Aux carrefours de l'Histoire2
p. 10-11
Texte intégral
1La Francophonie est le fruit de l'Histoire, une richesse culturelle pour tous les continents, un atout considérable pour la mondialisation. Comme l'Hispanophonie, la Lusophonie, l'Arabophonie. Pourquoi ? Parce que la mondialisation symbolise à la fois la fin des distances physiques et la prise de conscience de l'importance considérable des distances culturelles. Organiser la cohabitation culturelle est une condition de la paix.
2Plus le monde est petit sur le plan technique et économique, plus il est rationalisé et standardisé, plus les différences culturelles sont importantes à préserver et à développer. Dans le monde ouvert et interactif de demain, les peuples voudront garder leurs pratiques culturelles. Contrairement à ce qui s'est passé pendant des siècles, l'identité n'est plus un obstacle à la communication, elle en devient la condition. Quand tout circule, chacun a besoin de racines. Et la Francophonie, à l'exclusion d'aucune autre, fait partie des racines culturelles du monde. Mais il n'y a pas de culture sans langue. C'est pourquoi la Francophonie n'est pas un aimable reste de la puissance passée de la France, mais bien une chance pour tous les peuples qui partagent cette langue et ces valeurs. Une chance pour apprivoiser cette mondialisation, dépourvue de sens, comme la jungle économique. La diversité culturelle est la condition de la mondialisation, et non un obstacle.
3Oui, les techniques de communication transportent de plus en plus d'informations, d'images, de sons, de données d'un bout à l'autre du monde. Et de plus en plus vite. Mais cela ne suffit ni à créer une culture, ni à susciter une conscience mondiale. C'est une chose de faire le tour du monde en 24 heures en avion et de « communiquer » par radio, satellite, télévision, Internet... C'en est une autre de se comprendre. Et pour se comprendre il faut d'abord comprendre que l'on ne se comprend pas. C'est dans l'expérience de cette incompréhension que réside la clé de la communication de demain. Oui, les informations financières peuvent s'échanger rapidement, avec d'ailleurs des effets souvent tragiquement différents d'un bout à l'autre de la terre, mais les hommes ne communiquent pas à la vitesse des réseaux. Transmettre n'est pas communiquer.
4Information n'est pas synonyme de communication. Les systèmes d'information échangent des informations, mais les hommes, les sociétés, les cultures, en revanche, communiquent. Admettre la difficulté de la communication humaine sociale et culturelle ne constitue pas un obstacle à la mondialisation, mais la condition pour que celle-ci reste demain vivable, c'est-à-dire humaine.
5Le défi de la mondialisation ? Ne pas confondre l'efficacité des systèmes d'information et la difficulté de la communication interculturelle. Construire la mondialisation, c'est admettre toutes les chicanes de la communication humaine, sociale et culturelle. La diversité culturelle, c'est deux choses simultanément : la reconnaissance de l'irréductible importance des identités culturelles dans le monde de demain ; la nécessité de relier cette diversité aux principes généraux de la communauté internationale. La Francophonie illustre exactement ces deux paramètres.
6Comme les autres aires linguistiques et culturelles (Commonwealth, Hispanophonie, Lusophonie, Arabophonie, Russophonie...), la Francophonie sert de passage entre l'histoire de la colonisation et la maîtrise de la mondialisation du xxie siècle. Par une revanche inattendue de l'histoire, ces aires culturelles sont une chance pour limiter les effets de la rationalisation liés à la mondialisation. Au-delà des langues, ce sont les cultures, les visions du monde qui s'affirment et empêchent de confondre globalisation économique et unité culturelle. Car la culture, au-delà des langues et du patrimoine historique est ce qui permet aujourd'hui aux peuples de construire leurs visions du monde et de pouvoir appréhender le futur.
7La Francophonie comme mouvement intergouvernemental est finalement très récente (création de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique à Niamey en 1970), et n'est pas une initiative de la France, ce qui est toujours important à rappeler...
8Il a fallu la décolonisation, le progrès des techniques de communication, l'affirmation des identités culturelles et finalement la fin de l'affrontement Est/Ouest pour que la Francophonie apparaisse vraiment. Elle est l'affirmation d'un peu plus de solidarité et la recherche d'un peu plus de règles démocratiques communes. En 30 ans d'une existence extrêmement brève, le grand changement a été l'élargissement de la Francophonie. Des valeurs à la défense de la langue, puis à la diversité culturelle, ensuite à l'adhésion à des valeurs politiques communes, enfin aux règles indispensables pour le développement durable.
9Les diversités culturelles que la Francophonie doit gérer en son propre sein sont un terrain d'expérimentation de toutes les difficultés qui existeront demain à l'échelle beaucoup plus vaste du monde, d'autant qu'elle représente un quart des pays du monde. Un monde qui doit finalement respecter les chartes de l'ONU et de l'Unesco où sont affirmés les principes du respect et de l'égalité des cultures et des civilisations. Produit d'une histoire de conquête, la Francophonie se trouve aujourd'hui à l'avant-garde d'un combat pour la tolérance entre les peuples et les cultures. Saisissant retournement. Et au sein de ce retournement, la mondialisation constitue moins un changement d'échelle qu'un révélateur de l'échelle à laquelle doivent se poser les questions et les enjeux de la Francophonie. La mondialisation est une chance pour elle, pas un handicap. Même si cela va très vite.
10La Francophonie est tout simplement un des lieux de lecture privilégiés du rapport entre universalité et diversité culturelle, central pour la paix et la guerre du XXIe siècle. Du coup, celle-ci se trouve bousculée entre les habitudes policées du Quai d'Orsay, la violence de la mondialisation, les revendications et le militantisme. Elle hésite entre diplomatie et révolte.
11En réalité, au-delà des institutions, des politiques, la Francophonie est avant tout la somme de ces innombrables militants silencieux et anonymes qui, sous tous les cieux, les climats, les couleurs n'ont jamais cédé sur la langue. Le Québec en reste un fantastique exemple. La Francophonie demeure ce lien invisible qui, par-delà l'histoire, les malentendus, les sentiments, crée cette chaleur et cette communauté entre des individus, des groupes et des peuples que tout sépare par ailleurs. Elle est une manière d'être au monde, un regard, une identité, un style à l’exclusion d’aucun autre. Elle contribue à cette diversité du monde, si encombrante, mais si indispensable.
Notes de bas de page
2 Reprise du no 40 de la revue Hermès, « Francophonie et mondialisation », 2004.
Auteur
Directeur de la revue Hermès et directeur de l'Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC).
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