ils font de leur propre histoire et les réactions de leur entourage modifient, sans arrêt, cette personnalité. En fait, le destin religieux des prêtresses ne s’accomplit qu’à condition d’abandonner une personnalité ou, plutôt de la subsumer à la nécessité de devenir un miroir pour les autres.
243La spécificité de la croyance religieuse par rapport à d’autres viendrait de ce qu’elle prend – au contraire – d’autres croyances pour objet, donnant toujours lieu à plusieurs interprétations possibles.
244A ceci, on peut, évidemment, répondre que les propositions – en admettant qu’on puisse les décoder – ne correspondent jamais à une réaliré observable mais à une situation dans laquelle les individus cherchent à inscrire leurs actes dans l’ordre symbolique. Ainsi, une accoucheuse a planté un arbuste tulsi (associé, pour elle, au dieu hindou Vishnou) dans la cour de sa maison et me dit : « Mon époux surnaturel a fait mourir mon tulsi. » Je découvre plus tard, qu’elle reproche à Tulsi Bonga, la divinité associée à l’arbre sacré, de ne pas l’avoir aidée au cours d’un accouchement qui s’est mal passé. Elle a donc décidé d’abandonner le culte du tulsi. L’arbre, apparemment se porte bien, mais je ne tarde pas à découvrir que pour cette femme, la présence « spirituelle » de l’arbre est incompatible avec son travail d’accoucheuse.
245La croyance s’élabore à l’intérieur d’un espace mental qui, bien entendu, est plus ou moins conditionné par des données extérieures, ici, le contexte d’acculturation. En termes psychologiques, cet espace mental est produit à partir de la place symbolique que l’individu occupe ou qu’il aurait dû occuper dans son réseau social. En ce sens, l’élaboration du modèle de dévotion envers la Déesse et l’adhésion qu’elles requiert de l’individu ne sont possibles qu’au prix d’un effacement du rôle social que l’individu occupait dans la société tribale.
246Dans les histoires que j’ai présentées, les individus sont souvent décentrés de la place qu’ils auraient dû occuper dans leur réseau de parenté. Ce décentrement les incite à sublimer la relation au guru ou aux dieux, jusqu’à les faire « renaître » dans une lignée spirituelle : on devient fille de la Déesse. Le contenu des croyances est finalement secondaire vis-à-vis des comportements qu’elles su-citent, lesquels varient avec les individus mais sont, aussi, cultu-rellement déterminés. Nos exemples ont montré, je crois, que les parcours de croyance consistent à établir une filiation spirituelle, là où une filiation réelle s’avère difficile à vivre.
Notes de bas de page
1 L. Skrefsrud, missionnaire norvégien a fondé dans le district des Santal Parganas, dans les années 1870, une mission luthérienne indépendante. En dépit de ses vues utopistes, Skrefsrud et ses successeurs préparèrent les réformes juridiques er foncières que les Britanniques introduisirent, ensuite, dans ce district. A plus long terme, leur influence contribua à la formation d’une élite qui, aujourd’hui, est souvent politisée (cf. M. Carrin er H. Tambs-Lyche, à paraître).
2 La rébellion santal de 1855 fut un mouvement de revendication politique dont l’expression symbolique évoquait un royaume perdu, lié à l’âge d’or des Santal. Cf. M. Carrin-Bouez (1986).
3 Dans la littérature évangélique, les missionnaires traduisirent par le terme hindi jagna, « s’éveiller », le concept de « l’éveil » vekkelse, de la théologie protestante nordique.
4 Vers les années 1870, les chefs santal de la région de Dumka reprochèrent aux missionnaires de s’enrichir à leurs dépens en créant des écoles, dont la fréquentation était payante. Ils protestèrent aussi contre la campagne que menèrent les Luthériens contre la consommation de bière de riz.
5 En effet, dès 1832, un certain nombre de femmes tribales, pour la plupart originaires de Chotanagpur, vont travailler dans les plantations et dans les mines, au Bengale et en Assam.
6 Les planteurs protègent à moindres frais la santé de leurs travailleurs. Vers 1920, on contrôle, par l’introduction d’une législation, l’emploi des femmes au fond des mines. Toutefois, la répétition d’un temps de travail obligatoire, mal rémunéré, est pensée en termes de sacrifice.
7 Les convertis sont exclus de la société traditionnelle ; de sérieux problèmes, telle la commensalité devenue impossible entre chrétiens et Santal fidèles au culte des bonga, divise la communauté tribale.
8 En 1874 éclate le mouvement réformateur des Kherwar, dont les adeptes sont des dévots de Kali qui refusent de prendre de l’eau ou de la nourriture des mains des autres Santal.
9 Ce récit fait partie d’un ensemble « d’histoires de village », gam kahini, écrits, à la demande des missionnaires, par les Sanral, qui utilisent une transcription romane et des signes phonétiques, mis au point par L. Skrefsrud.
10 Pour une analyse des métaphores santal, cf. M. Carrin-Bouez (1991).
11 R. Horton (1973) défend l’argument selon lequel les primitifs sont incapables d’analyser un processus en une série d’étapes réversibles.
12 Le nom de cette écorce ne renvoie à aucune espèce botanique connue. Par ailleurs, muni, signifie « sage ».
13 Le jan guru, contre-sorcier, trouve le nom de la sorcière en étant possédé dans un champ en friche, au-delà des limites du village.
14 V. Daniel in Keyes (ed.) (1983) décrit un système divinatoire similaire en pays tamoul, où la couleur des fleurs et leur position sont couplées à des réponses possibles, que la Déesse fournit en retour aux questions des dévots.
15 R. Keesing (1987) reproche aux anthropologues de surinrerpréter les différences culturelles et de prendre à la lettre certains énoncés symboliques, telles les métaphores.
16 L. Wittgenstein (1966) maintient qu’il existe une spécificité des croyances religieuses, à savoir qu’elles impliquent des entités dont l’existence n’est pas toujours vérifiable.
17 Pour D. Sperber (1974), tout énoncé symbolique du type « les dragons ont des ailes » transgresse les axiomes du savoir encyclopédique qui définit par exemple la connaissance des espèces animales.
18 La notion d’acte de référence a été développée par L. Linsky (1967) et vise à décrire comment on produit des interprétations.
19 Pour qu’une proposition corresponde à un objet de croyance, la question est de savoir, écrit Ch. Travis (1984), si quelqu’un croit ou non à un « objet de croyance » se réduit en fin de compte à la question de savoir s’il est dans une relation appropriée avec une formule « située dans sa tête » qui exprime cet objet et aucun autre. Le concept d’objet est ici étendu au sens de la logique.
20 Ce contenu n’est pas toujours exprimé et de nombreuses croyances restent implicites.
21 Selon la terminologie de j. Skorupski (1976), les symbolistes sont des structuralistes qui voient, dans le rituel, l’expression des croyances.
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