Chapitre II. De la personne et de l’identité sexuée chez les santal
p. 81-123
Texte intégral
IDENTITÉ FÉMININE
1Parvati est-elle si différente des autres femmes santal ? Les tiraillements qu’elle subit de la part des divinités tribales nous suggèrent qu’elle demeure sous leur regard. Les sentiments amoureux qu’elle éprouve pour Cand la font basculer dans le monde hindou à condition, toutefois, de sublimer sa passion dans la dévotion qu’elle porte à Kali. Inversement, ce schéma nous rappelle la bhakti souvent teintée d’érotisme des Sahajio du Bengale, que nous décrit E. Dimock (1966). Cependant, le langage de la sublimation s’ordonne, ici, autour d’une figure maternelle, la déesse Kali elle-même qui apparaît tour à tour toute-puissante, punitive et, enfin, salvatrice (cf. D. Kinsley 1986).
2Si nous comparons le cas de Parvati à celui des prêtresses – décrites par G. Obeyesekere (1984) – qui deviennent les dévotes du dieu Huniyan, nous voyons que les secondes paraissent davantage assujetties au rôle féminin, tel qu’il s’exprime dans les normes culturelles. Au Sri Lanka, comme en milieu hindou, la littérature anthropologique a souligné les valeurs particulières que la société attend des femmes, l’humilité et la soumission. Les femmes doivent, avant tout, contrôler leurs pulsions sexuelles et agressives. Pour G. Obeyesekere, le schéma psychologique qui mène à l’ascèse un individu féminin se déroule comme suit : rejet de l’amour sexuel du mari et attirance envers une figure idéalisée d’un autre, divin et féminin.
3V. Das (1987) a critiqué, à juste titre, nous semble-t-il, le regard phallocentrique que Obeyesekere a porté sur le traumatisme des femmes qu’il a étudiées. En effet, selon Obeyesekere, la sublimation qui les pousse vers leur vocation religieuse provient du deuil non résolu d’une figure féminine. Certes, cette dimension est présente dans l’histoire de Parvati, qui s’interroge sur la mort violente de sa mère, parce que ce décès a laissé place à trop de non-dit. Parvati, par exemple, ne se souvient pas que sa mère ait jamais évoqué son mariage, ne serait-ce que sur le mode de la plaisanterie. Quant à ses frères, on a vu qu’ils ne se sont pas souciés de marier Parvati et de lui assurer une vie normale dans la société santal. Cette négligence a-t-elle contribué à rendre impossible le destin féminin de Parvati dans la société santal ?
4Répondre à cette question nous invite à réfléchir sur la féminité en milieu tribal, et plus largement, peut-être, sur la notion d’identité sexuée, afin d’éviter de penser la sublimation féminine en y voyant seulement les effets d’une « sexualité refoulée », un concept qui mérite, lui aussi, d’être redéfini dans le cadre d’une approche anthropologique des émotions.
5Comment les Santal se représentent-ils la notion de personne ? Ce concept permet-il de comprendre l’émergence de l’individu à la charnière des mondes tribal et hindou ? Pour explorer ce champ, nous chercherons à définir comment est pensée, d’une part, la complémentarité des sexes et de l’autre, la continuité entre les humains et les dieux.
6L’identité de personne est-elle largement infléchie par les relations entre les sexes ? Pour répondre à cette question, nous aurons à nous demander, si la hiérarchie – au sens hindou – modèle bien, en milieu santal, l’opposition des sexes.
7Une telle démarche ne peut, néanmoins, aboutir, qu’à décrire les catégories sémantiques nécessaires à l’élaboration de la personne. Or, notre but est plutôt de comprendre comment nos personnages loin d’être seulement des acteurs sociaux, définis par le statut au sens de C. Geertz (1973), se débattent avec leur vécu et se créent une identité individuelle. On tentera donc de décrire le cheminement psychique individuel de quelques personnages tout en montrant, bien sûr, les points d’attache qu’il suppose avec le discours sur la personne. Une telle perspective prend en compte l’histoire de vie des personnages et doit aussi montrer comment le psychisme individuel ou le « soi »1 (M. Spiro 1993) évolue, parfois, à l’intérieur de scénarios pré-établis. Ceux-ci nous aideront à définir les parcours de croyance des femmes qui, toutes, tentent d’exprimer leurs revendications individuelles sur le mode religieux. Nous aurons à nous demander enfin si la dévotion n’est ici qu’un code, un mode autorisé de l’expression individuelle, qui laisse à nos personnages une certaine autonomie psychologique ou si, au contraire, le modèle dévotionnel agit non seulement sur les cadres cognitifs de l’expérience religieuse, mais en conditionne aussi l’émotionnalité.
Corps et souffle
8Le mythe de création santal nous livre un discours sur les composantes de la personne qui permet à chacun de penser et la vie et la mort.
9Au début de la création, seul existe l’océan puis Maran Buru, le dieu de la création, dépose deux œufs à la surface des flots : ces œufs sont ceux d’une oie sauvage qui se met à les couver et par un prodige, le premier couple humain en sort2. Ces deux êtres n’ont pas d’âme, au sens de principe de vie : « Maran Buru leur ayant donné une âme, fit d’eux des humains. »
10Le terme jivi, d’origine hindi3, désigne le principe de vie et, d’une manière métaphorique, les sentiments passionnés. Les villageois glosent ce terme comme suit : « celui qui a un jivi est capable de bouger », nous avons un jivi à l’intérieur de notre corps. L’expression bar jivi, « deux fois la vie », fait clairement allusion à la grossesse tandis que jivi odok’, « la vie sort », désigne la mort. Tandis que chez les Bengali, la pureté de la lignée est pensée par rapport au sang, rokto4, les Santal, à l’inverse, insistent, non sur la pureté, mais sur le caractère permanent, indestructible de la lignée, symbolisée par l’os, jan. Est-ce à dire que les gens des tribus dénient l’importance du sang, lorsqu’ils élaborent la conception de la personne ? Non, mais lorsqu’on parle du sang, c’est pour le contrôler lors des négociations de mariage entre alliés ; le sang, mayam, c’est ce qui est donné, contre le paiement du prix de la fiancée, fût-il symbolique. Si le mariage est compromis et que le mari renvoie sa femme, les parents de celle-ci gardent un droit de regard sur le sang. En d’autres mots, on peut venger le sang, tout comme on peut le souiller, en pratiquant la sorcellerie. Se livrer à la haine, c’est donc manipuler le sang d’autrui.
11Tandis que le ji, principe masculin, réside dans le crâne, le roa ou « petit souffle féminin » loge dans le ventre. Le roa est versatile et peut quitter le corps durant le sommeil (M. Carrin-Bouez 1986, p. 67). Le « petit souffle » est d’autant plus un danger, qu’il s’échappe et erre dans des endroits déserts, infestés par des bonga malveillants5.
12Les Santal affirment que le roa des femmes est plus intense que celui des hommes ; celles-ci doivent donc contrôler cette âme du ventre en respectant un certain nombre d’interdits. Par exemple, elles doivent éviter d’enjamber les arcs des chasseurs, non seulement parce qu’elles les pollueraient6, mais aussi parce que le souffle s’échappant de leur corps les rendrait inefficaces. Le roa d’un homme peut lui aussi être négatif, si ce dernier a transgressé des interdits ou s’il est victime d’un esprit malveillant, bonga ou bhut7.
13D’une manière générale, les Santal pensent que l’intensité du roa varie selon les individus ; ils attribuent, également, un souffle du ventre plus féminin aux possédés, ou encore à ceux qui nouent une relation amoureuse avec une divinité dans l’autre monde.
14Le corps est composé des os, jan, et de la chair, baha et il abrite l’âme molle du ventre qui devient une composante psychologique de la personne. Cette dépendance du roa à l’égard du corps permet également au roa de se manifester en produisant des symptômes, tels les troubles nerveux ou les convulsions8.
15Différents types d’onctions ou de libations que le corps doit recevoir, au cours des rites de passage, contribuent à marquer l’articulation du roa au corps. En purifiant son corps par le bain et des onctions d’huile, la veille des grands rites agraires et des rites de passage, l’individu contrôle son souffle du ventre et veille à ce qu’il ne tombe pas sous l’emprise de bonga malveillants ou de sorcières.
16L’esprit, mon, est produit conjointement par le ji et le roa. Le ji, le principe de l’os assure à l’individu la cohérence de ses pensées, tandis que le roa, âme du ventre, responsable des rêves, lui permet de renouveler son imagination. Le discours santal souligne ainsi l’étroite affinité qui lie l’individu à sa lignée, symbolisée par l’os, et au reste du monde que l’individu appréhende grâce aux vicissitudes de son âme molle. Les os du défunt après la mort gardent un peu de ji, substance impérissable — associée à l’os — et qui représente la continuité de la lignée.
17Si l’homme est dominé par le ji, âme qui réside dans le crâne et évoque la permanence, la femme subit, elle, les vicissitudes du souffle du ventre. Assujetties à l’âme du ventre, les femmes assurent, par la procréation, le renouvellement de la lignée mais elles sont, du même coup, associées à la finitude de la chair, au mauvais sang des règles, porteur de négativité, mais nécessaire à la reproduction de la lignée.
À PROPOS DES FEMMES, LE DIT ET LE NON-DIT
18Les femmes santal sont du côté du sauvage, qu’elles maîtrisent mieux que les hommes9. D’une part, parce que les activités de cueillette sont féminines, de l’autre, parce que les femmes mettaient autrefois les enfants au monde en forêt.
19Le coutumier de justice santal exprime certains droits des parents et, notamment, des époux. Les frères donnent généralement à leur sœur une taben jom, une terre « pour manger du riz séché au soleil », que celle-ci conserve après son mariage10. Ce don exprime le lien de solidarité frère/sœur, ainsi que l’atteste le mythe d’origine relatif à cette pratique :
Une femme cuisina pour son mari un placenta de chèvre dont elle fit un curry. Le mari le mangea et elle lui dit qu’il avait consommé de la viande vivante. Le mari, inquiet, envoya chercher sa propre sœur. Cette dernière surprit en chemin la conversation des petits du vautour. Ils disaient à leur père combien ils étaient affamés. Le vautour répondit que dès le lendemain il leur donnerait de la chair humaine car une femme était en train de tuer son mari. La sœur alla voir l’épouse et lui demanda comment elle comptait tuer son frère. Tandis que cette dernière commençait à lui expliquer, la sœur lui asséna un coup de pilon mortel sur la tête. Parce que sa sœur lui avait sauvé la vie, cet homme lui fit don d’une terre.
20Ce mythe fait état de la relation tendue qui existe entre les époux, laquelle s’oppose à la relation positive qui unit le frère et la sœur11.
21Les femmes santal, il est vrai, sont plus libres de leurs mouvements que les femmes hindoues. Toutefois, le coutumier de justice traditionnel place la femme sous la dépendance de son mari : par exemple, si une épouse est reconnue coupable d’un vol mineur, on considère que son conjoint est responsable de sa conduite et devra payer une amende au conseil de village.
22Le mariage souligne, chez les Santal, la situation symétrique, non hiérarchique, des alliés. Le prix de la fiancée est une somme symbolique, qui est redistribuée entre les parents de la fiancée : père, mère, frères et grand-mère paternelle12. Quant aux parents du fiancé, ils reçoivent des « cadeaux » (jiotuk), dont le montant est coutumier et n’est guère soumis aux pressions de l’alliance13.
23La société santal reconnaît aux femmes une certaine indépendance économique : ainsi jouissent-elles, après leur mariage, du droit de glaner dans les champs de leur père et de vendre les produits cultivés sur la terre reçue de leurs frères. De nos jours, de nombreuses femmes travaillent dans les chantiers du bâtiment et disposent de leur salaire.
24Les femmes santal, si elles font bien l’objet d’échanges dans le jeu des stratégies matrimoniales orientées vers le prestige clanique, n’en existent pas moins en tant que personnes aux yeux de la coutume. Ou, du moins, c’est ce qu’affirme le mythe de fondation de la coutume qui évoque l’égalité des deux premiers ancêtres masculin et féminin.
25Le coutumier de justice exprime la nécessité de réparer des offenses sexuelles commises envers les femmes, mais considère qu’elles sont la propriété des hommes. Ainsi une fille non mariée, victime d’une tentative de viol, ne perçoit pas elle-même l’amende, lajao dan, « le prix de la honte », que le coupable doit verser au père de cette dernière14. Le corps de la jeune fille est géré par son père, avant de l’être par son mari.
26Dans certains cas, la parole féminine est reconnue par le coutumier de justice : notamment, dans un cas de naissance illégitime, on demande à la mère de nommer le père de son enfant, sa déclaration ayant force de loi. Toutefois, dans bien d’autres circonstances, le serment d’une femme a peu de prix15. Dans un tel contexte, les fugues, la sorcellerie constituent les expressions féminines de l’autonomie.
27Les hommes considèrent que ces velléités d’indépendance sont produites par l’influence de l’âme du ventre, dont les intéressées n’ont pas conscience ; ils accusent également les divinités masculines de manipuler le souffle des humaines qu’elles désirent séduire. Les Santal lient également le pouvoir de l’âme molle au « plaisir », raskau, dont le lieu est, avant tout, le ventre féminin. Dans les récits où des mortelles ont des relations amoureuses avec des divinités, ces dernières avant de tuer leurs victimes humaines leur donnent des coups de pied dans le ventre. Geste qui symbolise la rage masculine devant l’adultère, puisqu’il évoque aussi le comportement du mari trompé. On retrouve ce geste au cours du rite du divorce, durant lequel l’époux renverse, d’un coup de pied, une cruche symbolisant la matrice de sa femme. Il met un terme à leurs relations et, implicitement, détruit l’attrait érotique de sa compagne. Parallèlement, lorsqu’un bonga frappe une femme au ventre, sa violence signifie qu’une union entre un bonga et une mortelle doit rester stérile. Si la femme meurt des mauvais traitements subis, il faut y voir le désir des bonga de détruire leurs victimes, une fois leur passion assouvie.
28Les hommes santal appellent, parfois, leurs femmes bonga, qualificatif qui fait allusion à leur caractère de sorcières potentielles. Ils les soupçonnent d’être trop proches des divinités. Pour tenter d’instaurer une distance nécessaire entre ces dernières et les femmes, la coutume leur interdit de sacrifier, d’être possédées et même de cuire des victimes sacrificielles. En effet, les femmes ne doivent, en aucun cas, toucher la gorge ou la nuque des animaux sacrifiés, points où le couteau a ouvert le « chemin du sacrifice ». Les femmes santal doivent éviter de se laisser séduire par les bonga et sont reléguées à ne participer qu’en tant qu’épouses à la plupart des rites. Ecartées des gestes essentiels du rituel, leur présence, bien que discrète, contribue à affirmer la complémentarité des sexes à travers les couples qu’elles forment avec leurs maris.
REPIQUAGE DU RIZ ET FERTILITÉ
29En pays santal, le destin féminin s’accomplit dans le mariage dont les rites sont destinés à « mûrir » et à fixer l’épouse. On compare volontiers cette dernière à un plant de paddi qu’on repique dans la rizière, travail féminin par excellence. Sans entrer dans la description complète des rites de mariage, retenons que le souhait de fécondité est exprimé symboliquement, au moment de la cérémonie, par des offrandes répétées de riz séché au soleil qui sont déposées sur les autels des divinités domestiques des maisons des fiancés.
30Evoquer le rite de mariage nous montre ce dont Parvati a été privée à son insu, la ritualisation du corps féminin conçu pour la procréation. En ce sens, son corps n’a pas trouvé l’ancrage symbolique qui lui était nécéssaire, et l’on peut voir dans cette privation un des effets coercitifs de son exclusion.
31Dans le mariage traditionnel, en effet, une plante, le turméric, sasan (Curcuma longa, L.), dont on colore les vêtements des mariés, exprime la fécondité attendue de l’épouse.
32De plus, le geste de moudre du turméric sur la pierre à épices, gurgu, évoque l’acte sexuel. Avant de marier les époux, le naeke (prêtre du village) – qui officie pour la cérémonie – enterre des graines de turméric au pied d’un pilier de bois sculpté représentant les dieux du groupe local de sous-clan et devant lequel, on offre un sacrifice de chèvre. Ce pilier, symbole de virilité, est planté dans le sol des cours des maisons respectives des fiancés par deux jeunes garçons connus pour avoir eu des relations prémaritales.
33Ici, la signification des graines plantées dans le sol (au pied du pilier) rappelle la métaphore bengali du mariage selon laquelle, la semence de l’homme, bija, active la femme conçue comme un ksetra, un « champ » (L. Fruzetti 1990). Lors du mariage santal, les jeunes époux doivent tourner plusieurs fois autour d’un pot, dans lequel sont déposés des plants de paddi.
34Le pot représente la fécondité de l’épouse et, comme tel, il offre l’image de l’heureux destin qu’on souhaite aux futurs époux. Un tel récipient, le karmas16 thili, contient de l’eau purifiée dans laquelle deux garçons non mariés ont mis à tremper des rameaux de sarjom (Shorea robusta, L.). On appelle encore dak bapla, « eau de mariage », le liquide dont on doit asperger le jeune couple afin d’assurer sa fécondité.
35Ce récipient symbolise la matrice, tandis que les rameaux encore verts indiquent le nombre d’enfants que le couple souhaite mettre au monde. Le pot, fait de terre cuite au feu, évoque fortement la maturation de l’épouse, qui s’exprime aussi dans les métaphores du feu, propres aux devinettes récitées au moment du mariage. Lorsque l’union est consommée, la jeune épouse est comparée à un pot neuf dans lequel on a fait fermenter de la bière de riz pour la première fois (tan handi tukuc). Inversement, on traite la femme ménopausée de « pot de bière de riz éculé », soulignant, ainsi, qu’elle n’est plus apte à procréer.
36Ceci n’est pas sans évoquer le rite du mariage bengali où, nous dit L. Fruzetti, les femmes sont des récipients, tout comme les déesses sont, dans le rituel, symbolisées par des pots, comme l’ont souligné S. Wadley (1975) et O. Herrenschmidt (1989).
37Le symbolisme de la fermentation de la bière de riz occupe une place centrale dans la culture santal et permet, toujours, de renvoyer au mythe de création. Dans ce mythe, en effet, Maran Buru, le dieu tribal, enseigne au premier couple humain comment faire fermenter la bière de riz, afin « qu’ils oublient qu’ils sont frère et sœur » et puissent commettre l’inceste. Le secret de la fermentation est une plante mystérieuse, appelée « excrément de lièvre » et qui est comparée à un champignon.
38Les époux sont crus, c’est pourquoi, il faut les asperger de bière de riz. Les sœurs aînées de la fiançée promènent leurs doigts, humectés de bière de riz, sur le corps des futurs époux, geste destiné à les rendre aptes à la procréation. Le même rite est accompli en « clé de mort », lorsque le deuilleur verse de la bière de riz sur la dépouille du défunt pour régénérer les os. Cette libation augure favorablement de la reproduction de la lignée. Ce double geste montre que le breuvage est bien perçu comme un liquide osseux, d’où le nom « d’eau de l’os ».
39C’est donc à partir de cet inceste frère/sœur que les Santal ont pu se reproduire. La transgression de l’inceste, bien que durement réprimée dans le réel, puisque les coupables étaient autrefois mis à mort, permet de penser les relations sexuelles. Dans le mythe, la reproduction ne se conçoit qu’à partir de l’inceste alors que dans le mariage, tel qu’il est pratiqué, il s’agit pour les époux d’oublier qu’ils sont des étrangers l’un par rapport à l’autre. En ce sens, l’ivresse et les plaisanteries sexuelles qui atteignent leur paroxysme après la cérémonie de mariage proprement dite, sont destinées à rapprocher les jeunes époux.
40Parvati et Cand ont fait un trajet inverse, puisqu’ils se sont trouvés alors que tout les séparait. L’ascète qui les a mariés devant Thakur a souligné uniquement, on s’en souvient, la dimension spirituelle de leur union. En ce sens, l’union devant Thakur n’est pas un mariage et elle ne peut préparer la jeune femme à un destin quelconque d’épouse. Comme pour l’ascète, le pot devient, pour Parvati, le contenant du dieu Shiva, tout comme son propre corps en devient le réceptacle pendant la possession. La métaphore du pot est donc dénuée, pour elle, de toute association avec la féminité.
41Chez les Santal, la cérémonie de mariage marque bien le caractère sacré des époux, qui s’exprime dans l’interdit qui leur est fait de marcher sur le sol. Ainsi, lorsque le fiancé vient pour la première fois chez son beau-père, il doit marcher sur des paniers17. L’interdit de toucher le sol est symétriquement appliqué à la fiancée, qu’on transporte dans une grande corbeille. Au cours de cette séquence de la cérémonie, la fiancée est appelée dauran bonga, la « divinité du panier », ce qui signifie qu’elle partage certaines des qualités des divinités.
42Une question importante reste en suspens ; si la fiancée santal est comparée à une divinité, faut-il penser qu’elle possède – à l’instar de son homologue hindoue – de la shakti ? Et en quoi cette énergie divine, que le rite confère à l’épouse, est-elle différente de celle qu’on reconnaît traditionnellement à l’ascète ?
43D’une certaine façon, tout mariage au sens hindou évoque la relation dévotionnelle, bhakti, des dévots vishnouites, lesquels sont l’épouse de leur dieu.
44Comme l’écrit L. Fruzetti (1990), il est certain que le mariage arrangé par les familles et célébré par le pujari, n’a pas pour but de combler les désirs des individus. Bien au contraire, dans la société bengali – et surtout dans les hautes castes – une femme vénère son mari comme un dieu. Réciproquement, le mari est un guru pour son épouse. Cela est dit dans les textes18, mais apparaît encore plus clairement dans les confidences des villageois qui déplorent la froideur des relations conjugales dans les mariages « arrangés » qui, pourtant, confèrent du mérite et un prestige moral aux époux. Ainsi, un de mes informateurs brahmanes, plus instruit que sa femme, reconnaît que cette dernière est issue d’une lignée plus prestigieuse de prêtres de temples ; toutefois, il souligne à plusieurs reprises que sa femme n’a pas assez d’intelligence pour réciter correctement quatre versets sanscrits, puis il conclut : « Cela n’a pas d’importance, puisque je suis son guru. » En ce sens, Cand est le guru de Parvati, lorsqu’il lui enseigne comment rendre hommage aux dieux hindous. Dans le mariage bengali, la femme – semblable à la déesse – est douée de shakti, « pouvoir »19. C’est cette matr shakti20 latente, non encore activée par la sexualité, que la jeune fille va transférer dans la lignée de son mari. En ce sens, la consommation du mariage représente – sur un plan symbolique -l’éveil de cette shakti.
45Dans le cas de Parvati, la shakti lui est incontestée, puisque l’ascète la reconnaît capable d’être la compagne de Cand, son dévot et, peut-être même, son inspiratice. Cand, lui-même, n’a-t-il pas dit à son guru, dès le début, que Parvati n’était pas une femme ordinaire ? Néanmoins, les qualités spirituelles, que l’ascète et Cand attribuent à Parvati sont, avant tout, des qualités individuelles qui, loin de préparer la jeune femme à la procréation, la disposent à l’ascèse.
46D’un côté Parvati est traitée comme un individu et, de l’autre, on a vu, qu’elle restait attachée à ses frères. Elle est exclue, sans qu’aucun rite ne vienne la séparer de sa maison d’origine.
47En effet, au moment du mariage, on cherche, généralement, à éloigner symboliquement la jeune épouse de son foyer d’origine, craignant qu’elle n’introduise secrètement – et parfois à son insu – les bonga de la maison de son père dans le domicile conjugal. Pour éviter cette intrusion, on doit empêcher que les divinités ne suivent la jeune fille. Ainsi, il est dit – explicitement – que la fiancée ne pourra plus jamais entrer dans la pièce qui abrite les ancêtres de la lignée patrilinéaire. Malgré cette précaution, il est fréquent que des divinités malveillantes viennent posséder la jeune épouse dans les premiers temps de son mariage. C’est là un fait analogue aux posssessions des épouses par les bhut chez les basses castes (S. Kakar 1984).
48Dans certains cas, ces mauvais esprits semblent personnifier l’attachement qui unit le père ou les frères à la jeune fille. Si une fille prend avec elle, au moment de son mariage, trop de cadeaux provenant de la maison paternelle, une divinité Achraele bonga la suivra chez son mari et lui infligera des convulsions. Il existe, bien entendu, des moyens d’apaiser ce bonga qui, dit-on, exprime la tristesse du père, voyant sa fille quitter le toit paternel.
49Un autre rite vise à séparer la jeune épouse des bonga de la maison paternelle. Ce rite dédié à Naihar (la divinité de la maison de la fiancée) est, lui aussi, centré sur la métaphore du pot. Le frère de la fiancée apporte un pichet de terre qui contient des cendres brûlantes, provenant du foyer de la maison paternelle de la jeune fille. Il casse le pot et marche sur les cendres. Ce rite -dit-on – est destiné à « couper » la fiancée des divinités paternelles. Si Naihar s’emporte, il incite la jeune épouse à se refugier chez ses parents en cas de conflit. En effet, la séparation entre des parents de sexe opposé est ritualisée, car elle doit permettre à la jeune fille de surmonter les attachements qui l’unissent à la maison paternelle et de se préparer à sa nouvelle vie chez sa belle-famille.
50L’irresponsabilité des frères de Parvati qui n’ont pas cherché à la marier nous montre une famille dont les membres masculins ne se soucient pas de faire accéder leur sœur à son destin d’adulte. En effet, la coutume souligne par la médiation du rite, le caractère symbolique des relations de parenté.
51Ainsi, quand, au moment du mariage, un homme doit quitter sa mère pour aller chercher sa fiancée, il feint de têter le sein maternel et donne à sa mère, nunu lagit’, le « prix de l’allaitement » exprimant ainsi qu’il a pris conscience d’une modification des relations parentales. En revanche, aucune séparation réelle n’est impliquée : en effet, le fils revient comme un jeune marié vivre avec son épouse dans la maison de ses parents. En milieu hindou, la mère demande simplement à son fils de lui dire où il va : il répond qu’il va chercher une servante, réponse qui exprime la position subalterne de la jeune mariée (L. Fruzetti 1990). L’auteur précise, qu’il est interdit au jeune homme de se retourner ou de revenir sur ses pas, ce qui serait un signe néfaste.
52Malgré les rites qui visent à les inclure dans la lignée de leur mari, les femmes restent périphériques, étrangères à leurs alliés.
53La séparation mère/fille est compensée par un flux secret de marchandises qui circulent entre les deux femmes, à l’insu des hommes. Ces cadeaux expriment la complicité de cette relation qui s’accompagne d’une aide réciproque après le mariage.
54Dans ces deux cas, les prestations correspondent à un changement qualitatif dans le champ de la parenté. On voit, d’ailleurs, comment les relations d’identité sont pensées en termes d’identité (agnats) ou en termes d’éloignement (alliés).
55Dans le cas des femmes, être une alliée et une mère implique une contradiction. La mère se voit réduite à manger son fils (par sorcellerie) car elle préfère considérer celui-ci comme un étranger. Ce type de raisonnement connaît des parallèles dans la société bengalie, où le concept de asuco rokto, « sang néfaste », est associé à la lignée de la sœur de la mère (L. Fruzetti et A. Ôstor 1982).
56En somme, ce qui – chez les Bengali – est pensé en termes de mauvais augure est, chez les Santal, directement associé à l’idée de sorcellerie.
L’exclusion des femmes et la sorcellerie
57Privée des signes symboliques de la féminité, Parvati est condamnée à subir les vicissitudes de l’exclusion. Les femmes de son ancien village détournent les yeux lorsqu’elles la croisent et personne ne se soucie de comprendre la nature de son union. Ne lui reproche-t-on pas de s’être laissé séduire par un hindou qui l’abandonnera tôt ou tard ? Il n’est guère possible aux Santal de reconnaître l’idéal religieux de Parvati, d’une part parce qu’ils favorisent peu l’ascèse, hormis celles des ojha, d’autre part parce qu’ils identifient avant tout la jeune femme à la faute qu’elle a commise. Pire encore, la nature de l’offense, la rupture de l’endogamie du groupe, rend Parvati coupable d’avoir souillé le sang des Santal. Cette souillure l’apparente aux sorcières qui, elles aussi, manipulent le sang de la lignée, lorsqu’elles empoisonnent leur mari. Une femme exclue du groupe, comme Parvati, est encore apparentée aux sorcières car, à l’instar de ces dernières, elle s’est laissé aller à l’influence trompeuse de l’âme du ventre, responsable des désirs interdits.
58Le langage de l’ascèse, confondu avec la recherche des pouvoirs, vient renforcer cette image. En effet, on reconnaît aux sorcières une forme d’idéal ascétique, sur le mode parodique, le sadhon, terme qui, d’ordinaire, signifie l’épreuve spirituelle mais désigne, ici, la recherche solitaire des pouvoirs maléfiques.
59Le discours sur la sorcellerie est le lieu où les fonctions biologiques et l’identité sexuée sont inversées : les sorcières ont les pieds retournés et enfantent par la bouche. La sorcière n’a conscience ni du temps, ni des limites qu’elle pose entre elle et les autres. Elle oublie de mourir, joue avec ses excréments et dévore les viscères de ses victimes qu’elle terrifie par son aspect repoussant.
60C’est le poids de ces représentations qui pèse aussi sur le désir d’enfant que Parvati pourrait avoir. Comme les sorcières, n’est-elle pas en train de refuser de mourir et de s’opposer au verdict de la société tribale en s’efforçant de survivre ?
61Bannie de son village et privée de son identité tribale, l’errance à laquelle est condamnée l’ombre (umul) de la femme exclue, qui ne deviendra jamais une ancêtre, la précipite, une fois de plus, chez les sorcières. Parvati évoque à plusieurs reprises ces créatures infernales qui s’assemblent – nuitamment – devant la maison du chef de village.
Violence du mariage et sorcellerie des femmes
62Les administrateurs britanniques comme W. Archer (1974)21 et des écrivains comme Tagore ont vu dans les Santal une société plus libre que la société hindoue.
63Il est vrai que les jeunes gens, par exemple, jouissent d’une liberté sexuelle prémaritale. Ce sont ces amours de jeunesse, que décrivent les don, « chants », dont les héros se rencontrent en forêt et s’éveillent à l’amour. La beauté de la jeune fille est comparée à celle des fleurs et elle implore le garçon d’attendre une année de plus, avant de la séduire, demande qu’il rejette, évidemment. Très souvent, la tonalité érotique de ces chants s’assombrit, pour laisser place à la crainte du mariage. En effet, le mariage, même s’il tient parfois compte du désir des jeunes gens, les fait passer du monde de la forêt, à celui de l’espace villageois, où ils connaîtront la responsabilité d’être chef de maison.
64La véritable violence du mariage est symbolisée par le mariage par enlèvement. Dans ce cas, les parents de la jeune fille viennent protester contre cette violence, et s’écrient : tarup rabor akadea mayam panjea, « un léopard a enlevé notre fille, nous suivrons les traces de sang ». Par cette déclaration, les parents imaginent cette scène dans la forêt, même si elle a lieu dans un marché et même si les jeunes gens s’étaient mis d’accord pour éviter un mariage trop coûteux. Cette violence n’est pas seulement verbale, puisque les parents tuent des animaux appartenant à la famille du ravisseur. Mais, n’ignorant pas que le jeune homme peut se venger sur leur fille, ils le préviennent : « nous vous avons vendu la chair et les os, mais nous gardons un droit sur le sang de l’oreille », car, par ce sang, la jeune femme appartient encore au clan de son père. Très souvent, la vengeance du mari consiste à fabriquer des preuves de la sorcellerie de sa femme, qu’il accuse d’empoisonner sa nourriture. Dans ce contexte de rivalité entre les sexes, les femmes se vengent des hommes sur le mode imaginaire, en devenant dain, « sorcières ».
65Des contes décrivent l’initiation que doivent subir les néophytes. La sorcière est bejaega, « sans lieu », expression qui s’emploie généralement pour les hommes et signifie « denué de parties génitales ». Cette image fait de la sorcière un être monstrueux puisqu’en dévorant les siens, elle se situe dans l’excès. Dans la réalité villageoise, la dain est souvent une femme âgée, souvent marginale sur le plan familial et économique et c’est elle qu’on soupçonne, dès qu’une série de maux s’abat sur le village. La sorcière est le bouc émissaire du malheur et c’est pour cette raison qu’on cherche à la dénoncer.
66Dans les histoires de sorcières, la transmission des pouvoirs maléfiques obéit à un schéma matrilinéaire. On retrouve dans les mêmes récits l’organisation de la chefferie villageoise santal, à cette différence près que ce sont les sorcières qui deviennent les « chefs » de l’espace et investissent l’univers, associé aux quatre points cardinaux, dont le centre est occupé par leur chef qui initie les novices. Contrôlant l’univers, les sorcières parodient les activités des ancêtres en semant dans le monde, non les graines des futures récoltes, mais les germes des maladies.
67Lors de l’apprentissage de la sorcellerie, la novice est considérée comme la fille de sa mère initiatrice, laquelle est souvent, en réalité, sa belle-mère. Toutes deux, en effet, appartiennent à un lignage étranger et peuvent être tentées de nuire au sang de la lignée dans laquelle elles ont été incluses par le mariage.
68Cette appropriation orale de l’autre par laquelle les sorcières dévorent leurs victimes, évoque en l’inversant, le rôle nourricier de la femme. La néophyte doit participer aux assemblées nocturnes et accepter de manger la part qu’on lui désigne. En fait, la femme soupçonnée de sorcellerie ne hait pas ses victimes : elle agit sous la contrainte et polarise, elle-même, un certain rejet. La sorcière, dit-on, disparaît du regard d’autrui. Tout cela concerne les représentations de la sorcellerie, mais les affaires de sorcellerie sont courantes.
69Par ailleurs, si on demande à une femme du village soupçonnée de nuire à autrui de prêter serment, on n’accorde aucune attention au contenu de ses paroles, puisqu’on a déjà décidé de ne pas la croire.
70Paradoxalement, les femmes accusées de sorcellerie par la rumeur villageoise n’acceptent aucune nourriture de leur entourage, un refus qui n’est pas toujours interprété par les villageois comme une marque de protestation. On raconte, en effet, que ce rejet de nourriture n’est que la contrepartie visible, dans ce monde-ci, des activités cannibaliques des sorcières, lesquelles consomment lentement leurs victimes. Toutefois, un ou deux mois s’écoulent généralement avant que ceux qui soupçonnent une femme de sorcellerie ne décident de l’accuser directement. Seul un jan guru, contre-sorcier, peut accuser une femme de « manger » une victime en la giflant sans dire un mot et en présence du village assemblé. Un tel rituel est interdit de nos jours par le gouvernement indien, mais la pratique survit à cette interdiction. La sorcellerie représente un univers, où les femmes prennent leur revanche sur certaines pratiques sociales, tel le mariage par enlèvement qui exprime la violence masculine. Par ailleurs, l’organisation des sorcières en assemblées parodie les conseils de village : on dit, notamment, que les sorcières fixent des « amendes », pour désigner leurs attaques nocturnes. Pour ces raisons, la sorcellerie exprime les frustrations des femmes qui, exclues des décisions villageoises, prennent leur revanche sur un mode secret. On ne saurait réduire, ici, les agissements féminins à un fantasme dans la mesure où les attaques de sorcellerie se produisent, leurs auteurs n’étant pas toujours les accusées. L’exaspération masculine peut conduire au meurtre, les femmes, elles, avertissent leurs victimes avant de les tuer en colorant, à l’aide du sang d’un animal, le riz cuit qu’elles offrent à ces dernières. Dans ce cas, le parent qui reçoit cette nourriture, généralement le conjoint, sait qu’il doit s’amender pour apaiser la cuisinière. Mais le plus souvent, la femme enterre des maléfices sous la couche de sa victime ou mélange du poison à ses aliments. Paradoxalement, les affaires de sorcellerie les plus connues nous montrent qu’il n’existe pas toujours de lien entre la victime et la sorcière présumée, qui pour des raisons tout à fait arbitraires, est parfois désignée à la vindicte publique.
71Les représentations liées à la sorcellerie affirment que les femmes santal ne savent généralement pas échapper à l’excès. Les mieux acceptées sont les plus travailleuses, qui accomplissent de multiples tâches sans accabler les hommes de leurs sarcasmes.
L’APPRENTISSAGE SOCIAL DES HOMMES
72Quelles vertus attend-t-on des hommes ? On pourrait penser que les hommes doivent être de bons chasseurs. Toutefois, les récits de chasse, comme nos observations montrent que les chasseurs ont droit à peu d’initiative : tout chasseur doit attendre avant de décocher une flèche d’en avoir reçu le signal du prêtre de la chasse, la moindre incartade à cette règle étant violemment réprimée.
73La chasse permet aux hommes de se libérer de leurs pulsions agressives, en chantant des chants obcènes qu’on ne doit pas entendre au village. Certains rites de chasse, tel celui qui consiste à uriner sur les organes génitaux féminins de Rongo Ruji, « Vagin brûlé », la patronne de la chasse, qu’ils ont auparavant dessinés sur le sol sont destinés à provoquer l’abondance du gibier, l’urine augurant ici du sang des bêtes abattues. Il est dit, explicitement, que cette libération dans le langage permet de faire couler le sang des animaux sans violence.
74Activité des ancêtres, la chasse instaure un ordre social puisqu’on y réunit le lo bir sendera, le « jugement de la forêt brûlée » au cours duquel, tout un chacun peut se plaindre des institutions villageoises et demander réparation des torts qui lui ont été faits devant le pargana, « chef territorial de douze villages ».
75Cette cour de justice traditionnelle représente la justice tribale, le lieu d’exercice du discours judiciaire, ror, et l’expression de la coutume des ancêtres qui nous rappelle qu’on ne doit pas chercher du prestige « en forêt ». La chasse, c’est le partage ou encore, « la relation de frère » : tout gibier pris doit être partagé (avec quelques privilèges pour le tueur principal de l’animal) et surtout, la viande doit être cuite en forêt. On ne doit rapporter au village aucune part de gibier, sans que les parties génitales des animaux aient été enterrées au préalable.
76Interdite aux femmes, la chasse initie les hommes aux secrets de la forêt mais aussi les prépare à entendre les cas d’enfreinte au droit coutumier, leur rappelant l’exercice des vertus des ancêtres, épris de justice qui, selon la tradition santal, tinrent leurs conseils dans les clairières. Par les chants obscènes destinés – il est vrai, à procurer un gibier abondant aux hommes – la chasse établit bien un lien entre violence et sexualité. Avant que les hommes entrent dans la forêt, le prêtre de la chasse, vêtu de branchages, y pénètre seul, traînant derrière lui une chèvre, avec laquelle, il feint de s’accoupler. Il prend ainsi sur lui l’excès de virilité des hommes qui – à partir de ce moment – doivent obéir à chacun de ses ordres et, surtout, ne pas tuer sans attendre son signal.
77Si la chasse fait de l’homme un être social, sensible aux injustices et à l’art oratoire politique des chefs, elle nous enseigne que la connaissance de la coutume est plus importante que l’exaltation du prestige personnel.
78La violence des hommes est donc jugulée par les rites et par l’accès à la maîtrise de l’art oratoire, lors du « jugement de la forêt brûlée, » où tout un chacun prend la parole. Les femmes, elles, sont laissées à leur propre violence, qui évoque leur pouvoir de reproduction, puisque leurs organes génitaux sont – métaphoriquement – appelés bonga.
79Ce schéma suppose des relations dures entre les sexes, particulièrement entre le fils et la mère, ou entre les époux.
80Ainsi, lorsque au moment du mariage de son fils, la mère dénie plus ou moins cette séparation, elle conçoit une alliance de sorcellerie avec sa belle-fille pour manger son fils. Dans ce cas, la sorcellerie a un caractère incestueux évident, même si les deux femmes, ne l’oublions pas, partagent une même situation, celle d’être étrangères au clan du père et du mari. Les histoires de sorcellerie, en fait, psychologisent ce qui est un fait de structure, à savoir la relation égalitaire mais rivale des alliés et la relation dure des époux.
81La relation de la mère et du fils est rituellement marquée, elle ne l’est pratiquement pas dans le cas du père et de la fille, puisque ce dernier garde un regard sur le sang de l’oreille, veillant à ce que sa fille soit bien traitée dans la maison de son gendre.
82Entre un père et une fille, la séparation est plus difficile et la fille est souvent possédée par les bonga de la maison paternelle. Elle revient parfois, sous la forme d’un léopard, provoquer le désir de son père qui est, alors, prisonnier du même scénario.
83Si le père rêve de sa fille, il montrera, au matin, un visage griffé : « Qui est venu, ce matin, dira-t-il, est-on venu de la forêt ou de la maison du gendre ? » Cette remarque implique que le père est tombé sous l’influence (elan) d’un désir sauvage, incestueux, semblable à celui des bonga, dont les femmes restent toujours trop proches.
84Dans les mythes, il est dit explicitement que les hommes interdisent aux femmes de participer au culte de l’Abge, divinité du lieu d’origine du clan patrilinéaire, d’une part parce qu’elles restent même après leur mariage étrangères à ce clan, de l’autre, parce qu’elles pourraient être possédées par l’Abge. Au cours de ce culte, les membres du groupe patrilinéaire sacrifient des boucs non castrés à leur divinité du lieu d’origine. Les organes génitaux et les têtes des boucs représentent la violence du sacrifice et métony-miquement, celle des hommes, violence, qu’ils laissent s’écouler dans la terre.
85Le désir d’inceste et le fantasme de sorcellerie sont donc des expressions du désir non médiatisé par le sacrifice. En revanche, le sacrifice de l’Abge représente pour les Santal une façon de tempérer la violence de la divinité d’origine, dont le mythe affirme qu’elle a été souillée par les guerres fratricides que se livrèrent les clans peu après la création du monde.
86Le meurtre d’un des époux par l’autre est relativement courant ; ou bien, le mari tient sa femme pour sorcière et la dénonce ou bien, celle-ci persuade son père et ses agnats de tuer le mari avant qu’il n’ait eu le temps d’agir contre elle.
87La difficulté d’établir une séparation entre parents proches (agnats) et les relations dures entre époux nous ont fait entrevoir que les Santal pensent le désir sur le mode de la violence. Pour le discours indigène, le désir se manifeste sous la forme d’un choix auquel on ne peut résister. Le plus souvent, on dit que ce désir n’aurait pas dû naître, qu’il est imposé aux humains par les bonga. Les divinités tribales qui, ne l’oublions pas, se situent du côté de l’excès et sont tenues pour responsables des sentiments incestueux.
88Un autre terme, dularia, qualifie l’affection qui peut unir les époux comme les germains ou d’autres parents. C’est le sentiment qui domine les mariages arrangés entre les familles. A l’inverse, c’est la double rencontre de bedao, le « désir », et de raskao, le « plaisir », qui caractérise le mariage non décidé par la coutume.
L’amour n’a pas de nom
89Si dularia qualifie l’affection, la tendresse, sans exclure le respect, ce n’est ni l’amour, ni la passion. Pour évoquer le sentiment amoureux, les femmes santal parlent de prem, un terme qui fait référence à la cour que leur font, parfois, les hommes des castes. Les jeunes gens santal se saisissent mutuellement les oreilles pour se faire des promesses d’amour et chantent des ballades où les allusions érotiques sont assez directes et où le sentiment partagé est éphémère.
90La passion se situe, elle aussi, du côté de l’appropriation. Ne dit-on pas : uni hor ac umul jomkeda, « cet homme lui a mangé l’âme », la passion, elle aussi, est dévorante et caractérise, souvent, un sentiment incestueux, comme l’atteste un mythe bien connu des villageois.
Quand ils essayèrent de marier un frère et une sœur
Un frère cadet voit sa sœur se couper un doigt et il est très attiré par le sang qui s’échappe de la blessure de sa sœur. Ce sang, dit-il, est pareil au mien, je voudrais le goûter. Plus tard, il cueille une fleur et déclare qu’il épousera la jeune fille qui s’en parera les cheveux. Sa sœur met cette fleur dans sa chevelure, les deux jeunes gens s’allongent côte à côte pour s’épouser. Le sang était resté dans l’esprit du jeune homme et la jeune fille ne pensait qu’à la fleur. Ils s’allongent l’un près de l’autre et le jeune homme tue la jeune fille avec un couteau et se tue, à son tour. Le lendemain, les villageois constatent « émerveillés » que leurs sangs ne se sont pas mêlés, et décident de les « marier ».
91En fait, en fuyant le désir, le frère et la sœur ont gagné une forme d’amour dans la mémoire collective.
92L’inceste est parfois provoqué par les divinités elles-mêmes, qui pour faire tomber les humains dans l’erreur s’amusent à prendre la forme de parents interdits. Il s’agit là d’une situation grave qui entraîne toujours la mort des protagonistes.
Les bonga et les parents à plaisanterie
93Certains types de relations avec des bonga vont conduire l’individu vers un débordement incontrôlé des émotions. Les relations de séduction entre les humains et les divinités sont les histoires d’amour des Santal. Ces expériences sont relatées dans les récits de bonga, que les Santal tiennent pour réels. La première rencontre a souvent lieu à la tombée de la nuit, derrière un rocher, sous un arbre, ou au bord d’un étang.
94Les hommes et les femmes qui cheminent la nuit entre deux villages rencontrent des divinités sans toujours les reconnaître ou pire, en les prenant pour quelqu’un d’autre. Cette méprise peut conduire les femmes à la mort et provoquer konko, la « folie » des hommes.
95Avoir une relation avec un bonga, ce que font les ojha avec plus de succès que les autres humains, implique une dépossession de soi. C’est un état que la passion humaine s’efforce d’imiter et qui caractérise les sentiments illicites, auxquels la société met fin en bannissant les coupables. Avoir une relation avec un bonga, c’est se placer trois générations après sa propre mort. Cette curiosité du destin qui attend le défunt explique, en partie, la fascination que suscitent les divinités tribales.
96Les femmes qui nous parlent des relations qu’elles ont eues avec des bonga semblent, avant tout, fuir le côté prosaïque des relations entre les sexes. Seules les divinités masculines leur parlent courtoisement et se préoccupent de les séduire, leur offrant de menus cadeaux. Sur le plan des relations vécues, les relations avec les hindous occupent cette place, tout en impliquant une certaine répulsion.
97Nous sommes ainsi passés de la violence et de l’appropriation de l’autre à l’affection et à la passion. Les bonga, on l’a vu, mettent les humains en face de leur propre désir, mais aussi de leur propre mort. L’amour n’a pas de sens et son nom, emprunté au hindi, qualifie les sentiments des autres, les hindous ou, encore, des situations impossibles : l’inceste du frère et de la sœur.
Le lexique des émotions
98Epicuriens, les Santal affirment que celui qui est capable d’éprouver de la joie sait profiter des plaisirs, sans ignorer que ceux-ci sont éphémères.
99Certains sentiments négatifs, hau, la « violence », hinsa, la « jalousie », sont des émotions centrales, imputées, le plus souvent, aux femmes. Les hommes, bien sûr, ressentent ces émotions, qu’ils doivent maîtriser en s’appuyant sur la coutume.
100La « passion », rakta, désigne un état sanguin, « avoir du feu dans le sang », mais implique aussi un changement physique, provoqué par une émotion violente : le sang devient sengel leka, « comme du feu »
101Un autre terme, jhiki, qualifie une passion non partagée et où l’un des partenaires importune l’autre par un excès de sentiment. Le même adjectif signifie « brillant » et suggère que l’on devient pareil à un miroir. D’ailleurs, les bonga qui cherchent à séduire des humaines, se munissent souvent d’un petit miroir où les belles, cherchant leur image, se font piéger.
102La passion peut conduire à la folie, bulau, qui, dans le cas d’une possession par un bonga féminin, se caractérise par une extrême agitation. Celui qui en est victime souffre du désir irrésistible de retourner dans les lieux mêmes où la rencontre a dû se produire.
103Aucun exorciste ne vous délivre d’une telle folie : le seul remède est de devenir chrétien, et ainsi de sortir du regard des bonga.
104Deux termes font référence à la colère : eger exprime les sarcasmes féminins, tandis que ruhet qualifie la colère sourde des hommes.
105La colère des femmes est riche d’invectives, qui visent, souvent, les organes génitaux masculins, comparés à des champignons sur lesquels on bute, par inadvertance, en forêt. Comme on le voit, les femmes se montrent castratrices en se moquant du désir masculin.
106Les hommes, eux, se plaignent des sarcasmes des femmes : aimai reak eger do ban sahak takoa jan jel re bhigauka : « les piques des femmes sont difficiles à endurer, elles pénètrent la chair et les os. » En somme, les femmes excellent dans l’art d’harasser les hommes. Plusieurs verbes en écho22 décrivent cette activité : ken ken, « être continuellement en activité », kit kit, « claquer des dents de fureur ».
107Le coléreux est comparé à une rizière qui s’assèche facilement. Il manque d’eau et d’huile, il ressemble au sable dont les grains irritent la peau.
108Les émotions qu’on ne peut contrôler, sont comparées à des liquides qui débordent. Au contraire, le verbe sambrao, « rassembler ses affaires » s’applique à la joie, qu’on désire retenir en soi.
109L’appropriation est marquée par l’usage du réciproque jojom, « se manger l’un l’autre ».
110L’angoisse, betha, est définie comme un mal imaginaire : « on se regarde l’ombre ».
111La peur, thar tharaok’, laisse les gens sans voix : l’irruption d’un animal sauvage, d’une personne redoutée, provoque la frayeur.
112La honte, lajao, est liée au mensonge (ere) quand il est découvert ou à une atteinte à la pudeur. Une telle offense exige une compensation financière, lajao marao, « couvrir la honte ».
113La peur, botor, s’empare du corps mais aussi de l’âme : jiu thar tharaok kantina botor te, « mon âme tremble de peur et de crainte ».
114La tristesse, dukh, est comparée à l’eau stagnante des mares, dans laquelle, on peut apercevoir son ombre. La tristesse est aussi un mal, lequel peut avoir une origine physique. Elle frappe l’étourdi ou celui qui a commis des fautes, pap.
115Ceux qui se rendent coupables de proférer des insultes (ka-dhao) sont comparés aux envieux, aux jaloux et aux libidineux. Les pleurs sont différenciés, surtout, dans le cas des lamentations, qui donnent lieu à un type particulier de récitation religieuse, le binti. Il s’agit d’honorer le mort une dernière fois, tout en lui faisant perdre son nom pour l’intégrer dans le cercle des ancêtres.
116Les excès de passion ou de colère peuvent mener à la folie, état où l’être est dépossédé de lui-même et qu’on distingue des simples convulsions, bae. Ces dernières résultent d’une tension excessive des veines, provoquée par de mauvaises transes dues à certains bonga ou à un excès de colère.
117D’autres désordres nerveux doivent leur nom à la transformation qu’ils suscitent : ainsi, les convulsions de l’araignée évoquent la démarche bizarre du patient.
La mise en scène de l’émotion
118Si la colère est associée au sec, la passion à un liquide brûlant et la tristesse à l’eau stagnante des mares, on peut se demander si l’idéal de l’individu n’est pas d’opérer un certain équilibre entre le sec et l’humide. Le mythe de création associe la fertilité à l’humidité et à la fermentation, laquelle résulte d’une cuisson de ferments végétaux et animaux. En revanche, on compare la stérilité au sable et à la terre sèche.
119Les émotions expriment des qualités morales : l’ardeur au travail, la maîtrise de la violence et de la jalousie, un certain goût pour l’art oratoire. Toutefois, il est aussi important de savoir se réjouir et de profiter de l’instant. Le souci de se préserver n’est guère une vertu, aux yeux des Santal, qui refusent de miser sur le temps. La hâte qu’ils mettent à vivre leurs passions les poussent à certains expédients : dans l’amour comme dans son contraire, ils n’hésitent pas à utiliser des charmes pour parvenir à leurs fins.
120Si la haine justifie les accusations de sorcellerie, elle semble se réduire à une forme d’hystérie souterraine qui, parfois, mobilise la violence.
121Soumises à l’influence du roa qui se pose sur les êtres et les choses pendant le sommeil du dormeur, les émotions n’en sont pas moins passagères, tant qu’on peut les contrôler. Cette maîtrise s’opère par l’observance des rites et l’usage bien tempéré du discours. Là encore, on use de prudence ; les chefs, par exemple, ont recours à l’euphémisme pour éviter de susciter des réactions trop fortes.
122De manière similaire, la langue des invocations (mantra) dans laquelle les prêtres-devins s’adressent aux bonga exprime tous les états d’âme des divinités.
123Le contrôle possible des émotions s’appuie sur le coutumier de justice qui prévoit tout un système d’offenses et leur réparation possible. Ce recours à la « justice » n’exclut ni le recours à la vengeance par le sang ni les pratiques liées à la sorcellerie.
124La violence permet de donner libre cours aux émotions, mais il faut s’en préserver. Et, en fin de compte, la passion amoureuse est la seule émotion pleinement tolérée, mais déplacée vers la mort et le monde des bonga.
125Un certain nombre de médiateurs contrôlent les émotions : ainsi, les jog manjhi, « messagers », sont responsables de la moralité des jeunes gens, tandis que les ojha s’évertuent à maîtriser les passions des femmes. Mais, avant de dénoncer une sorcière, le ojha essaie d’imputer aux divinités la responsabilité des maux. L’explosion de la violence donne lieu à des débordements fréquents : un homme, à la chasse, tue son frère, dont il aimait la femme. Tels oncles, oublieux du lien de parenté, tentent de noyer leur nièce, à la mort de ses parents, voulant s’emparer des terres qui reviennent à la fillette.
126Les affaires de sorcellerie portent, soit sur des conflits latents, soit résultent de factions. Dans la plupart des cas, celui qui sait trouver le soutien villageois l’emporte : soit la sorcière présumée est abandonnée de tous et devient l’objet de la vindicte publique, soit elle réussit à retourner la rumeur villageoise à son profit et parvient à faire tuer par ses frères, ou des agnats proches, son principal détracteur.
127Une autre forme de violence collective sanctionne l’excès des passions. Elle s’exprime lors du bitlaha, le rituel d’exclusion du groupe, interdit dès la période britannique, et aujourd’hui abandonné. Ce rite, que nous avons évoqué brièvement, au chapitre précédent, consistait en une expédition punitive, à laquelle participaient les disum hor ko, les « gens de l’assemblée de pays ». L’exclusion frappe, soit des parents incestueux, soit des gens qui ont transgressé la loi d’endogamie de la tribu, ces deux fautes étant équivalentes pour les Santal.
128La cérémonie d’exclusion exigeait une certaine mise en scène : les hommes avançaient nus dans la cour de la maison des coupables (le rite étant répété dans chacune des deux maisons) en entonnant des chants obscènes, qui évoquaient la transgression sexuelle commise. Avant de repartir, ils souillaient de leurs excréments les autels ancestraux des fautifs, détruisant leurs maisons, et les molestant jusqu’à ce que mort s’ensuive.
129Les Santal ne ressentent plus rien à l’égard des exclus de la société tribale qui, du même coup, ne sont plus sous le regard des bonga.
La confrontation des sexes
130L’opposition des sexes est réglée par de nombreux droits et prestations mais est, finalement, réfléchie dans le monde des divinités qui, lui aussi, est organisé sur le modèle de la parenté. On y retrouve la même importance accordée aux générations alternées23. En effet, on raconte que les grands-parents bonga organisent des fêtes cannibaliques au cours desquelles, ils n’hésitent pas à dévorer les amants humains de leurs enfants et petits-enfants. Les codes alimentaires et sexuels sont, ici, en relation de transitivité, puisque les divinités les plus âgées retournent volontiers sur terre pour séduire et capturer leurs victimes.
131Les bonga sont excessifs mais les hommes leur résistent mieux que les femmes qui, au contraire, se laissent prendre au piège des divinités. En ce sens, les récits qui mettent en scène des bonga terrorisant les femmes expriment le désir qu’ont les hommes de contrôler ce qui leur échappe dans la féminité, « l’énergie divine ». Certains contes nuancent cette position en insistant sur la complicité qui unit les femmes et les bonga.
132En effet, les femmes acceptent d’être situées par les hommes du côté des divinités, c’est-à-dire du côté du sauvage, du non-humain, dans la mesure où c’est la seule forme de pouvoir qui leur est reconnue.
133Les hommes – et surtout les prêtres-devins – qui peuvent maintenir une relation amoureuse avec un bonga, contrôlent, de façon maximale, ce pôle du sauvage. Cependant, tandis que les hommes sont généralement séduits par des bonga féminins qui possèdent une individualité et les aident dans leurs entreprises, les femmes, elles, contrôlent sexuellement des bonga non individualisés, réduits à l’état de créatures gnomiques. En revanche, elles tombent sous l’emprise de divinités supérieures qui les attirent dans l’autre monde24 : mais, ici encore, la forme humaine que les bonga tentent d’emprunter reste inachevée.
134Il ne faudrait pas en déduire que les bonga qui deviennent les compagnes des hommes se montrent plus conciliants. Loin de là, car – le plus souvent – l’amant humain ne comprend ni le silence, ni les paroles de sa séductrice divine, moyennant quoi il lui suppose toujours un savoir, qu’il ne possède pas lui-même. Lorsque le bonga féminin refuse de lui fournir l’accès à ce savoir – souvent symbolisé par les pouvoirs du yogi – le ojha (amant) cherche à s’emparer de ces pouvoirs et à revenir sur terre25.
135Cette recherche des pouvoirs, que les hommes formulent à l’égard de leurs épouses tutélaires, n’est pas sans évoquer la sorcellerie. Selon le mythe, en effet, les femmes ont dérobé le savoir des prêtres-devins, qu’elles ont détourné de son but d’origine – la cure des maladies – pour en faire un art démoniaque (M. Carrin-Bouez 1986, p. 142).
136On peut voir dans cette violence féminine, avant tout imaginée par les hommes, le désir de créer un fantasme du sexe féminin qui puisse justifier certaines pratiques, tel le mariage par enlèvement.
137Comment s’effectue la transmission d’un pouvoir, fût-il négatif, entre femmes ou plutôt, comment les hommes imaginent-ils l’initiation des sorcières ? Si la sorcière santal est bien initiée par une autre femme, cette initiation n’est jamais considérée comme une diksha, comme c’est le cas pour le futur prêtre-devin qui -au terme d’un apprentissage – reçoit une formule sacrée de son maître (guru). La transmission du savoir entre sorcières est pensée sur le mode caricatural. En effet, c’est une sorcière, membre de la maison de la novice, qui demande à cette dernière de « manger » les viscères de son mari ou d’un allié masculin. La sorcellerie est, comme chez les Kachin (E. Leach 1954), une affaire entre alliés qui marque un rejet de l’alliance. Des femmes santal – appartenant au départ à des groupes locaux de sous-clan différents et venues se marier dans une même lignée – s’en prennent à leurs alliés et à leurs agnats, déniant le lien de parenté qui les unit à ces derniers.
138Tel est le cas d’une mère qui dirige sa sorcellerie contre son fils, ou d’une femme qui mange le frère de son mari.
Les bonga et la peur de l’autre sexe
139Les sorcières sont elles aussi proches des divinités malveillantes, parce qu’à l’instar de ces dernières, elles empruntent des formes humaines pour mieux duper leurs victimes. Mais la relation triangulaire qui se dessine entre les hommes, les femmes et les divinités les plus troubles du panthéon, n’est pas complètement symétrique. Ou, plutôt, les femmes comme les bonga empruntent des formes productrices d’illusion, maya.
140La rivalité entre les sexes s’exprime par rapport au pouvoir qu’hommes et femmes revendiquent vis-à-vis des divinités de la forêt. Les prêtres-devins affirment contrôler psychologiquement les bonga féminins qui deviennent leurs divinités tutélaires. Ainsi, les prêtres-devins qui ont une épouse dans l’autre monde et qui font des voyages chamaniques, combinent-ils, du point de vue des vertus masculines, l’idéal du chasseur et du yogi. Leur voyage, dans les forêts de l’au-delà, leur permet d’acquérir des pouvoirs extraordinaires qui évoquent les pouvoirs thaumaturgiques qu’on reconnaît aux ojha, « pères de la chasse » qui ont une connaissance approfondie du domaine sylvestre, peuplé de divinités et d’animaux. Les femmes, que l’on considère comme des sorcières potentielles, se gardent bien d’avouer quoi que ce soit, mais on les soupçonne de contrôler sexuellement des divinités mineures qui deviennent leurs chowkidar, « gardes » et serviteurs, chargés d’entretenir leurs montures animales : les tigres et léopards de la forêt.
141La relation de compagnonnage mystique n’exclut nullement les relations charnelles, mais les transcende tout en valorisant l’union spirituelle. L’épouse tutélaire guide le ojha, lorsqu’il pratique la divination, l’inspirant et – surtout – lui octroyant la capacité de discerner le vrai du faux.
142Cette inspiration s’exprime dans « la forme » que le bonga féminin emprunte lorsqu’elle envahit les visions du ojha, qui possèdent une certaine dimension esthétique.
143En revanche, les visions des femmes, vues par les hommes, semblent plus prosaïques. Selon ces derniers, elles s’accouplent sans discrimination à des êtres répugnants. Cette sexualité sauvage permet une appropriation de l’autre, non médiatisée par l’expérience esthétique ou les sentiments. La sorcière, dit-on, cherche à assujettir les bonga, afin de les faire travailler pour elle.
144Pour les hommes, la sorcellerie représente, toutefois, un univers, où les femmes se vengent de l’agressivité dont elles font l’objet dans la vie quotidienne. Cette vengeance secrète consiste à manipuler des os humains trouvés sur les aires de crémation et à les transformer en maléfices, en les enterrant dans le sol des maisons de leurs victimes. Cette vengeance par l’os impur et non par le sang versé produit, à coup sûr, l’anémie des victimes. Tant que dure l’influence du maléfice, la sorcière mange peu et semble s’adonner à quelque parodie de l’ascèse. Néanmoins, ce rejet de nourriture est interprété comme la contrepartie visible des activités cannibaliques des sorcières.
145Les pouvoirs féminins reconnus tacitement par les hommes, expliquent peut-être, en partie, les interdits religieux dont les femmes font l’objet. En effet, les représentations liées à la sorcellerie semblent signifier que le pouvoir excessif des femmes se charge de négativité. Le mariage qui doit réaliser la conjonction entre les sexes exprime, aussi, au niveau des représentations le passage symbolique de la forêt à l’espace villageois, transition qui structure la pensée indienne et articule le discours sur le social (Ch. Malamoud 1976). En effet, les chants de mariage affirment que la fiancée est un gibier venu de la forêt, que le rite du mariage a pour fonction de domestiquer.
146Au cours de la cérémonie du mariage santal, l’épouse est portée dans un grand panier et est explicitement appelée « bonga », une comparaison qui exprime son pouvoir de procréation. Ce parallèle que les Santal établissent entre leurs femmes et les divinités, rapproche la femme tribale de son homologue hindoue, dont la shakti s’exprime dans le mariage.
147Les époux ont des relations tendues, dont le modèle symbolique est, précisément, le mariage par enlèvement. A la violence physique des hommes, répond le désir de sorcellerie des femmes. Cependant, tandis que la violence des hommes tend vers la sexualité, celle des femmes vise une appropriation cannibalique de l’autre.
L’ÉMERGENCE DE L’INDIVIDU ET LES POUVOIRS RELIGIEUX
148Le destin de Parvati représente une voie d’accès à une pratique marginale qui n’existe pas en tant qu’institution traditionnelle. Néanmoins, d’autres femmes vont s’affronter, avec des moyens divers, au malheur et à la maladie. Lorsque ces femmes sont d’origine tribale, les emprunts aux valeurs de l’hindouisme, telles que le renoncement ou la dévotion, loin de représenter des voies d’accès au spirituel inaccessibles à l’individu, vont constituer des vecteurs privilégiés d’hindouisation.
149Néanmoins, les prêtres-devins de la société tribale contribuent à structurer le modèle inconscient de toute forme de prêtrise, même si Parvati, elle-même fille de ojha, se déclare inspirée par la Déesse.
150Lorsqu’elle ramène le dieu Shiva dans un pot d’eau et qu’elle lui rend quotidiennement un culte, Parvati devient aussi sa dévote, sans pourtant attendre du dieu qu’il lui confère un pouvoir quelconque.
151L’attitude des ojha masculins est-elle si différente ? Si la plupart d’entre eux reconnaissent le dieu Shiva comme leur premier maître26, le véritable détenteur du savoir rituel, tous ne se réfèrent pas nécessairement au dieu hindou au cours du rite de cure. Toutefois, nombre d’entre eux rendent un culte permanent à Shiva-Mahadeo27 et symbolisent la présence du dieu sur l’autel de leur sanctuaire en y plantant un trident28, chargé d’éloigner les divinités malveillantes.
152Parvati, elle, se contente d’obéir aux ordres de la déesse, tout comme certaines saintes de l’Inde médiévale agissent selon des visions qui leur sont dictées en rêve. Comme elles, Parvati fait des miracles, mais ses revirements par rapport à Cand et la passion qu’elle éprouve pour la vie l’éloignent du modèle hagiographique29.
153Malgré son attachement au monde, Parvati ne cherche pas à se protéger à tout prix des divinités tribales malveillantes, comme le font les ojha masculins. Chez ces derniers, en effet, c’est l’obtention du troisième œil au moment de l’initiation qui immunise le disciple contre les bonga responsables des maux. Le maître transmet ce pouvoir de protection à son disciple, sous la double forme d’une invocation secrète et d’un regard, lequel crée une « seconde peau » au néophyte. Ainsi protégé par le regard du maître30, le ojha, nouvellement initié, se rend – à la faveur de la nuit – chez le malade, prêt à encourir les attaques des bonga malveillants. Parvati, elle, reçoit bien le nom de Shiva, que le guru murmure à son oreille, sans que cette transmission ne soit explicitement destinée à la protéger contre les assauts des divinités.
154Le ojha trouve, à travers l’apprentissage de la possession, une préparation à une seconde naissance. La cérémonie d’initiation, au cours de laquelle le disciple reçoit de son maître les sid, pouvoirs rituels et spirituels, présente bien des points communs avec le rite hindou de l’initiation sectaire. Au cours du rite, le néophyte doit absorber les restes alimentaires de son maître. Ce geste qui représente une transgression des règles habituelles de pureté, sacralise, ici, le geste du maître. Mieux encore, ce rite montre que le ojha peut, dans certains cas, choisir d’être impur, ce qui le rend alors particulièrement apte à neutraliser les bonga malveillants, tenus pour impurs, eux aussi.
155L’accès des femmes à toute forme de prêtrise s’inscrit bien en contrepoint du modèle du ojha, mais reste fortement marqué par la dimension individuelle, résistant à s’inscrire dans un modèle de savoir établi.
156De même, tandis que les transes féminines sont brutales et surgissent du vécu tumultueux des intéressées, le ojha apprend à être possédé en tournant accroupi sur une pierre à moudre les épices31. Le prêtre-devin est réputé posséder des pouvoirs yogiques, que lui octroie son épouse surnaturelle avec laquelle il fonde une lignée dans l’autre monde. Souvent d’origine hindoue, cette conjointe divine lui inspire des rêves (kukmu) ou des visions (nel nel). Durant les transes, il explore le séjour des morts, conçu comme l’envers de la réalité sensible. La perception qu’il a de l’autre monde lui vaut, parfois, quelques tourments domestiques.
157Considéré comme un être fragile, voire féminin, le prêtre-devin est souvent délaissé par son épouse humaine, lorsque celle-ci s’estime chassée par sa rivale divine.
158Lorsque le ojha est possédé, il apprend à reconnaître et à nommer les divinités des deux panthéons, tribal et hindou, qui s’affrontent dans le corps du malade.
159Comme un chamane, le prêtre-devin concentre le mal en un point du corps du malade et en expulse l’agent responsable.
160Pour neutraliser un bonga responsable des maux, il fait appel à ses divinités tutélaires. Lorsque les fauteurs de troubles viennent consommer les offrandes déposées à leur intention sur l’aire rituelle, le ojha les fait prisonniers. Il ne les relâchera dans la forêt, qu’après avoir obtenu d’eux la promesse qu’ils ne reviendront plus tourmenter les vivants.
161Là encore, Parvati, loin de chercher à mettre en cause les divinités responsables des maux, se contente de toucher le front du malade de la pointe du trident. Il faut y voir un geste de protection qui devient, par le pouvoir de la déesse, une forme de thérapie.
162A l’inverse des prêtresses qui poussent l’ascèse jusqu’à parfois se désintéresser du monde, les ojha ne sont nullement des renonçants, du moins dans leur définition32. Toutefois, nombre d’entre eux, et surtout parmi les plus hindouisés, s’adonnent à des pratiques ascétiques : jeûne, récitation silencieuse des invocations. Ces prêtres-devins, plus religieux que thérapeutes, pratiquent une religion de la dévotion, dont les principaux destinataires sont Shiva et Kali.
163Mais certains prêtres-devins, parmi les plus hindouisés, conjuguent cette dévotion avec une recherche des pouvoirs : loin de viser la mukti, « délivrance » en tant que telle, ils rêvent de devenir yogi et de vaincre la mort. Ce désir semble, d’ailleurs, s’être ancré dans les représentations collectives car les récits comparent volontiers les ojha à des yogi, vantant les exploits et le pouvoir thaumaturgique de ces derniers33. Lorsqu’ils « descendent » dans l’aire rituelle, les dieux les plus importants du panthéon sont censés venir en aide au ojha. Ainsi, même un grand dieu hindou comme Mahadev, qui a lui-même transmis le sid aux prêtres-devins, se retrouve souvent impliqué dans l’exorcisme. Les ojha santal manipulent les dieux hindous – ou les divinités tribales les plus importantes – pour lutter contre les divinités inférieures, responsables des maux, ces dernières pouvant être, tour à tour, d’origine tribale ou hindoue.
164A cet égard, la possession féminine est bien différente dans la mesure où, loin d’être maîtrisée, elle semble assujettie à l’inconscient de la possédée.
165Pour accroître l’efficacité symbolique de sa pratique, le prêtre-devin offre son propre sang en sacrifice, dans le but d’assouvir des divinités malveillantes. Seul ce sang impur, comparé aux menstrues, mais sacralisé par les invocations que le ojha récite à ses divinités tutélaires, s’avère efficace contre les substances empoisonnées que les sorcières ont enterrées près de la maison de leurs victimes.
166Ce sang impur situe donc le ojha dans un registre féminin, comparable à celui des sorcières (M. Carrin-Bouez 1986). Celles-ci, en effet, non seulement manipulent des poisons, mais elles peuvent, encore, faire un usage démoniaque de leur sang menstruel en souillant, intentionnellement, les arcs des hommes.
167Ce faisant, elles provoquent la mort des chasseurs et s’apparentent aux femmes incestueuses qui, elles aussi, ont rendu impur le sang de la tribu.
168La féminité du ojha s’exprime, surtout, au cours du rite d’initiation, où il est dit que le « disciple avancé » devient la fiancée du maître. Le prêtre-devin remplit, par ailleurs, des fonctions masculines, notamment lorsqu’il est prêtre de la chasse ; sa féminité, loin de souligner un manque de virilité devient chez lui, une qualité seconde.
Ambivalence sexuelle
169L’institution de l’époux ou de l’épouse surnaturelle est liée, chez les Santal comme dans le chamanisme, à la transmission d’un savoir. D’ordinaire, ce sont surtout les hommes qui parviennent à maîtriser cette relation avec un conjoint surnaturel. Cette situation asymétrique se trouve reflétée dans l’interdit de possession qui frappe les femmes.
170Les ojha font preuve d’une force psychique particulière, qu’ils acquièrent, par étapes, au cours de leur initiation. Cette force d’esprit (shakti mon te) résulte, dit-on, de l’aptitude avec laquelle les prêtres-devins peuvent être, tour à tour, masculins ou féminins. Toutefois, la shakti, ou énergie spirituelle de la Déesse, est conçue comme une flamme qui, à la mort du ojha, s’échappe de l’autel qu’il a consacré à ses divinités tutélaires. Il revient à ses disciples de saisir cette flamme pour s’emparer du pouvoir de leur maître défunt.
Un pouvoir rituel féminin
171Selon le mythe d’origine de la sorcellerie, les femmes ont dérobé le savoir des ojha et cette appropriation sauvage a produit, chez elles, des désordres biologiques qui se manifestent sous la forme de l’inversion : les sorcières ont les pieds tournés et enfantent par la bouche ou par l’anus. Possédant le don d’ubiquité, elles peuvent laisser dormir leur forme humaine dans leur lit et rejoindre leurs complices en volant dans les airs. Le temps, non plus, n’a pas de prise sur elles, qui peuvent prolonger à loisir la souffrance de leurs victimes.
172En revanche, le pouvoir magique des sorcières est subordonné à la hiérarchie : les dain obéissent aux ordres d’une sorcière en chef ou au commandement d’un bonga malveillant. Elles peuvent aussi, grâce à la force de leurs formules magiques, matérialiser un bonga dans une pierre et l’enterrer ensuite dans le sol de la maison de leur victime. La hiérarchie des sorcières est parallèle à celle des divinités malveillantes qu’elles ont pour complices, et leurs pouvoirs psychiques les apparentent à de terribles yogini.
173Pour cette raison, toute femme possédée par des bonga peut – dans certains cas – être soupçonnée de sorcellerie et faire l’objet d’un rejet général. Par ailleurs, le savoir des ojha et la sorcellerie occupent des registres parallèles dans les représentations collectives, le second étant le négatif du premier. Par exemple, le terme sid, « pouvoir rituel » qui désigne l’apprentissage du futur prêtre-devin, peut, par dérision, s’appliquer aux sorcières. Dans le contexte de la sorcellerie, ce terme implique l’idée de soumission à une ordalie fixée par l’assemblée des sorcières.
174Cependant, sans craindre de passer pour sorcières, certaines femmes santal transgressent ces règles et deviennent des ojha gogo, « mères ojha ».
La femme ojha
175De telles femmes sont souvent marginales au sein du village. Si elle n’est pas veuve, la femme ojha se trouve, par accident, séparée de sa famille ou prenant la relève d’un parent malade. Certaines femmes ojha, par exemple, succèdent à leur père, pour s’adapter à une situation d’urgence. Dans certains cas, ce décen-trement va favoriser l’obtention d’un pouvoir religieux.
176Pour une femme santal, devenir ojha implique une série de transgressions qui l’écartent d’une condition féminine normale.
177Devenir prêtre-devin, c’est également s’approprier une pratique masculine, en l’adaptant à une clientèle féminine. Les femmes ojha sont-elles des rebelles ou des individus en quête d’ascèse ? Si d’un point de vue sociologique, le phénomène est restreint, il contribue néanmoins à produire de nouveaux contenus religieux, que les Santal, comme leurs voisins hindous, cherchent à intégrer.
178Tout d’abord, il nous faut préciser que les femmes ojha ne sont pas nécessairement des ascètes et que, dans certains cas, elles restent des épouses. Si la situation d’épouse semble peu conciliable avec les exigences d’une vocation religieuse, on doit préciser que les femmes santal ont un point commun avec leurs homologues de basse caste. Elles ont une conscience moins nette des devoirs d’épouse que les femmes des hautes castes, c’est un fait de société qu’on doit mettre en parallèle avec l’absence de schéma hypergamique et l’instabilité des mariages chez les Santal. Ainsi, tandis que dans les hautes castes, le seul fait qui puisse précipiter les femmes dans une condition marginale est le veuvage, il en va tout autrement dans les basses castes ou les milieux tribaux hindouisés. Si elle n’est pas veuve, la femme ojha se trouve, par accident, décentrée de son rôle habituel dans le réseau de parenté. Dans d’autres cas, elle ne se tourne vers une vocation religieuse qu’après avoir volontairement rompu les liens du mariage. Nous suivrons certaines de ces femmes, en partant du cas le plus simple : celui d’une femme qui devient ojha en se substituant à son mari, moins attiré qu’elle par cette fonction.
179En effet, la femme qui essaie de devenir un ojha reçoit une révélation des dieux Shiva ou Kali. Et c’est bien sur ce point que s’affirme la différence la plus nette entre les hommes et les femmes.
180Ces dernières qui reçoivent un appel mythique des dieux hindous, traversent une période de crise, que certaines d’entre elles ne surmontent pas. Quelques-unes, parmi elles, devront quitter la société santal afin de transcender les symptômes qui les agitent. A l’image de Parvati, d’autres deviendront des prêtresses hindouisées. Dans ces histoires vécues, la médiation passe par l’hindouisation et la femme quitte la société tribale.
181Dans le cas contraire, lorsqu’une femme a des visions, sa famille fait appel à un ojha pour tenter d’exorciser les bonga qui assiègent son corps.
182Ces femmes vont exprimer leur dévotion envers les dieux hindous, non seulement par le langage de la possession, mais aussi par l’acquisition de certains symboles. Ainsi, les cheveux noués en joto permettent à Parvati de prendre conscience des exigences de la Déesse et, finalement, de sa vocation religieuse.
LANGAGE DU CORPS ET INVERSION SEXUELLE
183Chez nos personnages, comme chez ceux décrits par G. Obeye-sekere (1981) au Sri Lanka, le joto, la chevelure hirsute des ascètes, devient un symbole culturel que l’individu manipule, pour exprimer un conflit psychique qui lui est personnel.
184Dans le cas des femmes santal, quand le joto apparaît, il est perçu comme un symbole masculin ; en fait, il induit un autre changement corporel. Ces femmes, dont les cheveux s’emmêlent en joto, cessent d’avoir leurs règles. Sur un plan individuel, la chevelure étrange des ascètes est perçue – par un certain nombre d’entre elles – comme un corps étranger, une partie masculine du corps de Shiva, qui s’est plantée sur leur tête.
185Je reviendrai, en détail, sur la signification des cheveux noués dans différents parcours individuels, mais il nous faut d’emblée montrer ce qui oppose hommes et femmes ojha, porteurs de joto.
186Il ressort du tableau ci-dessus que le joto, et les liens qu’il entretient avec le sang menstruel, est bien au centre des représentations des ohja et des prêtresses. Mais la chevelure prend une valeur positionnelle différente selon le sexe considéré, tout en restant un symbole corporel central.
187Chez les femmes, comme chez les hommes, le joto devient le symbole de l’appel des dieux, mais chez les premières, il donne lieu à un discours négatif. En effet, les femmes rejettent souvent la chevelure ascétique, qu’elles perçoivent comme une intrusion. C’est un symbole des dieux hindous et c’est un trait corporel, qui marque la vocation des ojha masculins. Pour une femme, l’acquisition de la chevelure initiatique, loin de s’inscrire dans les étapes obligées de l’initiation et de l’acquisition des pouvoirs rituels, surgir de façon inopinée, inexplicable. Pire encore, l’apparition du joto, qui prend corps sur la tête d’une femme, lui provoque des douleurs aussi bien physiques que psychiques. Ici, les témoignages concordent : les mèches « démangent », elles sont trop « lourdes » et on doit « les cacher », autant que possible, sous le pan de son sari. Pour le ojha masculin, la possibilité d’offrir un sang, qualifié de menstruel, exprime une double identité sexuelle : homme, il reçoit des honoraires rituels pour l’offrande d’un sang féminin, pourri.
188Lorsqu’il se fait saigner, le ojha contrôle une féminité négative. Cette pratique le rapproche des Baul tantriques qui, eux, s’accouplent à une femme menstruée dans le but de pratiquer l’impureté pour se détacher du monde (E. Dimock 1989). L’auto-sacrifice des prêtres-devins évoque, chaque fois, le corps double du disciple, à la fois fille et garçon, et ainsi, le ojha manipule une double image masculine et féminine, qu’il a intégrée au niveau de sa sensibilité.
189Pour une femme, ce symbole viril est ambigu, il est d’abord refusé parce qu’il caractérise la prêtrise masculine ; néanmoins, on ne peut indéfiniment le rejeter, puisqu’on le reçoit des dieux eux-mêmes.
190C’est généralement la déesse Kali qui apparaît en rêve aux femmes et leur demande de garder le joto et de pratiquer l’abstinence. Dans plusieurs cas, nous le verrons, les demandes de la déesse semblent contrarier la vie des individus. Telle veuve peut-elle ou non se remarier, telle dévote de la déesse doit-elle renoncer à vivre une union illicite et demeurer chaste ?
191Dans de telles histoires de vie, le choix psychologique en faveur de la sublimation, accepter une certaine forme de renoncement, implique une conséquence au niveau sociologique, l’ouverture d’un sanctuaire.
192Plus tard, le jeune ojha devient à son tour « un père et une mère » pour ses disciples. En effet, les chants qui ponctuent l’initiation des disciples répètent que le guru est le « père des garçons », celui qui lance en l’air les corps des garçons pour les démembrer.
193Néanmoins, il est aussi leur « mère » lorsqu’il rassemble leurs membres dans le ciel. L’initiation est bien une mort et une renaissance, grâce à laquelle les disciples prennent conscience de leur féminité.
194Si le corps du maître peut opérer cette disjonction entre le corps matériel des disciples et leur corps initié, c’est parce qu’il a – par l’ascèse – acquis une dimension mythique. On dit du corps du guru « qu’il occupe les quatre coins du ciel ». Cette image fait allusion aux fils, que le maître a tendus entre ciel et terre par la force de ses invocations. C’est le long de ces fils que les disciples, telles des araignées, grimpent et tissent leur toile. Ce tissage évoque la transmission d’une langue, celle des mantra, par laquelle les ojha s’adressent aux dieux. Toutefois, l’expérience du voyage au ciel, parallèle à la chasse à l’âme du chamane, représente l’ascension vers la connaissance.
195En revanche, les possédées sont, précisément, privées de cette approche graduée vers le savoir. Bien au contraire, il leur incombe de décoder les exigences de la Déesse à travers les affres des transes.
196Si la dévote, pour devenir prêtresse, renaît enfant de la Déesse, cette naissance a lieu dans la violence et le doute. Car, non seulement rien n’est dit sur la perte de la féminité qu’implique la disparition des règles mais l’initiation n’est pas vraiment marquée. Elle constitue une traversée obscure, où la néophyte doit cesser de craindre la terrible Déesse, pour admettre cette filiation spirituelle qui est exigée d’elle.
197Cette différence nous montre que la transmission d’un savoir féminin loin d’être explicite, n’est pas toujours dicible et cela même si certaines prêtresses ont des disciples.
198Il en résulte que la transmission des pouvoirs rituels et spirituels entre femmes ojha ou prêtresses passe uniquement par une relation symbolique, qu’elles établissent entre leur propre corps et celui de la murti, statue de la Déesse. Ainsi, le cheminement de la prêtresse passe par une étape au cours de laquelle le corps de la Déesse descend dans sa statue. Cette image corporelle divine joue donc le même rôle de soutien symbolique que celui dont est garant le corps du guru, lors de l’initiation masculine.
199Tandis que l’institution des rites de cures organise une prêtrise tribale et hindoue34, la prêtrise féminine n’est jamais une institution. Elle correspond à un fait récent qui, à première vue, semble constituer une des réponses symboliques possibles à l’idéologie patrilinéaire.
200L’émergence d’une prêtrise féminine est liée à l’individuation, cela ne signifie pas qu’on ne rencontre pas d’individus parmi les ojha masculins, mais plutôt que l’individu s’y confond davantage avec sa fonction. L’appel des dieux, on l’a noté, provoque certaines formes d’inversion sexuelle : chez les hommes, la notion d’ambivalence sexuelle est liée au pouvoir de duper les divinités des deux sexes. Chez les femmes, elle devient une condition nécessaire à l’obtention des transes dans une société où la possession leur est traditionnellement interdite. Par cet interdit, on ne refuse pas seulement aux femmes de devenir le réceptacle des dieux, on leur dénie aussi – ce que la possession permet sur le plan symbolique – le pouvoir d’énoncer l’action thérapeutique.
201Traditionnellement, en effet, seuls les ojha peuvent proférer au cours du rituel le message des divinités, qu’ils ont déchiffré au cours de la divination ou qu’ils ont reçu au cours des transes qui constituent des menaces à l’encontre des humains. La langue des bonga est avant tout une « langue détournée », bentha katha35.
202Néanmoins, au cours de l’exorcisme, lorsque les divinités se manifestent par la bouche du ojha possédé, elles se bornent à signifier par des grognements leurs exigences en matière de sacrifice. Tandis que le prêtre-devin s’adresse respectueusement à ses divinités tutélaires, il insulte, au contraire, les bonga fauteurs de troubles, qu’il cherche à capturer.
203Ce dédoublement ne s’effectue pas au hasard, car le ojha sait, à chaque fois, à qui il s’adresse. Cette connaissance s’appuie sur sa faculté de voir, qui renvoie à son double pouvoir de devin et de visionnaire à travers deux types de déchiffrements : la divination et l’exploration du monde où l’entraînent ses divinités tutélaires.
204Dans le cas de Parvati, c’est Cand qui fait le médiateur en transmettant à la prêtresse les questions pressantes des dévots.
VOIR ET DEVINER
205En santal, le terme utilisé pour désigner l’activité divinatoire nel, « deviner », est formé sur un redoublement de la racine nel, « voir ». Ce redoublement de la racine, marque de l’intensif, signifie que la divination consiste à voir intensément, c’est-à-dire au-delà des apparences.
206Toute séance de divination comprend deux phases : 1. le ojha circonscrit les divinités malveillantes impliquées ; 2. il met en cause la responsabilité d’une divinité particulière, qu’il devra nommer au cours de l’exorcisme. Pour déterminer ce nom, le prêtre-devin « lit », parhao, sur la feuille de ficus36, énumérant les noms des responsables éventuels du mal en question. Ses dieux tutélaires guident sa main dès qu’il verse l’huile sur la feuille, ce sont eux encore qui le possèdent, lorsqu’il prononce le nom fatidique de la divinité responsable des troubles.
207Il s’agit d’une divination aléatoire dont la possession constitue le véritable moteur, car aucun code ne permet au ojha d’interpréter la configuration des taches d’huile.
208Lorsqu’on assiste à une consultation divinatoire, on entend la voix du ojha, qui chante tout doucement une invocation, demandant aux divinités de se tenir aux « quatre coins de la terre et du ciel », afin de lui permettre de scruter « les mondes ». La feuille divinatoire symbolise non seulement un ensemble de villages ou de maisons dans lesquelles peuvent se cacher les coupables, mais aussi un monde plus vaste, situé parom nel, « au-delà du voir ».
209Ainsi, le miroir inquiétant et fragile d’une tache d’huile peut suggérer la présence des sorcières ou de leurs agents. Lorsqu’ils sont trop nombreux, le ojha recommence son énumération procédant par élimination. S’il n’est pas inspiré, ou que ses divinités tutélaires se font attendre, sa voix reste monocorde : il s’arrête et admoneste sévèrement les sorcières et leurs complices qui se cachent sous la feuille et obscurcissent sa compréhension.
210Voir au sens de « deviner » implique l’idée de discernement, mais désigne aussi une aptitude psychique, celle de percer à jour les apparences.
211Cette vue clairvoyante n’est pas immédiate, elle s’acquiert. Ainsi, l’expression nel tiok signifie « atteindre une autre vue » et fait bien allusion à l’obtention d’un pouvoir psychique, symbolisé par l’apparition d’un troisième œil (celui de Shiva). Ce troisième œil est celui de la « connaissance », bidia, que tout apprenti ojha reçoit de son guru lorsqu’il est candidat à l’initiation.
212Certains individus, le plus souvent des prêtres-devins, obtiennent des visions en nouant une relation amoureuse avec une divinité et rencontrent cette dernière dans un « lieu de vision ». Il s’agit toujours d’un espace sauvage, souvent d’une forêt.
213On parle du pouvoir de vision dans certains récits relatant les aventures des ojha. Ces derniers, lorsqu’on les questionne à ce sujet, préfèrent dire qu’ils ont « rêvé ». La vision renvoie à une forme de connaissance, comme en témoigne l’expression nel bonga nel buru, « celui qui connaît les divinités » désignant le ojha.
214Lorsque le prêtre-devin s’adresse à la divinité responsable des troubles, son discours paraît incompréhensible à son client qui, souvent, est possédé à son tour. Le thérapeute interroge alors les divinités qui assiègent son patient avant de les capturer dans son trident.
215Ainsi, la divination, en tant que système, condense l’éventail possible des questions et des réponses selon un unique modèle de questionnement, où les esprits ne répondent que par oui ou non. Ce système semble offrir au consultant des vérités partielles, dont il n’est pas dupe.
216Les énoncés divinatoires permettent de mettre à jour les structures cognitives grâce auxquelles nos informateurs se représentent la cause et les effets d’un problème. Par exemple, lorsque le cordon de l’amulette pourrit à son cou, Parvati consulte plusieurs ojha pour comprendre s’il s’agit d’un signe. La divination circonscrit une situation dans laquelle les protagonistes implorent les divinités de leur fournir une réponse à un problème, qu’ils déplacent alors de son contexte social pour l’inscrire dans l’ordre symbolique. En effet, la séquence narrative qui s’appuie sur un signe, ici une tache d’huile, parvient à déplacer la formulation du problème en le soumettant à un type de contingence, la suspension d’une goutte d’huile. En effet, les énoncés divinatoires ne commentent pas des faits réels, par exemple, la fugue d’un époux, mais se concentrent plutôt sur les signes qu’ils représentent, la difficulté du mariage en général.
217Lorsque l’état du malade s’améliore, le sacrifiant, parent proche du premier, offre à la divinité mise en cause au cours de la divination, le sacrifice promis. Si, au contraire, l’état du malade empire, la famille consulte à nouveau le ojha. Celui-ci va capturer et reconduire en forêt la divinité responsable, ou, à défaut, pratiquer une seconde divination afin d’attribuer la responsabilité de la maladie à une divinité plus puissante, soupçonnée d’avoir manipulé la première. Le ojha discute des sacrifices requis avec la famille du malade et décide parfois d’offrir son propre sang, afin de neutraliser le bonga récalcitrant. On évoque les affaires du village et il n’est pas rare qu’on prenne des décisions destinées à prévenir tout nouveau conflit. Ainsi, en cas de jalousie entre des épouses de frères, on divise les ressources des deux foyers en deux parts égales. Les ojha préfèrent généralement recommander la dissolution de la résidence de la famille étendue, craignant que le conflit ne provoque une affaire de sorcellerie.
218La séance divinatoire conduit donc le patient à se détacher du conflit ou de la souffrance qui l’obsèdent. Lorsque, dans les cas les plus graves, les dieux interviennent, ils n’opèrent généralement pas sur les causes manifestes – dont ont conscience les intéressés
219- mais sur les causes latentes. Ainsi, les dieux désignent à la perspicacité du ojha ce que le conflit ou la perte ont créé de « vide » pour le sujet.
Possession du ojha et des prêtresses
220Les anthropologues qui ont étudié la possession (J. Beattie et J. Middleton 1969) partent du principe que la conduite attribuée à un agent surnaturel est toujours clairement distincte du comportement du médium dans la vie quotidienne. Cette distinction vaut, en partie, pour les ojha que nous avons rencontrés. Pour les femmes, on peut davantage considérer la possession comme une expérience subjective, dans laquelle on reconnaît les tensions qui agitent la vie de la possédée (V. Crapanzano et V. Garrison 1977).
221Les ojha santal s’identifient à des oiseaux tout comme les chamanes des indiens Flathead, décrits par V. Ray (1937, p. 595). De même que les oiseaux sont les esprits gardiens des chamanes indiens, les ojha santal – au cours de leur voyage initiatique – se transforment en araignée ou en garuda, pour s’identifier à leur maître. Le symbolisme de leurs chants suggère la même métaphore : le disciple est un pigeon ignorant qui doit se transformer en vautour connaissant. Lors de la cure, le prêtre-devin effectue des passes sur le corps de son patient avec des plumes de vautour : par ce procédé, il localise le poison (bist) en un point du corps, avant de l’extirper sous la forme d’un morceau de quartz.
222Le symbolisme de l’oiseau garuda reste présent et se rapporte au dieu hindou Vishnou Narayan, auquel les ojha les plus hindouisés rendent un culte.
223Dans la possession, l’émotion est feinte, maîtrisée, asservie aux exigences de la stratégie que le ojha met en œuvre dans l’exorcisme. Ce type de possession n’exclut nullement les transes extatiques au cours desquelles le prêtre-devin s’adresse à ses dieux tutélaires. Parfois, il attrape l’ombre de son patient au cours de la cure pour la soustraire, pour un temps, à l’influence des divinités néfastes.
224Dans certains cas, protéger son corps de l’emprise des bonga malveillants, c’est aussi protéger son ombre. Ainsi, lorsqu’on revient d’une crémation ou d’une cérémonie d’exorcisme, on oint son corps d’huile de moutarde pour se créer une seconde peau, geste qui contribue à éloigner les divinités malveillantes. Aux yeux des Santal, en effet, les humains ont un corps mais les bonga n’ont qu’une forme. Leur corps est inachevé, constitué d’eau et de feu, volatile et instable. Paradoxalement, c’est parce que leur corps est fait de feu qu’ils peuvent emprunter des formes. Cependant, c’est parce que le ojha possède lui aussi un œil de feu, qu’il distingue toujours un bonga d’un être humain, sans se laisser pièger par les formes apparentes.
225Lors des rites de cure, le ojha se dédouble, s’adressant, tour à tour, à deux types de divinités : tantôt, il use de formules de respect envers ses divinités tutélaires, tantôt, il se montre grossier envers des bonga, qu’il cherche à capturer. Ce dédoublement ne s’effectue pas au hasard, car le prêtre-devin sait, à chaque fois, à qui il s’adresse. Cette connaissance s’appuie sur sa faculté de « voir », aptitude qui renvoie à son double pouvoir de devin et de visionnaire.
226Lorsque, après la possession, le ojha recouvre ses sens, il reprend sous une forme discursive, le message – plus ou moins obscur – qui lui a été communiqué pendant les transes. Le plus souvent, il affirme ne pas se souvenir des paroles qu’il a prononcées pendant les transes, ce qui confirme l’authenticité de sa possession dans l’esprit de ses clients.
227Il mémorise, tout en la simplifiant, l’histoire de ses patients, mais il opère ses inductions et déductions, à l’intérieur d’une pensée déterminante et non d’une théorie du karma qui, en revanche, apparaîtra souvent derrière l’argument des prêtresses, ou des guru hindouisés.
228La possession du ojha implique une rationalité dont sont dépouvues les transes de prêtresses comme Parvati. N’oublions pas, cependant, que les paroles sybillines qu’elles nous livrent sont mises en ordre par un médiateur. La possession féminine fonctionne en supposant que la Déesse finira par être satisfaite des progrès ascétiques de la possédée. Contrairement au ojha, celle-ci ne décode pas des messages, mais reçoit des visions, lorsqu’elle fait pour ainsi dire « corps » avec la déesse, en devenant sa fille.
229A l’inverse du ojha, Parvati ne comprend pas toujours les paroles de la Déesse, à laquelle les dévots l’identifient non parce qu’elle est en état de leur communiquer le contenu de ses visions mais parce qu’elle produit sur son corps ou sur celui de la Déesse, représenté dans sa statue, un certain nombre de signes : symptômes ou miracles. Ces signes, Cand ne les décode pas systématiquement, il les rend porteurs de la shakti de la Déesse, dont ils manifestent la présence.
230Ainsi, une prêtresse, comme Parvati, semble se soucier assez peu d’expliquer à ses dévots le contenu de ses visions, elle leur donne plutôt à voir comment la Déesse la place dans une position difficile. Morte et survivante, amoureuse et chaste, mariée sans l’être, Parvati se révolte contre tout, même contre Kali. Néanmoins, chaque retour au monde la propulse un peu plus loin dans l’ascèse. Cette pulsation qui semble correspondre à un va-et-vient entre l’expérience extatique et son refus, permet aux disciples de s’identifier à la prêtresse. Parce que les transes de Parvati sont mouvementées, voire douloureuses, ses disciples comprennent que la vocation spirituelle comporte des étapes difficiles et se rebutent peu des obstacles.
231A Cand incombe la charge de leur rappeler que Parvati -lorsqu’elle est possédée – devient la Déesse. C’est parce qu’il fait accéder les dévots à cette scansion particulière du temps – durée ordinaire/durée où Parvati est la Déesse – que Cand soutient l’attente des disciples. Dans le cas de Parvati, l’identification à la Déesse devient plus importante que le geste thérapeutique. Il n’en est pas toujours ainsi et nous allons voir que d’autres femmes, ojha ou prêtresses, développent des procédures symboliques différentes pour poursuivre leur ascèse, tout en mettant leur dévotion au service d’autrui.
232Ces femmes, rivales ou disciples de Parvati, nous invitent à explorer des chemins parallèles au sien. Il nous faudra déceler comment, chaque fois, l’individu féminin opère une synthèse entre son histoire personnelle et des contenus religieux, puisés et dans la religion tribale et dans l’hindouisme.
Notes de bas de page
1 M. Spiro (1993) montre les limites de l’approche anthropologique concernant le concept de personne, qui se borne, selon lui, à refléter le discours que la société tient sur l’individu. L’école d’anthropologie psychologique américaine (J.W. Stigler, R.A. Shweder, G. Herdt 1990) décrit le vécu des informateurs d’une culture donnée.
2 Pour une analyse du mythe de création santal, cf. M. Carrin-Bouez (1986).
3 Hindi, jivi, « vie ». Les Santal emploient aussi ce terme pour désigner le souffle masculin, qui réside dans l’os du crâne.
4 Sur la notion de pureté du sang de la lignée, au Bengale, cf. R. Inden (1976), A. Ostor et l. Fruzetti, in A. Ostor, l. Fruzetti et S. Barnett (eds) (1982).
5 Les divinités malveillantes peuvent, en principe, manipuler le roa du dormeur pendant son sommeil.
6 Pour une analyse des interdits santal et des métaphores qu’ils impliquent : cf. M. Carrin : Le Parler des dieux, genre et argumentation du discours religieux santal (à paraître).
7 Pour une analyse du panthéon santal, M. Carrin-Bouez (1986). Aux yeux des Santal, les bhut, esprits d’origine hindoue, sont jugés moins dangereux pour les humains que les bonga. En revanche, les Santal redoutent les déesses hindoues, pourvoyeuses de maladies.
8 Les convulsions ne sont pas classées parmi les maladies au sens ordinaire car elles résultent souvent de mauvaises transes. Cf. M. Carrin-Bouez (1980).
9 L’idéologie patrilinéaire affecte les femmes au pôle du sauvage. Contraintes d’accepter le rôle qui leur est imparti, elles prennent leur revanche sur les hommes en recourant au mode imaginaire. Cf. M. Carrin et H. Tambs-Lyche (1993).
10 Le riz « séché », taben, est une friandise appréciée des Santal. Donner ce nom à la terre que la jeune fille reçoit de ses frères au moment de son mariage exprime le caractère symbolique de ce don.
11 Les mythes santal valorisent la paire de germains primordiaux qui engendra l’humanité.
12 Pour une analyse des prestations santal et du rôle qu’elles jouent dans l’alliance, cf. S. Bouez (1985 a).
13 Sur ce point, la situation des Santal, chez lesquels le prix de la fiancée a été fixé à douze roupies, est bien différente de celle qui prévaut chez les Ho. Ces derniers, en effet, valorisent la compétition économique qui, à leurs yeux, doit régler les échanges matrimoniaux.
14 W. Archer (1984) nous rapporte des cas d’offenses sexuelles, commises envers des femmes dans les années 1945, et soumises au jugement coutumier.
15 Pour une analyse de la fonction du serment dans la société santal, cf. M. Carrin-Bouez (1991 b).
16 Karmas, ici pour karma et thili, « rameau », cette expression signifie, en fait, les « rameaux du destin ».
17 Cet éloignement volontaire du sol marque un statut rituel, qui n’implique pas la supériorité du fiancé. Au contraire, l’égalité des alliés est vivement soulignée.
18 Le texte classique des Lois de Manu affirme que la femme est la moitié impure du corps de son mari.
19 La shakti est l’énergie cosmique de la déesse, qui définit en Inde la féminité. Cf. S. Wadley (1975) J.S. Hawley et D.M. Wulf 1982 (éd.).
20 L. Fruzetti (1990) définit par l’expression matr shakti, un pouvoir féminin lié à la procréation et transmis, de mère à fille, à l’intérieur de la lignée.
21 W. Archer était Deputy Commissioner dans les Santal Parganas de 1931 à 1946.
22 Les mots-écho sont un procédé stylistique destiné à produire des images sonores. Extrêmement nombreux, leur composition morphologique et syntaxique est variée : racines nominales, ou verbales, onomatopées, se combinent par des jeux d’homophonie.
23 En règle générale, on observe des relations à plaisanterie avec les cadets et des relations de respect envers Tes aînés. Toutefois, il existe des relations à plaisanterie entre générations alternées : (grand-parents/petits-enfants).
24 Dans ce type de récits, seuls les frères d’une femme parviennent parfois à la délivrer. En revanche, les prétendants humains de la jeune femme sont toujours vaincus par les bonga ravisseurs. Cela donne à penser que les bonga, en cédant aux frères, désirent se comporter comme des alliés potentiels des humains.
25 Cf. M. Carrin (1996) pour une analyse plus détaillée de ce type de récits.
26 Les prêtres-devins désignent par l’expression adi-guru le premier ojha qui serait le dieu Shiva lui-même, sous sa forme ascétique. Shiva représente l’ascète idéal (W. O’ Flaerty 1973) et le premier maître.
27 Mahadeo est le nom plus populaire donné au dieu hindou. Pour les prêrres-devins, ce nom fair référence au double aspect destructeur et salvateur du dieu hindou.
28 Trident, arme du dieu Shiva qui représenre son « énergie divine » shakti. On retrouve cette représentation attribuée à la déesse dans l’iconographie : certaines déesses incarnant la shakti tiennent un trident à la main, symbole de leur pouvoir.
29 Sur la spécificité féminine de la sainteté en Inde. Cf. M. Carrin (1995).
30 Le dieu Shiva, parce qu’il détient le troisième oeil, possède des pouvoirs que les ojha, tribaux ou hindous, cherchent à obtenir.
31 Cet usage rituel de la pierre à moudre les épices souligne le caractère érotique de la possession, puisque cet instrument culinaite a une valeur symbolique dans la cérémonie de mariage. C’est sur cette même pierre qu’on écrase le turméric (sasan) destiné à colorer en jaune les vêtements des mariés.
32 Certains ojha se retirent en forêt pour mourir, ne consommant plus que des plantes crues. Ce comportement les apparente fortement au vanaprastha, l’ermite hindou, une des catégories classiques du renonçant.
33 Les contes santal qui mettent en scène des yogi et des ojha s’accordent à nous dire que les premiers comme les seconds possèdent le pouvoir de ressusciter les morts.
34 Les ojha hindous appartiennent souvent à des castes d’artisans, voire d’intouchables. A la différence de leurs confrères santal, ils n’offrent jamais leur propre sang au cours du rituel d’exorcisme.
35 Les paroles détournées sont souvent des métaphores : cf. M. Carrin-Bouez (1991 c).
36 (Ficus religiosa, L.)
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