Chapitre IX. L’échange des propriétés et l’installation des réfugiés : une situation foncière ingérable
p. 209-233
Texte intégral
1Au moment même où s’achevaient les dernières licitations, l’État mettait en place les structures nécessaires à l’application des accords de Lausanne. L’article 9 de la convention du 30 janvier 1923 stipule que :
« Immovable property, whether rural or urban, belonging to emigrants, or to the com-munities mentionned in article 8 (i. e. mosques, tekkes, meddresses, churches, convents, schools, hospitals, societies, associations and juridical persons, or other foundations of any nature whatever), and the movable property left by these emigrants or communities, shall be liquidated in accordance with the following provisions by the Mixed Commission pro-vided for in article 111. »
2Vingt mille Turcs doivent prendre le chemin d’un exil forcé pour rejoindre leurs prédécesseurs dans la fuite. L’État va se charger de redistribuer leurs propriétés aux réfugiés en surnombre, qui affluent dans la capitale macédonienne. Le gigantesque troc se poursuit.
La redistribution des propriétés musulmanes, une entreprise inachevée
3L’EDAP2, Commission de gestion de la propriété échangeable, est l’organisme d’État chargé de procéder à la mise en œuvre des directives de la convention de Lausanne. En étroite liaison avec la Banque nationale, son rôle consiste à répertorier les propriétés musulmanes de la ville afin d’effectuer une estimation de leur valeur, et de les céder aux réfugiés. Ce service, créé au milieu des années 1920, poursuit encore aujourd’hui sa mission. Comment expliquer que la question de l’échange des propriétés n’ait pas été réglée en soixante-dix ans d’activité ?
4Entre 1912 et 1923, d’importants transferts de biens ont eu lieu, qui n’ont jamais été inventoriés. Tout au plus ont-ils été enregistrés dans les différentes archives notariales de Salonique. Beaucoup d’avoirs ont été acquis sous seing privé, ou même achetés sous simple accord verbal. Les plus audacieux se sont emparés des lopins abandonnés, sans autre forme de procès, excipant par la suite des titres douteux. Le cadastre ottoman n’est plus tenu à jour, mais il restera le recours unique de toutes les enquêtes juridiques ultérieures. Lorsque la convention est signée en 1923, personne ne peut établir avec précision quelles sont encore les propriétés musulmanes de la cité. Les déclarations faites par les Musulmans avant leur départ à la Commission mixte d’échange de populations ne seront d’aucune utilité, car fausses ou notoirement exagérées.
5L’EDAP a été fondée pour répondre à l’anarchie créée par cette situation. Le personnel est chargé de répondre aux lacunes des documents, et d’effectuer les recherches nécessaires. Concrètement, l’installation des réfugiés se déroule dans le désordre le plus total : étant donné l’impossibilité d’indiquer les habitations libérées par les Ottomans aux nouveaux venus, et leur nombre beaucoup plus important que celui des Musulmans échangés, les gens s’installent n’importe où, là où la place est disponible.
6Un début d’investigation est lancé par le nouvel occupant, pour connaître l’identité du propriétaire du terrain ou de la maison concernée, ses limites, etc. Les voisins sont, la plupart du temps, consultés en premier, mais il peut s’avérer nécessaire d’aller plus loin, vers le cadastre ottoman. Si la propriété appartenait à un Turc au moment de l’échange, le réfugié est légalement contraint de verser un dividende à l’État, c’est-à-dire de se porter acquéreur du bien pour en devenir le détenteur officiel. Cette démarche idéale met en scène un citoyen de bonne volonté, suppose que les voisins n’aient pas eux-mêmes déserté la ville, et nécessite une perte de temps notable que tout un chacun ne peut se permettre.
7Ce qui était valable pour un réfugié dans les années 1920 est devenu une règle universelle. Tout acheteur doit aujourd’hui s’enquérir de l’identité des anciens propriétaires du lopin qu’il convoite auprès d’organismes d’État, dont ne peut émaner ad finem aucune réponse claire et définitive. À défaut, le voisinage reste la seule source d’information disponible. La régularisation des situations ainsi engendrées se poursuit jusqu’à nos jours. En définitive, l’échange des propriétés n’a été que partiellement réalisé dans les faits. Salonique vit encore sous la coupe de l’accord conclu en 1923.
8En temps normal, les installations illicites ne sont pas spécialement inquiétées. Tant que personne n’apporte la preuve de l’appartenance d’un bien-fonds à un tiers, a fortiori si l’installation date de plus de trente années, les risques deviennent quasiment nuls. Ce droit d’utilisation du sol n’est toutefois valable qu’entre deux particuliers. Il ne concerne pas le domaine public, où l’État conserve sa mainmise quelle que soit la durée d’occupation.
9Le plus grand danger pour les personnes qui ne possèdent pas de titre de propriété dûment établi (même si, dans ces conditions précaires, aucun bien foncier ne peut être totalement certifié dans l’absolu) réside dans les grandes opérations immobilières et urbanistiques, qui s’accompagnent d’enquêtes préliminaires et juridiques complètes. Prenons l’exemple d’une modification du plan de la ville : un « acte de régularisation » (πράξη τακτοποιήσεως) est émis. Les fonctionnaires chargés des investigations découvrent qu’un lopin construit appartient en fait au domaine public. L’occupant, non content de céder tout ou partie de son terrain à la collectivité, doit en outre dédommager l’État. Bien sûr, le nombre de ces biens fonciers « non identifiés » diminue avec le temps. L’enjeu économique est de toute première importance : régulièrement, l’État concède une partie de ces propriétés publiques aux occupants illégaux, ce qui est pourtant contraire au droit. De ce fait, les documents cartographiques qui recensent les avoirs du domaine public ne sont pas accessibles. En cas de divulgation, les spéculateurs de tout bord, désireux de profiter de l’exemption ultérieure, laisseraient libre cours à leurs visées.
10Pour les transferts de biens qui précèdent la convention de Lausanne, et qui concernent les propriétaires turcs, les archives de l’EDAP ne sont d’aucune utilité. Seul l’Hypothikophylakio de Salonique pourrait fournir quelques renseignements. Après 1923, l’EDAP exerce une mainmise totale sur les possessions musulmanes échangées. Ses archives répondent à un classement chronologique : elles se présentent sous forme de volumes reliés, où figure le descriptif complet de toutes les propriétés traitées. À chacun de ces actes répond un classeur où sont stockées les expertises afférentes à l’identité du propriétaire et, le cas échéant, à leur revente.
11Chaque tableau descriptif inclut le nom du Musulman échangé, la localisation de la propriété et son type (terrain, champ, bois). S’ensuivent la superficie et les limites de la parcelle, le type de construction s’il y a lieu, le nom de l’occupant actuel (propriétaire ou locataire selon l’intitulé), la date d’installation, le montant du loyer et une estimation de la valeur du bien concerné.
12Les anciens documents d’enregistrement établis par l’EDAP, présentés différemment, contiennent les mêmes renseignements. Le ministère de l’Économie, sous l’égide duquel le service fonctionne aujourd’hui, est remplacé par l’ΕΤΕ. Le titre de l’époque, « tableau descriptif » (ΓΓίναξ Περίγραϕής Κτήματος), est devenu tardivement « cadastre » (Κτηματολόγιον).
13En novembre 1995, les archives recelaient 25 439 actes. Le premier est daté du 25 juin 1925, et le dernier d’avril 1990. Le classement est fonction de la date d’enregistrement et diffère de la chronologie de prise en charge des avoirs. Les activités de l’EDAP ont été particulièrement fructueuses au cours des premières années de fonctionnement du service. Entre la date d’enregistrement et le protocole de prise de possession (πρωτόκολλο παραλαβής), de nombreuses années peuvent s’écouler, en fonction de la complexité des cas. De juillet 1925 à juin 1926, quelque cinq mille propriétés ont été traitées, réparties sur une vingtaine de volumes. Un sondage au un cinquième a été réalisé sur ces onze mois. Au total, 979 propriétés, soumises à enquête et/ou prises en charge par l’EDAP, entre 1925 et 1968, ont été étudiées.
14Les biens inventoriés au début de la période se localisent tous à l’intérieur de l’agglomération. L’organisme a avancé dans ses recherches par zones d’application progressives (rues ou quartiers à l’intérieur, villages ou hameaux à l’extérieur), de plus en plus éloignées du centre-ville. Au-delà des vingt premiers volumes, les biens-fonds sont fréquemment des champs en rase campagne, autour de Chalastra, Oraiokastro, Livadi, Agia Paraskevi… La tendance générale est à l’éclatement. Les propriétés urbaines se dispersent dans les archives. En 1930, l’EDAP s’est tout entier consacré à la commune de Pylaia. À l’heure actuelle, le personnel travaille essentiellement sur les zones périurbaines de l’agglomération, dans l’espace de diffusion sporadique du bâti, en milieu agricole. Ce service public s’impose ainsi comme un acteur à part entière du processus de croissance urbaine contemporain.
15La situation des Micrasiatiques est un facteur très contraignant dans le mécanisme administratif légal de transfert. Dépossédés de leur fortune après un départ précipité et forcé, ces derniers doivent, une fois en Grèce, s’endetter pour s’installer, malgré l’échange conclu par le traité de Lausanne. D’un autre côté, le nombre réduit de logements libérés a conduit l’État à chercher des dividendes pour financer de nouvelles constructions. Les profits dégagés des loyers et le produit des ventes sont destinés au ministère de la Prévoyance (Πρόνια) pour servir l’installation des réfugiés. La pression foncière est forte, et la réalisation de lotissements par le ministère s’échelonne sur plusieurs années. Les baraquements survivront pratiquement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
16Dans un tel contexte, des adaptations structurelles ont été nécessaires. Les cessions sont classées en deux types distincts : les ventes directes (απ’ευθία) et les ventes aux enchères (δια δημοπρασία). Les ventes directes sont réalisées lorsqu’un logement est déjà occupé, ou qu’un terrain abrite une demeure en construction. Si, par exemple, un bailleur musulman donne un appartement de la ville basse en location à un Juif, ce dernier peut, après le départ du propriétaire, racheter directement le logement à la Banque nationale. Les ventes aux enchères surviennent lorsque l’habitation est vide.
17La situation est paradoxale. Tandis que les réfugiés s’entassent à la périphérie de la ville, un grand nombre de maisons désertées ont dû attendre plusieurs années avant d’être redistribuées. Une partie des logements libérés est restée hors de portée des Micrasiatiques, dont le sort était lié au ministère de la Prévoyance et à ses grandes opérations immobilières. La revente des biens musulmans devait fournir les ressources nécessaires à leur établissement ailleurs. Ici encore, le plus offrant emporte la mise. La loi du marché s’impose une fois de plus pour modifier l’ancienne ordonnance spatiale.
18Toutes les recherches de l’EDAP ne se concluent pas forcément par un protocole de prise en charge et une vente. Beaucoup d’enquêtes débouchent sur des impasses, ou appellent un transfert de dossier vers un autre service public. Les propriétés sont alors rayées des registres (διαγράϕονται). Les raisons de telles radiations sont multiples : le bâtiment appartenait à un particulier non ottoman ; le terrain a été divisé ou uni à d’autres parcelles; le détenteur musulman a vendu ses biens avant de partir, entre 1912 et 1922, auquel cas les documents du cadastre ottoman sont caducs ; etc.
19Sur les 979 biens étudiés, 436 ont été adjugés aux enchères (44 %), 421 directement aux occupants (43 %) et 122 ont été radiés pour des raisons diverses (13 %). En ce début d’activité, les cas à traiter sont relativement simples. Les 13 % d’enquêtes qui n’ont pas abouti – ou plus exactement sans débouché pour l’organisme – prouvent l’efficacité du service. La moitié des propriétés échangées étaient inoccupées lors de l’établissement du protocole de restitution à l’EDAP. Les installations sauvages ont été très nombreuses, et l’État a dû prendre fait et cause de cette réalité : en cette période de crise immobilière, il pouvait difficilement réagir par des expulsions. Pourtant, les pertes financières ont été conséquentes : les 436 propriétés vendues aux enchères représentaient 130 000 m2 de surface, et ont rapporté près de 85 millions de drachmes, tandis que les 421 propriétés cédées directement, totalisant 150 000 m2, n’ont fait rentrer dans les caisses de l’État que 41 millions de drachmes. Les licitations sont deux fois plus rentables que les cessions directes.
20L’EDAP se situe donc au cœur d’une immense opération immobilière. La Commission fait transiter des millions de drachmes destinés à l’installation des réfugiés. Le choix des ventes aux enchères s’inscrit dans la droite ligne des décisions prises par Venizelos au lendemain de l’incendie de 1917. La répartition des terrains s’effectue en fonction des possibilités financières de chacun, le plus offrant ayant toujours le dernier mot.
21Sur cet échantillon au un cinquième, la chronologie des ventes est très irrégulière : 856 propriétés musulmanes ont été liquidées sur vingt années non contiguës. La mise en place des structures, et le début des enquêtes, n’autorisent que deux cessions en 1925, et une en 1926. À partir de 1927, la redistribution réelle commence, le paroxysme des activités étant atteint en 1929 et 1930.
22La besogne n’est pas de toute facilité et le sort des propriétés n’est pas uniforme : rappelons que tous ces cas ont été enregistrés par l’organisme entre 1925 et 1926. Les recherches, recours en justice et autres obstacles au bon déroulement de l’entreprise peuvent durer plusieurs dizaines d’années, au cours desquelles l’État et les réfugiés ne profitent pas des reversements escomptés. Certains logements et locaux ont été placés en location. La moitié des affaires, toutefois, ont été réglées en cinq ans de procédure.
23Les transactions portent sur des surfaces et des sommes énormes : cet échantillon englobe 279 000 m2 et 126 millions de drachmes. L’opération immobilière est gigantesque, mais beaucoup moins connue que celle de l’incendie, car plus échelonnée. Ses conséquences sont au moins aussi importantes sur le plan urbain.
24Lors de la collecte des données, les acheteurs ont été identifiés par leurs noms, selon une méthode déjà expérimentée. Contre toute attente, les biens échangés ne sont pas revenus dans leur totalité à des réfugiés : sur 857 propriétés, 800 (93 %) ont été cédées à des Grecs, 48 à des Israélites (5,5 %), neuf à la mairie de Salonique et une à un Arménien. Une partie des affaires sont sorties du strict cadre légal. Déjà lourdement affaibli par une situation financière difficile, l’État n’a pu appliquer les termes de l’accord à la lettre. Les occupants illégaux d’habitations musulmanes auraient dû en principe être expulsés.
25La convention de Lausanne a celé la deuxième étape du retrait de la communauté israélite, après l’incendie de 1917. N’ayant pas la qualité de réfugiés, et ne pouvant se porter acquéreurs des biens-fonds musulmans de manière directe, les Juifs ont été exclus des ventes aux enchères. Il est impossible de déterminer si la totalité des acquéreurs grecs sont effectivement originaires d’Asie Mineure ou du Pont – les dossiers devraient pour cela être consultés au cas par cas –, ou si des investisseurs orthodoxes locaux ont pu s’immiscer dans les tractations. Cette dernière éventualité est peu probable. Les Grecs s’emparent ainsi de 93 % du parc immobilier musulman de la ville. Le caractère spectaculaire de l’opération, et l’efficacité avec laquelle elle a été menée, sont indéniables. Elle aurait été impossible sans la couverture et le soutien juridique offerts par le traité international à l’administration grecque.
26Jusqu’à présent, l’analyse cadastrale s’est limitée au centre-ville incendié, puis reconstruit. La Commission a amorcé ses recherches au sud-est de la métropole, vers Kalamaria, pour se concentrer ensuite sur les quartiers centraux et sur Ano Poli.
27Les archives de l’EDAP permettent de cartographier in extenso les possessions musulmanes de Salonique (planche 51). Aucun équivalent n’existe pour les autres communautés ethno-confessionnelles, car les données sont toujours partielles. La propriété musulmane du début des années 1920 s’étend à toute l’agglomération. Avec l’extension progressive du bâti dans la seconde moitié du xixe siècle, les investisseurs turcs se sont arrogé de nombreux lopins dans les nouveaux quartiers. Sortis de leur gîte historique, ils se sont mêlés aux Grecs, Israélites et Occidentaux, particulièrement actifs dans le « quartier des campagnes ». Les alentours de Yeni Cami’ étaient particulièrement attractifs ; preuve que les lieux de culte sont restés jusqu’à la fin de l’Empire ottoman des articulations majeures de l’espace social.
28Ano Poli concentre la majeure partie des biens-fonds musulmans. Au-delà de la rue Olymbiados, leurs habitations se comptent par centaines. L’échange fait de ce quartier, presque exclusivement ottoman, un bastion de réfugiés. Ce statut spécifique s’est pérennisé jusqu’à nos jours. Certaines rues ont totalement changé de mains : citons particulièrement les rues Athinas, Akropoleos, Akritas, Eptapyrgiou. À l’ouest, les implantations restent très concentrées le long des rues Kapetan Agra et Iphaïstonos, tandis que le long des remparts est, un gradient linéaire s’établit entre Kambos et Baïr. L’axe de Agiou Dimitriou s’impose comme une ligne de partage bien plus structurante que l’Egnatia. L’Eptapyrgio, pratiquement inhabité à l’époque, reste à l’écart. À l’intérieur des neoktista, les investissements musulmans ont été très ponctuels, dans le Vlali notamment. Ce regroupement dans le centre-ville n’est pas incompatible avec la dispersion des quartiers périphériques : les rues Giannitson et Aphroditis, au Vardar, comptaient nombre de logements et d’ateliers turcs. Au sud, les parcelles les plus éloignées atteignaient la commune actuelle de Kalamaria.
29Le fait que l’EDAP ait survécu jusqu’à nos jours, et qu’il continue à exercer ses activités, est là pour nous rappeler l’extraordinaire actualité des événements survenus il y a quatre-vingts ans. La « déturquisation » démographique a été spectaculaire par sa rapidité ; le transfert des biens fonciers et immobiliers ne l’est pas moins. Les propriétés musulmanes ont été saisies immédiatement, et massivement investies. Les quartiers, qui étaient jusqu’alors restés du point de vue légal aux mains de ressortissants étrangers, perdent leur statut d’extra-territorialité. De cette réappropriation du sol, les Juifs sont naturellement écartés. Leur situation hégémonique est ouvertement remise en cause.
Dossiers litigieux et procès juridiques à rallonge : l’affaire Haci Abdullâh
30L’étude de quelques dossiers choisis a pour ambition de rendre, mieux que n’importe quel discours, la difficulté de certains contentieux, tant la réalité peut être complexe. L’anarchie générale dans laquelle se sont perpétrés les premiers transferts, les installations abusives, ont suscité des procédures juridiques de régularisation longues et coûteuses. La vocation de l’EDAP n’est-elle pas de légaliser a posteriori une situation de fait ?
31Le dossier de Haci Abdüllâh3 – l’un des plus fournis que j’aie eu à explorer, toutes archives confondues – concerne des biens frauduleusement acquis dans le quartier de Ladadika. L’action se déroule sur cinquante années, du début de l’annexion jusqu’au milieu des années 1960, au cours desquelles une joute juridique oppose l’État aux familles Katsanidis et Giannoulopoulos, désireuses de faire valoir leur droit sur une propriété musulmane acquise en 1916, avant la convention de Lausanne. De 1912 à 1923, bon nombre d’avoirs turcs de la capitale macédonienne ont été liquidés, dans la confusion la plus totale ; les abus ont été légion.
32L’ancienne mosquée Iskele Cami’ donnait dans les années 1910 sur la rue Aigyptou. Elle était constituée d’un temenos proprement dit et de multiples dépendances disposées tout autour, boutiques louées à plusieurs particuliers par les administrateurs de la muftia de Salonique. Les loyers recouvrés au titre des biens vakouf suppléaient aux besoins du temenos et d’autres institutions à vocation religieuse ou philanthropique. Les biens immobiliers étaient gérés par le mütevelli Haci Abdüllâh, qui décida de quitter Salonique au moment de la libération de la ville en 1912, pour se réfugier à Bafra.
33Son fils Mazhar, « ivrogne et perverti », se fit tantôt passer pour plénipotentiaire de son père, tantôt comme propriétaire des avoirs dont son ascendant assurait la gestion. Il procéda à la vente de nombreux biens vakouf, dispersés aux quatre coins de la ville, n’épargnant ni les temeni ni les cimetières turcs, arguant de firmans inventés. En 1916, Joseph Valasi lui achète quatre propriétés dans le quartier de Ladadika : trois magasins situés sur la rue Aigyptou, ainsi qu’une autre boutique de la rue Loudia. Le temenos litigieux devient ainsi propriété commune par indivis de Valasi et de son complice Stylianos Katsanikis.
34Au dire des rapports de police, ces derniers ont formé avec d’autres intermédiaires un « gang », dont le but avoué était l’enlèvement de biens immeubles turcs. S’associant à l’alcoolique Mazhar, déguisé en pseudo-propriétaire, qu’ils manipulèrent aisément, ils acquirent une pléiade de propriétés en vue de les revendre. Profitant de la gabegie gouvernementale, ils purent fournir des certificats frauduleux et profitèrent de soutiens politiques.
35Lorsqu’en 1917 survint le grand incendie, les magasins furent détruits. Les locataires demandèrent de réparer les bâtisses situées en dehors de la zone expropriée et obtinrent l’autorisation du service technique compétent. En 1919, la propriété litigieuse fut donnée en location par la muftia à la société Benveniste Gattegno et Cie. Dès décembre 1922, l’audacieux Valasi intenta une procédure d’expulsion à l’égard de l’entreprise, qui fut rejetée par le tribunal de grande instance de Salonique.
36Par un acte notarial daté de 1924, Valasi revendit la moitié du bien à Aristomenis Giannoulopoulos, qui à son tour entreprit une action en justice en novembre de la même année. Entre-temps, l’ETE et la Commission d’échange sont devenus des interlocuteurs incontournables. Les demandes sont rejetées en 1926 par décision du tribunal d’instance, jugement confirmé en cour d’appel : le gestionnaire Haci Abdüllâh, homme de religion et gérant au nom de la muftia, ne possède aucun droit de fait sur les biens vakouf, de sorte qu’ils puissent être transmis à des tiers ; toute revendication de propriété fondée sur les actes notariaux frauduleux « en vertu de fir-man » n’a aucun sens, puisque aucune propriété vakouf ne peut être transférée par firman…
37L’acte de vente de 1916 indiquait une somme très modique de trente mille drachmes : à moitié fou, Mazhar n’avait pas conscience de ses décisions. Les solutions amiables proposées par les membres du « gang » estiment la valeur de la propriété à 19 300 000 drachmes en 1934 ; mais ces derniers se contenteraient de transiger en faveur d’un dédommagement exceptionnel de l’administration grecque de 14 700 000 drachmes. Au cours du procès, le consulat grec d’Ankara fit parvenir un document provenant de la Commission de représentation turque, prouvant que la mosquée Iskele avait été consacrée en l’an turc 1 176 (1754).
38En 1927, Valasi, désormais écarté de l’affaire, poursuit ses tractations immobilières : il se porte acquéreur d’un terrain agricole à Pylaia et revend deux maisons dans le centre-ville. Aucun élément du dossier ne nous informe sur la validité des opérations ainsi effectuées, et si elles ont été à aucun moment contestées. En 1928, l’avocat de Giannoulopoulos porte l’affaire en cassation : il évoque des vices de procédure, récuse le fait que l’ordonnance de mai 1924 sur le transfert des biens musulmans à la Direction de l’échange s’applique à la situation, puisque la vente a eu lieu avant 1923. Son pourvoi se solde par un échec.
39Ces joutes juridiques n’ont étrangement guère influencé la réalité de l’utilisation des biens et la vie du quartier : le temenos a fonctionné comme mosquée jusqu’en 1924. Il n’a été détourné de ses fonctions religieuses que pendant une courte période, au cours de la Première Guerre mondiale, pour être converti à des fins militaires. L’audace des escrocs ajustement pris corps au cours de cet intermède, où ont été établis les actes de vente illicites initiaux. De plus, le dossier montre que ces avoirs ont été placés sous séquestre par l’État de 1917 à 1920, avant d’être restitués au mufti de Salonique jusqu’en 1924. Le sort des autres propriétés vakouf la même rue nous reste inconnu.
40Les efforts et l’acharnement des héritiers Katsanidis et Giannoulopoulos perdurent au-delà des rebuffades. Ils renouvellent leur demande de restitution en 1939. Le conseil consultatif rejette une nouvelle fois la demande. L’ordonnance législative de la loi 1 650/1951 vient redonner espoir aux demandeurs. Elle annule rétrospectivement les ventes de propriétés échangées, faites par voie notariale après octobre 1922, par des propriétaires musulmans considérés comme suspects, à qui des autorisations de vente avaient été délivrées sans que leurs droits de propriété n’aient été au préalable étudiés. S’appuyant sur ce texte, ils s’associent aux acquéreurs dupés et réaffirment la validité des actes notariaux de 1916, antérieurs à l’échange. Mazhar aura joué son rôle jusqu’au bout. Le subterfuge échoue.
41L’affaire aurait pu être considérée comme close à la fin des années 1930, mais elle resurgit en 1958. Les héritiers reviennent à la charge, et requièrent à nouveau que les actes de vente de 1916 soient reconnus valables. Désireux de trouver une solution de compromis, ils vont jusqu’à réclamer que leur soient versés les trois quarts des sommes perçues par l’État, lors des ventes aux enchères opérées par l’EDAP. Le conseil consultatif rejette leur revendication.
42Une nouvelle attaque contre l’EDAP est lancée en 1966, en vain. Une fois la nature vakouf des biens reconnue, l’État est le dépositaire unique et indiscutable. Malgré l’impossibilité de prouver leurs affirmations, et peut-être mal conseillés, les héritiers ont prolongé pendant plus de quarante ans le contentieux. Certes, les sommes concernées avaient, depuis, été revues à la hausse : les terrains ont subi une plus-value considérable.
43Cet exemple reste significatif de toutes les opérations illégales réalisées dans les années 1910-1930, soit par des individus peu scrupuleux, soit par des Musulmans déboutés, qui n’ont pas hésité à abuser les nombreux acquéreurs potentiels, en cette époque où la pression foncière atteignait des sommets, en raison de l’affluence des réfugiés. Il est pratiquement impossible de quantifier l’ampleur des opérations délictueuses ainsi effectuées. Elles ont foisonné. Cette délinquance immobilière n’a à aucun moment inquiété les escrocs, apparemment à l’abri de toute poursuite judiciaire personnelle.
44Classés rapidement, les autres cas traités par l’EDAP à Ladadika n’ont pas laissé de trace significative. La plupart des biens ont été redistribués à des réfugiés, conformément à la législation. Certains sont restés aux mains de la Commission sous forme de locations, en raison de la nature des bâtiments, de leur intérêt architectural, historique, ou de leur statut spécifique sous l’Empire ottoman.
45La mosquée Iskele est mentionnée dans un autre dossier de l’EDAP. Le locataire de l’ancien temenos, Konstantinos Lavasidis, demande que lui soit autorisé l’achat du local. Dans une lettre datée de décembre 1990, Maria Lavasidis fournit une liste d’arguments pour acheter le bien loué par son père auprès de l’EDAP depuis 1935. Elle établit un historique rapide de la situation. Konstantinos, son père, a déposé sa première requête en 1966, puis a renouvelé son action à trois reprises, en 1969, 1970 et 1974. Décédé en août 1990, il n’a eu de cesse de réclamer ce qui aurait dû lui revenir de droit, comme à beaucoup d’autres : le rachat direct (απ’ευθία) d’un bien musulman échangé.
46Réfugié, Konstantinos a en effet occupé un local transmis à l’EDAP en raison de sa nature échangeable. Forgeron, il utilisait la boutique située sous le temenos comme atelier. En tant que fille unique, Maria prétend avoir hérité les droits et obligations de son père. Elle revendique que soit effectué un bilan financier des comptes de son ascendant, pour pourvoir à l’éventuel remboursement d’un passif. Maria plaide la succession directe : le droit de rachat se transmettrait par voie d’héritage. Convaincue du fondement de cette règle, elle a pris possession de la bâtisse dès la mort de son père pour l’utiliser à ses propres fins. Elle a demandé à un architecte de procéder aux démarches légales nécessaires à la réparation et à la rénovation du local, mais s’est heurtée à plusieurs obstacles juridiques.
47Maria a aussi argué de sa situation familiale : fille unique, elle a toujours vécu sous le toit de ses parents et, à la mort de sa mère en 1974, a continué à soutenir son père, dont elle s’est occupée jusqu’à son récent décès. Déboutée comme son père l’avait déjà été à plusieurs reprises, la requérante se heurte à des obstacles insurmontables : aucun particulier ne dispose de droits acquis sur un bien public. Il peut seulement espérer ce droit.
48Quelques jours après la lettre de Maria, le ministère de la Culture transmet au service compétent une réponse qui confirme l’objection à la vente. Les arguments sont multiples. Tout d’abord, le secteur de Ladadika est soumis à un programme de protection et a été déclaré lieu historique par le ministère. Le domaine en question ne peut être réhabilité dans sa forme originelle qu’après une étude spéciale de restauration. Il est prévu qu’il soit restitué à l’État pour une nouvelle mise en valeur (par exemple, en vue d’héberger un service public). D’autre part, le bâtiment abrite l’ancien temenos ottoman du marché de Ladadika. Le ministère a préconisé son classement comme monument historique, de même que les boutiques attenantes du rez-de-chaussée.
49Dans cette affaire, le seul véritable espoir aurait été que l’édifice échappât à son classement comme monument historique. Au milieu des années 1970, la chose était loin d’être acquise. Pour cette raison, les demandes de rachat se sont multipliées au fil des ans. La loi 357 de 1976 sur la liquidation de la propriété d’échange a d’ailleurs failli régler le sort du bâtiment en faveur de Konstantinos et de sa fille.
50Ces deux exemples nous démontrent que les cas litigieux à propos des propriétés d’échange se sont perpétués jusqu’aux périodes les plus récentes. De ce point de vue, la transition cadastrale a été beaucoup plus longue que la transition démographique. Au cours des dernières années, les travaux de l’EDAP et de la KYD4 se sont de plus en plus associés. Si l’EDAP continue à s’occuper du volet « gestion » des dossiers, la KYD est devenue un interlocuteur privilégié dans les procès concernant les avoirs immeubles musulmans non revendus.
L’établissement des réfugiés urbains et leur accès à la propriété
51L’interventionnisme étatique de l’entre-deux-guerres relève d’une politique d’aménagement à grande échelle, qui s’oppose au laisser-aller ultérieur, et qui s’appuie sur l’urgente nécessité d’intégrer les réfugiés d’Asie Mineure. L’analyse cadastrale appliquée à ces grandes opérations immobilières peut donner une idée des transferts de biens en milieu périurbain. Quel est l’état de la propriété foncière dans ces campagnes périphériques ? Sur ce point, les cadastres agricoles dressés par le ministère de l’Agriculture à la fin des années 1950-1960, trop tardifs, ne sont d’aucune utilité.
52Certes, l’EDAP a juridiction sur l’ensemble des biens-fonds musulmans échangés, y compris en milieu rural. Toutefois, les renseignements dont elle dispose sont lacunaires. Le ministère de la Prévoyance abrite en revanche de riches archives. Les grandes opérations immobilières, lancées dès la fin des années 1920, ont donné lieu à l’expropriation de vastes surfaces agricoles autour de Salonique. Les registres et documents relatifs à ces actes sont des sources cadastrales complètes qui facilitent la reconstitution de quelques distributions foncières anciennes.
53Le ministère de la Prévoyance a été chargé, à partir du milieu des années 1920, de l’installation des réfugiés en zone urbaine ou périurbaine, en complémentarité avec le ministère de l’Agriculture, commis à l’établissement en milieu rural. La Pronia fournissait des terrains, des maisons, des appartements et des facilités d’accès à des prêts immobiliers aux réfugiés pouvant justifier de leur situation. Les archives du bureau détaché de ce ministère à Salonique ont souffert, d’après les informations fournies sur place, d’une destruction partielle, suite à un incendie au cours de la Seconde Guerre mondiale. Par chance, quelques registres permettent de se forger une idée du rôle de ce service, et de dresser un bilan partiel de ses activités.
54La première étape dans le processus juridique, qui vise à procurer aux Micrasiatiques un toit, ou les conditions d’accès à un logement, passe par l’expropriation de parcelles agricoles, ou par la concession de terres par d’autres organismes de l’État. Les « expropriations obligatoires en vue de l’installation urbaine des réfugiés » ont débuté dès 1925, pour se poursuivre à un rythme élevé jusqu’en 1932. La dernière décision date de 1960 et concerne le quartier de Phinikas. En tout, 539 hectares sont devenus propriété du ministère, essentiellement répartis au sud-est de l’agglomération, à Toumba, Kalamaria, Eptalophos, Xirokrini, Agios Pavlos, Triandria, Neapoli et dans divers secteurs de la commune de Salonique. Cette répartition géographique des terres saisies répond à l’orientation et au développement urbain de l’époque : les villages de réfugiés du nord de l’agglomération de l’époque relèvent alors du ministère de l’Agriculture.
55Certaines zones d’expropriation – lorsque les surfaces sont suffisamment importantes – sont identifiées par le nom de leurs anciens propriétaires juifs : Juda Leon à Eptalophos, Mallah à Xirokrini, etc. L’origine de ces terrains est d’ailleurs très diverse : aux saisies obligatoires s’ajoutent les nombreuses concessions du ministère de l’Agriculture, de l’EAP, de l’Administration générale de Macédoine. Les 539 hectares comptabilisés sont représentatifs des limites de l’intervention étatique : ils ne seront pas suffisants pour l’établissement effectif des 117 000 réfugiés recensés en 1928, auxquels sont venus se greffer les paysans macédoniens dans les années 1930.
56Les lacunes de la documentation ont empêché d’aborder de front le problème du dédommagement des propriétaires. Cependant, un registre a tout de même permis de découvrir que 471 titulaires avaient été expropriés. Les détenteurs musulmans sont exclus de la liste : ils ne peuvent faire l’objet d’aucune compensation, puisque les opérations ont été lancées après le traité de Lausanne. Chacun des anciens possédants a dû justifier de ses biens par la présentation d’un titre de propriété établi en bonne et due forme. Les récalcitrants ont été exclus du remboursement. Sur 471 individus, une trentaine seulement sont juifs, et quatre possèdent un patronyme slave ; les autres sont grecs. La présence foncière des Israélites en dehors du territoire urbain est, en ce début de siècle, un phénomène récent et limité. Les destructions opérées en 1890 et en 1917 dans le centre-ville ont amené certains détenteurs immobiliers fortunés à acquérir des parcelles rurales. La famille Modiano (Lembet, Ano et Kato Toumba, Allatini) appartient à ce groupe, où figurent également les noms de David Saltiel (Nea Krini, Kato Toumba), Juda Leon, déjà cité (Eptalophos), Abraham Torres (Triandria), Joseph Mallah (Votsi), Joseph Covo (Nea Krini, Kato Toumba).
57L’absence des Juifs de la scène rurale est traditionnelle. Au niveau du peuplement, comme sur le plan foncier et immobilier, la communauté israélite a fait preuve d’une urbanité quasi exclusive. Tel n’était pas le cas des Musulmans : la très grande majorité des propriétaires grecs dépossédés avaient acquis leurs lopins depuis peu, grâce à l’échange. Les archives du ministère de la Prévoyance comptabilisent 2 154 biens-fonds distribués par la Commission d’échange des propriétés entre 1933 et 1957. Ce chiffre ne concerne qu’une petite partie des possessions musulmanes, dispersées sur une zone qui comprend et dépasse le cadre des secteurs d’expropriation, puisqu’elle atteint, outre Kalamaria, Ambelokipi et Menemeni.
58Une fois les saisies réalisées, l’essentiel du travail restait à accomplir : fournir les logements. La distribution se fait par tirage au sort (κλήρωση), afin d’éviter les discriminations. Preuve que la procédure a été extrêmement longue, la dernière initiative de ce genre a eu lieu en 1972, pour des terrains disséminés sur tout le territoire de l’agglomération. Le devenir de certaines parcelles n’a toujours pas été réglé aujourd’hui. Les baraquements de réfugiés ont eu la vie dure : ils ont perduré plus d’un demi-siècle.
59Les conditions d’accès au tirage au sort sont simples : être reconnu réfugié et pouvoir en justifier le statut. Dans chaque cas, une enquête judiciaire doit être menée, qui s’ajoute au dossier des demandeurs. Un bilan social familial est dressé ; la situation financière, la généalogie, l’origine géographique, sont systématiquement analysées. Le patrimoine immobilier est inventorié : toute possession ailleurs en Grèce disqualifie le demandeur de la compétition. Finalement, le foyer se voit attribuer, contre paiement, une maison ou un lopin constructible qui réponde adéquatement à ses besoins. Sur le plan juridique, cette étape se traduit par l’attribution d’un acte de cession (παραχωρητήριο) très convoité, équivalent à un titre de propriété.
60Dans la pratique, le titre de transfert peut être recouvré très longtemps après la cession réelle, avec plusieurs années d’attente. Les frais de dossier induits finissent par dissuader les Micrasiatiques désormais installés. Des procédures d’édition de parachoritiria sont aujourd’hui en cours pour les personnes contraintes de justifier, pour une raison ou pour une autre, leur droit.
61À ce schéma d’ensemble répond une réalité beaucoup plus fluctuante : une installation arbitraire sur un terrain appartenant au ministère de la Prévoyance peut se solder dans le meilleur des cas par une cession directe, sans tirage au sort ou, au pire, par une expulsion rapide et la destruction des bâtiments illicites. En novembre 1995, un total de 12 400 parachoritiria avaient été distribués. Les registres distinguent plusieurs catégories de propriétés :
- 7 016 maisons ont été adjugées, pour la plupart à Toumba et Kalamaria, entre juin 1928 et avril 1978;
- 3 367 terrains dispersés ont été vendus de janvier 1926 à février 1993, dont un tiers dans les années 1930, et un quart dans les années 1960. Toumba conserve sa prééminence, suivi par les quartiers Allatini, Saranda Ekklisies, Agios Pavlos, Vyzandio et Stavroupoli. Seuls quelques terrains seront acquis à Kalamaria ;
- 871 personnes ont obtenu entre 1957 et 1995 un acte de cession, qui régularise l’occupation illégale d’un bien de la Pronia. Agios Pavlos arrive au premier plan pour ces installations sauvages, suivi de très loin par Toumba et Triandria ;
- l’autoconstruction (αυτοστέγαση) est traitée à part : il s’agit de terrains vendus à des réfugiés, qui assurent eux-mêmes l’édification du logement en fonction des plans et des directives du ministère de la Prévoyance ou de l’Aménagement. Localisés pour l’essentiel à Ano et Kato Toumba, leur nombre se monte à 3 189, pour des décisions de cession originelles, établies entre 1962 et 1990.
62Ces récapitulatifs permettent de juger de l’ampleur de l’intervention étatique relative à l’installation des réfugiés à Salonique. Un recensement des abris de fortune disséminés dans la métropole, effectué en 1937 par la Pronia, vient pondérer l’importance des chiffres précédents : 3 059 baraquements (entendons par là toute construction précaire) ont été dénombrés après plus de quinze années d’activité de l’EDAP, de l’Assistance publique et du ministère de l’Agriculture. Les besoins immobiliers de l’époque sont restés longtemps en suspens.
63Le problème de l’établissement des réfugiés ne se borne donc pas à la première moitié du siècle. Il s’inscrit dans un processus pluri-décennal, qui a bouleversé la distribution cadastrale de l’agglomération et de ses alentours. Des milliers d’habitations poussent au hasard des chemins, sans aucun contrôle. Les services chargés de gérer cette marée n’arrivent à canaliser qu’une partie des flux, sur un territoire géo-graphiquement réduit. L’exode rural vient renforcer l’impuissance des autorités à rétablir l’ordre sur le marché foncier.
64Depuis la libération de la Macédoine, l’administration hellénique a toujours pris du retard par rapport aux événements et à la réalité changeante du paysage urbain de la métropole, fournissant tour à tour des réponses décalées, mal appropriées, limitées. Dès les années 1930, les jalons du développement de l’agglomération future sont posés.
65Kalamaria et Ano Toumba ne conservent pratiquement plus aucune trace des constructions opérées par la Pronia. Ce n’est certainement pas un hasard si ces zones d’intervention ont été particulièrement propices à une mise en valeur excessive du sol. Les lopins et les maisonnettes ont été soumis au système de l’antiparochi5 et, avec l’aval des autorités, ont donné jour à de grands immeubles résidentiels. Les réfugiés ont ainsi pu bénéficier a posteriori des retombées financières de ces opérations. Les enquêtes doivent être d’autant plus longues avant de délivrer les parachoritiria que les enjeux financiers sont importants. Il faut aujourd’hui s’attarder dans les rues de Toumba et de Kalamaria avant de discerner les traces de ce passé pourtant récent.
Expropriation et attribution des biens aux réfugiés : étude de cas
66L’analyse de quelques dossiers issus des archives de la Pronia fournit une image plus concrète des procédures. Les implications actuelles de cette problématique s’y révèlent davantage. L’approche individuelle est privilégiée : en l’absence de documents synthétiques en matière cadastrale, n’est-ce pas là le meilleur moyen de saisir la réalité des changements ? Les parcours personnels, les ramifications généalogiques, apparaissent indirectement dans les documents, dont la nature est souvent polémique : les conflits donnent lieu à des enquêtes et procès, dont les pièces et les éléments de correspondance ont été conservés.
67À certains égards, les exemples pourront sembler bien courts, et peu fournis. Les indications sont dispersées dans des monceaux de documents souvent répétitifs, cachées au détour d’une phrase ou d’un aparté. Leur pouvoir évocateur n’en est pas moins fort, au détriment quelquefois de la cohérence des événements ou du suivi des cursus.
Vente d’une habitation : les conditions normales d’accès à la propriété
68Né à Uşak (Anatolie), Georgios Karapatoglou est arrivé en Grèce en août 1922, via Smyrne. Il s’est installé avec sa femme et ses deux enfants à Toumba en octobre 1925. Cet ouvrier, qui devait plus tard devenir fonctionnaire, adresse une demande d’achat d’habitation au Service de la prévoyance de Salonique en février 1928. Six mois plus tard, sa requête se concrétise par une vente. Le parachoritirio stipule que « le domaine public grec cède la pleine et entière propriété d’un lopin de 50 m2 construit à Toumba, sur la rue Dardanellis, à Georgios Karapatoglou, pour un montant de 18 000 drachmes ».
69La maison (mitoyenne) est constituée de deux chambres, d’une cuisine et de toilettes. Financièrement démuni, le père de famille dépose une demande d’emprunt de 16 000 drachmes. Le remboursement est prévu en quinze versements de 1 066 drachmes chacun, sans intérêts. Les conditions d’achat sont impératives : le requérant doit être obligatoirement réfugié, ne posséder aucun bien foncier ou immobilier d’aucune sorte. Il ne peut céder son acquisition avant trois ans, sauf dans le cas d’une dotation légale à un parent jusqu’au troisième degré. À la fin du remboursement, l’acheteur peut se défaire de son avoir avec l’accord de l’Administration générale de Macédoine, mais seulement en faveur de réfugiés. Un justificatif émis en 1978 à la demande d’une des filles de Georgios nous informe que ce dernier est mort peu de temps après l’opération, en 1931.
70Cet exemple, remarquable par sa simplicité, dénote la rapidité avec laquelle la procédure a été menée à terme. Six mois ont été nécessaires pour concrétiser l’achat de la maisonnette. Les conditions financières offertes par la Pronia sont très avantageuses. En contrepartie, la demeure est d’une sobriété spartiate.
Vente d’une habitation : enquête en vue de l’émission d’un parachoritirio
71La totalité des informations disponibles sur Photios Sephertzis est postérieure aux années 1960. Son histoire illustre la procédure d’enquête nécessaire à l’émission tardive d’un acte de cession. En 1969, confronté à des problèmes d’attribution d’héritage, le bureau du logement du ministère des Services sociaux transmet à Photios une demande de justificatifs en vue de l’édition d’un parachoritirio relatif à un bâtiment d’État construit à Kato Toumba, rue Adanon. Parallèlement, la même administration s’adresse au bureau des Services sociaux pour mener ses propres investigations sur la famille Sephertzis.
72Cette recherche se veut approfondie : un examen complet de la situation sociale et financière du foyer est exigé, y compris sur le fils de Photios, Iosiph. Les enquêteurs nous apprennent que Photios tient cette propriété de sa mère, Kalliopi, née à Ganochora (Constantinople) en 1897. Lui-même natif d’Asie Mineure, il est à l’époque retraité de l’ΙΚΑ6. Au début de l’année 1972 sont émis deux actes de cession pour moitié par indivis aux noms de Photios Sephertzis et de Iosiph Kastradis (patronyme de la mère ?). De ces renseignements lacunaires, il ressort un imbroglio, étroitement lié au jeu des héritages et des transferts de biens. L’instruction doit tenir compte de tous les événements survenus depuis l’attribution des maisons aux réfugiés, afin d’éditer des titres de propriété en bonne et due forme. Dans l’entre-deux-guerres, cet effort administratif n’a pu être fourni pour la totalité des bénéficiaires, et la rédaction des actes de cession s’est prolongée au gré des besoins des occupants, indépendamment des autorisations d’occupation et du remboursement des prêts.
Vente d’habitation : émission de parachoritirio tardif et parcours historique d’une famille
73En novembre 1955, au bout de trente années de présence en Grèce, Stephanos Kondogiannis se porte acquéreur d’une maison mitoyenne localisée à Triandria, construite par l’État sur la rue Trikoupi, d’une surface approximative de 100 m2. Stephanos est né à Constantinople en 1907. Docker de profession, réfugié en Grèce en 1924, il s’inscrit sur les registres municipaux de Triandria. Peu après son installation, il se marie à Dimitra Ikonomaki (1926) ; union concrétisée par la venue de trois enfants, nés en 1928, 1932 et 1940. Après la mort de sa femme en 1945, Stephanos épouse un an plus tard Theocharia Veneti. Le seul renseignement significatif qui émerge du dossier est l’acte de cession accordé en mai 1972 pour le bien sollicité dix-sept ans auparavant. L’attribution de logements s’est ainsi prolongée longtemps après la Seconde Guerre mondiale. Cet exemple brille par sa simplicité : le contrac-teur principal est toujours en vie à la fin de la procédure du parachoritirio.
Vente de terrain : construction arbitraire régularisée, expropriation tardive et dénonciation
74Le dossier de Maria Kalpaka est l’un des plus instructifs sur les enjeux de l’appropriation du sol par les réfugiés. Il présente l’avantage d’être d’actualité : le dernier document est un acte de cession émis en juin 1993, suite à une procédure menée essentiellement depuis 1990, date de demande de régularisation par l’occupante du lieu.
75Le bien en question est localisé à Doxa, quartier situé à proximité de Triandria, à l’est de l’université. Les premiers renseignements datent de 1968 et proviennent de l’enquête menée par la Direction de la police de Salonique, suite à une dénonciation. Le rapport, adressé au Centre de la politique sociale, établit un rapide état des lieux et apporte quelques informations historiques.
76À l’adresse indiquée par un voisin délateur se trouve une maison « arbitraire », érigée au début des années 1930, que l’occupante, Maria Kalpaka, a reçu en dot de ses parents lors de son mariage en 1949. Elle y vit avec son mari. Fortement endommagée en cette fin des années 1940, la baraque a subi quelques travaux : Maria a remplacé le toit en tôle, et changé deux fenêtres pour rendre la bâtisse plus habitable. À la lecture du rapport, la précarité de l’installation ne fait aucun doute. L’électricité n’aurait été installée qu’en 1942, douze ans après l’installation des parents de Maria. Le procès-verbal stipule que toutes les informations ont été fournies par Domna Tsioumani qui, sur le même terrain, a bâti dans les années 1930 une autre maison « arbitraire ». Sa dénonciation est assortie d’une demande auprès des services sociaux de la ville, pour la cession de la totalité du lopin à sa propre personne. Un deuxième rapport de police daté de 1969 précise les conditions de la « délation » : Maria Kalpaka n’est autre que la petite fille de Domna Tsioumani. Le mari de Domna, Alexandros, s’est emparé du terrain en 1932. La première construction a été réalisée l’année suivante. Une deuxième baraque est venue s’adjoindre à la première pour loger leur fille, Aphroditi Ziaka, dont la maison a été louée de manière continue, de 1943 à 1962, date à laquelle Maria est retournée vivre dans la maison de sa mère.
77Entre 1969 et 1990, le dossier est apparemment resté en suspens. La demande de régularisation, entamée en 1990, est venue relancer la procédure. Ce secteur urbain a fait l’objet d’une expropriation générale en 1959. Les services sociaux semblent s’être prononcés de prime abord contre la régularisation. Le débat porte en fait sur la date à laquelle la construction précaire serait devenue permanente. Les experts chargés du dossier avancent la date de 1968, c’est-à-dire bien après la décision d’expropriation. En 1991, la Pronia tranche en faveur de Maria et lui accorde la propriété sur la moitié du terrain par indivis, pour une surface de 143 m2, contre 2 854 000 drachmes, payables en dix mensualités.
78Les situations illégales, qui ne s’inscrivent dans aucun cadre d’aménagement, peuvent donc être régularisées. Maria, native de Salonique, n’est pas réfugiée. Seuls ses parents peuvent prétendre à ce titre. Les déboires familiaux ont permis à l’administration de mettre à jour cette forfaiture, qui aurait pu passer inaperçue encore longtemps. L’expropriation de 1959 est venue, d’une certaine façon, soustraire cette famille pauvre aux poursuites, en lui offrant la possibilité d’une attribution directe via l’organisme d’établissement des réfugiés. La persistance des baraquements précaires jusque dans le centre-ville est indéniable.
79À la limite de la légalité, la décision de cession présente certes un caractère social, mais elle permet également à l’État d’encaisser des revenus substantiels, sans avoir à fournir par ailleurs de logements sociaux, coûteux pour la collectivité. Cette règle semble avoir été appliquée continuellement dans la régularisation des litiges. Ce choix des pouvoirs publics équivaut à un abandon du contrôle du sol au profit d’une anarchie surveillée à distance, d’un retrait entériné par les processus spontanés de transferts de propriétés. Cette politique n’est pas seulement valable pour l’entre-deux-guerre. Elle est bien actuelle.
Construction arbitraire : le dilemme entre expulsion et cession
80L’incohérence de l’exemple suivant n’a pu être dissipée qu’à la lumière des explications fournies par les employés du Service de la prévoyance. La première pièce du dossier est une lettre de septembre 1982 émanant de la Pronia, adressée à Emmanouil Karanidis. Le ministère lui demande de quitter un terrain de 305 m2 situé à Stavros (extrémité est de l’éparchie de Langada) occupé arbitrairement, et destiné à un ayant droit réfugié. Emmanouil est en effet un dopios. La missive s’accompagne de menaces portant sur d’éventuelles poursuites et sanctions. On lui demande de partir dans les dix jours. Deux mois plus tard, la pression s’accentue. Conformément à l’ordonnance sur la libération des terrains d’État occupés abusivement, la Pronia décide le rejet de la requête de régularisation et la démolition du bâtiment illicite. L’intéressé est dans l’obligation de déménager sous cinq jours.
81Malgré les termes brutaux de la mise en demeure, les avertissements ne porteront jamais. En septembre 1995, un acte de cession accorde la pleine propriété à Emmanouil, ébéniste de son état, pour 1 830 000 drachmes. Comment expliquer ce revirement de situation ? Aux raisons déjà évoquées du non-interventionnisme des autorités en matière foncière, il m’a été indiqué que cette décision contre nature (est-elle bien légale ?) s’explique par les intérêts directs du Service de la prévoyance : puisque tous les programmes de dotation des réfugiés sont achevés depuis longtemps, la vente des lopins restants est la solution la plus profitable. Voilà pourquoi, bien qu’il ne soit pas réfugié, l’occupant illicite a pu acquérir la parcelle au prix courant.
82Bien que cette zone relève en principe du ministère de l’Agriculture, la Pronia a hérité récemment de la gestion des terrains de la commune de Stavros. Le même raisonnement reste parfaitement valable pour l’agglomération de Salonique. Cette régularisation contestable vient s’ajouter aux multiples exemples, qui tendent à prouver que l’appropriation du sol ne répond pas forcément aux lois normales du marché.
Régularisation d’une construction arbitraire à Ano Toumba
83Erasmia Karystianou n’a pas bénéficié du tirage au sort et des maisons d’État proposées par la Pronia. En 1953, le Service cadastral du ministère se saisit d’une nouvelle affaire : née à Kastamoni (Asie Mineure) en 1884, Erasmia est arrivée en Grèce en 1924 avec sa famille, composée de son mari, Konstantinos, et de ses deux enfants, Alexandros et Kornilia. Décidée à s’installer à Ano Toumba sur un terrain vacant de 209 m2, la famille pourvoit en 1932 à l’achat du matériel nécessaire à la construction d’une maison permanente. La demeure achevée est constituée d’un magasin de rez-de-chaussée et d’un appartement de quatre chambres à l’étage. En 1953, le mari d’Erasmia décède. Ses enfants sont déjà mariés. Le magasin est fermé depuis longtemps. Situé dans la zone d’expropriation, le Service de la prévoyance ne peut que trancher en faveur de la régularisation de la construction arbitraire. Le parachoritirio est rédigé en 1955 contre un versement de 5 680 drachmes.
84Bon nombre de réfugiés ont ainsi échappé aux mécanismes légaux d’attribution des terres, même lors des grandes opérations foncières et immobilières lancées par l’État dans les années 1930. Ces interventions étaient déjà tardives. La majorité des expropriations a eu lieu en 1927-1932, alors que les derniers Micrasiatiques ont cessé d’affluer à Salonique depuis 1925-1926. Obligés de trouver un toit, ces arrivants ont paré à l’urgente nécessité. L’appropriation de l’espace a été spontanée, et l’État n’a pu qu’entériner une situation déjà stabilisée.
Expropriation d’un propriétaire yougoslave à Ano Toumba
85Ce dossier traite de l’indemnisation d’un sujet yougoslave dépossédé d’un lopin situé à Ano Toumba7. L’ancien propriétaire échappe à toute investigation biographique. L’opération d’expropriation obligatoire a été lancée par le ministère de l’Agriculture en 1927. Dès lors qu’il s’agit d’un citoyen étranger, l’affaire met en scène des acteurs beaucoup plus nombreux.
86Les années 1930-1931 révèlent une correspondance entre le ministère des Affaires étrangères grec, l’ambassade de Yougoslavie, le ministère de l’Économie et le Service de la prévoyance. Dans une lettre de septembre 1931, en français, l’ambassade de Yougoslavie fait part au ministère des Affaires étrangères que Giovan Slejic attend depuis de longues années le paiement de l’indemnité à laquelle il a droit :
« La Légation Royale a l’honneur de prier [le ministère hellénique des Affaires étrangères] de bien vouloir intervenir auprès du ministère de la Prévoyance en vue du paiement à Mr Veljic de la contre-valeur de ses terrains [sis à Salonique] (13 290 m2) sur la base de l’estimation qui en a été faite par l’autorité judiciaire. »
87La réaction ne se fait pas attendre : pour des raisons politiques, la satisfaction rapide de la demande du Yougoslave s’impose.
88La solution à cette situation doit être trouvée indépendamment du règlement de la question globale de l’indemnisation des citoyens grecs expropriés « ou des sujets d’autres puissances politiques de cette région ». À cette date, en effet, aucun paiement d’indemnités n’a été effectué. Le règlement de la question foncière s’impose ainsi comme un chapitre essentiel des rapports bilatéraux entre États dans l’entre-deux-guerres. De plus, Giovan Slejic possède d’autres terrains à Salonique et dans ses environs.
89L’affaire rebondit en 1960 : la Commission d’accord amiable sur les propriétés gréco-yougoslaves transmet une demande de justificatif sur la saisie des biens expropriés. Aucune suite n’est donnée à la missive. Le rideau de fer une fois établi, les citoyens yougoslaves ne peuvent plus se rendre en Grèce librement, et doivent faire appel à des intermédiaires juridiques pour faire valoir leurs droits. Contrairement aux Musulmans, les intérêts fonciers des Yougoslaves ont perduré, mais leur existence a été occultée par des décennies de conflits politiques transfrontaliers. Au règlement accéléré prôné avant 1940 a succédé un gel des avoirs après la guerre civile.
Expropriation : saisie illégale à Ano Toumba, demande de restitution et parcours d’une famille juive
90Sur le plan juridique, les réclamations et poursuites à rencontre des décisions d’expropriation ne sont possibles que depuis 1957 : à partir de cette date, la procédure de règlement du sort des propriétés saisies avant guerre et d’indemnisation des ayants droit est engagée. Le retard pris dans cette entreprise est dû à la priorité donnée à l’installation des réfugiés; il en résulte des enquêtes longues et délicates, compliquées au fil des héritages.
91Le procès entamé en décembre 1966 à l’initiative des héritiers de Isaac Jacob Arditti présente le double avantage de concerner une nouvelle fois le lotissement d’Ano Toumba, et de traiter du devenir des propriétés juives périphériques. Le tribunal d’instance de Salonique reçoit en 1966 copie d’une demande de restitution d’un terrain occupé « illégalement » par le domaine public. Les requérants sont au nombre de quatre, tous descendants d’Isaac Jacob Arditti : Rachel épouse Gattegno, résidente athénienne ; Maria épouse Benveniste, habitant Paris ; Arthur Arditti ; et enfin Myriam, épouse de Moïse Arditti.
92Les sommations des requérants se seraient soldées par un rejet brutal de la part des autorités, dubitatives sur le bien-fondé de la propriété. Leur réclamation est sans objet, car la restitution ne pourra en aucun cas être effective. Le lopin concerné a en effet été entièrement colonisé par les habitations et redistribué. L’État est garant des titres délivrés aux réfugiés nouvellement dotés. Par ailleurs, plusieurs générations se sont écoulées depuis les événements.
93Le Service de la prévoyance sociale de Salonique fournit les renseignements relatifs à l’achat initial du lopin par Isaac Jacob Arditti : les archives cadastrales ottomanes rapportent que le premier propriétaire de la surface agricole localisée à Tris Vryses (village de Kapoutzides, ancien nom de Pylaia) était en 1858 un dénommé Christos. Selon le Livre des terres de 1858, les parcelles alentours étaient aux mains de Musulmans (Haci Hasan Aga et Derviş. Mehmed). À la mort dudit Christos en 1873, sa femme Gerakina a obtenu la totalité du legs, puis a revendu la parcelle à son fils, Athanasios Kechagian, qui l’a cédée en 1875 à Nikolaos Asterios. Au décès de ce dernier en 1893, le bien est revenu à ses fils Paschalis et Vangelios, qui l’ont transmis au courtier juif Yedidia Hasan en 1905. Isaac Jacob Arditti et Nissim Mordoh ont obtenu la parcelle de ce dernier. Entre-temps, deux Grecs ont acquis des terrains attenants. En une cinquantaine d’années, le champ est passé entre les mains de quatre familles différentes, indépendamment de toute logique ethno-confessionnelle, et de sept propriétaires légaux successifs. La rotation des terres dans ce secteur agricole périphérique de Salonique était pour le moins rapide. Le marché foncier présente ainsi un visage étonnamment dynamique jusqu’à la fin de la période ottomane. Ce phénomène sera confirmé par l’analyse cadastrale du diagramme d’expropriation d’Ano Toumba8.
94La famille Arditti fournit elle-même les renseignements relatifs à la suite des événements. Isaac Arditti disparaît en 1924, laissant la propriété à ses deux fils Jacob et Moïse. À la mort de Jacob à Paris en juin 1935, sa femme, Lucie, et ses trois enfants, Mathilde, Maria et Rachel, héritent. Après le décès de Lucie en avril 1943 (probablement par déportation) et la disparition de Mathilde, Rachel et Maria restent les deux héritières légales. Par ailleurs, Moïse Arditti est mort en France en mai 1940. Sa femme Nelly décède à Londres en 1962. Restent ses enfants, Arthur et Myriam. Comme beaucoup de familles israélites de Salonique, le parcours des héritiers Arditti est à chercher aux quatre coins de l’Europe.
95Les petits-enfants d’Isaac affirment que leur famille a occupé le lopin d’Ano Toumba jusqu’en 1942. L’occupation de Salonique par les troupes allemandes l’a obligée à fuir. D’après eux, le domaine public grec aurait opéré une vaste expropriation à Ano Toumba entre 1940 et 1942, sans qu’aucune compensation financière ne leur soit accordée. Les requérants refusent la légalité de l’opération, et accusent le domaine public hellénique d’avoir profité des déportations nazies pour s’emparer de leur avoir.
96Ce dossier permet de suivre le devenir d’un bien-fonds sur pratiquement un siècle. A plusieurs égards, la plainte est légalement irrecevable, parce qu’elle ignore que l’expropriation a eu lieu bien plus tôt, en 1927, et qu’elle confond le domaine public grec avec les déprédations effectuées au cours de l’occupation allemande sur la propriété juive. La réponse de l’administration à cette action judiciaire est d’ailleurs très rapide : dès 1967, le ministère de l’Économie informe les demandeurs de la date d’expropriation et met fin à la controverse. Le ressentiment de ces Israélites expatriés n’en est pas moins vif.
Expropriation : refus d’indemnisation à Kalamaria et Ano Toumba
97L’affaire Georgios Chatzilazaros s’échelonne de 1956 à 1995, au long d’une action juridique complexe, menée par les héritiers d’un propriétaire exproprié de plusieurs terrains disséminés au sud de Salonique dans les années 1920. La difficulté réside dans la dispersion des lopins : les renseignements pratiques qui s’y rapportent entravent l’enquête des services de la Pronia.
98Dès 1956, un rapport administratif stipule que Georgios Chatzilazaros a été spolié de deux lopins agricoles localisés à Ano Toumba, équivalents à 20 000 m2, dont la possession se fondait sur trois titres de propriété ottomans de 1288 (1872). En 1973, les héritiers Chatzilazaros réagissent vivement à la prise de possession par le domaine public, survenue en 1971, d’une troisième parcelle boisée localisée à Nea Krini (11 000 m2). Ils estiment qu’elle est toujours en leur possession, puisque aucune indemnité ne leur a jamais été versée. Ils exigent d’être reconnus propriétaires. En octobre 1979, après de multiples investigations menées sur la foi des documents cadastraux disponibles sur le secteur, fruit du travail des topographes de la Pronia, le tribunal rejette la demande : les légataires n’ont pas fourni de pièce justificative suffisante pour prouver leur droit. Ils sont condamnés à payer les frais de justice.
99On retrouve la famille Chatzilazaros en août 1992, lorsque les deux filles de Georgios, Maria et Athina, insistent pour que l’affaire soit réexaminée. Le tribunal d’instance renvoie cette fois-ci les deux parties dos à dos : il somme les requérants de présenter une preuve que ce bien-fonds, saisi en 1971, a réellement appartenu à Georgios ; et la partie adverse, constituée des occupants effectifs du lieu jusqu’au début des années 1970, de justifier l’utilisation du champ depuis 1940, sa plantation en gombos et en céréales, son raccordement électrique et l’alimentation en eau. De la date d’installation dépend, en effet, le droit d’utilisation, et donc la propriété d’usage.
100Le litige n’a pas d’épilogue, parce que la joute judiciaire n’était probablement pas dénouée lors de la consultation du dossier. Toutefois, les enseignements de cette affaire sont nombreux. Aucun des détracteurs n’est capable d’apporter la preuve du bien-fondé de son droit. Les documents justificatifs sont inexistants, et les parties adverses sont à l’affût de toutes les pistes. Au-delà du cadastre ottoman, aucune pièce véritablement fiable ne peut venir étayer les recours juridiques. Comment un tribunal pourrait-il émettre un jugement, sans le moindre indice sur la véracité des situations décrites ?
101Le seul bénéficiaire de l’anonymat des terres paraît bien être le domaine public : en l’absence de titre de propriété valide, il ne procède à aucune indemnisation et ne rend de comptes à personne. Cette gabegie ne découle-t-elle pas pourtant d’une négligence de l’État hellénique, dans son retard à créer un cadastre national qui fasse suite à celui entretenu par l’administration ottomane ? Aucune solution ne peut apaiser les conflits de ce type, dont certains remontent au début du siècle.
Notes de bas de page
1 D. Pentzopoulos, The Balkan Exchange of Minorities and its Impact upon Greece, Paris-La Haye, 1962, p. 259. La convention est libellée en français.
2 EDAP, Επιτροπή Διαχείρισης Ανταλλαξιμού Περιουσίας, anciennement ΕΑΡ, Επιτροπή Ανταλλαξιμού Περιουσίας.
3 Afin de préserver la confidentialité des informations, tous les noms de personnes mentionnés dans les dossiers administratifs et cadastraux traités ci-après ont été convertis en pseudonymes.
4 Κτηματική ϒπηρεσία του Δημοσίου, Service cadastral de l’État.
5 Ce système de « contre-échange » consiste dans la cession d’un terrain à construire par le propriétaire foncier à un entrepreneur. Ce dernier s’engage à rendre au possédant une partie de l’immeuble construit, conformément à un accord initial. Le prix du terrain est payé « en nature », et l’entrepreneur peut mener à bien son projet sans mobiliser d’importants capitaux. En fait, lorsque la conjoncture économique est favorable, et si la demande de logement est forte, l’entrepreneur peut vendre la totalité d’un bâtiment à multiples étages avant même d’avoir achevé les travaux. Les capitaux sont ainsi presque totalement fournis par les acquéreurs.
6 Iδρυμα Κοινωνικών Ασϕαλίσεων, Fondation des assurances sociales.
7 Pour plus de détails sur ce quartier, et sur la localisation du lopin, cf. chapitre XI.
8 Cf. chapitre XI.
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Salonique au XXe siècle
Ce livre est cité par
- Santilli, Anthony. (2013) Penser et analyser le cosmopolitisme. Le cas des Italiens d’Alexandrie au XIXe siècle1. Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée. DOI: 10.4000/mefrim.1516
- Maria Gravari‑Barbas, . (2010) Culture et requalification de friches: le front pionnier de la conquête des marges urbaines. Méditerranée. DOI: 10.4000/mediterranee.4390
- Yerolympos, Alexandra. (2005) Formes spatiales d’expansion urbaine et le rôle des communautés non musulmanes à l’époque des Réformes.. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. DOI: 10.4000/remmm.2801
Salonique au XXe siècle
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