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Chapitre VI. Les Grecs du Pont à Salonique : origine géographique et processus d’installation

p. 123-137


Texte intégral

«Βλέπω το τέλος μου... Κοντεύει το τέλος·... [...] Νά, εκεί είναι το χωριό μου, η πατρίδα μου, το Μοναστήρ της Ατρας·, στην Αργυρούπολη του Πόντου. Νά και η αρκούδα μου με το κουδούνι ; Νά το δάσος·του Αρκοϕωλ’... Νά ο Δούκας·... ο Κωνσταντίνος Γαβράς·; Ο Δουκάς· της· Ατρας·... της· Χαλδιας·... της· Τραπεζούντας·... Νά, νά εκεί στέκεται και ο κύρης· μου, ο Γαβρεήλ... νά και η μητέρα μου, η Θυμία; νά; νά και ο πάππος· μου ο Σαμοήλ, που έχτισε το χωριό στα ερείπα του καμένου μοναστηριού που το έκαψαν οι μαύροι άγγελοι... Νά, νά κι εγώ, μικρός· και χαρούμενος·... Ζωηρός· και παιχνιδιάρης·... Καημένε Σαμοηλίκο... Τελειώνεις·. Πας· κι εσύ... »
« Je vois ma fin... La fin approche... [...] Là-bas est mon village, ma patrie, Monastir d’Atra, à Argyroupoli du Pont. Et voilà mon ours avec sa clochette... La forêt d’Arkofol... Le duc... Constantin Gavras... Le duc d’Atra... de Chaldie... de Trébizonde... Là-bas se tient aussi mon père, Gabriel... ma mère, Thymia... et aussi mon grand-père Samuel, qui a construit le village sur les ruines du monastère incendié qu ’ont brûlé les anges noirs... Et me voici moi aussi, petit et joyeux !... Plein de vie et joueur... Pauvre petit Samuel !... Tu es fini. Tu y vas toi aussi... »
C. Samouilidis, Στουζ πέντε ανέμους, του Καυκάσου (Aux cinq vents du Caucase), Salonique, 1991, pp. 16-17.

1C’est en ces termes que Samuel Monastiridis, mis en scène par Christos Samouilidis, évoque son pays natal, le Pont, tandis qu’il se meurt en cet hiver 1896 à Vezinköy, petit village situé à une dizaine de kilomètres de Kars, au nord-est de l’Anatolie, à proximité des frontières arménienne et géorgienne. En partie rattachée à cette époque à l’Empire russe, la région du Pont se situe en bordure de la mer Noire et tire son nom de l’imposante chaîne montagneuse qui la sépare du reste de l’Asie Mineure. Telles qu’elles ont été définies lors du premier « congrès panpondique » de Marseille en 1918, ses limites s’arrêtent à l’ouest à proximité de Sinop, et à l’est à la frontière russe, en deçà de Batoumi.

2Les Grecs du Pont qui déambulent aujourd’hui dans les rues de la capitale macédonienne ressentent-ils toujours la même nostalgie ? Ceux que l’on appelle tour à tour Rossi, Rossopondi, Ellinopondi, éprouvent-ils ce sentiment de déracinement, et envisagent-ils encore un retour vers leurs terres d’origine, sur les bords de la mer Noire ? Tout porte à croire que non. Sur les marchés, les étalages de breloques, tissus et autres « antiquités » témoignent du désir de liquider un passé par trop lourd et difficile. Hommes, femmes, enfants, tous participent à ce grand nettoyage qui occasionne quelques retours en Russie ou dans le Caucase, plus rarement en Asie centrale. Les tours-opérateurs offrent des voyages à prix réduits vers la Géorgie, la Russie ou l’Ukraine, mais personne n’ose prétendre qu’il s’agisse de simples déplacements touristiques.

3Sur la place Aristote, qui marque le centre de la ville, des regroupements assez disparates de passants signalent une activité bien particulière : les nouveaux arrivants proposent ici à la vente leurs paquets de cigarettes de contrebande. On peut même les acheter à l’unité. Les forces de police effectuent peu de contrôles. Pourtant, à cet endroit se vendent également les passeports grecs indispensables pour accéder à la citoyenneté hellénique. Illégalité tolérée ? Si l’État ne semble pas avoir de politique d’immigration bien définie, il est à la vérité bien difficile de distinguer contrebande et petits trafics. L’identité des immigrés s’apparente d’ailleurs à un imbroglio inextricable. Qui est grec ?1

4Socrate Angelis est parti de Géorgie en 1990 avec toute sa famille pour se rendre en Grèce par train, via l’Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie. Né à Tbilissi – la capitale –, de parents grecs orthodoxes originaires du Pont, sa langue maternelle est le turc. Toute sa scolarité se déroule dans les écoles soviétiques, où il apprend une deuxième langue, celle qu’il pratique le plus couramment, le russe. C’est seulement sur les bancs de l’université, lorsqu’il entame des études d’histoire et de linguistique, qu’il est contraint d’assimiler le géorgien. Quand il décide de rejoindre la Grèce, il abandonne son poste de turcologue à l’université de Tbilissi. À l’époque, il ne connaît pas un mot de grec. Le petit pécule qu’il emporte avec lui n’a pas résisté longtemps au coût de la vie locale. Son cas n’est pas exceptionnel ; il traduit parfaitement la complexité de la situation réelle. Comment dans ces conditions discerner un Grec d’un Russe, voire d’un Turc ? Son désir d’intégration a commencé par l’apprentissage du grec démotique et par l’abandon du suffixe slave de son nom (Angelov) : sa plus grande fierté est d’avoir retrouvé son nom grec.

Réfugiés ou immigrés ? Les Pontiques à la recherche d’un statut et d’une reconnaissance : critères d’identité et accès à la citoyenneté

5Habitués aux lenteurs de l’administration soviétique les nouveaux arrivants ne se découragent pas face aux lourds rouages des institutions grecques. Quelques heures de présence dans les locaux du ministère de la Santé et de la Prévoyance2 sont suffisantes pour se rendre compte des difficultés d’intégration et d’adaptation des nouveaux arrivants dans leur terre d’accueil. Un service spécifique est chargé de procurer aux réfugiés, qui peuvent justifier de cette qualité, un logement ou un terrain à des conditions très avantageuses. Les gens se bousculent pour obtenir une petite subvention et composer un dossier, afin que le ministère puisse leur fournir un lopin, une maison, un appartement, ou leur accorder une facilité d’accès aux prêts bancaires pour s’installer.

6Toutefois, à peine débarqués du train ou du bateau, la compréhension mutuelle est déjà problématique. La langue parlée par les Pontiques est en effet très éloignée du grec démotique tel qu’il est pratiqué en Hellade. Issus au même titre que l’idiome athénien du grec ancien, les dialectes pontiques ont subi une évolution propre, favorisée par l’éloignement géographique de la mère patrie. Malgré les multiples emprunts au russe et au turc, ces dialectes semblent formellement se rapprocher davantage de la langue classique que du démotique, notamment dans la prononciation3. Les immigrés y puisent une certaine fierté. Deux familles se distinguent nettement : la langue pontique (τα ποντιακά), originaire de la région du Pont en Turquie ; la langue de Marioupol (τα μαριουπολιτικά), pratiquée dans la région de la mer d’Azov, à proximité de Marioupol et de Donetsk, en Ukraine. En réponse à cette incompréhension linguistique mutuelle, la première étape d’intégration, essentielle sur le plan socio-professionnel, consiste à apprendre le grec moderne. Les associations qui proposent des cours de mise à niveau jouent en ce sens un rôle de tout premier plan.

7Ces difficultés d’adaptation, sur lesquelles se greffe un ressentiment généralisé de la part des autochtones, ne sauraient masquer toutes les opportunités offertes aux nouveaux venus. Tandis que je me trouvais à une table, aux côtés des employés d’un bureau du ministère précité, une visite est venue troubler la quiétude de mon relevé. Un Grec du Pont s’était présenté afin d’effectuer, semblait-il, une simple démarche administrative en vue de régulariser son dossier... Au fait de mon intérêt pour les affaires de réfugiés, mes acolytes de bureau parvinrent à faire dériver la conversation jusqu’à lui poser une question pertinente : « Mais finalement, ce terrain où tu vis, tu l’as acheté oui ou non ? » La réponse ne se fit pas attendre : un franc « oui ! » résonna dans la pièce, déconcertant par sa fermeté. J’appris par la suite qu’il venait de démentir de la sorte le motif même de sa prochaine comparution devant le tribunal. Et les mêmes de renchérir : « Sais-tu combien de millions de drachmes ça peut coûter un tel terrain? » Ils n’obtinrent cette fois-ci pour toute réponse qu’un silence gêné. Immigré depuis peu, ce franc-tireur ne s’était pas établi, comme on aurait pu s’y attendre, avec sa femme, ses trois enfants, ainsi que deux autres familles, dans une lointaine banlieue défavorisée, mais dans un des quartiers les plus huppés, sur la colline d’Oraiokastro. Rien ne garantit que ce Pontique ait perdu son procès par la suite. L’enquête juridique a dû préciser si le terrain concerné appartenait à un propriétaire pouvant justifier de son bien par un titre de propriété. Dans un pays sans cadastre, toutes les occasions d’installation sauvage sont permises. Qui plus est, la méconnaissance de la langue démotique de ce Rossopondios n’a pu que plaider en faveur de son ignorance (légitime ?) de la législation grecque.

8Au-delà de ces difficultés de contact et d’adaptation – parfois réussie malgré les nombreux handicaps apparents –, le véritable problème se trouve au niveau de la reconnaissance d’un statut aux nouveaux arrivants. Le terme de réfugiés (πρόσϕυγες), qui s’emploie à propos de personnes déplacées contre leur volonté d’un endroit à un autre, s’oppose en ce sens à celui de migrants (μεταναστές·), qui entend une libre décision et une liberté de circulation. Aucun de ces deux termes ne s’applique au mouvement migratoire pontique dans son ensemble, car les déplacements de populations issus de l'ex-Union soviétique répondent à ces deux critères circonstanciels. Du point de vue de la nationalité, les Grecs du Pont peuvent être qualifiés de rapatriés (παλίννοστες), parce qu’un certain nombre d’entre eux sont titulaires d’un passeport grec ; les autres, qui n’en sont pas moins grecs de culture et de descendance, sont simplement dénommés immigrés. L’administration établit quant à elle une distinction lexicale entre rapatrié, mention que l’on retrouve sur le passeport, et immigrant temporaire (μήνας), cachet attribué aux personnes qui n’ont pu obtenir qu’un permis de séjour à durée limitée.

9Dès leur arrivée en Hellade, les Grecs du Pont sont confrontés à un double problème de dénomination et donc d’identification, qui les place aussitôt dans une situation délicate. Qualifiés tour à tour de Rossi, Rossopondi puis Ellinopondi, les nouveaux venus sont rarement les bienvenus. Ils se heurtent à l’hostilité de leurs futurs compatriotes, méfiance que laisse transparaître la nuance péjorative des qualificatifs qui leur sont attribués. En aval, cette absence d’identification se traduit par un marathon administratif : l’installation définitive sur le territoire national, et l’accès à la citoyenneté, passent nécessairement par le franchissement de multiples étapes et barrières.

10Celui qui désire s’installer de manière fixe en Grèce doit nécessairement appartenir à la catégorie des rapatriés. Il doit pour cela justifier de son origine grecque (ελληνική καταγωγή). Sont grecs ceux qui peuvent apporter la preuve de leur filiation, à l’aide d’un vieux passeport de famille, ou ceux dont le nom figure sur les fonds d’archives issus des multiples consulats grecs disséminés autour de la mer Noire au début du siècle, aujourd’hui stockés à l’Ambassade grecque de Moscou. Cette ambassade a subi plusieurs incendies au cours du siècle : la recherche d’une trace, ou d’une preuve, a donc un côté très aléatoire. En pratique, la catégorie des rapatriés reste assez floue ; les falsifications de documents semblent n’embarrasser que modérément les autorités grecques, et la place Aristote est bien connue pour les trafics de documents qui y sont régulièrement perpétrés. Comment pourrait-il en être autrement face à un État qui n’a pas développé de politique cohérente en matière d’immigration, mais seulement de rapatriement ?

11Les démarches débutent à la préfecture, où le nouvel arrivant doit être enregistré. Une enquête administrative est alors entamée, afin de déterminer l’origine grecque ou étrangère du demandeur. Une fois celui-ci reconnu rapatrié (παλίννοστης), un certificat lui permet de se rendre tout d’abord à l’Organisme d’emploi de la main-d’œuvre ouvrière4, où lui est délivrée une somme de 75 000 drachmes (environ deux mille francs) – somme régulièrement révisée à la hausse –, puis au bureau de police. Là, l’obtention d’une carte d’identité peut nécessiter un délai d’attente d’une année. La police fournit parallèlement un justificatif, qui ouvre la porte à l’inscription sur les listes électorales (εκλογικό βιβλιάριο), et sur le registre de citoyenneté (δημοτολόγιο). Ce document permet enfin d’effectuer une demande de délivrance de passeport grec, transmise en retour à la préfecture.

12Ceux qui ne parviennent pas à s’introduire dans ce circuit peuvent prétendre à un permis de séjour (άδεια παραμονής) d’une durée limitée. Les nombreux immigrants d’origine grecque, titulaires de passeports russes, qui ne peuvent justifier de leur ascendance, sont astreints à une procédure de recherche longue et coûteuse, ou bien à une installation illégale. Les « touristes » se multiplient et se retrouvent bien souvent dans l’irrégularité la plus complète. Chiffrer ce mouvement migratoire relève dans ces circonstances de pures spéculations.

La réception des migrants : les structures d’accueil face à un flot migratoire inattendu

13L’ouverture des frontières au moment de la Pérestroïka a autorisé bon nombre de Pontiques, mais également de Juifs et d’Allemands à émigrer. Il est difficile d’estimer l’ampleur de ces flux, survenus depuis 1989, à l’échelon national grec. La procédure administrative de départ est longue, compliquée et lourde de conséquences. Une demande doit d’abord être déposée auprès du gouvernement de chaque république ex-soviétique concernée. La réponse est toujours favorable, mais elle entraîne la perte systématique de tous les droits civiques acquis (travail, pensions, retraites...). Une autre demande doit être effectuée dans un deuxième temps auprès de l’ambassade grecque de Moscou, qui examine les dossiers au cas par cas. Les chiffres fournis par le ministère des Affaires étrangères à Athènes concernent uniquement les personnes qui ont suivi point par point ce parcours. Ainsi, de 1987 à 1993 inclus, 53455 personnes auraient reçu l’aval de l’ambassade pour émigrer :

Tableau 21 - Le flux annuel des migrants pontiques officiels

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Source : Ministère des Affaires étrangères, Direction des Grecs émigrés, Ο ελληνισμός τον ίξωτερικού (L’Hellénisme de l’étranger), Athènes, 1992, pp. 142-144.

14Ces données officielles ne comptabilisent bien entendu qu’une partie des migrants. Nombreuses sont les estimations parallèles qui tiennent également compte des personnes installées en Grèce de façon plus ou moins régulière. Les associations de réfugiés à Salonique, ainsi que les services de l’État à Athènes, s’accordaient globalement au moment de l’enquête : cinquante mille Pontiques rapatriés (παλίννοστες) se seraient installés de manière permanente sur le territoire national entre 1988 et 1994, auxquels s’ajouteraient cent mille autres détenteurs de cartes de séjour, « touristes » munis d’un simple visa, etc. Les nouveaux arrivants se seraient principalement établis dans les deux grandes métropoles, Athènes et Salonique, à raison de 30 à 40 % des effectifs, tandis que 10 % se seraient fixés en Thrace. Au total, 20 000 à 25 000 personnes auraient stimulé la croissance démographique de la capitale macédonienne au cours de cette période.

15Chiffrer ce flux migratoire est une gageure, et pas seulement le résultat d’un laisser-aller dans le contrôle des entrées aux frontières. Mes démarches auprès des multiples structures administratives de l’État ont clairement pâti d’un refus persistant à m’autoriser l’accès aux informations. Ce phénomène doit très certainement être replacé dans un contexte géopolitique précis : l’état de crise semi-permanent avec les voisins septentrionaux macédonien et albanais et les crispations entre Athènes et Tirana à propos des travailleurs immigrés albanais en Grèce. Les reconductions aux frontières sont fréquentes, et Salonique n’est pas épargnée par les contrôles policiers. Au-delà de ces tensions, les Grecs du Pont constituent certainement un enjeu politique et économique de première importance pour l’État grec. L’implication des associations de réfugiés, qui se font concurrence pour « récupérer » les nouveaux venus, en est la manifestation la plus flagrante.

16Les controverses de tous genres sont loin d’épargner les structures mises en place par l’État pour accueillir les Pontiques. Plusieurs institutions interviennent, au moins ponctuellement : l’OAED, les ministères du Travail, de l’Éducation et de l’Intérieur, mais aussi les services des préfectures, des mairies, sans oublier d’autres fondations.

17La Fondation nationale d’accueil et d’établissement des immigrés et rapatriés grecs de l’étranger5 est un organisme créé en décembre 1990, chargé de structurer l’accueil des migrants, et de fournir aux réfugiés, parfois complètement démunis, logement et travail. Le rôle de lΈΙΥΑΡΟΕ consiste à redistribuer les immigrés, majoritairement issus de régions rurales, qui se sont installés dans les centres urbains d’Athènes ou de Salonique, vers les départements périphériques en retard de développement. Cette redistribution à visée économique et démographique n’est pas dénuée d’intentions politiques, puisque les régions concernées sont toutes frontalières.

18Deux types de centres de réception ont été mis en place : les centres d’accueil (κέντρα ϕιλοξενίας·) peuvent recevoir entre 300 et 350 personnes et se localisent en Grèce du nord, dans les départements de Salonique, Kavala, Xanthi, Komotini et Evros ; les villages de réception (οικισμοί υποδοχής·) accueillent jusqu’à mille personnes et sont situés dans les départements d’Imathia et de Florina. Tous ces centres d’hébergement sont implantés dans des espaces périurbains. Cette politique contraignante d’établissement touche aussi l’éducation, puisque les étudiants issus de familles immigrées n’ont le droit de s’inscrire que dans les universités de Florina et de Komotini.

19L’annexe départementale de la Fondation nationale à Salonique a été créée en 1991. Entre cette date et le 14 octobre 1994 – d’après les chiffres fournis par cette délégation –, 4 619 rapatriés seraient passés par l’organisme. Le nombre total d’individus à avoir transité par le centre d’accueil de Langadikia (périphérie de Salonique, 58 maisons) s’élèverait à 1 808 ; enfin, les rapatriés entrés dans le programme de l’ΕΙΥΑΡΟΕ et renvoyés dans d’autres centres se situeraient à hauteur de 2 278 individus. Il suffit de comparer ces chiffres aux 20 000 à 25 000 migrants estimés de la métropole macédonienne pour apprécier la faible ampleur de l’action menée. Les responsables de cette structure sont les premiers à clamer un manque de moyens, mais de multiples scandales financiers ont entaché la réputation de ses dirigeants et n’augurent d’aucune évolution favorable de la situation. Les Pontiques, quant à eux, répugnent généralement à se rendre dans un bureau de la Fondation, et préfèrent faire appel aux services communaux, qui n’ont pourtant à leur disposition aucune capacité d’accueil et de logement. Le rôle joué par les associations de réfugiés pour pallier cette inefficacité et cette inadaptation structurelle est ainsi de premier plan.

20Le réseau associatif de Salonique est constitué d’un nombre relativement important d’unités. Les plus anciennes associations bénéficient d’une longue expérience et assurent un rôle moteur dans l’aide aux réfugiés. Les trois plus importantes sont la Fédération panhellénique des associations pontiques6, le Cercle euxin de Salonique7 et la Sainte-Vierge de Soumela8. Une multitude d’associations récentes, suscitées par le renouveau du mouvement migratoire, est rattachée à la Fédération des associations des Grecs du Pont9.

21La Fédération panhellénique des associations pontiques est le seul organisme à avoir dépassé le stade de la suspicion envers un chercheur étranger qui n’aurait a priori rien à voir avec le problème gréco-grec des Rossopondi. D’après les informations qu’a bien voulu me transmettre le président de cette association, environ 4 100 familles auraient transité entre 1989 et 1991 par leurs locaux, situés à proximité de la place Aristote. Les membres de l’association sont eux-mêmes issus de l’immigration. Les échanges en sont facilités, étant donné que 90 % des cinquante à cent personnes qui se présentent quotidiennement ne parlent pas le grec. Leur rôle est avant tout social : en l’absence de soutien de l’État, ils aident en priorité les nouveaux venus à régulariser leur situation administrative, fournissent aux plus démunis nourriture et logement, simplifient l’accès à l’emploi grâce à leurs réseaux informels de relations. Les bureaux abritent également une radio, destinée au public immigré.

Les Pontiques entre Caucase et Asie centrale : origine géographique des migrants de 1989 à 1991

22La Fédération panhellénique a établi de 1989 à 1991 un répertoire des familles qui ont fait appel à ses services. Le flot massif des arrivants et le manque de personnel ont contraint les responsables à arrêter par la suite cette heureuse initiative. Sur les fiches familiales ainsi instruites figurent le nom des membres de la famille, leur provenance géographique, l’adresse temporaire, ou permanente, et la date d’enregistrement. Les indications portées sur ces documents y ont été transposées à partir des passeports présentés par les Pontiques (depuis la fin de l’URSS un tampon spécifie la république d’appartenance) : 1 115 fiches ont ainsi pu être examinées et comptabilisées. Cet échantillon est d’autant plus représentatif que l’association jouit d’une bonne réputation dans la métropole macédonienne. Il aurait été redondant de répéter cette opération dans d’autres structures d’accueil (dans la mesure où cela aurait été possible), car le public concerné a à la fois recours aux services de plusieurs centres du même type.

23Toutes les républiques de l'ex-Union soviétique bordières de la mer Noire, y compris la Fédération de Russie, sont affectées par le départ des Grecs du Pont, ainsi que celles d’Asie centrale, à l’exception du Tadjikistan (planche 9). Deux grandes zones se dessinent : 60 % des effectifs proviennent des républiques qui jouxtent la mer Noire, berceau traditionnel de la diaspora pontique; le reste est originaire d’Asie centrale. Les trois premiers États concernés sont le Kazakhstan avec 395 familles et 35 % des migrants ; puis la Géorgie et ses 324 familles (29 %) ; la Russie totalise à elle seule 21 % des Pontiques, avec 234 ménages.

Tableau 22 - Origine des Pontiques immigrés de l’ex-URSS à Salonique de 1989 à 1991

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Source : Fichiers de la Fédération panhellénique des associations pontiques

24Largement détachés de ce groupe suivent l’Arménie (5 % des migrants), le Kirghizistan (1,5 %), l’Ukraine (1,4 %), l’Ouzbékistan (0,8 %); l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ne regroupent respectivement que 0,2 et 0,1 % des effectifs. Ceux qui ont déclaré provenir du « Caucase » représentent pour leur part 4 % du total. La mention de la localité d’origine reste floue en Asie centrale – 347 familles proviennent du Kazakhstan sans autre indication ; la précision est plus grande pour les régions caucasiennes. Soukhoumi est le premier point de départ des Grecs pontiques. Au cours des trois années 1989-1991, 20 % des migrants en sont originaires. Viennent ensuite Krasnodar (Russie, 10 %), Tbilissi, Batoumi, Novorossisk, Sotchi, Stavropol, Alma-Ata, Tachkent, Djamboul et Piatigorsk.

Les Pontiques à la recherche d’un territoire national : vers quel Eldorado ?

25Les observateurs s’accordent pour distinguer plusieurs phases dans l’histoire de cette nouvelle migration. Les premiers arrivants se seraient rendus en Grèce dès l’ouverture des frontières (mars 1988) par patriotisme, et par désir de retrouver leurs racines culturelles. Puis, autour des années 1990-1991, les Pontiques auraient pris le chemin de l’exil afin de sauver leurs vies, menacées par le conflit armé du Haut-Karabakh, la guerre civile en Géorgie et le soulèvement abkhaze. Enfin, la détérioration des conditions de vie et le marasme économique auraient contraint à l’émigration une population plus diffuse dans sa localisation géographique. Dans tous les cas, l’aspiration légitime à rechercher une plus grande sécurité matérielle est relayée par le ressentiment et l’agressivité des communautés nationales musulmanes envers les Grecs du Pont.

26Le quotidien salonicien Makedonia, dans son fascicule de mars 1993, nous décrit une situation de crise :

« À Soukhoumi, en Abkhazie, l’armée géorgienne et les Abkhazes s’affrontent durement, provoquant de nombreuses victimes et de grandes destructions. Les Grecs sont mobilisés de force et combattent contre leurs frères grecs. Leurs biens sont confisqués et le gouvernement géorgien installe dans les maisons grecques des autochtones et des militaires, tandis que ceux qui ne combattent pas sont expulsés et battus. Des centaines de Grecs du Pont n’ont rien à manger. Il n’y a ni eau, ni lumière, ni combustibles, ni médicaments. [...] Des Grecs du Pont partent par la mer sans bagages, même s’ils n’ont pas assez d’argent, afin de parvenir à rejoindre l’Hellade10. »

27L’origine géographique des migrants révélée par les registres de la Fédération panhellénique est-elle représentative de la répartition des Pontiques dans l’ex-URSS ? D’après le recensement soviétique de 1989, cité par le ministère des Affaires étrangères athénien11, 358 000 Grecs auraient habité l’ensemble de l’URSS à cette date. Le ministère quant à lui estime ce chiffre à 500 000 expatriés, répartis essentiellement sur le territoire de quatre pays :

  • la Fédération de Russie compterait approximativement 90 000 individus, essentiellement présents dans les régions de Krasnodar et Stavropol, ainsi qu’en République autonome d’Ossétie du nord ;
  • l’Ukraine serait habitée par environ 120 000 Grecs, dispersés autour de Donetsk et Marioupol, et dans une moindre mesure en Crimée, à Odessa et Kharkov ;
  • quelque 120 000 Grecs occuperaient également le territoire géorgien, autour du plateau de Tsalka, mais aussi dans les républiques autonomes d’Abkhazie et d’Adjarie ;
  • la dernière grande colonie hellénique se situerait au Kazakhstan, avec 60 000 individus ;
  • à ces quatre aires de concentration, il faut encore ajouter la présence diffuse des Pontiques en Ouzbékistan, Sibérie, et dans les grands centres urbains tels que Moscou et Saint-Pétersbourg.

28Le ministère des Affaires étrangères grec émet ses propres estimations pour compléter les chiffres du recensement soviétique. Cette attitude correspond à un réflexe tenace, et traditionnellement balkanique, d’» interprétation » des statistiques. La citation suivante, extraite du journal Makedonia12, permet toutefois de mieux comprendre les raisons de cette initiative :

« Dans les quarante villages de Tsalka, à une altitude de 1 650-1 800 mètres, vivent quarante mille Grecs du Pont. Ils ont conservé une conscience grecque indéfectible, mais pourtant ne parlent ni le grec ni la langue pontique, à l’exception d’un petit nombre, car ils vivent avec les Azéris, qui sont de religion musulmane. On leur a imposé le choix entre la religion et la langue. Et ceux-ci ont préféré rester chrétiens orthodoxes ».

29La confusion est d’autant plus grande que les critères identitaires se font moins nombreux.

30L’analyse de ces chiffres permet de prendre quelque recul par rapport aux données recueillies auprès de l’association salonicienne. Il existe une correspondance entre les deux sources, au moins au niveau de la répartition géographique. Mais la proportion des départs est très diverse. Les zones de conflit sont les premières à être touchées par l’exode, et l’hellénisme ukrainien reste relativement à l’écart du mouvement général de transfert. Par ailleurs, le tableau est loin d’être statique : le « retour » vers la Grèce est couplé à une redistribution interne de la population grecque à l’intérieur de l’ex-URSS. Nombre de réfugiés caucasiens préfèrent quitter les zones dangereuses pour s’installer en Russie. Inversement, les exilés du Kazakhstan ont tendance à rejoindre les régions d’implantation traditionnelle de l’Euxin. Car la Grèce n’est pas le seul exutoire possible.

31Les Grecs du Pont en Union soviétique peuvent être considérés dans leur majorité comme des exilés, et d’une certaine façon comme des apatrides. Chassés de leur contrée d’origine, ils sont dispersés sur plusieurs territoires ou États nationaux, et ne peuvent se réclamer d’un État pontique spécifiquement constitué13. Dès 1918, le premier congrès panpontique de Marseille réclamait la création d’un État indépendant, la République grecque du Pont14, en réaction aux massacres et aux déportations perpétrés par la soldatesque turque sur les côtes de la mer Noire. À l’heure actuelle encore, mais en d’autres lieux, deux tendances s’affrontent à l’intérieur de la communauté grecque suite aux nouvelles libertés accordées depuis la Pérestroïka :

  • La première s’inscrit dans le cadre du développement des mouvements d’émancipation nationale au sein de Γ ex-URSS. Elle fonde son désir de créer un territoire autonome grec à l’intérieur de la CEI sur la spécificité culturelle des Grecs de la mer Noire par rapport aux Grecs des Balkans. Ce « territoire national [...] se situerait dans la région du Pont, sur les rives orientales de la mer Noire, de la Crimée et du sud de l’Ukraine15 ». À la manière dont le gouvernement russe traite les velléités autonomistes et indépendantistes, ces aspirations semblent pour l’instant relever de l’utopie.
  • La seconde tendance part du principe qu’il est impossible de récupérer les territoires perdus en Turquie et de créer une région autonome grecque au sein des républiques ex-soviétiques. L’activisme nationaliste des différentes populations autochtones ne laisserait aucune place aux Grecs pour établir leur propre structure autonome. Il en découle un fort courant migratoire.

32L’écrivain C. Samouilidis n’hésite pas à accorder un caractère mythique au voyage de « retour » vers la Grèce qu’effectue en 1920 la famille Monastiridis. Il souligne la continuité millénaire de la présence grecque autour de la mer Noire16 :

« Immédiatement derrière se trouvait l’ancienne patrie, le Pont, et ses phases historiques successives : la Turcocratie et la diaspora des cinq siècles derniers. Plus loin l’Empire pontique de Trébizonde, les deux siècles et demi de règne des Grands Comnènes. Plus loin encore l’État pontique des Mithridates, et enfin, encore plus loin, les antiques colonies grecques du Pont-Euxin. Maintenant, ils retournaient au point de départ des légendes et de l’histoire, au début du cercle, en Grèce même, d’où était parti, deux millénaires et demi auparavant, pour la grande aventure de la race en Orient, le mythique Jason sur l’Argos avec ses Argonautes. »

33E. Voutira décrit très clairement le caractère contrasté des situations actuelles, issues des multiples déplacements forcés subis par la communauté au cours du siècle17 :

  • Dans un environnement steppique, les Grecs d’Asie centrale ont en commun d’avoir partagé l’expérience de la déportation entre 1941 et 1949, et d’être confrontés à la montée de l’islam. Toutefois, dispersées aux quatre coins de républiques très étendues, les petites communautés sont séparées par de grandes distances et ont peu de liens entre elles. Généralement, le départ occasionne une rupture complète avec la vie antérieure. Les migrants vendent leurs maisons, abandonnent leur travail et coupent toute attache avec le passé.
  • En revanche, le Caucase offre un paysage vert de haute montagne, où des communautés fermées et bien organisées développent des centres culturels actifs. La proximité relative de la Grèce et du Pont historique n’est probablement pas étrangère à leur mode d’émigration. Ceux-ci conservent en effet leurs propriétés, leurs investissements et des liens familiaux avec l’ex-Union soviétique.

Salonique, refuge et terre d’accueil

« Après quelques heures, le bateau s’approcha du Grand Karabournou, le dépassa, tourna une nouvelle fois à droite et entra dans la baie Thermaïque. La magnifique ville de la Grèce du nord resplendit à la lumière de l’après-midi, devant les yeux fascinés des réfugiés. – Salonique ! Salonique ! Nous sommes arrivés ! s’écrièrent avec soulagement de nombreux passagers en jetant leurs chapeaux en l’air [...]18 »

34Salonique exerce une force d’attraction constante sur ces déracinés, à toutes les phases d’exode vers l’Hellade. Parmi les 97 025 réfugiés recensés en 1928, 10 899 ont déclaré être nés dans la région du Pont, 1 904 dans le Caucase et 975 en Russie. La part importante tenue par ces Grecs, à travers les trois origines précitées, est manifeste : 13 778 individus, soit 14 % du total. À la joie des expatriés, qui voient dans la capitale macédonienne la fin d’un périple tumultueux, succède la réalité d’une ville « en état de siège ». La plupart des arrivants sont obligés de s’installer dans des baraquements précaires et insalubres, aux marges de la ville, et devront attendre plusieurs années dans ces logements « provisoires » avant que ne leur soit alloué un bout de terre ou un abri plus confortable. Selon A. Vacalopoulos et M. Maravelakis19, les réfugiés pontiques et caucasiens, à l’exclusion des autres immigrés, se seraient établis dans les localités suivantes, proches de Salonique : Polichni, Oraiokastro, Panorama et Philyro. Leur présence est plus diffuse, mais reste néanmoins importante à Diavata, Sindos, Kalochori et Thermi. Quelles sont aujourd’hui les zones d’établissement pontiques dans la capitale macédonienne ?

35La spécificité des données de la Fédération panhellénique se fonde sur le lieu d’implantation des Pontiques en Macédoine, et plus particulièrement à Salonique. Les informations collectées révèlent la situation souvent précaire dans laquelle se trouvent les nouveaux arrivants. Sur les 1 115 cas étudiés, 56 ont déclaré habiter un hôtel, huit dans des installations de l’ΟΤΕ20, et 35 ont refusé de donner leur adresse. La fixité du lieu d’habitation n’est pas acquise. La plupart semblent s’installer d’abord dans des logements provisoires, le temps de trouver un travail et de réunir un pécule, avant de déménager vers des quartiers plus « respectables ».

36Hormis les 41 familles éparpillées dans les petites villes ou villages macédoniens et thraces, 21 % des réfugiés (233 familles) se seraient installés sur la commune même de Salonique, tandis que 66 % d’entre eux (742 familles) auraient choisi les communes périphériques de la région urbaine et des campagnes environnantes (planche 10). Au-delà du cercle étroit des communes limitrophes de Salonique, la présence des Rossopondi demeure restreinte. Un premier regroupement méridional, autour de Nea Michaniona et Agia Triada, apparaît nettement : les littoraux touristiques ne sont probablement pas étrangers à ce phénomène. À l’est, Langadikia et son centre d’accueil mis à disposition par l’ΕΙΥΑΡΟΕ engendrent une nouvelle zone de concentration des Pontiques, dans un milieu resté essentiellement rural. Au nord et à l’ouest de la ville, la situation est moins nette, les sites sont plus dispersés, et les cas distincts : banlieues résidentielles (Oraiokastro et Philyro), industrielle (Sindos), ou villages agricoles aux riches terroirs et aux larges étendues cultivées (Kouphalia et Nea Messimvria).

37À l’intérieur de l’agglomération urbaine, aucun quartier n’est épargné par le mouvement migratoire (planche 11). Les Pontiques sont présents du nord au sud, des quartiers les plus riches aux plus pauvres. Il n’y a pas d’» espace réservé », ni de politique de répartition interne à la ville. Deuxième trait marquant : la surreprésentation du Nord par rapport au Sud. Si Salonique attire le plus fort contingent d’immigrés, la commune d’Eleftherio-Kordelio vient immédiatement derrière avec 152 familles. La précarité des conditions de vie n’est pas à écarter : une déclaration d’adresse au lieu-dit « dépôt » et à la gare de chemin de fer, laisse planer un doute sur le sens des mots : s’agit-il des quartiers, ou bien des lieux proprement dits ?

38La corrélation des communes d’installation actuelles avec celles des années 1920 est forte. Les quartiers de Kalamaria, Ano et Kato Toumba, par exemple, ont accueilli au début du siècle un grand nombre de réfugiés d’Asie Mineure, mais relativement peu de Pontiques. Les Rossopondi y sont encore aujourd’hui peu représentés. Au contraire, Polichni a conservé un caractère fortement pontique. Les nouveaux arrivants y ont probablement trouvé un soutien relationnel et une aide à leur intégration, preuve que des liens se sont maintenus malgré les années de séparation imposées par le rideau de fer. Cela explique également que vingt-sept familles enregistrées à la Fédération panhellénique aient été renvoyées vers Katerini, autre lieu d’implantation pontique en Macédoine. Panorama n’a en revanche attiré que peu de nouveaux venus : les premiers habitants pontiques se sont peut-être dispersés dans l’agglomération. L’hypothèse la plus plausible demeure que le profil socio-économique très élevé a contribué à refouler les immigrés démunis.

39Comme les Arméniens qui craignent toujours, depuis le génocide de 1915, un « complot » turc, les Grecs du Pont ont conservé de leur persécution un très fort sentiment d’insécurité. Comment envisager le maintien de leur présence dans des régions hostiles de l’ex-URSS, où les incendies de magasins et d’échoppes privées, le sac de bâtiments publics, se font sous le couvert de groupes qui scandent des slogans nationalistes, où une querelle de marché et un étal renversé débouchent sur des émeutes inter-ethniques et plusieurs dizaines de morts ? Couvre-feu, état d’urgence, présence de blindés et intervention de l’armée n’arrivent plus à assurer la sécurité des populations. La plupart des affrontements locaux connaissent une dérive, où les communautés minoritaires sont prises à partie : les revendications deviennent ouvertement islamiques et anti-russes. Lorsque circulent des rumeurs sur l’organisation de prochains pogroms contre les Juifs, les Arméniens ou les russophones, la tension monte et la psychose ainsi engendrée pousse nombre de familles à l’exode. Les Grecs du Pont n’échappent pas à ce mouvement. De même, lorsque la guerre devient ouverte, ne peuvent-ils rester totalement à l’écart des conflits qui voient s’affronter Arméniens, Azéris, Abkhazes et autres Ouzbeks.

40Depuis la Catastrophe d’Asie Mineure, les conditions d’installation ont largement évolué. À l’inverse de leurs prédécesseurs, les Pontiques d’aujourd’hui ne trouvent plus à leur arrivée un environnement humain familier. Le visage de Salonique s’est complètement transformé. Même si les plaines macédoniennes et thraces rebutaient déjà les paysans des montagnes caucasiennes, la connaissance du turc leur permettait dans les années 1900-1920 d’établir des relations ouvertes avec les Musulmans résiduels de l’endroit; un dialogue équivalent pouvait s’instaurer avec les voisins bulgares, dont la langue rappelait les accents du sud de la Russie. Ces motivations linguistiques n’ont pas influencé le gouvernement dans sa décision d’orienter les nouveaux réfugiés vers les marges thraces de la Grèce21. La Turquie a rapidement protesté contre ce plan, compris comme une tentative d’altération de la composition ethnique de cette région sensible, où se localise la minorité musulmane de Thrace occidentale. La présence de populations pontiques au cœur de la capitale macédonienne constitue le dernier avatar du processus d’hellénisation de Salonique, engagé au début du siècle.

Notes de bas de page

1 Référence à l’article de R. Ilbert, « Qui est grec ? La nationalité comme enjeu en Égypte ( 1830-1930) », Relations internationales, 54, 1988, pp. 139-160.

2 Υπουργείο Υγείας και Πρόνοιας.

3 Pour de plus amples précisions sur les formes linguistiques, l’ouvrage récemment paru de G. Drettas, Aspects pontiques, Paris, 1997, 792 p., constitue une grammaire fondamentale de la langue pontique et rassemble quantité d’informations sur le sujet.

4 OAED, Οργανισμός Απασχόλησης Εργατικού Δυναμικού.

5 ΕΙΥΑΡΟΕ, Εθνικό Ιδρυμα ϒποδοχής και Αποκαταστάσης Αποδήμων και Παλιννοστούντων Ομογένων Ελλήνων.

6 ΠΟΠΣ, Πανελλήνια Ομοσποντία Ποντιακὠν Σωματείων.

7 Εύξεινος Λέσχη Θεσσαλονίκης.

8 Παναγία Σουμελά.

9 Ομοσποντία Σωματείων Ελληνοποντίων.

10 Makedonia, fascicule mensuel de mars 1993, p. 126.

11 Ministère des Affaires étrangères, Direction..., Ο ελληνισμός..., op. cit., 1992, pp. 142-144.

12 Makedonia, mars 1993, p. 128.

13 Sur les étapes historiques de formation de la diaspora pontique en Russie, cf. V. Agtzidis, Ποντιακός ελληνισμός. Από τη γενοκτονία και το σταλινισμό στην περεστρόïκα (L’Hellénisme du Pont. Du génocide et du stalinisme à la perestroïka), Salonique, 1992, 324 p., et M. Bruneau, « Territoires de la diaspora grecque pontique », L’Espace géographique, 3, 1994, pp. 203-216.

14 Ελληνική Δημοκρατία του Πόντου.

15 V. Agtzidis, Ποντιακός ελληνισμός..., op. cit., 1992, pp. 287-289.

16 La scène se déroule au milieu des années 1910. C. Samouilidis, Στους πέντε ανέμουςop. cit., 1991, p. 342.

17 E. Voutira, « Pontic Greeks Today : Migrants or Refugees ? », Journal of Refugee Studies, vol.4, n° 4, Oxford University Press, 1991, pp. 411-413.

18 C. Samouilidis, Στους πέντε ανέμους..., op. cit., 1991, pp. 349-350.

19 M. Maravelakis, A. Vacalopoulos, Οι προσϕυγικες εγκατάστασεις στην περιοχή της Θεσσαλονίκης (L’Établissement des réfugiés dans la région de Salonique), Salonique, 1993, pp. 5-8.

20 Οργανισμός Τηλεπικοινωνιων της Ελλάδος, Organisme des télécommunications de Grèce

21 J. Dalègre, La Thrace grecque. Populations et territoires, L’Harmattan, Paris, 1997, 268 p.

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