Conclusion
p. 281-284
Texte intégral
Salonique, capitale culturelle de l’Europe
1Sept ans après Athènes, Salonique a été élue capitale culturelle de l’Europe en 1997. Le présent ouvrage se veut une contribution à la connaissance de cette cité. Assurément, la métropole macédonienne disposait de nombreux atouts pour assumer ce rôle : « […] la butte préhistorique de Toumba (2500 av. J.-C), ses monuments classiques, hellénistiques et romains, le tissu inachevé de Byzance, les itinéraires du xviie, xviiie et xixe siècle, l’histoire vivante du xxe, et ses alentours immédiats, le triangle sacré, Pella, Vergina, Dion1 ».
2Outre les spectacles et représentations qui ont jalonné cette année 1997, l’exposition de quelques-uns des trésors iconographiques du mont Athos a constitué le clou des festivités. Plus d’un million de visiteurs grecs et étrangers, parmi lesquels nombre de groupes scolaires, se sont déplacés afin de venir admirer les superbes collections d’icônes et autres ouvrages exceptionnellement prêtés par les différents monastères de la Montagne Sainte. Les fidèles orthodoxes de sexe féminin ont particulièrement apprécié l’événement en rendant hommage aux saintes icônes, inaccessibles à leur regard en temps normal. Le géographe pour sa part aura longuement contemplé la plus ancienne copie connue de la Géographie de Ptolémée.
3Le Musée byzantin a été inauguré en 1995 ; le Centre d’histoire de Salonique, réduit jusque-là à d’obscurs sous-sols, a trouvé place dans un grand immeuble moderne ; l’Eptapyrgio et la Kamara ont été soumis à une réfection plus qu’indispensable ; les façades de la place Aristotelous ont été décrassées ; les maisons macédoniennes d’Ano Poli ont évité l’effondrement. Les Saloniciens avaient de plus grandes ambitions et prévoyaient pour la célébration de la capitale culturelle la reprise de travaux reportés depuis des décennies : amélioration des réseaux d’adduction et d’évacuation d’eau, lutte contre la pollution du golfe Thermaïque, élargissement de l’avenue Nikis sur la mer. Au moment où Athènes se prépare à l’ouverture prochaine de deux nouvelles lignes de métro, Salonique se prend à rêver. Et les visions sont d’autant plus grandioses que les travaux sont généralement financés par des budgets européens. La cité – mais c’est loin d’être une exception en Grèce – semble sous perfusion de l’Union européenne.
4Les commémorations scandent l’actualité : en 1985, la ville fêtait ses 2 300 ans d’existence ininterrompue ; l’année 1992 célébrait le 500e anniversaire de l’exode des Juifs séfarades, le cinquantenaire de l’extermination de cette communauté par les nazis et marquait les quatre-vingts ans du rattachement au territoire grec.
5La métropole macédonienne a des problèmes de mémoire. Son passé de grande ville cosmopolite ottomane suscite crainte et nostalgie : crainte inspirée par les grands bouleversements démographiques, qui ont procédé à l’« hellénisation » par paliers, toutefois brutale de la cité ; nostalgie d’un passé balkanique révolu depuis la Libération de 1912. L’histoire antique de la Macédoine est magnifiée, l’archéologue Manolis Andronicos est porté aux nues pour avoir découvert les ossements de Philippe II et ainsi prouvé la grécité originelle et exclusive de la région. Les héros de la Libération font l’objet de toutes les louanges, d’importantes recherches historio-graphiques sont menées sur la guerre d’Indépendance, mais le cosmopolitisme est une idée refoulée. Au moment où les mouvements nationalistes les plus virulents retrouvent de l’énergie, l’anathème est jeté sur l’image du citadin cosmopolite propre à la Turcocratie.
6La déportation de 45 659 Juifs entre le 15 mars et le 10 août 1943 marque définitivement la fin de la bigarrure pluri-séculaire et achève l’hellénisation de la ville. Les quartiers juifs avaient déjà été détruits lors de l’incendie de 1917 ; il ne restait plus qu’à raser la dernière trace de la présence séfarade à Salonique : le cimetière israélite et ses 300 000 tombes, opération réalisée par les troupes allemandes. Plus ou moins intégrée au sein de la société grecque, la petite communauté actuelle n’est plus qu’un reliquat.
7Sur le plan démographique, il ne reste rien des brassages ethno-confessionnels antérieurs. La population est neuve, issue des multiples migrations internationales (réfugiés) et régionales (exode rural). Elle est grecque – et rien d’autre – depuis un demi-siècle, et cette dernière réalité ne peut être contestée. Pourtant, les générations présentes gardent le souvenir de leurs parents originaires d’Asie Mineure, de Bulgarie, de Macédoine du Vardar, ou d’un lointain village de Thrace orientale. Le ciment social n’en est absolument pas perturbé. L’acceptation des nouveaux venus de Russie et le refoulement des Albanais sont des signes supplémentaires de cette forte cohésion nationale et de la faible tolérance à l’égard des « xeni » (étrangers).
8Plus que la population, les monuments perpétuent le souvenir de la ville d’antan : l’ancien quartier turc a su résister jusqu’à présent à l’assaut des immeubles modernes. Les maisons situées entre la place du Vardar et le port sont les seuls vestiges de l’ancien quartier juif. Le minaret, actuellement en réfection, qui jouxte la Rotonde Saint-Georges rappelle la présence ottomane.
9Tandis que l’hégémonie démographique s’est imposée presque immédiatement, la suprématie hellénique sur le marché foncier de Salonique s’est heurtée à des résistances persistantes. L’intégration au territoire grec et l’imposition d’une nouvelle souveraineté nationale se sont soldées par une vacance totale du pouvoir en matière foncière. Au moment où l’État prenait possession du lieu, le contrôle du sol lui échappait entièrement. Les obstacles juridiques et les lenteurs administratives devaient rendre les transferts de propriété ingérables. Pourtant, l’uniformité du paysage urbain actuel découle d’un processus d’aliénation territoriale abouti. Au moment où le projet d’élaboration d’un cadastre national prend réellement corps, à l’initiative de Bruxelles, un trait pourrait être tiré sur la transition cadastrale, longue et difficile.
10L’absence de cadastre a couvert quantité d’installations illicites, de manœuvres d’appropriation arbitraires. Instrument de la « colonisation intérieure », c’est la pierre de touche de l’édifice. Sans justificatifs légaux pour appuyer les réclamations éventuelles devant un tribunal, beaucoup de particuliers ont été déboutés, assurant ainsi une prééminence sans recours des autorités sur les tractations immobilières. Ce phénomène a également permis à une administration, régulièrement dépassée par les événements, d’assurer une gestion minimale de l’aménagement urbain, dans une situation qui, sinon, aurait certainement été intenable. De multiples raisons ont concouru à l’ajournement systématique du projet d’élaboration du cadastre, toutes plus valables les unes que les autres. Mais surtout, la volonté politique a fait défaut.
11Inversement, un nombre incroyable de parcelles et d’habitants ont été placés dans une précarité inévitable, pouvant être poursuivis à tout instant par une administration imprévisible, ou par un voisin peu scrupuleux. La colonisation foncière intérieure semble avoir partiellement échappé au cadre légal. Non parce que les droits n’ont pas été respectés – la justice fait son travail –, mais parce que l’État a systématiquement entériné des situations paradoxales (illégales), faute de pouvoir exercer un contrôle efficace. C’est un cercle vicieux.
12L’exemple le plus représentatif de cette anarchie tolérée – inévitable ? – restera celui des « gangs » versés dans les transactions frauduleuses et le trafic de biens-fonds, spécialisés dans l’abus des propriétaires en partance, ou nouvellement installés : les intérêts particuliers et les avantages matériels promis par ces escroqueries, savamment orchestrées, dépassent tous les clivages ethno-confessionnels. Dans la débâcle humaine des départs forcés et des installations précipitées, les débordements ont été multiples et fréquents. La réoccupation des édifices désertés, de gré ou de force, par les Slaves, Turcs et plus tard par les Juifs, a été spontanée, allant de pair avec une expropriation planifiée dans la banlieue. D’aucuns pourront penser que cette stratégie était abusive. Salonique sort meurtrie de ce remue-ménage qui a entretenu nombre de rancœurs. Les procès à rallonge ont été monnaie courante, et quelques-uns se poursuivent encore aujourd’hui, malgré les années écoulées.
13Sur de nombreux points la recherche pourra sembler incomplète. Le sort des metochia et autres possessions de l’Église orthodoxe n’a pu être abordé (ODEP) ; le devenir des avoirs immeubles juifs gérés après guerre par l’OPAIE n’a pu être cerné précisément. Quelques tentatives supplémentaires pour accéder à l’hypothikophylakio pourraient, à terme, se révéler payantes, pour peu que l’on frappât à la bonne porte. Un bilan des mutations cadastrales serait ainsi dressé et fournirait des compléments d’information précieux. L’investigation cadastrale, appliquée à des villes macédoniennes ciblées, pourrait également se révéler intéressante, à des fins comparatives. Tout cela représente encore un travail de longue haleine.
14De même, les migrations internationales récentes sont souvent restées dissimulées derrière un masque opaque, imposé peu ou prou par l’administration. Les chiffres manquent cruellement. Une enquête approfondie sur les « touristes » albanais, serbes, bulgares, permettrait sans aucun doute d’aborder un autre aspect de l’économie locale et de la vie citadine. Les pistes de recherche ne manquent pas.
15Le 3 septembre 1991, la République macédonienne yougoslave proclamait son indépendance. C’était le début d’une crise politique, aujourd’hui latente, avec l’impossibilité pour Athènes de reconnaître cet État sous l’appellation de « Macédoine » et le sentiment pathologique d’un retour de la « question macédonienne ». Des deux États multi-ethniques de l’ex-Yougoslavie (Bosnie-Herzégovine et Macédoine), un seul a été reconnu sur le plan international, avec les conséquences que nous savons. Paradoxalement déchirée entre l’idéal d’une Grande Macédoine et les potentielles revendications nationalistes des États voisins, la République de Skopje est soumise à des dissensions internes significatives. Les fortes minorités serbe, albanaise, bulgare, turque, sont autant de prétextes à l’expression d’un irrédentisme. Les falsifications historiques, l’usurpation d’une identité nationale (qui est « macédonien »?), jusqu’au choix du symbole de la dynastie des rois macédoniens – l’étoile à seize branches – qui figure sur le drapeau national, ont profondément heurté les esprits hellènes.
16Distante d’une quarantaine de kilomètres de la frontière slavo-macédonienne, Salonique demeure un avant-poste européen face à une péninsule balkanique soumise à de nombreuses vicissitudes : difficultés économiques graves, conflits ethniques ouverts ou latents, rouages politiques bloqués, ont fait fi de tous les espoirs autorisés par l’ouverture des frontières. L’élargissement de l’Union européenne aux anciens pays de l’Est passe nécessairement par une révision du rôle régional joué par la métropole de la Grèce du nord.
17En moins d’un siècle, Salonique s’est transformée de cité multi-ethnique, entourée d’un espace semi-désertique, en une région urbaine tentaculaire, dont les effectifs – presque exclusivement grecs – atteignent aujourd’hui le seuil du million d’habitants. Si son aire d’influence balkanique n’a pu conserver ses anciennes extensions, Salonique a toutefois solidement assis son emprise régionale sur la quasi-totalité de la Grèce du nord. L’avenir de la deuxième agglomération urbaine hellénique dépend ainsi d’une recherche d’équilibre entre la poursuite de cette vocation régionale et les potentialités d’ouverture sur les contrées balkaniques de son très proche voisinage.
Notes de bas de page
1 D. Phatouros, Θεσσαλονίκη. Επιβίωση ή μεγάλη πόλη (Salonique. Survivance ou grande ville ?), Salonique, 1993, p. 50.
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