Chapitre X. Le sort des propriétés vacantes, abandonnées et séquestrées
p. 235-252
Texte intégral
1Dans un contexte politique fréquemment perturbé, le départ souvent brutal d’une partie des anciens habitants de Salonique s’est soldé par l’abandon et la mise sous tutelle d’un grand nombre de biens. Le Service cadastral de l’État (Κτηματική ϒπηρεσία του Δημοσίου, KYD) est un organisme chargé de veiller à la gestion des avoirs immeubles du domaine public. La décision initiale de recourir à ses archives était fondée sur l’espoir de trouver trace du devenir des propriétés abandonnées par les Slaves – et notamment par les Bulgares – suite à leur départ, au lendemain de la seconde guerre balkanique. Les registres ont été d’une richesse insoupçonnée. Ils ont permis de suivre la destinée de quantité de bâtiments, qui ont transité, ou qui sont restés, entre les mains du domaine public. L’État s’affirme une nouvelle fois comme un acteur essentiel dans la redistribution du sol, à Salonique même et dans ses environs.
Hétérogénéité des biens publics : le rôle pivot de l’État dans la redistribution des terres
2La législation grecque considère comme « publics » les biens-fonds suivants :
- les monuments non ecclésiastiques (exemple : la tour Blanche) ;
- les immeubles issus d’héritages vacants ;
- les anciennes terres publiques ottomanes ;
- les terrains sans détenteurs privés (zones d’assèchement, plages soumises à la marée…) ;
- toutes les propriétés achetées et vendues lors d’une guerre, dans une zone d’occupation militaire; si les anciens possédants spoliés ne se manifestent pas, l’État récupère les avoirs après la guerre (référence aux zones d’occupation italienne, allemande et bulgare) ;
- toutes les propriétés abandonnées, dont le titulaire légal est inconnu ; au bout de dix ans de gestion par le domaine public, elles reviennent à l’État ;
- les biens errants : leurs anciens détenteurs sont connus, mais ont disparu ;
- les secteurs de fouilles archéologiques.
3Le signalement des terrains ou bâtiments abandonnés, ou de ceux dont la propriété est incertaine, provient des propres investigations des services de l’État, ou se fait à l’initiative du voisinage. Les archives de la KYD présentent l’avantage d’être classées très simplement : deux volumes dressent la liste de toutes les acquisitions temporaires ou définitives de l’État. Ils renvoient à des tableaux cadastraux descriptifs et aux dossiers analytiques, où sont stockés tous les actes, schémas et lettres disponibles. L’inscription d’un édifice sur le registre fait suite à une décision (εντολή) du ministère de l’Économie, dont dépend la KYD. Elle marque l’aboutissement d’une longue enquête (doute sur la provenance), ou d’une procédure réduite (don, héritage, etc.).
4Le cadastre des terres publiques est donc marqué par une hétérogénéité caractéristique, qui s’oppose au fonds documentaire de l’EDAP. Ce dernier ne traite strictement que des terrains abandonnés par les Turcs après 1922. La richesse et la diversité des archives de la KYD augurent d’une possible investigation sur les possessions bulgares, puisque aucune institution spécifique n’a été créée pour pourvoir à leur devenir. Le destin de ce patrimoine relève de deux possibilités : une liquidation préalable au départ vers la Bulgarie – seul le Conservatoire des hypothèques de Salonique peut alors apporter des documents tangibles, mais son accès est étroitement réglementé ; ou bien l’abandon forcé, dans la précipitation de l’exode ; dans le meilleur des cas, ces biens ont alors été transférés vers le domaine public. Les prises de possession sauvages, qui ont été pratiquement la règle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sont bien entendu exclues de ce raisonnement.
5Les propriétés Israélites abandonnées au cours de la Seconde Guerre mondiale n’entrent pas en ligne de compte. Le gouvernement grec a signé un protocole d’accord avec les représentants de la communauté : les avoirs immobiliers des Juifs morts en Allemagne doivent être attribués aux héritiers légaux des disparus, ou en leur absence être transférés à l’ΟΡΑΙΕ1, organisme qui en assure la gestion. Aucun transfert au domaine public grec n’a été effectué de ce côté-ci.
6La vente des terres publiques se fait toujours aux enchères, à moins qu’un occupant ne se manifeste. Si ce dernier utilise plus de 50 % de la surface, la cession est directe. L’État peut expulser de force les occupants illégaux. Cependant, une telle décision nuit inévitablement aux préoccupations politiques du moment. Une grande souplesse, attachée au clientélisme politique, règne dans ces redistributions. La règle est identique à celle pratiquée par la Pronia et par l’EDAP : la régularisation est considérée comme une solution facile et immédiatement profitable, qui permet en outre de se décharger de ses responsabilités. Si un particulier vient réclamer un bien revendu par la KYD, et qu’aucune rétrocession n’est possible, le domaine public doit délivrer en compensation une propriété de valeur équivalente, ou rembourser à hauteur du prix estimé.
7Les registres du patrimoine d’État ont été des outils de travail précieux. Les deux volumes sont organisés de manière chronologique, de 1912 à nos jours, et comportent nombre d’indications relatives aux immeubles et à leur devenir. Sont systématiquement notés le numéro d’enregistrement, la commune de localisation et l’adresse, la surface, la nature (champ, maison…), le bornage et l’identification des terrains voisins, la valeur estimée et, enfin, lorsqu’elle est connue, l’origine de l’acquisition. Globalement, 2 874 terrains et maisons sont passés entre les mains de l’organisme au cours du siècle, dont la majorité localisés à Salonique même.
8Dans l’impossibilité d’étudier exhaustivement les registres, l’exploitation s’est limitée dans un premier temps aux domaines situés à Salonique et dans les communes constitutives de l’agglomération. À l’intérieur de cette catégorie, n’ont été retenus que les constructions ou les lopins abandonnés, errants, ou qui ont relevé à un moment donné de sujets non grecs. Les possessions du domaine public ottoman, les héritages vacants, les espaces archéologiques, les terres libres (remblais, etc.), les terrains de la zone franche du port et les transferts à l’OPAIE ont été ignorés.
9L’objectif premier de la KYD a été de gérer le sort des propriétés laissées vacantes par les Musulmans, et dans une moindre mesure par les Bulgares à l’extérieur de Salonique. Les premiers dossiers réglés ont laissé peu de traces : les terrains, maisons, magasins, sont revendus ou cédés sans que soit indiquée la nature de l’utilisation précédente, ni l’identité des anciens détenteurs. Seul figure le nom du destinataire du transfert, occupant spontané ou acheteur aux enchères. Un grand flou règne sur ces transactions. La quantité de vacances était impressionnante dans ces premières années de fonctionnement ; elles ont été comblées par des redistributions, à l’exception des édifices intéressant le domaine public grec (monuments…). Cette absence d’indication sur la provenance des saisies semble avoir été le fruit d’une procédure d’enquête rapide et limitée. L’impératif de répartition primait. Les informations s’améliorent progressivement au-delà de la millième propriété enregistrée. Dans la pratique, un tiers des données n’a donc pu être exploité, et n’aurait pu l’être qu’à travers l’examen des dossiers au cas par cas.
10La mise en place des rouages administratifs a été longue et graduelle, renforçant l’idée que la transition cadastrale du régime ottoman au régime grec a donné libre cours à quantité de transactions et d’initiatives illicites, dans la confusion et l’anarchie la plus totale. L’administration actuelle souffre encore directement de ces abus. La législation hellénique en matière cadastrale a tenté tout au long du siècle de régulariser a posteriori cet état de fait. C’est précisément dans ce premier tiers de dossiers qu’ont été liquidées les possessions bulgares abandonnées au moment de la seconde guerre balkanique et de la Première Guerre mondiale, en même temps qu’une masse d’avoirs musulmans inoccupés. Il s’agissait principalement de parcelles agricoles localisées à Neochorouda, Xiloupoli, Ossa et Gradembori (périphérie du nome). Trois cents lopins ont été revendus à Neochorouda après le départ massif de leurs propriétaires bulgares en 1914.
11Globalement, les documents estampillés « abandon » fournissent peu de renseignements sur les anciens détenteurs. Or, c’est précisément sur cette vacuité que peuvent être jugés les transferts spontanés de propriétés, et que l’équivalent foncier des transferts de population peut apparaître. Chaque événement qui échappe au cadre prévisionnel des structures juridiques et législatives helléniques trouve ici un écho.
12L’exploitation systématique des données sur Salonique, limitée aux deux tiers du registre où l’origine des avoirs est mentionnée, et effectuée conformément à la méthode précédemment énoncée, a mis en valeur 247 cas intéressants. Ces derniers sont issus d’un tri spécifique sur l’indication d’abandon du terrain ou de l’édifice. Seules douze propriétés concernent des Bulgares initialement installés à Salonique. Les informations ne deviennent précises qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale. Les tableaux récapitulatifs ne sont pratiquement exploitables que pour la période d’après guerre ; ce qui nous cantonne aux spéculations pour les biens-fonds bulgares désertés.
13Parmi ces 247 domaines, 236 comportent une indication complémentaire sur l’identité de l’ancien possédant, sa destination lors du départ, le sort de l’avoir après la prise de possession par la KYD. Ne figurent dans le tableau ci-joint que les 220 cas où l’ancien détenteur a pu être reconnu. L’image d’un marché foncier, bouleversé par la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile, se révèle sous nos yeux.
14Les Juifs de nationalité italienne arrivent au premier poste des abandons (64 cas, 29 %), auxquels s’ajoutent les Italiens référencés comme tels, sans mention de la confession, et qui représentent 15 % du total (34 cas). À cette catégorie de propriétés, devenues au moins temporairement publiques, s’ajoutent encore celles abandonnées ou saisies à des sujets allemands, au nombre de sept (3 % du total). Ce dernier groupe semble toutefois concerner les terres achetées ou accaparées de force par les occupants germaniques, et non les avoirs des Ashkénazes.
15Ainsi, près de 50 % de ce patrimoine géré par la KYD est issu de saisies effectuées sur des possessions « ennemies » au cours de la Seconde Guerre mondiale. Paradoxalement, un grand nombre de Juifs de nationalité italienne ont été spoliés. Trente-quatre locaux ont ainsi été retirés à la seule famille Modiano. Nous avons déjà établi qu’une partie de la population séfarade de Salonique avait conservé une citoyenneté espagnole, portugaise ou italienne. Adopter une double nationalité et des prénoms occidentaux s’inscrivait dans une tradition d’ouverture à l’Occident, et signifiait socialement l’insertion de la communauté israélite de Salonique dans une vaste diaspora. Un certain nombre de Juifs, détenteurs de passeports espagnols, ont pu ainsi éviter la déportation.
16Juste avant que les Juifs ne soient poursuivis par les aimées d’occupation allemande et italienne, l’État grec porta un premier coup rude à la communauté salonicienne en émettant la loi 2 636/1940. Cette dernière prévoit que « l’utilisation des ressources des sujets de l’ennemi provenant de propriétés sises sur le territoire grec est impossible », et que « tout acte juridique de quelque nature au bénéfice des États ennemis ou de leurs sujets est interdit ». Les activités économiques directes ou indirectes des ressortissants ennemis sont donc proscrites sur le territoire pendant la durée de la guerre. L’article 6 ajoute que « les propriétés ennemies sont placées sous séquestre », et développe les rouages de la procédure.
17Au-delà du sort spécifique des citoyens italiens de la communauté juive, les avoirs mobiliers et immobiliers des Israélites de Salonique sont massivement soumis à un pillage organisé par l’armée d’occupation. Le 15 juin 1943, quelques semaines à peine après le départ des convois vers les camps d’extermination, une ordonnance émanant du Commandement militaire de Salonique stipule que « la propriété de toute la fortune juive qui s’est trouvée ou se trouve [dans cette circonscription militaire] est transférée à l’État grec, représenté par son Ministre Gouverneur Général de Macédoine, pour être sa propriété. L’État grec fait administrer cette propriété spéciale par des fidei-commissaires […] qui peuvent disposer des fonds à eux confiés de la même manière qu’un propriétaire3 ». Ignorantes de toutes ces dispositions, des milliers de familles ont investi les maisons, appartements et terrains ainsi désertés, sans aucune autorisation préalable, ou munis de simples permis de logement distribués par l’occupant. Chacun s’installe selon son bon vouloir. Dix mille habitations, selon les chiffres de M. Molho, sont prises d’assaut.
18L’YDIP4 est constitué : cet organisme doit administrer les terrains et maisons juives, désormais définies comme ennemies, et placées de pied en cap sous séquestre. Il a le pouvoir de nommer des mandataires préposés à leur gestion. Les officiers allemands ont l’initiative du choix des administrateurs-séquestres et privilégient leurs serviteurs les plus zélés. Le saccage est organisé. Les « gestionnaires » (μεσεγγυούχοι) s’empressent de vendre les fortunes mobilières qu’ils sont censés administrer.
19Au retour des rescapés, les mesengiouchi clament leurs droits acquis. « Des entraves diverses, interprétations abusives des lois en vigueur, assimilations juridiques entachées d’arbitraire, des instructions imparties par circulaires confidentielles, paralysent toute procédure de légitimation successorale5. » À peine six cents appartements sont réclamés. Très peu de requérants seront satisfaits. Soumis à toutes les déprédations et dégradations, le parc immobilier est dévalorisé.
20La loi 808/1945 affirme que sont en droit de réclamer la restitution des biens placés sous séquestre les anciens possesseurs ou leurs mandataires, les tuteurs, les parents jusqu’au quatrième degré, consanguins ou par alliance. Les protestations et pressions des gestionnaires-séquestres ont découragé nombre d’ayants droit de récupérer leur legs. Le décret royal « sur le moratorium » d’octobre 1948 reconnaît les mesengiouchi locataires obligatoires des propriétés détenues en cette qualité.
21L’ampleur des persécutions germaniques en Grèce a laissé subsister un nombre très réduit d’héritiers susceptibles de faire valoir leurs droits. Quelques émigrés en Palestine avant guerre refont surface et clament leur lien de parenté avec les disparus. Toutefois, l’immense majorité des avoirs, conformément à la loi 2 310/1920 « sur la succession sans testament », revient à l’État. Voilà pourquoi le désistement entériné par la loi 846/1946, d’après laquelle l’État grec renonce à ses droits sur les possessions juives tombées en déshérence, est d’un impact majeur. Cette initiative a été saluée de par le monde.
22Ce patrimoine en déperdition a été confié en totalité à l’Organisme d’assistance et de rétablissement des Israélites de Grèce (OPAIE). Son conseil d’administration gère la fortune mobilière et immobilière des disparus, décide les ventes, acquisitions, échanges de meubles et d’immeubles, conclut des accords avec des tiers, contracte des conventions de toute nature et se substitue au feu propriétaire, dans tous ses droits, obligations et jouissances. Vingt-quatre propriétés juives ont tout de même transité par la gestion de la KYD. La majorité d’entre elles ont été rendues à l’OPAIE, et restituées aux anciens propriétaires, ou à leurs héritiers dans le meilleur des cas.
23Le sort des terrains et bâtiments désertés par les Grecs est tout différent. Sur les quarante-six avoirs recensés par les registres de la KYD (21 % du total), dix-sept détenteurs ont fui en Bulgarie, deux en Allemagne, deux en Yougoslavie et un en Albanie. Tandis que la destination des Juifs était systématiquement ignorée, ces indications nous orientent vers l’hypothèse de communistes grecs, réfugiés dans les différents pays balkaniques voisins. Au moment de la guerre civile, quantité de maisons appartenant à des communistes ont été récupérées par les membres « conservateurs » des familles des dissidents. Quelques-unes ont été saisies par le domaine public grec. La majorité a été redistribuée aux anciens possédants, après l’amnistie, ou à leurs héritiers. Grâce aux restitutions, on dispose de renseignements sur le lieu d’exil. Élément anecdotique, ces Hellènes ont massivement slavisé leurs noms et figurent dans les registres sous deux appellations différentes, où seul change le suffixe des patronymes, phénomène qui perdure jusqu’à nos jours.
24Après la Seconde Guerre mondiale, en marge des deux groupes précédents, les propriétés bulgares (identifiées comme « Slaves » à partir des noms, indépendamment de toute référence nationale) et musulmanes sont très minoritaires. Il s’agit essentiellement de biens abandonnés précocement, récupérés tardivement par le domaine public. La quasi-totalité des biens-fonds d’origine musulmane a été redistribuée ou vendue, tandis que les Slaves ont réussi à récupérer leurs avoirs, malgré toutes les entraves politiques et administratives.
25La politique de gestion de la KYD vise à une redistribution générale des bâtiments vacants tombés sous sa coupe. Seuls 58 des 220 domaines (26 %) sont restés sous contrôle, la plupart du temps cédés en location à des tierces personnes ; 59 ont été revendus aux enchères, ou directement à des Grecs (27 %). Toutefois, le nombre de restitutions aux anciens possesseurs ou à leurs héritiers est le plus important (soixante, soit 27 %).
26La gestion des terres et bâtiments désertés a évolué au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres, la situation exigeait une revente rapide et massive des avoirs bulgares, et un transfert des capitaux fonciers musulmans vers les services de l’EDAP Le dernier quart des propriétés a été transféré à l’EDAP (neuf cas), et donné à des institutions collectives ou à des particuliers (quatorze cas). Treize ont été réservés à l’ODEP, preuve de l’étroitesse des relations entre les services cadastraux de l’État et ceux de l’Église. Les conditions d’échange et les enjeux de ces transferts me sont restés inconnus. Absente de mes investigations précédentes, l’Église orthodoxe apparaît enfin comme un acteur à part entière du marché foncier urbain.
27L’étude de ces archives présente un aspect original de la situation immobilière de Salonique après la Seconde Guerre mondiale. L’élimination des Juifs a conduit à une restructuration fondamentale. Des translations ont à nouveau eu lieu à grande échelle, aux dépens des Israélites disparus à Auschwitz. La guerre a eu d’autres répercussions lointaines. La saisie des biens des personnes assujetties à des puissances ennemies, associée au séquestre des avoirs immobiliers des exilés communistes, a conduit à un gel durable des terres.
28Les données citées ne concernent qu’une infime partie de la population urbaine. Seuls les biens abandonnés ont été effectivement comptabilisés. Dans l’immense majorité des cas, l’abandon est une mesure extrême, qui survient après épuisement de toutes les transactions possibles et imaginables.
29Les archives de la KYD permettent de pénétrer plus à fond dans cet univers foncier complexe, sur lequel pèse le sceau de la confidentialité. Les patronymes mentionnés dans les registres suffisent à évoquer cette complexité. Comment expliquer que la maison séquestrée de Mehmed Karakas, située rue Syngrou, lui ait été restituée après plusieurs années de gestion, en dépit de sa religion, qui le classerait apparemment dans la catégorie des biens échangeables6 ? Pourquoi Tevfik Halil Chalinovitch, dont le nom semble allier islam et slavité7, n’a-t-il pas tenté de récupérer son logement du boulevard Stratou ? Comment a été effectivement régularisée la situation de Anna Maria, épouse Abdüllah ? L’attachement à une parcelle ou à une bâtisse située à Salonique a-t-il poussé quelques individus à sacrifier au moule intégrateur de l’État grec, tandis que d’autres préféraient l’exil, au risque de perdre leurs droits acquis ? Les discussions avec les employés des services cadastraux ont souligné la persistance d’une présence musulmane à Salonique, au-delà de tous les accords internationaux d’échange. En ce domaine, l’imaginaire côtoie et dépasse souvent le réel.
L’abandon des biens, mesure extrême et situation courante : étude de cas
30Les dossiers choisis pour illustrer les multiples facettes du travail de la KYD ont été sélectionnés en raison de leur particularité, de leur représentativité ou de leur localisation géographique. Ce dernier critère a été déterminant : les propriétés situées à Ladadika, autour du Vlali ou à Mes’ud Hasan (Ano Poli, partie est)8, inscrites sur les registres, ont fait l’objet d’un relevé systématique ; seuls certains cas ont mérité une étude approfondie. Globalement, les dossiers ne comportent que des informations limitées. Une copie du « protocole de prise de possession » (πρωτόκολλο παραλαβής, παραδόσεως, ου καταλήψεως) par le domaine public y figure souvent, accompagnée d’un descriptif de l’acquisition. Les renseignements sur les conditions du départ des anciens détenteurs et leur destination échappent le plus souvent aux investigations. De fait, les enquêtes judiciaires semblent généralement assez sommaires. La procédure ordinairement adoptée consiste à attendre qu’un quidam vienne réclamer son dû.
Ladadika, un marché déserté
31Le quartier marchand de Ladadika est bien représenté : neuf échoppes ont transité par la KYD au cours du siècle. Les dimensions réduites du secteur (à peine plus d’une dizaine d’îlots) et la taille restreinte de ses constructions montrent à quel point le travail de ce bureau, et son rôle dans l’évolution du cadastre urbain de Salonique, ont pu être remarquables par endroits. Pratiquement tous les dossiers examinés ont été traités après la Seconde Guerre mondiale. La première moitié du siècle est presque occultée ; le propos est pourtant d’une brûlante actualité.
Katouni : Petros Demitzidis (abandon pour départ en Bulgarie)
32Deux boutiques mitoyennes bénéficient d’un suivi particulier par le Service cadastral de l’État. Quatre inscriptions sur le registre des biens publics leur correspondent. La première prise de possession date de 1946 (loi 1 539/1938). Ces deux magasins, de plain-pied sur la rue Katouni, ont été désertés par Petros Demitzidis, parti en Bulgarie. Suite à cet exil, Ioannis Voutsas, originaire de Raidestos (Thrace orientale), signe un bail locatif avec la KYD afin d’utiliser le bâtiment à des fins commerciales (salaison de produits d’alimentation). Une lettre de rappel de paiement de loyers est adressée en 1941 à Ioannis : elle provient d’une dénommée Maria, veuve Christos Ananievitch. Aucun élément du dossier ne nous éclaire plus amplement : Maria est très probablement une parente proche de Petros (sa fille ?).
33Le registre d’inscription stipule que ces deux locaux ont été rendus en 1957 à Petros Demitzidis, de retour de Bulgarie. Quelques années après cette restitution, une décision juridique attribue définitivement les deux échoppes de Petros « Demitzidis, ou Demitzievitch, ou Demitzief » au domaine public, qui les revend peu de temps après à un particulier grec.
34L’absence d’autres renseignements entrave le commentaire. La translation est de toute évidence liée à la guerre civile grecque. L’action intentée en 1957 intervient précisément dix années après la prise de possession par le domaine public. Au bout de ce délai légal, un édifice occupé par l’État ne peut plus retourner à son possesseur originel. Pour des raisons inconnues, ce (probable) communiste grec n’a pu réintégrer ses droits.
Aigyptou : Georgios Kolynas (abandon pour départ en Serbie)
35Le 26 février 1947, une maison de la rue Aigyptou est saisie par le Bureau cadastral de Salonique comme domaine libre. Georgios D. Kolynas, son ancien titulaire est, selon les termes du protocole de prise de possession, « parti en Serbie ». Dès le mois de mai de la même année, Christophoros Nakas, avocat de l’émigré, demande la restitution de l’édifice à son client. Devant fournir des justificatifs pour appuyer ses revendications, il fait part des grandes difficultés de communication avec la Yougoslavie en cette période de guerre civile. Le courrier doit transiter, d’après ses propos, par Londres avant d’être redistribué. Incapable d’obtenir rapidement le fondé de pouvoir qui lui est réclamé, il argue de l’absence de consulat grec à Skopje et des conditions difficiles de circulation des Grecs en Yougoslavie pour réclamer un délai. Il s’engage à envoyer un mandataire à l’ambassade grecque de Belgrade pour se procurer le document indispensable. Georgios et son avocat sont liés par le sang : ils appartiennent à la même famille.
36D’après l’enquête menée par un employé de l’EDAP en 1957 auprès des archives cadastrales ottomanes de Salonique, Dimitrios Kolynas, originaire de Monastir, le père de Georgios, a acheté la boutique de la rue Aigyptou en juin 1295 (1879) à Vida, épouse Abraham Saltiel, fille de Barouh Orah. Après la mort de son père en 1908, Georgios a loué le magasin aux frères Photios, transitaires de profession. Il a perçu les loyers de manière ininterrompue, de 1915 jusqu’à la prise de possession par le domaine public, en 1947. Les preneurs versaient directement les loyers à Georgios qui, de sa résidence de Skopje, visitait l’exposition de Salonique régulièrement. Ces échanges ont eu lieu jusqu’en 1940. Par la suite, en raison de la guerre et de l’occupation, Georgios n’a pu revenir en Grèce pour faire valoir ses droits et encaisser ses loyers. Lorsque son neveu et représentant demande en 1947 un délai pour fournir un fondé de pouvoir, il n’a plus de nouvelles de son oncle depuis près de sept années. Aucune réponse n’est revenue des lettres qu’il lui a envoyées. Sa position d’ancien président de la communauté grecque de Skopje, et ses engagements politiques, ont entraîné la perte de sa trace.
37Le dossier ne nous renseigne pas sur la suite. Un protocole d’avril 1958 vient entériner la rétrocession du bien au Consul général de Yougoslavie à Salonique, plénipotentiaire du fils de Georgios, Bedso. L’État doit pourvoir au paiement des loyers non prescrits perçus entre-temps par ses soins, 20 % de frais de gestion déduits.
38Cet exemple est un peu l’antithèse du cas précédent : les événements politiques et militaires viennent mettre un terme aux activités d’un négociant grec résident en Yougoslavie. Peut-être la nationalité hellénique de Georgios a-t-elle joué un rôle déterminant dans la décision du ministère de l’Économie de restituer l’échoppe, malgré les dix années d’occupation par le domaine public ? Le fait que Bedso ait pu faire valoir ses droits de propriété signifie qu’une petite partie du foncier de Salonique continue à appartenir à une minorité de résidents étrangers. D’ascendance grecque, le fils de Georgios jouit probablement de la nationalité yougoslave.
Peristeriou : Panos Stylianovitch (restitution d’une propriété yougoslave)
39Le 2 octobre 1947, le domaine public prend possession d’une bâtisse de 100 m2, estimée à 78 millions de drachmes et localisée rue Peristeriou. Les seuls indices sur l’identité du propriétaire sont les suivants : Panos Stylianovitch est parti de Grèce en 1929, laissant son représentant légal et voisin, Christos Ananievitch, gérer ses affaires en Grèce, à savoir lui transmettre les loyers perçus. Il est mort en Yougoslavie en 1949.
40Suite à la prise de possession, la veuve de Panos, Philimena, et ses héritiers, établissent une demande de restitution. Les légataires sont au nombre de cinq : Georgi, fonctionnaire, réside à Skopje ; Simeon, médecin à Tetovo ; Alexandros, retraité à Skopje ; Boris, employé privé dans la même ville ; et Vera, habitante de Monastir. Tous sujets yougoslaves, aucun ne connaît le grec, note le certificat de fondement de pouvoir établi au Consulat général de Grèce à Skopje, document indispensable à toute action juridique. Pour preuve de leur droit légitime sur la bâtisse, les demandeurs avancent le titre de propriété ottoman établi en 1 323 (1908) au nom de Dimitrios.
41Face aux arguments rapportés par les requérants, et étant donné que les renseignements ont été confirmés par le voisinage, le ministère de l’Économie décide le 7 février 1955 de régulariser la situation et de rétablir les héritiers légaux dans leurs droits. Ce nouvel exemple découvre un bâtiment conservé par des propriétaires étrangers, chassés de Salonique à un moment de sa récente histoire. Toutefois, pour quelques individus qui parviennent à conserver leurs acquis au-delà des barrières frontalières, combien ont été spoliés par les anciens locataires sans que l’État n’intervienne ?
42L’affaire rebondit avec la prise de possession par le domaine public de la moitié de la bâtisse en mars 1955 : l’enquête a en effet montré que Panos avait un frère, Iordanis. Celui-ci, mort en 1946, a laissé trois héritiers, Mirto, Dimitri et Borislav, tous trois citoyens bulgares. La demande légale de restitution de cette seconde moitié de la demeure ne sera émise qu’en mars 1955, avec les pièces justificatives nécessaires (un fondé de pouvoir, un acte de décès de Iordanis et un certificat municipal faisant apparaître le nom de ses héritiers vivants, un titre de propriété ou tout autre élément justifiant la possession). La moitié de la construction est rendue en septembre 1965.
43Le temps écoulé entre le départ effectif du détenteur originel, en 1929, et la restitution, quarante années plus tard, à ses huit petits-enfants dispersés aux quatre coins de la Macédoine yougoslave et de la Bulgarie est très long. La pérennité d’intérêts fonciers étrangers à Salonique est la preuve tangible d’un enracinement fécond, et bien plus durable que tous les conflits politiques endurés par les différentes populations balkaniques depuis le début du siècle.
Peristeriou et Loudia : Léon Covo (abandon par des juifs espagnols vivant à Paris)
44L’exemple nous renvoie à une période encore plus récente. Le litige s’étend de 1947 à 1969, et concerne des Israélites de Salonique, possédant un magasin situé à l’angle des rues Peristeriou et Loudia. Le 28 novembre 1947, un protocole spécifie la saisie par l’État du bien-fonds de Fredy Covo et Jenny David, tous deux héritiers de Léon Covo. D’une valeur de 61 millions de drachmes, le bâtiment était occupé par deux locataires : Georgios Logiotis, cuisinier, installé depuis 1935 ; et Ioannis Iordanis, vendeur de sacs, originaire d’Asie Mineure, depuis 1923.
45En juillet 1965, Fredy et Jenny, résidents parisiens de nationalité espagnole, demandent que l’héritage leur soit rendu. La réponse positive de l’administration se concrétise par une restitution en février 1966, décidée par le ministère de l’Économie. Comment se fait-il que cette échoppe ait été soumise à la gestion de la KYD, alors que l’OPAIE pouvait assumer cette tâche dès 1949 ?
46Un rapport issu du Conseil juridique de l’État daté de 1969 fournit les clés de l’explication : créé en mars 1949 par décret royal, l’OPAIE a pour but « l’assistance et le rétablissement des Juifs qui ont survécu aux persécutions allemandes, et qui étaient installés de manière permanente en Grèce au 4 octobre 1939 ». Interprétée de manière stricte, cette convention exclut de fait les nombreux Israélites domiciliés par intermittence à l’étranger avant guerre. Le Conseil juridique de l’État stipule avoir accepté dès 1950 que la boutique concernée soit transférée à l’OPAIE, bien que les requérants soient de nationalité espagnole. L’administration n’a pas tenu compte de cet avis et n’a pas opéré la translation préconisée, jugeant que l’OPAIE n’avait pas compétence pour la gestion des biens d’Israélites sujets espagnols. De ce fait, le bâtiment précité a été administré depuis son séquestre (1947) jusqu’en février 1966, lorsqu’à été ordonnée sa restitution. Après trois années de tergiversations et de renvois successifs, les héritiers de Léon Covo ont obtenu également le reversement des loyers payés au domaine public pendant vingt-neuf ans !
47Au-delà des conflits qui opposent les différents services administratifs, cet exemple illustre une nouvelle fois l’idée que le cadastre urbain de Salonique porte toujours les stigmates d’une situation pluri-ethnique et confessionnelle aujourd’hui révolue. La part des terrains bâtis, détenus par les survivants de l’extermination nazie ou par leurs héritiers légaux, aujourd’hui souvent installés en Europe occidentale, dépasse sans doute en ampleur celle conservée par les Grecs, Slaves, Turcs et Albanais dispersés dans les Balkans, et peut-être aussi celle des membres actuels de la petite communauté israélite de Salonique.
Autres exemples d’abandons
48Les caractéristiques spécifiques du Vlali et de Mes’ud Hasan, dont le sort a été réglé à l’occasion de l’incendie de 1917, et de l’échange de population gréco-turc, laissent ces quartiers en dehors du cadre de l’action menée par la KYD. Vendues aux enchères au tournant des années 1920 ou redistribuées par l’EDAP, les propriétés ont été moins soumises aux abandons spontanés. Un seul bien-fonds localisé sur la rue Vlali a été traité par le Service cadastral de l’État : il s’agit d’une boutique désertée par plusieurs citoyens grecs, réfugiés pour quelques années à Skopje et Belgrade au moment de la guerre civile, et venus récupérer leur magasin en 1953.
49À Mes’ud Hasan, dans la ville haute, deux cas de figure sont apparus. Le premier concerne une maisonnette de 27 m2 de la rue Andokidou, revenue au domaine public en 1986, par décision du Tribunal d’instance de Salonique, à cause d’une vacance d’héritage. Le second, plus intéressant, se rapporte à un édifice de la rue Mouson, à l’angle de la rue Iphikratous. Il a fait l’objet d’une étude plus approfondie. Le Tribunal d’instance émet en 1949 une décision condamnant un certain Ioannis Chanidopoulos à la confiscation de la parcelle : les occupants du lieu se seraient installés dans cette minuscule maison sans autorisation légale. Locataire du lieu pendant vingt et un ans, Sophia Chanidopoulou, épouse de Ioannis, et Georgios, son fils, demandent en septembre 1970 de la racheter directement (απ’ευθία) au domaine public. Bien qu’aucune disposition légale n’oblige la KYD à une telle décision, un rapport d’enquête rédigé la même année porte un avis favorable à la vente : la demeure délabrée est considérée comme de peu de valeur (170 000 drachmes), et les requérants sont nécessiteux (άποροι). Georgios est malade et dépend totalement de sa mère. Ce cas s’écarte des problèmes d’abandon abordés jusqu’à présent. Il offre un visage de la ville haute, qui contraste de plus en plus avec la situation actuelle : celui d’un quartier pauvre, colonisé par des familles de migrants, qui ne sont pas parvenues à faire fortune à Salonique.
Monastiriou : Simon Pesof, Bulgare émigré en 1914
50La situation est typique de la période initiale d’activité de la KYD, dans la première moitié du siècle. Simon Pesof a quitté sa demeure pour partir en Bulgarie en février 1914. La prise de possession par le domaine public date du 30 juin 1917, trois ans après le départ de l’intéressé. Ce cafetier laisse derrière lui une maison à deux étages de 75 m2 située rue Monastiriou (ex-Kilkis), à la périphérie de la ville.
51En cette période de guerre, la décision d’examen de la bâtisse et de saisie émane de la « Haute Direction des propriétés publiques et de la colonisation intérieure (εσωτερικού αποικισμού) ». Cette dénomination est significative de la stratégie d’implantation : Salonique est une terre de colonisation. Cette terminologie sera par la suite complètement bannie ; quiconque oserait employer aujourd’hui de tels substantifs se verrait taxer d’anti-hellénisme.
52En 1917, trois locataires, déjà installés spontanément dans le lieu, sont identifiés par le domaine public. En mai 1923, sans que l’on sache exactement s’ils ont quitté la maison, deux réfugiées, originaires d’Andrinople, y sont accueillies par des parents, et obtiennent le droit de devenir, à leur tour, locataires. Dans un état probablement très dégradé, l’édifice semble avoir servi d’abri à plusieurs familles micrasiatiques, liées entre elles par un réseau de relations. Ces occupations plus ou moins licites sont couplées à des situations personnelles difficiles : un dénommé Stavros Katsikis se voit réclamer en 1929 trois années de loyer par l’administration. Illettré, réfugié lui aussi d’Andrinople, il plaide une situation de père de famille nombreuse et de « gagne-petit besogneux » (βιοπαλοαστής) pour échapper à la poursuite. En 1928, trop endommagé, le bâtiment est détruit à l’initiative du Bureau cadastral, et le mobilier vendu aux enchères.
53Ces quelques renseignements pourraient résumer le destin des possessions bulgares de Salonique, par ailleurs peu nombreuses. La forte demande immobilière, couplée à l’installation progressive de réfugiés, a mis les services de l’État dans une situation de crise. Les efforts vont vers le même objectif : tenter de contrôler les transferts. Dans cet immédiat après-guerre, le nombre des biens délaissés par les Musulmans pose d’ailleurs davantage de problèmes. L’installation illégale a été une règle effective, appliquée partout à Salonique. Le seul risque encouru est, au pire, de devenir locataire de l’État. Dans le meilleur des cas, si le logement arbitrairement habité ne relève pas d’un accord d’échange, il est attribué à l’occupant au bout de trente années.
54L’incapacité des services de l’État à contrôler la situation s’est traduite par une procédure, lancée en 1926 par Simon Pesof, par l’intermédiaire de la Sous-commission gréco-bulgare de l’émigration en Bulgarie. Pesof réclame la restitution des loyers perçus par l’État hellénique à sa place. Légalement, cette demande est justifiée : aucun accord d’expropriation des biens-fonds gréco-bulgares n’a été conclu entre Athènes et Sofia. Seule a été signée une convention d’échange réciproque et volontaire des minorités ethniques. L’État grec ne s’impose pas comme récipiendaire de facto du patrimoine foncier libéré. Pesof s’est vu rétribué à hauteur de la somme dont il avait été spolié.
Vas. Olgas : Mustafa Efendi (abandon par un Musulman non échangeable)
55Ce cas est l’un des plus explicites qu’il m’ait été donné de traiter. Il concerne un domaine de grande étendue (10 000 m2) situé rue Vasilissis Olgas, dans le quartier Allatini, à proximité de la commune actuelle de Kalamaria, et utilisé comme école depuis le début du siècle.
56Le séquestre date de juin 1946, et attribue la possession à Mustafa Efendi Pristina. Le lopin regroupe une grande bâtisse, des baraques annexes, et un terrain de gymnastique. Louée à l’école Konstantinidou depuis la Turcocratie, le bâtiment principal a été confié en 1936 à l’hôpital pour aveugles de Salonique, Agios Stylianos. Réquisitionné par les Allemands en 1941, il a été entièrement saccagé. Dès 1948, saisi mais pratiquement détruit, il a été cédé à titre gracieux par l’Administration générale de Macédoine à l’Organisme international des aveugles du Pont qui, grâce à des dotations américaines, anglaises et grecques, a effectué des réparations afin de mettre sur pied une école d’aveugles, ouverte en 1950.
57Au-delà de l’utilisation des biens, les conflits se situent essentiellement au niveau de la reconnaissance du droit de la famille Pristina. Les nombreux intervenants et requérants en compliquent l’approche. Un bref historique est indispensable à la compréhension des événements.
58Un rapport établi par l’EDAP en 1948 certifie que trois titres de propriété ottomans, datés de 1902 à 1907, correspondent au lopin de la rue Vasilissis Olgas. Les titulaires désignés sont Hasan Fevziet, Mustafa Tahsin et Ishak Necip, tous trois fils de Ahmed Efendi « de Voltsetrin », par achat aux dénommés Kara Haci Salih et Sarah, épouse David Francès. En 1910, le fils de Hasan, Ahmed Pristina, vend ses parts à réméré contre 1 650 livres ottomanes à la Banque d’Orient, qui devient possesseur légal en 1916, à expiration de l’adjudication. Depuis, la construction a été louée par la Banque d’Orient, puis par l’ΕΤΕ, avec laquelle cette dernière a fusionné en 1933.
59La situation personnelle des frères Pristina est intéressante : pendant longtemps contesté, le droit de propriété de leur famille a été reconnu en 1926 par la Direction de l’échange du ministère de l’Agriculture. Il était déjà à l’époque limité : Ishak est décédé avant l’échange de population, et Hasan a été assassiné dans l’hôtel Astoria par un Albanais le 1er août 1933. De nationalité grecque, inscrit sur le registre des naissances de Salonique, Mustafa n’entrait pas dans le cadre de l’échange, à cause de son ascendance albanaise, reconnue en 1935. À la veille de la guerre italo-grecque, fort de son passeport hellénique, Mustafa part en Albanie. À cette date, la Banque nationale détient les parts de Hasan Fevziet, tandis que Mustafa a récupéré celles de son frère Necip.
60Les circonstances du départ de Mustafa en Albanie sont connues grâce à une lettre de sa fille, Elma, résidant à Tirana, adressée au Tribunal de grande instance de Salonique en 1971. Ce document explique les événements qui ont conduit à l’abandon et à la prise de possession par la KYD. En 1939, Elma et son père, sujets grecs et « citoyens loyaux » (νομοταγείς πολίται), partent en Albanie. Sérieusement malade, Mustafa meurt au cours de l’année 1940 à Tirana. Le conflit italo-grec (1941) interdit à Elma tout départ vers la Grèce. Cette interdiction demeure valable au-delà des hostilités, en raison du maintien de l’état de guerre entre les deux pays. Cette contrainte l’a empêchée de faire valoir ses droits lors de la saisie opérée en 1946. Sa première demande de restitution, lancée en 1949, et répétée depuis à plusieurs reprises, s’avère sans succès : le bien a été saisi selon un protocole d’abandon par un citoyen grec, et les circonstances ne sont pas prises en compte. Elle ne peut revendiquer légalement son ascendance albanaise, et associer ainsi son héritage aux avoirs ennemis placés sous séquestre. La dernière réclamation d’Elma date de 1973, et les suites de l’affaire ne sont pas élucidées.
61Le domaine public grec a su tirer profit d’une conjoncture confuse. L’ascendance albanaise de la famille Pristina leur permet d’échapper à l’échange de population et de conserver leur droit de propriété, avant de jouer en leur défaveur. En 1976, Elma revendiquait sa nationalité albanaise, prémices à un retournement de fortune ?
Le séquestre des biens albanais en Grèce
62Depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1983, tous les terrains bâtis ou vierges détenus par des Albanais en Grèce ont été placés sous séquestre et administrés par l’EDAP. La gestion consiste à collecter les loyers, et à les placer sur des comptes non rémunérés de la Banque nationale. En 1983, les accords Papoulias ont partiellement débloqué la situation. Les Albanais ont pu confier la perception de leurs loyers à des particuliers grecs extérieurs à l’EDAP En effet, ils ne peuvent effectuer directement aucune opération en Hellade, et sont obligés de faire appel à un intermédiaire privé, appelé « gestionnaire » (διαχειριστής), ou plénipotentiaire (πληρεξούχος), contraint de soumettre toute initiative à l’aval du ministère des Affaires étrangères grec.
63L’argent amassé à la Banque nationale n’est pas disponible. Les détenteurs légaux ne peuvent ni réinvestir ces fonds sur le marché immobilier à Salonique, ni même les sortir du territoire national. La confidentialité des dossiers est totale, puisque les gestionnaires ignorent l’identité des Albanais dont ils administrent les biens. Généralement, les lopins sont vendus, et l’argent placé en banque : si l’on déduit les frais de gestion (15 %), les intérêts des placements bancaires dépassent les bénéfices des loyers.
64L’EDAP a succédé à l’ΕΤΕ dans ce rôle depuis 1958. Les archives des séquestres, constituées à partir des renseignements nominaux fournis par le ministère des Affaires étrangères, sont rassemblées à la Banque nationale. L’EDAP entretenait un département chargé de prospecter les éventuelles parcelles non inscrites. Après 1983, face aux difficultés de recherche et aux maigres avoirs albanais à Salonique, cette section a été supprimée.
65Lors de mon dernier passage, en 1995, une trentaine de propriétés dispersées dans l’agglomération étaient concernées par ces mesures. Un exemple a toutefois retenu mon attention, parce que situé dans le quartier de Ladadika, sur une rue bien connue et fréquentée : la propriété de Dimitrios P. de la rue Lykourgou. La consonance grecque du patronyme laisse supposer que les possessions des Grecs vorio-épirotes, de nationalité albanaise, n’aient pas été exclus du mécanisme de séquestre. Le texte de la loi 4 506/1966 interdit en effet toute opération légale sur les terrains et édifices appartenant à des « Grecs sujets albanais résidant en Albanie » (Έλληνες το γένος Αλβανοί υπήκοοι διαμένοντας εν Αλβανία).
66Une fois de plus, le régime foncier se trouve décalé par rapport aux situations réelles. Salonique est talonnée par une législation qui interdit d’exproprier les détenteurs étrangers de biens situés sur le territoire grec. Les mécanismes de gestion du patrimoine foncier sont plus que jamais insaisissables. Si les avoirs étrangers sont devenus rares aujourd’hui, les transferts opérés par le passé ont été extrêmement nombreux. L’abrogation de l’état de guerre en 1989 entre la Grèce et l’Albanie a mis fin tardivement à un veto auquel les sujets yougoslaves, bulgares et turcs ont échappé.
67Les reliquats immobiliers des anciennes communautés ethno-confessionnelles sont désormais insignifiants. Les transactions de biens opérées au cours du siècle ont été gigantesques. L’illégalité a souvent primé dans ce processus ; le rôle de l’État s’est généralement réduit à entériner des réalités établies. Cette remarque est valable aussi bien pour le sort des possessions bulgares, turques et juives. L’absence de cadastre couvre tous les abus et excuse de facto l’impuissance d’une administration, dépassée par les événements. Pendant ce temps, le paysage foncier s’est profondément modifié. L’ampleur des mutations ne peut se mesurer qu’à l’aune d’études ciblées sur des quartiers représentatifs de l’organisation urbaine antérieure. Ainsi, les analyses de cas ne seront plus dispersées, mais rapportées à une communauté de voisinage. En dehors de toute arithmétique, le drame du déracinement territorial prend visage humain.
Notes de bas de page
1 Οργανισμός Περιθάλψεως και Αποκαταστάσεως Ι σραηλίτων Ελλάδος, Organisme d’assistance et de rétablissement des Israélites de Grèce, qui siège à Athènes.
2 ODEP, Οργανισμός Διοικήσεως Εκκλησιαστικής Περιουσίας, Organisme d’administration de la propriété ecclésiastique.
3 Cf. M. Molho, In Memoriam. Hommage aux victimes juives des nazis en Grèce, Salonique, 1973, pp. 335-373.
4 Υπηρεσία Διαχειρίσεως Ισραηλιτικών Περιουσιών, Service de gestion des propriétés Israélites.
5 M. Molho, In Memoriam…, op. cit., p. 347.
6 Possible quand l’intéressé musulman n’est pas de nationalité grecque (citoyen turc ou yougoslave, etc.) selon la convention de Lausanne.
7 Bosniaque ou turc de Macédoine yougoslave.
8 Cf. chapitre XI et planche 24 pour la localisation des quartiers d’étude du centre-ville.
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