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Chapitre VIII. Imbroglio juridico-foncier et transferts de propriété intercommunautaires consécutifs à l’incendie de 1917

p. 171-207


Texte intégral

1Les mutations démographiques et spatiales de Salonique ont impliqué des transferts de propriétés particulièrement nombreux. Un grand nombre de biens transitent de main en main. Les uns, obligés de partir, liquident leurs avoirs ; les autres, nouveaux venus micrasiatiques ou paysans macédoniens, cherchent à se frayer une place au soleil et se lancent dans un projet d’acquisition d’un terrain ou d’une maison. La transaction ainsi opérée est en principe couverte par des lois et soumise à des procédures juridiques précises. La réalité des opérations de transfert échappe pourtant au cadre strict du contrôle procédurier étatique et judiciaire, pour être livré à des processus d’aliénation peu orthodoxes, souvent à la limite de l’illégalité. Des particuliers sont donc lésés, au profit de tiers souvent encouragés par les impératifs d’une condition légale, remise en question.

2L’absence de cadastre a largement favorisé cette évolution du marché foncier – même si on entend ici par « marché » un système passablement déréglé. La transition juridique du droit ottoman sur les terres au droit byzantino-romain a également participé au flou législatif, sous le couvert duquel toutes les initiatives individuelles sont avalisées. Pourtant, dans les années 1910, près d’un siècle après l’indépendance grecque, le problème aurait pu trouver une solution acceptable. L’absence de détermination gouvernementale achève de livrer la question foncière à une anarchie perpétuellement dénoncée, mais rarement combattue.

3La puissance d’une communauté ne se juge pas seulement au nombre de ses ressortissants, mais également à la richesse de ses membres et à l’étendue de ses biens. Minoritaire au moment de l’annexion, la communauté grecque ne détient alors qu’une faible part de la propriété foncière à Salonique. Musulmans et Juifs règnent en maîtres sur la vieille ville. Leurs dignitaires sont de riches propriétaires immobiliers. Le remplacement des troupes ottomanes par les corps d’armée grecs n’affecte en rien cette situation. Le changement de souveraineté n’implique pas une mainmise immédiate des citoyens hellènes sur les biens. Loin d’être un achèvement, l’année 1912 est le point de départ d’un processus d’appropriation territoriale lent et difficile.

4Évincés par la force, par des accords internationaux négociés au sommet de l’État, ou plus simplement par la peur d’un devenir incertain sous la nouvelle tutelle athénienne, nombre de Saloniciens choisissent l’exil, mais trouvent un terrain de bataille à leur mesure dans l’affirmation du maintien de leur droit de propriété. Certains conflits juridiques issus de la période de transition n’ont toujours pas été résolus de nos jours. Les procès à rallonge sont le lot commun des tribunaux grecs, qui doivent démêler des imbroglios administratifs, juridiques, voire policiers, inextricables. La résistance à l’hellénisation trouve ici son expression la plus concrète.

La transition juridique : incompatibilité des droits musulman et byzantino-romain

5L’instauration du droit romain sur des contrées anciennement ottomanes ne signifie pas que les droits « acquis » sous le régime juridique précédent soient entièrement remis en cause. Une partie, en effet, de la législation sur les terres de l’ex-Empire ottoman a été conservée jusqu’à nos jours, et reste valable, de manière réduite, à l’intérieur même du tronc législatif hellénique.

6Comment, à partir de l’annexion de la Thessalie en 1881, et de la libération des Nouvelles Provinces en 1912-1913, le droit ottoman est-il devenu en Grèce l’objet d’une application exclusive, et d’une régularisation, aux dépens du droit grec, en ce qui concerne la question des droits privés « acquis » sous la Turcocratie ? Du point de vue méthodologique, les concepts du droit ottoman ont été modifiés, afin de pouvoir fonctionner par la suite dans le cadre limité des institutions du droit byzantino-romain. G. Nakou s’est livré à une recherche approfondie sur le sort des terres publiques ottomanes, pour tenter d’analyser ces phénomènes1.

7Établi peu de temps après l’indépendance du nouvel État grec, le protocole du 9 juin-1er juillet 1830 stipule que les réformes élaborées sur les questions foncières se réfèrent seulement au futur, et n’ont pas d’effet rétroactif. Les conventions de 1832 garantissent aux sujets ottomans la possibilité d’acquérir ou de conserver à l’avenir des propriétés en Grèce. Dans le même temps, la souveraineté de l’État hellénique s’applique et se fonde sur le passé. La nouvelle législation foncière s’appuie sur cet anachronisme initial. Aucun rapport d’héritage n’existe entre le gouvernement grec et l’État ottoman aboli. Toujours valide lors de l’annexion de la Macédoine, ce principe juridique, qui instaure une rupture chronologique et symbolique, est pourtant démenti dans les faits.

Échec aux tentatives de normalisation : le droit de « domination » (tasarruf – εξουσίαση)

8Même si le sort réservé aux propriétés privées n’est pas exempt de problèmes, la question de la transition juridique devient pertinente, dès lors que l’on traite des anciennes terres publiques ottomanes. Les droits ottoman et grec présentaient, en effet, des différences fondamentales liées aussi bien à leurs conceptions respectives du monde qu’à la structure, la nature et la destination des institutions spécialisées et des concepts juridiques auxquels ils se référaient2.

9La théorie cosmique de la propriété en droit musulman distinguait essentiellement la pleine propriété (τελεία ιδιοκτησία), de la propriété limitée concédée à des tiers sur les terres publiques (δημόσιες γαίες), le cas des biens vakouf étant laissé à part. Bien que d’un point de vue extérieur certains éléments puissent paraître se corréler, cette doctrine s’oppose diamétralement au droit byzantino-romain, qui dissocie pour sa part la propriété absolue (ιδιοκτησία), des droits réels (εμπράγματα δικαιώματα), à portée limitée.

10L’article 3 de la loi ottomane de 1858 définit les terres publiques ainsi :

« Sont terres publiques les champs, les pacages, les prairies d’hiver et d’estivage, les forêts et autres lieux semblables dont la propriété revient à l’État et dont le droit de domination (tasarruf-εξουσίαση) est concédé à des particuliers lorsque les ayants droit sont munis de tapu portant la tughrâ du Sultan. Est dénommé tapu la part d’argent donnée à l’État et recouverte par lui contre ce droit de domination3 ».

11La propriété publique présente donc une double nature : la fine propriété (rakabe – ψηλή ιδιοκτησία), détenue par le pouvoir constitutionnel ottoman, définie comme droit étatique de patronage en vue d’autoriser certaines utilisations des terres publiques ; et la concession de l’usage pragmatique de cette propriété à des particuliers en vue d’une libre utilisation et d’une libre jouissance (tasarruf – εξουσίαση).

12Les ayants droit, détenteurs de tapu, qui sollicitèrent une légalisation de leurs droits de domination ignoraient que le contenu juridique des nouveaux titres de propriété ne renvoyait pas au même sens du droit privé : si les tapu prouvaient la concession dudit droit tasarruf sur les terres publiques ottomanes, il ne s’agissait pas à proprement parler d’un droit de propriété, mais d’un droit d’utilisation et de jouissance, développé sur une assise foncière.

13Ces difficultés de correspondance entre le fiqh ottoman et le droit romain rendirent impossible toute normalisation immédiate. Seule une exégèse des textes put apporter une solution à cette situation d’impasse. Une série d’interprétations, positives ou négatives, sur le sens conceptuel précis et vrai du droit d’exousiasi a été entamée, afin de le rapprocher de notions considérées comme « équivalentes » en droit byzantino-romain.

14Bien que caractéristique de la législation foncière ottomane, et parce qu’il différait au départ de la pleine propriété (mülk), ce droit a été tour à tour rapproché du concept de souveraineté (κυριότητα), puis, conformément aux ordonnances de la loi ottomane sur les terres, d’une « utilisation » juridique, continue, transférable et transmissible par voie d’héritage, comparable à la possession (νομή) byzantino-romaine4, dans la mesure où l’État ottoman était considéré comme le détenteur. L’exousiasi a également été assimilée, sous certaines de ses formes, à un droit foncier limité (περιορισμένη κυριότητα), et plus particulièrement à une forme de « propriété horizontale5 » (oιoνεί οριζόντια ιδιοκτησία).

15En résumé, les trois principales possibilités de rapprochement entre les deux types de droit sont les suivantes :

  1. droit d’usufruit : droit réel d’utilisation et de jouissance, personnalisé, mais non transmissible par voie d’héritage ;
  2. droit réel emphytéotique ;
  3. relation juridique de location ou de concession, où le tapu serait considéré
    comme un cahier des charges.

16Malgré toute l’ingéniosité ainsi mise en œuvre, ces corrélations conceptuelles variées ne permettent pas l’émergence d’un argument indiscutable, nécessaire à la reconnaissance de critères de correspondance (αναλογικότητα) stricts avec une institution ou une limite juridique de droit byzantino-romain. La transformation de la nature, et plus généralement le changement de base et de structure du droit de domination, apparaissent impossible pour deux raisons :

  1. le législateur grec se voit refuser le rôle d’initiateur des réformes susceptibles d’apporter une solution à la transition, dans la mesure où il dépend directement des accords et ordonnances émanant des différents traités internationaux ;
  2. une profonde méconnaissance de la nature spécifique des institutions du droit sacré musulman entrave la recherche à tous les niveaux. Les querelles de spécialistes restent stériles dans la mesure où les détracteurs, tels que G. Pachi et K. Karapanou, campent sur des positions antagonistes bien arrêtées, et étroitement liées à leurs intérêts personnels : Pachi se pose en ardent défenseur du transfert des droits et, notamment, des droits des métayers sur les ex-terres publiques ottomanes, tandis que Karapanou est favorable à l’installation d’un nouvel ordre foncier grec.

17L’Indépendance renvoie immédiatement les autorités helléniques vers la question suivante : où s’arrête le principe général du droit de conquête et de confiscation ? Le protocole de juin 1830 indique qu’il n’est nullement question d’effectuer une indemnisation générale des terres ottomanes, publiques et privées, concédées à la libre disposition du nouvel État. Les catégories des ex-terres ottomanes sont abolies, y compris celles concernant les terres publiques. Cette abolition ne concerne pas les terres privées. Elle a eu lieu peu après la Révolution de 1821, date à laquelle toutes les propriétés publiques ont été proclamées « nationales », c’est-à-dire propriété de la nation grecque, par les assemblées révolutionnaires et les commandements militaires, conformément au droit de la guerre. En 1857, elles prennent le nom de « domaine public » (δημόσια κτήματα), terminologie qui a été conservée jusqu’à nos jours.

18Ainsi, l’affrontement entre le droit grec et le droit ottoman s’est immédiatement résolu par la victoire du premier sur le second. Avec l’indépendance du peuple grec, le pays s’est bâti sur une règle inaliénable : entre le gouvernement turc aboli et les autorités helléniques nouvellement établies, aucun rapport de succession n’existe. Voilà pourquoi les mesures de régularisation des questions de propriété foncière se référeront seulement au futur, et non au passé. Corrélativement, les lois n’ont pas de pouvoir rétroactif, de sorte que les droits qui ont été acquis sous le régime juridique précédent n’ont pas été modifiés : la conservation de ces droits constitue l’un des principes législatifs les plus fondamentaux. Dès 1838, les droits avancés comme « réels » sont reconnus, à condition qu’ils s’appuient sur des titres de propriété ottomans.

Les tâtonnements du système législatif et juridique hellénique

19La période qui s’étend de 1821 à 1881, date de l’annexion de la Thessalie et d’Arta, se résume essentiellement à des tentatives désordonnées et à des mesures ponctuelles, censées fournir des solutions aux problèmes posés par la transition. Il faut parer aux urgences. Au cours de ce demi-siècle, le droit que les tribunaux prennent en compte, et qui prévaut dans toute la péninsule hellénique, est exclusivement grec.

20Aucun droit de souveraineté (κυριότητα) n’a été reconnu au gouvernement sur les propriétés occupées par des Grecs avant le début de la Révolution, sur la base de titres spécifiques. Ne sont concernés par l’extension du domaine public que les biens ottomans occupés par des sujets de la Sublime Porte, ou abandonnés par eux, et saisis conformément au droit de la guerre. Afin que ces réformes fussent réellement appliquées, leur mise en œuvre a été confiée aux « commissions mixtes helléno-otto-manes ». Leur rôle principal consiste en un patronage de toutes les ventes autorisées, au contrôle des titres de propriété et à la normalisation des multiples questions soulevées.

21La cession à la Grèce de la Thessalie et d’une partie de l’Épire, délimités par la convention gréco-turque du 24 mai 1881, a eu comme résultat l’instauration dans ces régions d’un nouveau régime foncier local. Une opportunité supplémentaire s’ouvrit pour faire évoluer une législation dont l’imperfection avait déjà été largement éprouvée sur d’autres terrains d’expérimentation. Une mutation majeure est opérée : dorénavant, les droits privés sur les terres publiques ottomanes seront pleinement identifiés, sur le plan conceptuel, avec la souveraineté (κυριότητα) du droit byzantino-romain. En conséquence, ces droits privés cessent d’exister : compensés par les droits de la législation grecque en question, ils sont considérés dès ce moment comme des équivalents fictifs.

22L’article 4 de la convention stipule que « le droit de propriété sur les fermes, ainsi que sur les pâturages, prairies, pacages (kechlak), forêts et toute espèce de terrains ou autres immeubles, possédés par des particuliers et des communes en vertu de fir-mans, hodjets, tapous et autres titres, ou bien de par la loi ottomane, dans les localités cédées à la Grèce, sera reconnu par le gouvernement hellénique6 ».

23Une clause avait été posée au préalable à cet accord par les représentants des grandes puissances, lors d’une note adressée au gouvernement grec à Athènes (26 mars-7 avril 1881) : « La Grèce se doit de fournir des garanties spéciales aux Musulmans des régions annexées, en ce qui concerne l’exercice libre de leur religion et l’assurance de leur droit de propriété. »

24L’article 9 de la convention parfait le tableau : une commission gréco-turque est chargée de régler sous deux ans chaque affaire relevant du problème des possessions de l’État ottoman et des intérêts privés qui leur sont reliés. Elle décide de l’indemnisation qui sera payée à la Turquie par la Grèce pour les biens ayant appartenu de bonne foi à l’État ottoman, et pour lesquels un loyer annuel aurait été versé.

25Afin de lever toutes les obstructions juridiques, la législation ottomane ne sera donc plus considérée comme étrangère, mais comme « antérieurement nationale » (προγενέστερη ημεδαπή), c’est-à-dire intrinsèquement liée aux lois grecques. Elle sera appliquée par les tribunaux « comme » législation grecque. Cette régularisation, savamment orchestrée par les Occidentaux, se transforme ainsi en un affrontement inégal. C’est un sabordage organisé contre le droit qui prévalait et fonctionnait alors en Grèce.

26L’annexion des Nouvelles Provinces en 1912, suite aux guerres balkaniques, marque une nouvelle rupture. La transition de régime foncier des ex-terres ottomanes de Macédoine, Épire, Thrace, Crète, et plus tard du Dodécanèse, prévoit par un arrêté législatif formel, sans aucune échéance chronologique d’expiration, l’application telle quelle d’un droit étranger (de la loi ottomane sur les terres).

27La loi 147 du 5 janvier-1er février 1914, intitulée « sur la législation qui s’appliquera dans les régions annexées et leur organisation judiciaire » stipule que « dans les provinces qui subissaient directement la domination de l’État ottoman, la législation urbaine grecque est introduite entièrement. Cependant, les ordonnances ottomanes sur les terres qui régulaient les droits acquis de nature privée sur ces anciens biens conservent leur validité7 ». Les ordonnances sur les terres de 1858 ont été reconnues en matière de droit privé sur des terres publiques ottomanes, des biens vakouf, ou des biens consacrés d’utilité publique.

28L’inertie législative qui a été la règle dans le processus de normalisation des rapports fonciers en Thessalie et les hiatus dans la refonte du droit diachronique, résultat partiel de « volontés » extérieures, ne se sont pas renouvelés. Aucune mention directe du contenu conceptuel des droits privés acquis n’a été émise. Le régime foncier ottoman, relatif aux ordonnances spécialisées sur les terres, a été introduit en entier. Valables jusqu’en 1946, ces décrets ont été abrogés par la loi introductive au code urbain du 23 février de la même année, tout en conservant par la suite une validité indirecte. Le processus ainsi mis en place assurait sa pérennisation jusqu’à nos jours.

29Le traité de Lausanne décidait en 1923 l’échange des biens en même temps que celui des personnes. Les terres vakouf font partie des possessions échangées, et sont revenues à l’État grec, comme biens publics. L’État a cependant souscrit à l’obligation de transférer ces propriétés par acte notarié aux ayants droit légaux bénéficiaires de l’exousiasi ; en retour, ceux-ci ont dû verser au domaine public 20 % de la valeur courante de l’immobilier concerné.

Difficultés et obstructions pratiques à l’application des réformes

30Le fait que des droits réels « acquis » relèvent du nouveau régime foncier grec a créé une pléthore de problèmes juridiques, qui ont commencé à surgir dès 1830, pour continuer à se poser avec plus de vigueur après 1881, tant au niveau de la législation que de la jurisprudence. Certains d’entre eux n’ont pas été résolus à ce jour.

31L’anarchie créée par les grands mouvements migratoires de l’époque, le départ progressif et massif des populations musulmanes, l’exode inverse des Grecs désireux de résider sur le sol de leur patrie bouleversent le marché immobilier. Des propriétés sont libérées, d’autres sont abandonnées de force, vendues à la sauvette, tandis que parallèlement un besoin constant de terres se fait sentir. Tout espace laissé vacant peut être soumis à une prise de possession sauvage et arbitraire. Un grand décalage sépare le droit tel qu’il est énoncé et l’utilisation réelle du sol, décalage pratiquement irrattrapable dans la mesure où l’annexion des nouvelles régions ne s’est pas concrétisée par la mise en place d’un cadastre, qui fasse suite à celui constitué par l’administration ottomane.

32Si l’État grec n’est pas devenu le dépositaire universel de toutes les prétentions et de toutes les exigences des Ottomans, la multiplication des mesures de réforme prenant appui sur le régime foncier précédent a eu pour conséquence naturelle la création d’une multitude d’ayants droit, légaux ou non. Les sources révèlent les nombreuses difficultés techniques provoquées par des Musulmans, les interprétations volontairement détournées de la législation foncière ottomane – dont la plus fréquente pourrait être l’identification du droit de domination sur les terres publiques avec celui de propriété absolue –, les commutations violentes de biens, le frelatage des titres de propriété ottomans, les contrefaçons, etc.

33Le rôle joué par la procédure, respectée lors des transferts de biens, a été jugé plus tard comme négatif ou précaire, parce qu’il cachait des erreurs de vente sur des propriétés vakouf de Musulmans, et sur les vakouf que s’étaient attribués les Chrétiens. Ces ventes furent annulées et ont entraîné les conflits judiciaires subséquents.

34Dans le détail des instructions, les problèmes se multiplient. Certains titres de propriété, marquant un héritage survenu sous la Turcocratie, n’ont pu être édités avant la Libération. Si la cour de cassation assure la continuité des rapports légaux déterminés par la législation turque, l’édition de tapu, bien que légitime, ne peut être opérée par l’État grec. Inversement, une procédure d’héritage entamée sous le régime légal grec exclut les lois turques de toute validité.

35L’application de la convention de 1881 apporte également son lot de complications. Si l’occupation des terres est indispensable pour que le droit soit reconnu comme efficient, aucune prescription claire ne traite spécifiquement des autres terres appartenant au domaine public ottoman, et dénuées d’ayant droit privé, ou de commune, qui en assure l’occupation permanente. La prolifération de ce type de lacunes favorise le développement d’interprétations fallacieuses. La logique du système échappe même à toute investigation, dès lors que cette convention va jusqu’à omettre la classification usuelle des terres ottomanes en catégories liées à leur nature.

36Globalement, le fonctionnement pratique de cette convention fut assuré de manière constructive, dès lors qu’aucune ambiguïté ne régnait sur les droits de propriété des anciens occupants, lesquels avaient d’ailleurs massivement transféré leurs droits au préalable, évitant ainsi des problèmes ultérieurs. Les vendeurs qui opéraient ces transferts agissaient généralement en tant que plénipotentiaires pour le compte d’autres personnes, essentiellement ottomanes, se trouvant à l’extérieur de la Grèce. Parmi eux, un grand nombre ignoraient la langue grecque, d’où de nombreuses confusions. La plupart de ces dysfonctionnements ont été résolus. Quelques-uns, cependant, ont engendré des conflits de longue durée.

Lacunes et contradictions des textes législatifs

37Au-delà de l’absence de ligne directrice dans les mesures générales de réforme, aucune limite temporelle claire n’a été affectée aux ordonnances relatives à la protection ou à la conservation des droits privés acquis, laissant ainsi la porte ouverte à tous les problèmes herméneutiques imaginables. Au cours de cette période transitoire, une telle situation a favorisé l’apparition d’actes illégaux et d’empiétements, qui ont provoqué l’émergence de droits auparavant inexistants. Le processus aboutit finalement à l’accaparement et à la privatisation des biens étatiques.

38En matière de jurisprudence, le travail des tribunaux commence là où la législation trouve ses limites. Le pragmatisme prime. Des jugements fermes aux simples adaptations grammaticales appliquées au texte de la convention, en passant par la négation de ces remaniements, les formes de jurisprudence sont multiples. La tâche est loin d’être de tout repos, tant les incompatibilités sont grandes, et les vides à couvrir importants. Le dispositif ainsi mis en place complique encore aujourd’hui le travail des magistrats par les méandres de ses rouages.

39L’argumentation de Nakou atteint le sommet de sa pertinence lorsqu’il met en valeur les contradictions – et par conséquent la nullité – des décrets de la convention de 1881. Selon le droit ottoman, les « communes » (κοινότητες) étaient des subdivisions géographiques de la province, mais elles ne constituaient pas de personne juridique. La mention spéciale des « communes » dans l’article 4 ne peut donc faire référence à une personne juridique, mais seulement à la totalité des habitants d’un lieu. Le texte législatif présente une aberration. Sa mise en œuvre ne pouvait être réalisable, parce qu’il n’existait pas de terres occupées en permanence par des communes, sur la base des titres de propriété ottomans mentionnés dans la suite dudit article !

40Loin de se borner à ce constat, l’auteur relève également une autre aporie interne : l’article 3 énonce l’égalité de droit des ex-terres ottomanes avec les terres grecques ; ce qui implique une protection des ex-droits ottomans, à partir du moment où ils passent sous administration grecque. Or, selon l’article 4, le transfert des droits privés acquis sur les ex-terres ottomanes a porté dans sa plus grande partie sur des formes de propriété limitée. C’est dire que l’égalité de droit a fonctionné sur des cas isolés.

41Contrairement aux apparences, le sujet échappe au cloisonnement. Il est directement soumis aux aléas des relations politiques entre États : comment régler le sort des biens immobiliers détenus par des Musulmans en Grèce, sans tenir compte des populations hellénophones encore massivement présentes au xixe siècle dans les Balkans et l’Asie Mineure ottomans ?

42Les archives de Macédoine sont ainsi dépositaires d’un fonds documentaire indispensable au bon fonctionnement de la justice. L’assertion selon laquelle « Salonique est encore sous administration ottomane8 » trouve ici tout son sens. Le recours au cadastre ottoman est une étape pratiquement systématique pour toute affaire foncière. Hélas, les recherches sont parfois difficiles : les archives ne disposent d’aucun index des personnes ou des biens. Quelques employés, familiarisés avec le turc ottoman, parviennent tout de même à fournir les documents réclamés par les particuliers ou par l’État. Le résultat n’est pas toujours assuré. Par chance, les premiers actes notariés émis après 1912 mentionnent les références (numéro, mois et année de rédaction) des anciens titres de propriété ottomans, et tous les changements de statut des biens-fonds.

43Il arrive parfois que l’entreprise achoppe. L’imprécision des certificats en constitue le principal danger. Lorsque le propriétaire détient le bien « depuis la Turcocratie », ou si aucun acte juridique n’a été émis depuis 1912 sur une propriété déterminée, ou bien si l’ancien propriétaire (avant 1912) est décédé avant 1946, date de la mise en œuvre du nouveau code de l’urbanisme (le légataire universel n’avait pas obligation avant cette date de déclarer l’acceptation d’héritage par acte notarié), alors l’enquête devient pratiquement impossible. De surcroît, une connaissance précise des noms de rues et de la topographie urbaine du début du siècle est nécessaire.

44L’actuelle nécessité des recherches et du « retour aux sources » apparaît dans le texte de loi 1 473/1984. Le paragraphe 32 stipule que pour toutes les expropriations obligatoires les justificatifs de droits ne seront octroyés que si les titres présentés au service cadastral, ou à la perception, remontent au moins à quarante ans avant la publication de la décision d’expropriation. Si cette décision est antérieure à 1952 – la plupart ont été ordonnées à Salonique avant guerre –, la présentation de titres de propriété ottomans est obligatoire. L’ordonnance d’aménagement de Kalamaria, qui détermine le devenir de toute la partie est de la commune de Salonique, date de 1925. Tzortzakaki-Tzaridi conclut parfaitement son exposé : la Turcocratie se poursuit à Salonique jusqu’à nos jours.

45Dans ce contexte législatif passablement encombré, les transferts de propriétés ont été régis par des contingences bien réelles, en deçà de toutes les exégèses et des conflits juridiques. Vues de l’extérieur, ces querelles de spécialistes semblent parfaitement stériles. L’ingérence des Grecs sur un marché foncier salonicien, sur lequel ils n’ont au départ que de faibles prises, nécessite l’application d’une stratégie de « colonisation intérieure » aux multiples facettes.

Les conséquences de l’incendie de 1917 : expropriation générale et redistribution des biens

46L’organisation pluri-séculaire en quartiers ethno-confessionnels différenciés se fonde sur une assise foncière. L’incendie de 1917, par l’ampleur de ses dévastations, est un sinistre qui a profondément heurté l’esprit des Saloniciens. Le gouvernement grec a saisi l’occasion pour mener à terme son projet d’hellénisation et de modernisation de la capitale macédonienne. Venizelos, quelques jours à peine après l’extinction des flammes, proclamait que la zone incendiée serait soumise à une expropriation générale. Les conséquences de cette décision furent gigantesques. Certains sinistrés diront qu’elle était préméditée, d’autres accuseront le gouvernement d’avoir déclenché l’incendie dans ce seul but. La restructuration foncière pouvait commencer.

Les documents perdus du cadastre de 1917

47La décision d’expropriation n’est pas particulièrement innovante. L’incendie du marché de Larisa en 1881, ou la destruction de Serres en 1913, ont déjà donné lieu à de tels choix, mais dans des circonstances différentes. La loi 455/1914 prévoit, pour la reconstruction de Serres, que les biens expropriés seront redistribués entre les personnes reconnues sans aucun doute comme propriétaires, à hauteur des superficies qu’elles possédaient précédemment9. Les nouveaux terrains seront restitués à l’emplacement approximatif des anciens. L’occupation bulgare, et l’impossibilité de fait d’appliquer un tel programme, ont provoqué l’inapplication de cette loi.

48Les mesures décisionnelles prises au lendemain de l’incendie de 1917 tiennent compte de tels précédents. Toutefois, des études préliminaires sont indispensables à toute action. La loi 1 122/1918 instaure la procédure juridique. Aucun plan cadastral de la zone incendiée n’est disponible dans l’immédiat. Les propriétés immobilières doivent donc être délimitées et certifiées légalement. Pour la réalisation de ce travail, cinq équipes de trois membres (un juriste, un économiste et un urbaniste) regroupés dans une Commission cadastrale partent en prospection. Dans un premier temps, la Commission invite les sinistrés à effectuer une déclaration relative à leurs propriétés et à leur valeur, initiative aux résultats partiels et douteux. La mise en cadastre s’achève au cours de l’année 1919. La Commission a dû affronter et résoudre une foule de problèmes et d’obstructions, quatre mille dossiers ont été composés sur tous les biens-fonds ; 449 îlots urbains ont été cartographiés.

49Ces données, exceptionnelles par leur précision et par leur ampleur, ont échappé à toute analyse scientifique. Malgré l’exactitude et l’extrême richesse de son travail, A. Yerolympou n’a fourni que des chiffres récapitulatifs, résultats de compilations effectuées dans les années 1920. Elle n’a pu traiter les données originelles, pour la simple raison que les archives en question étaient introuvables, peut-être perdues.

50Mes différentes investigations m’ont régulièrement mis en contact avec des titres de propriété (κτηματόγραϕα) émis par la Commission cadastrale, et isolés au hasard des dossiers, éparpillés çà et là dans les tiroirs d’organismes administratifs. Ces papiers jaunis continuent à être précieux aux yeux des Saloniciens : ils constituent les seuls justificatifs cadastraux disponibles. Ils garantissent que la personne, dont le nom est clairement figuré, a possédé un bien immobilier dans le secteur incendié. L’énorme plus-value apportée par la reconstruction leur a conféré une haute valeur financière. Il n’est pas étonnant que ces papiers aient été dispersés après leur diffusion. Devait-on pour autant abandonner tout espoir d’identifier les anciens détenteurs ?

51Un certain acharnement, une paire de chaussures inusable et une part de chance – ainsi que la collaboration de quelques fonctionnaires – m’ont permis d’accéder à un fonds d’archive inexploité, enfoui sous un monceau de décombres, au neuvième étage d’un immeuble où l’ascenseur n’en affiche que huit dans des bureaux du ministère de l’Aménagement. Il serait presque indiscret de décrire l’état et les conditions de conservation de ces précieuses archives, si riches en informations sur le passé de la ville. Disons simplement que le local en question donnait directement sur les toits, d’où l’on jouit au demeurant d’une très belle vue sur la rade, et ressemblait étrangement à un dépotoir. Une curiosité insatiable m’a conduit à travailler dans ce réduit, entouré de toutes parts par des centimètres de poussière. Une semaine de recherche a suffi pour que les employés se mettent à penser que je voulais dérober les documents, dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence quelques jours plus tôt. Un étranger qui parle grec est forcément louche. Si, de surcroît, il préfère fouiner dans les détritus plutôt que d’aller sur une plage de Chalcidique, il devient immédiatement suspect.

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Fig. 21. – Titre de propriété des ayants droit de la zone incendiée.
Ces documents cadastraux ont été émis comme faire-valoir pour les propriétaires sinistrés par l’incendie. Leur valeur intrinsèque est nulle, puisqu’ils se rapportent à des biens entièrement détruits, et que l’expropriation générale a été proclamée. Le titre ici présenté a été émis en avril 1928 au nom de deux familles musulmanes totalisant huit ayants droit. À cette date, il aurait dû être attribué à 1ΈΤΕ, en vertu de l’échange obligatoire des biens. S’agit-il d’une incohérence ou bien de personnes qui sont passées au travers des mailles du filet ?
Source : Archives du ministère de l’Aménagement. Taille réelle : 30 x 32 cm.

52La découverte est d’autant plus importante qu’une grande quantité de documents se trouvent rassemblés dans cet endroit. Objet de toutes les convoitises, les registres des actes cadastraux y sont réunis ; vingt-huit volumes recensent, sans aucun classement, quelque 5 600 titres émis. Même si la majorité des titres manque à l’appel, des souches témoin, comportant les mêmes indications, remplacent les documents disparus. Sur chacun d’eux figure la valeur du bien concerné, la codification de la parcelle et de l’îlot urbain, le nom du ou des anciens détenteurs (δικαιούχοι), ainsi que la date d’émission. Ces documents ont été rédigés en 1922-1923, au moment de la Catastrophe d’Asie Mineure. D’autres titres, datés de 1928, sont attribués à 1ΈΤΕ10, organisme chargé de gérer les biens des Musulmans échangés. Fort heureusement, l’analyse exhaustive d’une telle quantité de données a pu être évitée ; un volume intitulé Registre des anciennes propriétés de la zone incendiée de la ville de Salonique résume toutes les informations, en les organisant sous forme de tableau : codification îlot-parcelle, nom du ou des propriétaires, surface, prix par mètre carré et valeur totale de chaque bien.

53Cette série cadastrale est complétée par un autre ensemble de volumes, rédigés comme les précédents sous l’égide de la direction des Travaux publics du ministère des Communications. Ces livres apportent des renseignements plus précis : nom de l’ayant droit ou des co-ayants droit « probables » selon le procès-verbal, description sommaire de la propriété, identification des voisins, valeur du terrain avant et après l’incendie, sa surface, et un diagramme du lopin. La classification s’effectue par numéro d’îlot et de parcelle. Une codification complète permet d’accéder à l’acte cadastral lui-même, et de se référer à la série des déclarations dont la description suit. Hélas, la série semble être lacunaire : sur huit volumes référencés, le volume cinq manque, et le volume huit s’arrête approximativement à quatre mille actes.

54Un Registre de déclarations, établi de manière chronologique entre le 7 juin 1918 et le 7 octobre 1920, avant que ne soient émis les titres de propriété, complète ces instruments. Les déclarations recueillies par la Commission cadastrale fournissent des renseignements d’appoint. Y figurent, en plus des éléments déjà connus, la profession du propriétaire, sa sujétion, sa religion, sa résidence, ainsi que les références précises du titre de propriété émis par l’administration ottomane. Une proclamation publique dans les journaux, par affiches murales, et un appel dans les églises, mosquées et synagogues ont rassemblé les foules autour de ce projet. Le contrôle des déclarations est prévu par le texte de loi 1 122/1918 : les déposants sont confrontés à leurs voisins. Si des conflits d’intérêts et des désaccords émergent, la Commission est chargée de les trancher. L’objectif initial était de couvrir la totalité des ayants cause. Seuls les trois premiers volumes (sur seize) ont été réellement complétés, soit à peu près 1 500 déclarations.

55De toute évidence, l’opération n’est jamais parvenue à terme. Les difficultés pratiques étaient trop nombreuses : l’estimation des biens ne pouvait fonctionner selon ce système ; le soutien et l’accord mutuel entre propriétaires n’ont pas été satisfaisants. Une société en pleine destructuration ne pouvait répondre favorablement à cette entreprise. Même si l’échec est patent, ces dépositions sont d’un grand intérêt, car elles fournissent des renseignements qu’aucun recensement de l’époque n’est susceptible de procurer. Le caractère déclaratif constitue toute la richesse du document.

56Ces archives recèlent une autre série d’actes, beaucoup plus encombrants : les nouveaux titres de propriété, issus de la reconstruction. Des registres de grande taille sont datés de mai 1922 à octobre 1963. Les indications ressemblent en tous points aux anciens titres décrits précédemment : numéro d’îlot et de parcelle (nouvelle codification), identité du propriétaire, caractéristiques et localisation de la propriété, prix et schéma de délimitation.

57Enfin, l’inventaire de toutes les ventes aux enchères effectuées après l’incendie vient parachever le tout, et permet d’établir une comparaison entre les anciens et les nouveaux occupants des lieux. Je n’ai pu retrouver que quatre livres, qui traitent 104 des 176 îlots urbains reconstruits (59 %). Le nom de l’acheteur, le ou les noms des ayants droit par passation, les références des actes notariaux correspondants, la valeur totale du bien immobilier, ainsi que le mode de paiement y sont annotés.

58Au total, ces archives inexplorées sont d’une immense richesse. Les données sont cohérentes, via un système relativement complexe de codification et de renvois. La cartographie a été rendue possible par des fonds de plans immédiatement disponibles. Après l’incendie, en effet, le Comité international du plan de Salonique a établi un plan de codification de la zone incendiée, qui tient encore lieu de référence en matière de cadastre et d’alignement. La difficulté a été plus grande pour la période antérieure au sinistre.

59Entre 1890 et 1917, les cartes du centre-ville sont peu nombreuses. La fiabilité du travail de Dimitriadis11 m’a incité à adopter son fonds de carte, qui prend en compte les modifications structurelles occasionnées par l’incendie de 1890. L’ancienne codification a été reconstituée à partir des petits schémas parcellaires présentés dans les registres. Fort heureusement, Dimitriadis fournit des repères précieux en adoptant l’ancienne toponymie des rues, places et quartiers au début du siècle. Certains îlots, situés à la périphérie de la zone incendiée, n’ont toutefois pu être identifiés.

Le cadastre de 1917 : distribution de la propriété foncière avant le sinistre

60Le cadastre dressé par la Commission a été réalisé a posteriori, une fois les destructions opérées. L’enquête s’est effectuée dans des conditions difficiles : les travaux topographiques ont eu lieu entre gravats et décombres, au milieu des bâtiments provisoires. Les anciens propriétaires avaient déjà quitté les lieux.

61Le résultat de cette étude est une base de données remarquable. Afin de rendre la longue liste des ayants droit plus explicite, chaque nom de propriétaire a été identifié et associé à une catégorie ethno-confessionnelle : Juif, Grec, Musulman, Slave, Arménien ou Occidental. Cette classification provient uniquement de la reconnaissance des patronymes. Les grandes communautés constitutives de Salonique sont représentées. Les noms et prénoms n’ont pas permis d’établir une différence nette entre Musulman, Dönme ou Albanais, ou entre Serbes et Bulgares. Cet inconvénient nuit peu à la cohérence de l’ensemble, d’autant plus que ces confusions possibles sont numériquement faibles. Les lieux publics, de culte, bâtiments municipaux et communautaires – c’est-à-dire tous les immeubles qui ne relèvent pas de la propriété privée – ont été traités à part, puis rapportés à la classification précédente. Les informations complémentaires ajoutées par les enquêteurs de la Commission cadastrale – indication d’appartenance au domaine public, bien vakouf – n’ont pas été négligées, même quand elles interfèrent avec la classification adoptée.

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Fig. 22. – Titre de propriété des nouveaux acquéreurs du secteur reconstruit.
Au moment où le Ktimatographon n’avait pas fini d’être édité, les nouveaux titres de propriété ont commencé à être émis. Celui-ci date de mars 1928. Il est certifié par la Commission du plan de Salonique au bénéfice d’un Israélite. Le diagramme fournit les éléments de localisation et de métrage de la parcelle. L’élargissement de ce cadastre au reste de la ville, mais également sa constitution dans d’autres villes grecques, sont restés des projets sans lendemain.
Source : Archives du ministère de l’Aménagement. Taille réelle : 36 x 45 cm.

62Sur ces renseignements sont venues se greffer des données relatives à la valeur des biens et à la surface construite. Les recoupements avec les registres des déclarations ont encore renforcé la cohérence de l’approche. Ces dépositions préliminaires confirment l’identification des noms, en y apportant des précisions fondamentales telles que la sujétion et le lieu de résidence, ou la profession du détenteur. Le croisement de ces deux registres, déclaratif et cadastral, forme une base de données très riche et aisément cartographiable. L’analyse de plus de 4 300 noms de famille, cas après cas, a été une tâche particulièrement longue et pénible. Les risques d’erreur sont toutefois assez faibles.

63Le nombre total de biens appartenant à des particuliers avant l’incendie se monte à 4 315, répartis de la manière suivante : 2 266 propriétaires juifs (52 %), 1 519 musulmans (35 %), 486 grecs (11 %), 22 slaves (0,5 %), 16 occidentaux (0,4 %), et 6 arméniens (0,1 %). Les immeubles abandonnés par leurs détenteurs musulmans, et devenus propriété de l’État (domaine public), sont inclus dans cet inventaire, tandis que les biens vakouf en sont écartés. Ce dernier cas est pourtant très litigieux dans la classification juridique de droit romain. Les Israélites, majoritaires parmi les sinistrés, possédaient la moitié des parcelles détruites. Les contemporains pensaient toutefois que la communauté avait été lésée à hauteur du nombre de ses sans-abri : les journaux de Salonique ont publié en 1917 que les 73 000 personnes jetées à la rue se répartissaient en 52 000 Israélites (71 %), 11 000 Musulmans (15 %), et 10 000 Chrétiens (14 %)12.

Tableau 23 – La propriété privée à la veille de l’incendie de 1917

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Y compris les biens placés sous tutelle de l’État ; 305 îlots urbains inventoriés.
Source : Commission cadastrale, Registre des anciennes propriétés de la zone incendiée de la ville de Salonique, Archives du ministère de l’Aménagement.

64La comparaison entre la répartition foncière et les résultats du recensement de 1913, selon lequel sur 157 889 habitants, 61 439 étaient juifs (39 %), 39 956 grecs (25 %), 45 889 musulmans (29 %), 6 263 bulgares (4 %) et 4 364 autres (3 %), met en lumière la forte surreprésentation de l’élément israélite parmi les victimes de l’incendie. L’idée est largement reconnue par les Saloniciens. La communauté turque a elle aussi particulièrement souffert. Mais ce second aspect est souvent passé sous silence.

65Au contraire, les Grecs ont été relativement épargnés par le désastre : ils forment seulement 11 % des propriétaires, alors que la part de la population hellénique au lendemain de la libération est de 25 %. La communauté slave, dont les Bulgares sont les représentants principaux, a été également peu touchée (0,4 % des propriétaires, contre 4 % des résidents).

66En portant un coup très rude aux communautés juive et musulmane, et en épargnant les Grecs et les Slaves, l’incendie devient un élément moteur dans la transition démographique, et l’hellénisation progressive de la métropole macédonienne. Il engendre une série de mesures qui vont bouleverser l’organisation structurelle de la ville. Seule une comparaison avec les rachats de parcelles permet de juger de l’ampleur des dégâts : plus que l’incendie, la reconstruction va entériner le déclin des Musulmans et des Juifs.

67En ce qui concerne la surface détruite, les proportions sont comparables. La part des Turcs augmente, tandis que celle des Grecs diminue, au point de se situer en dessous du seuil des 10 %. Très minoritaires par le nombre de parcelles détenues dans le centre-ville, les Grecs le sont encore plus par la superficie possédée : 65 000 m2 sur les 748 000 m2 de propriété privée. Quant à la valeur des biens, un décalage apparaît entre les Musulmans, nettement sous-représentés par rapport au nombre de propriétaires, et les Juifs, qui détenaient près de 60 % de la valeur totale des biens-fonds incendiés.

68Ce tableau montre que les Turcs disposaient dans la zone incendiée de propriétés relativement plus vastes et moins valorisées que les autres habitants. Ce paradoxe trouve une explication dans la vétusté des logements concernés, mais surtout dans leur localisation, au cœur de la ville haute, secteur qui n’était pas le plus peuplé, ni le plus commerçant de la ville. Inversement, les Juifs détenaient des lopins plus réduits, mais dont le prix excédait largement la moyenne. Arméniens et Occidentaux faisaient partie des mieux lotis : leurs possessions étaient vastes et coûteuses.

69La surface totale de la zone cadastrée s’élève à 87 6997 m2, et sa valeur financière à 77 097 257 drachmes ; ce qui porte le prix moyen du mètre carré à 116 drachmes. Les espaces définis généralement comme « privés » et « publics », ainsi que les propriétés non identifiées par l’équipe cadastrale (propriétaire inconnu), sont compris dans ces totaux. Les dix-huit îlots urbains où ne figure aucune indication sur la valeur financière (îlots 231 à 234 et 281 à 294) en sont en revanche exclus.

70J’ai regroupé sous le terme de « propriété publique » l’ensemble hétérogène des biens qui ne relèvent pas d’un particulier identifiable. La totalité de ces avoirs se monte à 124 142 m2, soit 14 % de la surface totale, pour une valeur de 12 212 000 drachmes (19 %). Ce pourcentage élevé s’explique par la centralité de la zone incendiée : le nombre de bâtiments publics, lieux de culte, biens communautaires, ou autres, est très élevé. Les biens vakouf ont été intégrés à ceux de la communauté musulmane (les agents du cadastre emploient souvent le terme de « communauté ottomane »). Bon nombre d’entre eux ont été identifiés tels quels, sans renseignement sur l’identité effective de l’occupant qui, en l’occurrence, pouvait ne pas être musulman.

71À l’instar des possessions privées, les biens publics ottomans et slaves sont sous-évalués par rapport à leur valeur réelle. La dévaluation est marquée, et ne peut seulement être expliquée par la localisation septentrionale des mosquées, tekke et bains (hamam). Inversement, la valeur des avoirs de la communauté grecque a été manifestement exagérée. C’est le résultat indirect de l’annexion sur le marché immobilier de Salonique. Le changement de souveraineté a entraîné une chute de la valeur des biens ottomans et slaves, tandis que ceux des Juifs et des Occidentaux maintenaient leur niveau.

72Les communautés « ennemies » sont d’office parties vaincues dans cette bataille juridico-financière. Tout est déjà joué avant la reconstruction. Ce phénomène est à la fois la conséquence de l’abandon de leurs maisons par les Musulmans et les Bulgares, et d’une incitation à ce départ. Ainsi les Turcs et les Slaves se trouvent-ils lésés plus que les Juifs. La communauté musulmane détient par ailleurs la plus grande surface habitable de la zone incendiée : 43 531 m2, dont 15 991 m2 de vakouf, suivie par la communauté juive (35 863 m2), puis grecque (23 907 m2).

73La répartition ethno-confessionnelle de la propriété foncière en 1917 se calque sur la délimitation effectuée par Dimitriadis selon le cadastre ottoman de 190613. En dix ans, les transferts de biens n’ont pas bouleversé le marché immobilier, ni la distribution spatiale des propriétaires (planches 41, 42 et 43). Toutefois, la cartographie élaborée par cet auteur présente quelques défauts. En supprimant toute notion de gradient, elle impose un partage strict de l’espace urbain, qui ne reflète pas l’interpénétration réelle des gens et des biens. D’autre part, si les trois principales communautés juive, grecque et « turque » se taillent la part du lion, les autres groupes minoritaires sont absents de la représentation. En outre, la classification issue du cadastre ottoman, qui intègre un espace de « marchés », n’est pas très pertinente au regard du foncier : elle ajoute aux catégories ethno-confessionnelles une notion fonctionnelle qui s’adapte mal à la réalité (le Vlali n’est pas catalogué en zone de marché, mais en quartier juif). Enfin, cette carte ne distingue pas propriété et habitation, confusion qui peut prêter à de multiples erreurs. La nouvelle cartographie permet en revanche de dépasser le cloisonnement.

74La propriété privée musulmane est concentrée dans la ville haute, principalement le long de la rue Agiou Dimitriou, et s’étend de façon continue vers le bas de la ville, au-delà de la rue Egnatia (fort prisée), pour se focaliser au croisement de la rue Venizelou14, dans un secteur des plus commerçant de la cité. Ici, Dimitriadis n’avait vu que des Juifs. Pourtant, les Musulmans sont majoritaires. Leurs biens bordent le bas de la rue Venizelou de manière plus diffuse, jusqu’à la place de la Liberté. Les Ottomans ont également investi quelques bâtiments du front de mer, construits depuis une cinquantaine d’années. Leur présence dans le seul quartier turc de la ville basse dit Akçe Mescid se devine, bien que cet endroit n’ait été que très marginalement touché par le sinistre. En somme, la propriété musulmane, concentrée dans Ano Poli, se répand dans la ville basse par les deux entonnoirs de la rue Venizelou à l’ouest, et du quartier d’Akçe Mescid à l’est. L’Egnatia n’est en aucune façon une ligne de partage territorial ; et le lien de proximité, souvent présenté comme intrinsèque, entre propriété communautaire et lieux de culte, est souple.

75La répartition des biens privés de la communauté juive est des plus intéressante. Elle rectifie l’image fréquemment développée, selon laquelle les Juifs se seraient contentés de vivre dans la ville basse, cantonnés à ces quartiers insalubres depuis le début de leur installation au xvie siècle. Bien au contraire, l’emprise foncière des Israélites sur la zone incendiée est générale. Du Kambos au Baïr, les Juifs ne sont jamais absents. La propriété israélite s’insère beaucoup plus facilement dans les quartiers musulmans que celle des Chrétiens. Rares sont les îlots urbains au-dessus de l’Egnatia où les Juifs ne sont pas implantés, au moins ponctuellement.

76Omniprésente, cette propriété est pourtant inégalement répartie : un très fort gradient nord-sud distingue les quartiers historiques centraux de Kadi, Etz Haïm, et Leviye des domaines situés plus en amont. Fortement concentrée dans Kato Poli, elle se disperse progressivement, à mesure que la bordure maritime est plus lointaine. Cette cartographie met nettement en valeur le résultat du remaniement foncier opéré par l’incendie de 1890. Elle permet de voir à quel point le même phénomène – l’incendie d’une partie du centre-ville – a abouti à deux situations entièrement différentes après la reconstruction. Déjà prioritairement touchés par le sinistre de 1890, les Juifs ont été les acheteurs quasi exclusifs des bâtiments réédifiés à la fin de la période ottomane. Grecs et Turcs sont presque totalement absents du paysage foncier ainsi reconstitué. Les informations disponibles sur la résolution du problème par l’administration ottomane sont très réduites ; elles nous cantonnent à ce simple constat.

77La propriété privée de la communauté israélite se caractérise par une division entre les vieux bâtiments, passablement délabrés, des alentours de la rue Venizelou et les nouvelles constructions, réparties en aval de la rue Agia Sophia. Lors de l’édification du quai, les Juifs ont été les principaux acquéreurs des immeubles luxueux destinés à servir de façade moderne à Salonique ; en privilégiant toutefois la zone qui correspondrait à l’heure actuelle à la place Aristotelous, de part et d’autre de Agia Sophia.

78Très marginalement affectés par l’incendie, les Grecs montrent une présence à la fois diffuse et polarisée. Le quartier soumis au cadastre où ils sont majoritaires est situé à l’extérieur de la zone incendiée, à l’extrémité sud-est de la ville, autour de la place Ippodromiou. Leurs propriétés sont dans une position périphérique par rapport à l’aire sinistrée, autour de Agiou Athanasiou, à l’est de Ladadika, et à proximité de la place Vardaris. En plein cœur de la zone détruite, le quartier grec isolé de Agia Theodora se réduit à un unique îlot urbain, entouré de toutes parts par les habitations et échoppes israélites. L’axe de l’Egnatia semble avoir également suscité l’intérêt des investisseurs hellènes, présents tout le long de cette artère commerçante et centrale. Leurs avoirs immobiliers ne sont pas totalement absents d’Ano Poli, où ils pénètrent par la rue Agiou Nikolaou. Certains d’entre eux ont acquis quelques appartements dans le domaine incendié de 1890. Ils n’ont également pas hésité à s’approprier la partie la plus orientale du front de mer.

79Ainsi, spontanément, Grecs, Juifs et Musulmans se sont partagé les édifices du bord de mer, vitrine moderne, maritime et occidentalisée de la ville : les premiers à l’ouest, les deuxièmes au centre et les derniers à l’est. Cette initiative reflète et symbolise le poids déterminant des trois groupes, et le désir de chaque communauté d’afficher sa puissance au vu de tous, vers l’extérieur. La lecture de ces cartes met en lumière le degré d’interpénétration mutuelle des biens et des gens. Il démontre que la mixité des propriétés est un des pivots principaux de l’organisation de l’espace et de la société à la fin de l’Empire ottoman : elle empêche tout compartimentage intra-urbain strict. Le cloisonnement est une dérive récente, dans la mesure où les Juifs se sont approprié presque exclusivement la zone détruite lors de l’incendie de 1890.

80La ville basse, en particulier, n’est pourtant pas le domaine exclusif des Séfarades. Musulmans, Grecs, Israélites, Occidentaux, se retrouvent et se mêlent le long des axes de circulation, des aires d’activité et de commerce : quartiers de Ladadika, du Bezesteni, axe des rues Venizelou et Egnatia. Ces lieux de rencontre hauts en couleur feront l’objet d’une étude cadastrale plus approfondie15. Avec l’altitude, la présence des Musulmans est plus prégnante. Cependant, même ici, le monopole spatial n’existe pas.

81Les Slaves sont très minoritaires (vingt-deux propriétaires, 0,5 % du total). Aucun quartier ne leur est spécifique. Leurs domaines se situent aux quatre coins de l’espace cadastré, à Agiou Athanasiou, Agiou Nikolaou et Vardaris. Leur présence se fait également sentir dans la zone centrale du marché, au croisement de Venizelou et de l’Egnatia, ainsi que dans le Vlali. Quoique tout aussi minoritaires, les propriétés privées détenues par les Occidentaux sont davantage regroupées, à l’arrière du Frangomachala16, au croisement de l’Egnatia et de Leondos Sophou, à proximité immédiate du centre des affaires. Quant aux Arméniens, ce cadastre a été élaboré peu de temps avant que leur communauté ne connaisse l’explosion de ses effectifs (six cents individus en 1917, dix mille en 1923)17. Les six avoirs qui leur sont attribués se localisent autour de Agiou Nikolaou et de Yanik Manastir, et à l’arrière du port, au croisement des rues Venizelou et Frangon. L’implantation des biens-fonds des minorités n’est apparemment pas due au hasard. Elle répond à des critères d’affinité et de voisinage.

82Les données cadastrales relatives à la superficie et à la valeur des propriétés sont plus directement exploitables (planche 48), et nous renseignent sur l’organisation fonctionnelle de l’espace. Plus on s’approche des quartiers turcs, plus l’étendue des parcelles croît. La densité de la population varie de manière inverse à ce gradient aval-amont. Les grandes demeures musulmanes s’opposent ainsi au microparcellaire et aux petits logements des quartiers juifs de Kato Poli. Ce schéma classique mérite quelque nuance, car la ville basse présente un visage très contrasté. La discontinuité principale se situerait plutôt entre l’ancien tissu urbain, et celui reconstruit après l’incendie de 1890.

83La surface moyenne des propriétés atteint son plus haut niveau à proximité des lieux de culte. Tandis que les églises paroissiales, synagogues et mosquées se fondent au milieu des habitations, l’église métropolite offre l’exemple contraire : nouvellement édifiée, elle se dissocie de son environnement immédiat. L’isolement des édifices religieux n’est pas une idée novatrice à porter au crédit d’Hébrard.

84Cœur commercial de Salonique, la partie de la ville située en dessous de l’Egnatia concentre les plus grands ensembles immobiliers et les plus petites propriétés privées. Globalement, les plus vastes superficies se localisent sur le front de mer et autour du quartier franc, de la rue Navmachias Limnou à la place de la Liberté. Ici sont regroupés les établissements bancaires et les biens des frères lazaristes ; tandis que la promenade maritime est réservée aux cinémas, clubs, cafés ou autres Alcazars. Certaines traces de cette ancienne répartition persistent à l’heure actuelle : l’église catholique et l’hôpital attenant côtoient la Banque ottomane, transformée depuis en conservatoire de musique, tandis que les autres banques ont préféré transférer leurs établissements sur l’avenue Tsimiski ou sur Nikis, où elles jouxtent cinémas, sièges d’entreprises et services publics. Les caractéristiques fonctionnelles de la ville sont déjà en place à l’époque.

85Au contraire, le Vlali concentre les micro-propriétés. La surface moyenne des biens immeubles n’y excède jamais 100 m2 ; onze îlots ne dépassent pas même 50 m2. Dans ce bazar si animé, les échoppes ressemblent à des réduits, et les vendeurs sont obligés d’étaler leur marchandise sur la voie publique. Des activités commerciales justifient également les très faibles superficies enregistrées à l’angle des rues Frangon et Venizelou, ainsi qu’au croisement de Vasiliou Voulgaroktonou et Kissavou (Komninon), en plein cœur des quartiers juifs historiques d’Etz Haïm et de Salhane. À l’arrière du front de mer, la zone reconstruite de 1890, entièrement acquise par la communauté juive, brille par son homogénéité, imputable probablement à une fonction résidentielle. L’opposition entre Ano et Kato Poli est dépassée par le fort contraste entre le secteur reconstruit voué à l’habitation et l’ancien tissu dédié au commerce.

86Le zonage et l’organisation interne de l’espace urbain, telles qu’elles apparaissent au vu de ces recherches, diffèrent passablement de l’image qui est habituellement présentée dans les livres d’histoire. L’impact de l’incendie de 1890 sur la structure urbaine a été considérable. Salonique est déjà en 1917 une ville meurtrie. Le traumatisme subi a grandement modifié sa structure fonctionnelle, sans remettre en cause sa répartition ethno-confessionnelle. Sur ce point, la catastrophe de 1917 allait changer le cours des choses.

87Les contrastes de la vieille ville sont encore plus accusés à propos du prix du sol. De fortes disparités affectent Kato Poli. Au sud de Agia Sophia les prix sont paradoxalement peu élevés. Ce constat contredit totalement le schéma développé après 1917, où la plus grande difficulté du gouvernement sera de gérer, vis-à-vis des anciens propriétaires, le surcoût occasionné par l’édification d’immeubles modernes et la flambée des prix. Après 1890, au contraire, bâtisses et appartements étaient restés financièrement accessibles aux anciens occupants démunis. Aucune explication claire ne peut être fournie à ce jour sur ce phénomène : les renseignements disponibles sur la procédure concrète adoptée pour mener à bien le projet de reconstruction font totalement défaut. Peut-être s’agit-il d’un relogement communautaire, subventionné par quelques évergètes israélites ?

88Les constructions les plus coûteuses se localisent au sud-ouest de la ville, à l’arrière du port, ou le long des grands axes de communication que sont l’Egnatia, Venizelou et l’avenue Nikis. Les quartiers commerçants sont aussi les plus chers. La cote maximale est atteinte entre l’église Agiou Mina et le Bezesteni. L’Egnatia est nettement en retrait par rapport à la rue Venizelou. Si toutes les communautés ethno-confessionnelles de la ville s’y croisent régulièrement, le rôle de vitrine commerçante échoit bien davantage à l’ex-rue Sabri Pacha. Les propriétés qui jouxtent ces artères sont les plus recherchées. Musulmans, Arméniens, Grecs, Slaves, Occidentaux et surtout Juifs ne s’y trompent pas : tous ont acquis des fonds de commerce dans ces endroits très fréquentés. Les rues grouillent de passants, et les marchands haranguent la foule en plusieurs langues pour capter l’attention. Le coût élevé des magasins favorise la segmentation des lopins. Les petites superficies permettent aux particuliers de développer leurs activités, en limitant les frais.

89Bien que fort cher et demandé, le front de mer présente un profil radicalement différent. Les bâtiments luxueux sont le domaine des grandes familles commerçantes de la métropole et des gros investisseurs. À la foule des petits propriétaires anonymes précédents répondent les noms connus de Saül Modiano, Jacob Sedès, Isaac Florentin, Joseph Aélion, Salomon Gattegno, Benjamin Alhasi, Jacob Saltiel, Joseph Bensousan, Mehmed Pacha, Faki Sehir Pacha, etc.

90Rapportée au prix du sol, la répartition de la propriété par communauté avant l’incendie va sans conteste à l’avantage des Juifs. La rue Venizelou se trouve aux portes de leurs quartiers traditionnels d’habitation. Les Musulmans n’acceptent de descendre des hauteurs que pour mener à bien leurs affaires en ce même endroit. Grecs et Slaves y ont en revanche relativement moins investi.

91Les cinquante propriétés les plus cotées de la partie sinistrée de la ville (domaine privé et communautaire confondus) se répartissent de la manière suivante : trente et un biens des membres de la communauté juive, dont trois synagogues ; onze propriétés musulmanes ; six grecques – dont deux églises – et deux occidentales (propriétés des Lazaristes). À l’autre extrémité de l’échelle, parmi les cinquante propriétés les moins cotées, vingt-cinq sont aux mains de Musulmans, vingt et une appartiennent à des Israélites, et quatre à des Grecs. Les avoirs immobiliers des Musulmans sont loin d’être les plus importants, malgré les privilèges hérités de leur domination. En fait, ce sont les habitations les plus désuètes qui leur appartiennent. Les Juifs possèdent de leur côté la plupart des plus prestigieuses propriétés de la capitale macédonienne.

92Les communautés religieuses et les établissements publics ont également souffert d’amples dégâts (planches 44, 45 et 46). Les possessions non attribuées par la Commission à des particuliers ont été traitées à part. Cette catégorie est des plus hétéroclite. Souvent, des biens-fond sont assignés sans autre précision à la « communauté ottomane », à la « communauté israélite », ou plus rarement à la « communauté grecque ». Dans ce centre-ville, les lieux de culte et autres bâtiments historiques détruits sont légion. Le patrimoine culturel et architectural de la métropole a énormément souffert au cours de cette épreuve.

93Les agents du cadastre n’ont pas toujours identifié les lieux publics communautaires, préférant souvent employer une formule générique. Ainsi, la comparaison avec les inventaires de Dimitriadis est-elle hasardeuse. Dans la zone circonscrite, la seule église reconvertie depuis l’annexion est l’ancienne mosquée Kasimiye, redevenue Agiou Dimitriou. La récupération des églises byzantines, vouées pendant quelques siècles à l’islam, n’a pas été massive et immédiate. De telles opérations ont valeur de symboles, mais elles doivent tout de même rentrer dans un cadre légal.

Tableau 24 – Établissements publics, biens des communautés religieuses et de la municipalité à la veille de l’incendie (1917)

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305 îlots urbains inventoriés.
Source : Commission cadastrale, Registre des anciennes propriétés de la zone incendiée de la ville de Salonique, Archives du ministère de l’Aménagement.

94Les 43 531 m2 imputables à la communauté musulmane se divisent respectivement en 27 540 m2 d’immeubles attribués à la « communauté ottomane » et aux autres lieux publics islamiques, et en 15 991 m2 de biens vakouf. Ils arrivent en première position pour la surface détruite. Leur distribution spatiale correspond en tous points à celle de la propriété privée, confirmant ainsi le lien entre habitat et lieux publics communautaires. La plupart de ces biens se localisent au-dessus de l’Egnatia, à l’exception des quartiers du Vlali et de Kebir Manastir, au sud-est de la ville. Onze mosquées, quatre temeni, cinq avoirs de l’école Feyziye, un tekke, un khan, un bâtiment du lycée technique turc, et un du gouvernement turc, sont dénombrés. Toutes les mosquées se situent en amont de l’Egnatia, à l’exception de Kara Ali Cami’.

95Les propriétés vakouf attribuées à un particulier identifié, ou sans aucune indication, ont été traitées à part, dans la mesure où leur statut spécifique les fait osciller en droit romain dans le public aussi bien que dans le privé. Sur les quarante biens-fonds ainsi inventoriés, vingt-cinq ont été concédés en usufruit à des particuliers (vingt et un Musulmans et quatre Juifs).

96Bien que les Israélites soient majoritaires dans l’aire sinistrée, leurs biens publics arrivent seulement en deuxième position. Cette place traduit l’héritage de la prééminence politique et du droit foncier ottomans. Les 35 863 m2 d’édifices sont principalement circonscrits à l’ouest du secteur détruit en 1890, et montent jusqu’au niveau de la rue Philippou. Les vingt-sept synagogues recensées ne sont pas toujours identifiées. Les Juifs perdent ainsi une grande part de leur patrimoine historique. Les archives de l’Alliance israélite universelle sont parties en fumée, ainsi que les fameuses synagogues Sicilia, Portugal, Italia, etc. Le siège de l’Union israélite est ravagé, de même que les nombreuses écoles et hôpitaux de la communauté. Il est en revanche étrange de ne pas trouver mention de la synagogue historique d’Etz Haïm

97Le patrimoine architectural et culturel de Salonique est en partie ruiné. Les mosquées et synagogues ne se redresseront pas ; tandis que les églises, relativement épargnées par leur position périphérique, seront rapidement réédifiées et intégrées dans le plan de reconstruction d’Hébrard, comme autant d’éléments structurants de l’espace urbain. L’entrelacs de mosquées, temeni, synagogues, tekke, écoles talmudiques et médressés, églises, immergés dans la marée urbaine disparaît au profit d’un bâti plus rationalisé et « épuré ». La conversion du centre-ville en centre d’affaires occidental ne laisse perdurer que quelques monuments choisis.

98Les biens de la communauté grecque se montent à 23 907 m2. Ils sont très dispersés. La plupart des églises se situent en bordure : Agios Dimitrios, Agia Sophia, Agios Minas. Seules les églises métropolite et d’Agia Theodora, en plein quartier juif, font exception. Le patrimoine religieux des orthodoxes a été relativement épargné. Les metochia, ou biens des communautés monastiques, relèvent essentiellement du mont Athos, monastères de Vatopedi et Megisti Lavra en tête. Elles sont bien loin d’atteindre l’importance de leur « équivalent » musulman, les vakouf.

99Du côté des Occidentaux, les possessions de la « communauté catholique » dépendent des frères lazaristes de saint Vincent de Paul. En plein quartier franc, elles totalisent 6 239 m2 (auxquelles viennent s’ajouter deux propriétés du gouvernement italien). Les établissements bancaires et financiers sont eux aussi circonscrits dans le Frangomachalas, essentiellement entre les rues Frangon et Egnatia : la Banque de Salonique, la Banque d’Orient et la Banque ottomane s’y côtoient à quelques dizaines de mètres de distance.

100La mention « Dimosion18 » accolée à toutes les propriétés privées abandonnées par leurs propriétaires, devenues par la suite biens publics et placées sous tutelle de l’État grec, est particulièrement instructive. Les bâtiments ainsi qualifiés concernent la plupart du temps des Musulmans partis en Turquie : 297 avoirs immobiliers, totalisant 71 359 m2 entrent dans cette catégorie, dont trois propriétés bulgares, quatre grecques et six juives. Près du quart des possédants musulmans a choisi l’exil, cinq ans après la Libération. Ce pourcentage révèle le mouvement migratoire qui a touché Salonique au lendemain de l’annexion. Ils laissent derrière eux leurs habitations et leurs commerces fermés. Certains quartiers d’Ano Poli sont presque entièrement désertés. À ce chiffre s’ajoutent ceux qui ont eu le temps de régler leurs affaires avant le départ, vendant généralement dans de piètres conditions.

101Déjà fortement éprouvés par l’incendie de 1890, Juifs et Musulmans sont incontestablement les principales victimes de l’incendie de 1917. Les Hellènes se tirent pour leur part sans trop de mal du désastre. Cet événement est le prétexte idéal à la refonte d’un tissu urbain, par trop représentatif de l’histoire cosmopolite de Salonique. Un trait doit être tiré sur ce passé que l’on souhaite révolu, et la communauté grecque doit prendre l’ascendant que lui impose la nouvelle donne politique. La reconstruction permet aux citoyens hellènes de prendre pied dans ce centre-ville qui réunit toutes les fonctions vitales de la cité.

102La colonisation foncière a en quelque sorte précédé l’implantation humaine dans l’ordre logique des événements. La communauté juive, bien rétablie des suites de l’incendie de 1890, a été victime de cette stratégie, adoptée par les plus hautes instances décisionnelles du pays, sans pouvoir réaffirmer sa prééminence passée. L’élément turc était déjà en grande partie évincé et exilé. La bataille foncière n’est déjà plus pour eux qu’un combat d’arrière-garde, dont les protagonistes sont les négociateurs internationaux, les diplomates et les juristes. Le processus d’intervention développé par les Grecs a fait du marché foncier une arme de premier ordre, un cheval de bataille. En augmentant la pression foncière et en dépréciant les possessions musulmanes, ils créent les conditions idéales d’une implantation en nombre, politiquement vitale.

Les registres de déclaration : appartenance communautaire et sujétion nationale

103Les déclarations recueillies par la Commission cadastrale sont suffisamment nombreuses et explicites : 1 314 dépositions volontaires d’anciens propriétaires ont été obtenues entre le 7 juin 1918 et le 7 octobre 1920. S’il y a en quelque sorte redondance avec les données cadastrales, l’identité des détenteurs est beaucoup plus finement perçue qu’à travers l’identification patronymique ou les recensements de l’époque.

104Le peu d’entrain des ayants droit à se manifester a probablement entraîné l’annulation de l’opération avant qu’elle n’arrive à terme. Trois ans après l’incendie, un quart à peine des propriétaires sinistrés avait effectué la démarche. Cet échantillon est toutefois largement représentatif. Toutes les déclarations n’ont pas été entièrement complétées. Certaines, les plus nombreuses, omettent la profession du demandeur ; d’autres, plus rarement, leur sujétion. Quand les déclarants ont émigré à l’étranger, les localités sont peu souvent identifiées : l’apparition du nom d’un État est déjà une aubaine, équivalant à un départ précipité.

105L’ordre chronologique des dépositions montre qu’elles ont été effectuées la plupart du temps par groupes ethno-confessionnels. Les Musulmans se sont ainsi présentés devant la Commission par groupes, signe que l’initiative n’était pas d’ordre individuel, mais qu’elle émanait d’une autorité religieuse ou autre. Les représentants de cette communauté ne mentionnent pratiquement jamais leur profession. Leur cas est singulier, étant donné qu’une partie d’entre eux avaient déjà émigré en Turquie. Certaines déclarations ont été faites par des fondés de pouvoir, évitant ainsi le déplacement onéreux – et peut-être inopportun – des personnes.

Tableau 25 – Religion des propriétaires sinistrés

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Source : Commission cadastrale, Registre des déclarations, Archives du ministère de l’Aménagement.

106Les déclarations sont uniquement le fait de personnes physiques. Les biens des communautés religieuses, les propriétés publiques et collectives, ou rapportées à des personnes morales n’y figurent pas. Sur 1 314 actes, 596 sont le fait de Musulmans (45 %), 410 d’Israélites (31 %), 264 d’Orthodoxes (20 %), 33 de « Schismatiques » (2,5 %) et 11 de « Chrétiens » (0,8 ‰). Comparés aux chiffres du cadastre dressé à la même époque, les Musulmans et les Grecs orthodoxes sont surreprésentés, tandis que l’élément juif est sous-estimé. Turcs et Hellènes ont donc montré plus d’ardeur que les autres à réclamer leur dû. La réaction des Musulmans est logique. Elle traduit une inquiétude légitime sur le devenir de leurs avoirs.

107Mille trois cent dix personnes sur mille trois cent quatorze ont indiqué leur sujétion (υπηκοότητα). Ce terme peut également se traduire par « nationalité ». Il reflète en principe une identité légale. Ces chiffres doivent être utilisés avec précaution. Ils ne concernent que des propriétaires, et non la population présente stricto sensu. De plus, les personnes indécises – dont quantité d’Israélites – auront jugé que leur intérêt était d’indiquer une sujétion grecque. Ils auront pris fait et cause du changement de souveraineté a posteriori, sans que cela ait de conséquence sur leur appartenance culturelle ou leur sentiment politique. L’image qui nous est ainsi présentée est déformée par rapport à la réalité démographique de la métropole. En ce lendemain de Première Guerre mondiale, la sujétion et l’appartenance nationale relèvent d’une classification décalée, et font encore référence à une situation révolue. Les esprits ont du mal à s’adapter.

108Parmi les possédants originaires de la péninsule balkanique, trente et un ressortissants bulgares et quatre serbes, s’ajoutent aux 650 sujets grecs. L’élément identifié comme « slave » à partir du cadastre se révèle en grande majorité bulgare. Les Roumains et Monténégrins se comptent à l’unité. La communauté juive présente un visage particulièrement contrasté. Nombreux sont les Israélites à avoir revendiqué une sujétion liée à leur origine géographique et à leur appartenance culturelle séfarade ou ashkénaze.

Tableau 26 – Sujétion des propriétaires sinistrés

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Source : Commission cadastrale, Registre des déclarations, Archives du ministère de l’Aménagement.

109Trois cent cinquante des quatre cent dix déclarants juifs (85 %) se sont identifiés comme grecs. La quasi-totalité de la communauté Israélite a rapidement adopté la nationalité hellénique : personne ne revendique plus de citoyenneté ottomane. Certains d’entre eux possèdent en revanche un passeport d’Europe occidentale, ou éventuellement une double nationalité : 7 % des Juifs sont ainsi de sujétion espagnole, 2,2 % de nationalité portugaise, et 1,2 % citoyens italiens. Après cinq siècles d’implantation sur cette échelle de l’Empire ottoman, la tradition et l’héritage historique pèsent encore : une partie de la communauté affiche son origine séfarade autrement que par sa pratique du ladino. Ce phénomène est d’autant plus important qu’il va fortement orienter la gestion et le statut des biens fonciers juifs au cours des conflits militaires à venir. Ainsi, près de 10 % des possédants israélites de la zone incendiée sont des ressortissants de nations occidentales19. Les liens avec les grands centres de commerce méditerranéens sont manifestes. Les réseaux relationnels de la diaspora séfarade sont très actifs.

110L’appartenance politique des Musulmans est beaucoup plus tranchée. Sur leurs 596 déclarants, 554 sont sujets ottomans (93 %) ; parmi eux, trente-huit ont toutefois adopté la nationalité grecque (6,4 %). Les Turcs de Salonique ont dû faire face à un choix difficile : partir et demeurer citoyens ottomans en prenant le risque de perdre tout ou partie de leurs avoirs, ou rester sur place en adoptant la nationalité grecque. Les Ottomans qui n’ont pas pu solder leurs affaires avant d’émigrer se sont retrouvés en position de réclamants vis-à-vis de l’administration hellénique. Des différends fonciers et financiers en suspens ont sans nul doute alimenté l’hostilité réciproque entre communautés. Une petite partie des Musulmans garde en tout cas des attaches en territoire hellénique, formant ainsi une minorité, qui serait restée sur place si l’accord de Lausanne n’avait posé comme critère à l’échange obligatoire de population l’appartenance confessionnelle. Du côté des Orthodoxes, l’homogénéité est totale : 98 % sont de nationalité grecque.

111À peine 53 % des propriétaires sinistrés résident encore à Salonique après l’incendie. Les mouvements migratoires engendrés par la catastrophe ont été remarquables. D’autre part, 44 % des biens immobiliers sont aux mains de ressortissants étrangers. Cette situation est explosive : comment envisager dans ces conditions une quelconque gestion de l’organisation urbaine ? Salonique est grecque sur le plan politique, mais les biens-fonds appartiennent pour moitié à des personnes domiciliées en dehors des frontières nationales. La ville est ainsi frappée d’un statut d’extra-territorialité de fait. L’expropriation générale coupe court au problème, mais uniquement dans le secteur incendié. Si l’état de guerre semi-permanent avec la Turquie au tournant des années 1920 n’avait pas gelé les avoirs ottomans, d’énormes transferts financiers se seraient opérés en direction de la Turquie (loyers, etc.).

112Le problème légal du sort des logements abandonnés est fondamental. Dans la majorité des cas, l’État s’est emparé des biens laissés vacants par les Musulmans. En l’absence de réclamation des anciens détenteurs, il hérite directement de leurs possessions. Au cours de cette période de flou caractéristique des années 1912-1923, le marché foncier sombre dans l’anarchie. Les changements sont tellement rapides que la Banque nationale sera amenée presque directement à assumer la gestion des biens musulmans de la zone sinistrée, les cinq années qui séparent l’incendie des accords de Lausanne n’ayant pas suffi à régler les problèmes soulevés par le rachat des lopins reconstruits. Les Musulmans seront d’autant plus nombreux à déclarer résider en Turquie que l’incendie aura facilité ou provoqué un départ anticipé. Le nombre de Musulmans de nationalité hellénique dépasse probablement le seuil des 6 % dans le reste de la ville.

Tableau 27 – Résidence des propriétaires sinistrés après l’incendie

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Source : Commission cadastrale, Registre des déclarations, Archives du ministère de l’Aménagement.

113Aux 709 résidents grecs (56 %) répondent 517 propriétaires domiciliés en Turquie, principalement à Constantinople et Smyrne (41 %). Les renseignements sont imprécis sur la destination exacte des émigrés. Ces informations sont toutefois de peu d’utilité pour l’administration hellénique, et bon nombre de migrants n’ont probablement pas trouvé immédiatement de lieu d’installation fixe.

114Couplées avec la religion des déclarants, ces données sont beaucoup plus explicites. Sur les 357 déclarants juifs qui ont fait mention de leur domicile, près de 95 % habitent encore Salonique. L’incendie n’a pas entraîné l’expatriation des anciens propriétaires Israélites. Leur attachement à la métropole est vivace. Quelques-uns ont préféré se réfugier à Paris et à Lausanne plutôt qu’à Athènes.

115Inversement, seuls 7 % des Musulmans demeurent encore à Salonique, ou dans ses environs, tandis que 92 % se sont enfuis en Turquie. Démunis sur une terre devenue hostile, ils ont massivement opté pour l’exode. De même, les « Schismatiques » ont tous déserté le sol macédonien pour retourner en Bulgarie. À l’instar des Israélites, les Orthodoxes n’ont pas modifié leur lieu de résidence.

116Hormis les Musulmans, qui avaient déjà en partie quitté les lieux, les sinistrés ont préféré rester à proximité de leurs anciennes demeures, en attendant la reconstruction. Ils érigent des cabanes et s’installent dans des abris de fortune sur les ruines mêmes, ou à la périphérie de la ville. Les détenteurs de plusieurs propriétés ont la possibilité d’intégrer momentanément une habitation annexe. Parmi les victimes, les résidents locataires font preuve d’une plus grande mobilité que les bailleurs. Libres de toute attache, ils partent d’autant plus facilement (leur présence n’apparaît pas dans ces statistiques).

117Le Registre des déclarations recèle également des renseignements sur la profession. Certes, cette mention n’est pas prioritaire dans l’ordre des obligations déclaratives. L’échantillon est réduit par rapport au nombre initial d’actes : 372 Israélites sur 410, 247 Orthodoxes sur 264, et seulement 56 Musulmans parmi 596 ont souscrit à cette demande. Ces derniers ont été particulièrement récalcitrants. Tout se passe comme si les chances réelles des sujets ottomans de récupérer leurs biens avaient été nulles dès le départ, et cela bien avant l’échange de population. Seuls les métiers des Juifs et des Orthodoxes sont représentatifs.

118Les ouvrages consacrés à la « παλιά Θεσσαλονίκη », l’ancienne Salonique, sont remplis de descriptions des métiers propres aux différentes communautés. Les cartes postales véhiculent une panoplie d’images sur les activités, aujourd’hui disparues, qui font les délices des ethnographes : Juifs, Turcs et Grecs y sont fréquemment portefaix, vendeurs de fruits, pêcheurs, marchands de tabac ou colporteurs, ciseleurs sur cuivre, négociants en étoffes, ou vendeurs de limonade.

119Mis à part les « femmes au foyer » et les rentiers, le négoce monopolise 60 % des actifs juifs, loin devant les ouvriers et artisans (25 %) et les prestations de services (11 %). Il occupe 46 % des Orthodoxes, qui consacrent le reste de leurs activités aux professions manuelles (31 %) et aux services (13 %). Les Musulmans renversent l’ordre des préférences : ils sont artisans (42 %) avant d’être commerçants (32 %).

Tableau 28 – Profession comparée des propriétaires Israélites, orthodoxes et musulmans

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Source : Commission cadastrale, Registre des déclarations, Archives du ministère de l’Aménagement.

120Le centre-ville confirme son rôle de plaque tournante commerciale : c’est ici que la grande majorité des transactions sont opérées et que les achats quotidiens s’effectuent. Grossistes et boutiquiers ont été également plus enclins que les autres à venir déclarer la perte de leur outil de travail : l’essentiel de leur fortune immobilière se trouvait, toutes communautés confondues, centralisé dans le secteur incendié.

121De profondes nuances apparaissent à l’analyse de chaque corps de métier. Le commerçant israélite est avant tout épicier (παντοπώλης). Dans son magasin se mêlent toutes sortes de produits, des denrées alimentaires aux objets les plus hétéroclites. Ces boutiquiers animent les rues du bazar, suivis par les marchands de légumes, cafetiers, chausseurs, vendeurs de chaux et charbonniers. Les Orthodoxes sont prioritairement courtiers, profession qui arrive devant les diverses autres activités commerciales, les Musulmans exprimant leur spécificité dans l’hôtellerie.

122Sur le plan de l’artisanat, les Juifs occupent encore le haut du pavé : ils se sont fait une spécialité de la transformation et de la fabrication des ustensiles métalliques et des bijoux. En revanche, le secteur de la construction est le domaine privilégié des Musulmans et des Grecs, les Orthodoxes se réservant l’exclusivité, certes très restreinte, du secteur primaire. Les milieux d’affaires sont surtout représentés par des Orthodoxes (9 % des actifs). Chez les prestataires de service, auxquels sont attachés les médecins et les enseignants, les Grecs sont seuls à accéder au fonctionnariat. Les Juifs détiennent le monopole de la distribution de chaux et de charbon, et du métier de portefaix, typique dans une grande cité portuaire20.

123Ainsi, les spécificités communautaires dans les catégories de métiers induisent parfois un système d’exclusivité corporatiste. La cartographie de ces données ne s’est pas révélée suffisamment significative pour mettre en évidence les regroupements géographiques de corps de métier : le fonds de commerce, le local où est exercée l’activité et la propriété détenue ne sont pas en parfaite adéquation.

Les ventes aux enchères après reconstruction : une nouvelle donne foncière

124La situation des ayants droit sinistrés n’était pas encore régularisée lorsque les premières ventes aux enchères d’appartements et d’immeubles neufs ont commencé. La loi 1 394/1918 prévoyait une concurrence libre des acheteurs, les riches bousculant les plus démunis dans l’accès à la propriété. Les controverses, les pressions politiques et financières ont été telles que le changement de gouvernement en 1920 a débouché sur le vote d’une nouvelle législation, plus égalitaire et moins sauvage : la loi 2 633/1921, « Sur la distribution des biens immobiliers compris dans le nouveau plan de la zone incendiée de Salonique ».

125La première loi édictait l’interdiction du transfert des anciens titres de propriété, la détermination de lopins à prix libres ou limités, une préférence donnée à prix égal aux anciens propriétaires. Selon la législation suivante, le pyrikafsto est découpé en six secteurs et en catégories de biens, liées à leur valeur marchande. Au premier tour des ventes aux enchères de chaque secteur, seuls sont acceptés les ayants droit de la catégorie correspondante, ou de celle immédiatement supérieure ; au deuxième tour, les biens invendus sont proposés à tous les ayants droit du secteur. Dans un troisième temps, les licitations sont ouvertes à tous les acheteurs potentiels, ayants droit ou non. Aucun plafond n’est fixé à la montée des prix. Les anciens propriétaires peuvent disposer librement de leurs ktimatographa (titres de propriété), pour éventuellement les vendre.

126Ces mesures conduisent à une escalade drastique des cotations et à une concurrence acharnée entre les acquéreurs potentiels. L’opération dégénère en un grand troc foncier. Les anciens ayants droit ne pourront affronter une telle compétition : ils céderont massivement leurs titres aux plus offrants21. Les conditions politiques troublées de l’époque influencent indiscutablement le déroulement des transactions : en pleine période de guerre contre la Turquie, l’inflation est galopante, la drachme déstabilisée. Quelques mois plus tard, la Catastrophe d’Asie Mineure achève d’enfoncer le pays dans la crise. Dès le mois de décembre 1921, les ventes commencent, pour s’échelonner jusqu’en juillet 1924. La reconstruction des bâtiments s’achèvera en 1935, 27 ans après le drame.

127Les archives du ministère de l’Aménagement sont hélas incomplètes. La limitation des données disponibles à 104 des 155 nouveaux îlots (monuments historiques exclus) est préjudiciable à l’analyse spatiale des biens rachetés entre les différents types de propriétaires (planche 49). Seul le centre du secteur est pourvu, coincé entre les rues Agiou Dimitriou et Ermou, et prolongé le long de la rue Ionos Dragoumi, jusqu’à la mer. L’ensemble du Vlali et le pourtour de la place Dikastirion sont pris en compte. Le front de mer et les alentours de la place Aristotelous, quartiers prestigieux s’il en est, manquent toutefois à l’appel. La base de données regroupe au total 1 441 lopins. Seules les informations concernant l’identité des acheteurs et la surface des propriétés ont été sélectionnées.

128Le nombre de propriétés privées examinées se monte à 2 438 unités, pour une surface de 243 423 m2. Sur ce total, 1 185 acheteurs ont été nominalement identifiés comme grecs (48 %), 1 109 comme juifs (46 %), et 144 comme musulmans (6 %). La part des biens privés juifs est en légère diminution par rapport à la veille de l’incendie (52 % en 1917). En revanche, celle des Grecs a presque quintuplé (11 % en 1917). La déchéance des Musulmans n’en est que plus dure : de 35 %, leur part chute à 6 % quelques années plus tard. Les Slaves, Arméniens et Occidentaux sont restés absents des registres de vente aux enchères dans l’espace restreint étudié.

Tableau 29 – Distribution de la propriété privée dans le centre-ville reconstruit (1921-1924)

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104 îlots urbains renseignés.
Source : Registre des ventes aux enchères, Archives du ministère de l’Aménagement.

129L’opinion générale selon laquelle les Juifs auraient été spoliés de leurs biens à l’occasion de l’incendie se révèle beaucoup moins pertinente que prévu. La communauté israélite a réussi à s’adapter à la nouvelle situation, voire sur certains points à en tirer profit. Sa place au sein de la ville n’est pas remise en cause, même si elle perd sa primauté d’antan. Les Grecs sont les principaux bénéficiaires de l’opération, et les Musulmans les premiers perdants. La quotité de ces derniers a été transférée aux mains des Orthodoxes. Les sujets turcs n’ont pu bénéficier de réelles possibilités de rachat, alors même que le problème de leur dédommagement et de leur expropriation restait en suspens. Un transfert massif d’avoirs a eu lieu.

130Quelques Musulmans se sont tout de même portés acquéreurs (6 % des nouveaux propriétaires), chiffre remarquable qui s’accorde avec la proportion précédemment enregistrée d’Ottomans devenus citoyens hellènes. Pour leur malheur, ces personnes seront doublement lésées a posteriori. Déjà sinistrées par l’incendie, quelques-unes ont pris le risque de racheter un lopin. Leur investissement se volatilisera peu de temps après, avec la signature de la convention de Lausanne. L’échange de population une fois conclu, les Musulmans ont été exclus des dernières licitations. Désignée gestionnaire des biens échangés, la Banque nationale s’est vu confier les propriétés rachetées par les Turcs, qui n’avaient souvent pas eu le temps de régler la totalité de leurs créances.

131La surface acquise par les représentants de cette communauté les met dans une situation encore plus défavorable : groupant 6 % des propriétaires, ils rassemblent 12 % de la surface concernée. Les Turcs restés à Salonique sont de gros investisseurs, ou ont bénéficié d’importants appuis financiers. Les riches propriétaires ont préféré rester présents jusqu’au bout. Les noms de Osman Süleyman et de Ali Bey figurent à de nombreuses reprises sur les listes d’achat. Plus que dans n’importe quelle autre communauté – où les nouveaux acquéreurs sont déjà forcément plus fortunés que les anciens ayants droit, étant donné le surcoût des constructions –, la propriété musulmane se concentre en un nombre de mains très réduit. Chez les Juifs, les grandes familles locales acquièrent quantité de lots. Les noms les plus fréquents concernent les familles Modiano, Nahmias, Navarro, Bensousan, Nissim, Benveniste, Francès, Matarasso, Florentin, Carasso, Saltiel, Beracha, Molcho et Gattegno.

132Malgré ses lacunes, la répartition spatiale des biens des communautés traduit une nouvelle donne foncière (planche 49). Les Musulmans restent attachés à leur ancien secteur d’implantation, au-delà de l’Egnatia. Loin de se disperser, ils ont rassemblé leurs achats sur les îlots situés entre le Diikitirio et l’agora romaine, à l’extrémité septentrionale de la rue Venizelou. Cet effondrement de la propriété turque a profité aux Grecs, qui sont désormais présents sur la quasi-totalité de l’espace étudié. Leur prédominance est particulièrement nette en bas des rues Venizelou et Dragoumi, sur le Vlali, de part et d’autre de la place Aristotelous, ainsi que le long de la rue Platonos. Grande nouveauté, les Juifs sortent de leur domaine historique, pour s’installer massivement à l’emplacement des anciens quartiers musulmans, au nord de l’Egnatia. Leur présence est aussi notable dans l’ancien quartier franc, entre l’Egnatia et la rue Ermou.

133Ainsi, les transferts autorisés par Venizelos se soldent par une égalité de répartition entre Grecs et Juifs. Le sort des Musulmans est incertain, bien que les représentants de cette communauté aient fait preuve d’une ténacité indéniable. Tant que leur seront offertes des possibilités de se maintenir à Salonique, ils persisteront à investir sur place. Les Grecs sont particulièrement avantagés. L’adjudication des biens les a placés en perspective de devenir propriétaires majoritaires. Ils s’assurent une mainmise territoriale rapide. L’origine géographique de ces acheteurs grecs n’a pu être déterminée. Toutefois, la petite communauté autochtone n’aurait évidemment pu accéder à ce statut sans d’importants transferts de fonds à l’échelle régionale ou nationale (capitaux athéniens). Quantité de réfugiés sont venus prendre part aux transactions. La question de l’origine précise des capitaux demeure à ce jour en suspens.

134Si les lieux de culte et les biens communautaires sont apparus, au vu de cette étude, largement présents dans l’espace salonicien avant l’incendie, la situation se présente désormais sous un jour radicalement différent (planche 50). Malgré le caractère fragmentaire des données, les tendances majeures sont nettement perceptibles. Les églises ont été exclues des licitations. Les avoirs de l’Église orthodoxe sont sous-estimés : les 898 m2 qui lui sont spécifiquement attribués ne sont pas représentatifs. Ils incluent seulement les dépendances des églises de Agiou Nikolaou et Agiou Athanasiou, ainsi que des metochia des monastères de Kastramonitou et Dionysiou (mont Athos).

135Les biens de la « communauté ottomane » se montaient à 27 540 m2 en 1917, y compris les lieux publics et cultuels, à l’exception des propriétés vakouf. Les registres de rachat ne font mention que des possessions de la « communauté musulmane », qui atteignent à peine 2 505 m2. La part relative des édifices publics passe de 25 % à 5 %, diminution conforme à la proportion de Musulmans encore présents dans la ville à cette époque.

Tableau 30 – Établissements publics, biens des communautés religieuses et de la municipalité dans le centre-ville reconstruit

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104 îlots urbains renseignés.
Source : Registre des ventes aux enchères, Archives du ministère de l’Aménagement.

136Les biens communautaires juifs se montaient à 35 863 m2 en 1917. Les 7 675 m2 qui restent ne représentent plus que 15 % du total des biens publics au milieu des années 20, contre 33 % auparavant. Les grandes synagogues ne seront pas remplacées. Le problème du statut juridique des bâtiments religieux se pose à nouveau avec acuité : ces données cachent peut-être en réalité l’adjudication de lieux de culte à des personnes physiques. L’hypothèse est à vérifier. En tout cas, le déclin est indéniable. Il traduit un retrait des Juifs de la scène publique.

137Si les Occidentaux ne se sont pas portés acquéreurs dans l’espace étudié, la communauté des frères lazaristes est toutefois mentionnée. C’est la seule institution occidentale à avoir maintenu sa présence dans le centre-ville. Déjà détenteurs de 6 239 m2 avant l’incendie, les catholiques ont acheté 3 434 m2 de surface habitable à l’emplacement même, rue Frangon, des anciens bâtiments détruits.

138La progression la plus forte concerne la propriété de l’État et de la mairie. Le siège municipal, réduit à 1 500 m2 en 1917, passe à 4 700 m2, auxquels doivent s’ajouter les biens référencés comme « publics » des deux îlots connexes, équivalents à 14 000 m2. Ces parcelles du pourtour de la place Dikastirion semblent cependant n’avoir jamais été construites : elles se situent à l’emplacement actuel de l’agora romaine, en cours de fouille et de restauration.

139En revanche, l’envolée du nombre de propriétés bancaires et de sociétés industrielles est caractéristique d’un changement structurel profond. Les établissements de crédit identifiés sont, pour la plupart, dépendants de sièges sociaux athéniens. Ils colonisent toute la partie basse de la ville, en dessous de l’Egnatia. La Banque commerciale, la Banque d’Athènes, la Banque ionienne, la Banque populaire et la Banque nationale prennent pied dans la métropole, matérialisant ainsi leur rôle d’acteurs financiers dans les transactions. L’ETE dispose en outre des avoirs immeubles rendus vacants par l’échange de population.

140La « Société grecque industrielle de tabac », relayée par la « Compagnie générale de tabac » – sous ces deux noms se cache peut-être un même établissement – a acquis 7 790 m2, et trente et un biens-fonds ne dépassant pas la surface maximale de 470 m2 chacun, regroupés dans trois îlots localisés à proximité de la rue Diikitiriou. Cet exemple d’opération immobilière d’envergure décriée par les ayants droit, mais autorisée par la législation, prouve que la spéculation a été bon train. La stratégie des investisseurs étrangers répond à des critères précis : leurs placements ne sont pas dispersés. Ils ont ciblé des parcelles précises, qui deviennent, malgré leur morcellement, la propriété d’un unique détenteur. Comment mieux démontrer la disparition des « quartiers » d’habitation ethno-confessionnels et la transition vers une autre organisation territoriale, où le marché immobilier répond à de nouvelles règles ?

141Les anciens quartiers juifs, grecs et turcs n’existent plus, ou sont en train de disparaître. Les faibles signes de regroupement des acquisitions par communauté ethno-confessionnelle illustrent une résistance, ou plutôt une persistance ténue de l’ancien ordonnancement spatial. Le temps fera le reste, et permettra au marché foncier d’imposer ses nouvelles lois, pour mettre définitivement à mal ce modèle de vie et d’organisation urbaine, perpétué sous la Turcocratie. Parce qu’il était devenu le symbole de cette domination ottomane, et sous l’impulsion des idées nouvelles venues d’Occident, l’abrogation du système communautaire est apparue aux yeux du gouvernement comme un préalable à l’hellénisation de Salonique. Les sociétés d’investissement font leur apparition et précèdent désormais les grands propriétaires immobiliers traditionnels – communautés religieuses, grandes familles – sur le devant de la scène. Elles deviennent en même temps les acteurs centraux des futures transformations urbaines. Si l’échantillon avait compris le front de mer et la place Aristote, ce phénomène se serait probablement manifesté avec plus de vigueur encore. Kato Poli devient rapidement la vitrine d’une Salonique grecque et moderne, où les affaires prospèrent. Les ruelles étroites et pouilleuses ne sont plus qu’un lointain souvenir devant les façades clinquantes des immeubles prestigieux.

Notes de bas de page

1 G. Nakou, Το νομικό καθεστώς των τέως δημόσιων οθωμανικών γαίων 1821-1912 (Le Régime juridique des ex-terres publiques ottomanes 1821-1912), University Studio Press, Salonique, 1984, 516 p.

2 La loi sur les terres de 1858 distingue trois catégories de terres :

  • – mülk, terres privées, de pleine propriété : à la mort du détenteur, le bien ne revient pas au domaine public, mais directement aux héritiers.
  • – arazi-i emeriye, terres publiques où la haute propriété du bien appartient à l’État, qui concède un droit d’occupation et d’usufruit (tasarruf) à une tierce personne.
  • – arazi-i mevkufe ou vakif, terres consacrées ; on distingue les propriétés dont l’utilisation est accordée gratuitement à des œuvres de bienfaisance de celles concédées à des particuliers contre loyer.

3 G. Nakou, Το νομικό…, op. cit., pp. 258-259.

4 Et surtout à la οιονεί νομή (ou possession du droit).

5 Inspirée de la législation française et introduite en Grèce par la loi 3 741/1 929, la « propriété horizontale » est également dite « propriété par étages », et se définit par un mélange de propriété exclusive sur l’étage d’un bâtiment, ou sur une partie de cet étage, et d’une copropriété fondée sur les parties communes et libres de l’immeuble, y compris le terrain.

6 G. Nakou, Το νομικό…, op. cit., p. 234.

7 Ibid., Το νομικό…, op. cit., pp. 453-455.

8 Cf. S. Tzortzakaki-Tzaridi, « H έρευνα… », op. cit., ainsi que « Οθωμανικό κτηματολόγιο και τίτλοι ιδιοκτησίας (Cadastre ottoman et titres de propriété) », Επιστημονική Επετηρίδα, 3, 1982, pp. 7-50.

9 A. Yerolympou, H ανοικοδόμηση…, op. cit., pp. 72-73.

10 Εθνική Τράπεζα της Ελλάδος, Banque nationale de Grèce.

11 V. Dimitriadis, Τοπογραϕία…, op. cit., carte hors-texte.

12 A. Yerolympou, H ανοικοδόμηση…, op. cit., p. 86. Ces chiffres constituent une estimation proche de la réalité.

13 V. Dimitriadis, Τοπογραϕία…, op. cit., carte hors-texte.

14 Nommée précédemment Sabri Pacha.

15 Cf. chapitre XI.

16 Mahalle : quartier (en turc, mot d’origine arabe). « Quartier des francs ».

17 I. K. Chasiotis, G. K. Kasapian, « H αρμενική παροικία της Θεσσαλονίκης . ίδρυση, οργάνωση, ιδεολογία και κοινωνική ενσωμάτωση (La communauté arménienne de Salonique – origine, organisation, idéologie et intégration sociale) », Salonique après 1912, Centre d’histoire de Salonique, Salonique, 1986, pp. 257-284.

18 Δημόσιον, domaine public.

19 La détention d’un passeport étranger est aussi la conséquence d’un statut ancien privilégié (capitulations).

20 Ce sont les Juifs saloniciens qui, les premiers, constitueront le gros des dockers et portefaix du nouveau port de Haifa, construit dans les années 1930.

21 Pour de plus amples précisions, A. Yerolympou se livre à une étude exhaustive des différentes mesures législatives successivement prises. Cf. H ανοικοδόμηση…, op. cit., pp. 98-123.

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