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Introduction à la première partie

p. 13-17


Texte intégral

1La destruction d’une partie des imposantes murailles qui avaient contenu la ville depuis sa fondation est sans conteste une date fondamentale de l’histoire contemporaine de Salonique. Les travaux, qui s’inscrivent dans le cadre des réformes des Tanzimat, débutent en 1866 par la suppression de la section nord-est des remparts, et se poursuivent avec l’abattement des fortifications maritimes en 1869. Ces initiatives coïncident avec une reprise de la croissance démographique : confinée autour des 50 à 70 000 habitants depuis le début du xviie siecle, la cité double le nombre de ses résidents dans la seconde moitié du xixe siecle, pour atteindre 135 000 âmes en 19051. C’est le début d’une série de grandes transformations. Les prémices de l’agglomération, puis de la future région urbaine, se dévoilent.

2Les récits des voyageurs du xixe siecle fournissent nombre de descriptions qui, malgré certains lieux communs, sont riches d’informations très vivantes sur l’état de la métropole, sa population et les paysages environnants. Au début des années 1810, Edward Clarke, à l’instar de nombre de ses contemporains, est particulièrement frappé par les remparts majestueux qui cernent les habitations et les dissocient si nettement des déserts alentours :

« The walls of Salonica give a very remarkable appearance to the town, and cause it to be seen from a great distance, being white-whashed ; and, what is still more extraor-dinary, they are also painted. They extend in a semicircular manner from the sea, inclosing the whole of the buildings within a peribolus, whose circuit is fïve or six miles ; but a great part of the space within the walls is void2. »

3Les 53 000 habitants de l’époque se trouvent relégués dans un espace clos, ouvert sur l’extérieur par une douzaine de portes, dont les plus célèbres, situées de part et d’autre des deux axes de circulation principaux de la ville (Agiou Dimitriou et Egnatia), se nomment portes de Kalamaria, de Letaia, du Vardar et Fausse Porte d’Or.

4Quelques décennies plus tard, Victor Bérard décrit l’évolution du tissu urbain qui accompagne l’abattement des murs :

« Étrangère, tournant le dos au reste du pays, bien close dans son enceinte, que deux grosses tours rondes rattachaient solidement à la plage, Salonique semble n’avoir pas encore osé mettre le pied hors de ses murs. C’est à peine si du côté de l’est, le long de la mer, vers les monts et la presqu’île de Chalcidique, elle a risqué un long et étroit faubourg de villas et de jardins. Du côté de l’ouest, pour aller au-devant du chemin de fer, elle a abattu l’une de ses tours et renversé un pan de sa muraille. Mais, de ce côté encore, le faubourg s’arrête tout près de la ville, à la station de chemin de fer. Sur tout le reste de la périphérie, une courte zone de cimetières ou de cultures maraîchères borde son enceinte ; après cette frange, c’est la montagne pelée ou la plaine rase, le marais, l’allu-vion encore vierge, la brume de poussière et la buée fiévreuse3. »

5C’est vers cette périphérie peu engageante que la ville s’est progressivement développée.

6L’installation des réfugiés d’Asie Mineure provoque dès les années 1920 une nouvelle phase de développement. Les terres insalubres et marécageuses des environs sont peu à peu assainies et mises en construction. La commune de Salonique se voit adjointe de nouvelles municipalités voisines, îlots de colonisation et villages de réfugiés progressivement incorporés dans l’agglomération, qui atteint pratiquement les dimensions que nous lui connaissons aujourd’hui. Créée en 1940, l’agglomération urbaine – dont la seule réalité est statistique – compte treize communes en 1951. Elle en comprend aujourd’hui quinze. Est-ce à dire qu’entre-temps la croissance impulsée par le flot des réfugiés s’est tarie? Dotée de 297 164 habitants en 1951, l’agglomération a atteint 749 048 âmes selon le dernier recensement de 1991. Ce critère de délimitation statistique ne correspond plus à un ensemble urbain qui s’est extraordinairement densifié et qui a changé de dimensions.

7Il est paradoxal que la ville ait subi son plus intense développement au moment même où son arrière-pays balkanique traditionnel se réduisait de façon drastique. Cette remarque est valable à plusieurs époques : dès les Tanzimat, la réduction de l’aire d’influence ottomane dans les Balkans et l’émergence de nouveaux États nationaux ont institué des frontières sur un espace où la circulation était auparavant libre. L’explosion démographique des années 20 est intervenue dans un contexte balkanique entièrement bloqué, les frontières albanaise, yougoslave, bulgare et turque rivalisant d’imperméabilité. Dans son célèbre ouvrage4, Pierre Risal, sceptique sur les possibilités offertes à une cité désormais privée des atouts traditionnels de sa prospérité, dressait de Salonique au lendemain de son annexion un funeste portrait :

« La guerre des Balkans aura été fatale à Salonique. Elle a arrêté son essor, l’a brisé peut-être, en détachant violemment le port de son hinterland millénaire. [...] [Salonique] serait le seuil de toute l’Europe centrale, la grande escale entre l’Allemagne et Suez. Le condominium balkanique devait [la] transformer en une ville fédérale qui établirait entre les alliés de 1912 une solidarité étroite et féconde. Le port macédonien deviendrait le grand marché des Balkans. Grecs, Serbes et Bulgares seraient intéressés à sa prospérité. Mais le sort en aura décidé autrement. Un peuple vers qui vont toutes les sympathies est installé en ce moment à Salonique. Saura-t-il s’y maintenir ? »

Notes de bas de page

1 Données du recensement ottoman de 1905.

2 E. Clarke, Travels in Various Countries of Europe, Asia and Africa, tome II, « Greece », Londres, 1816, p. 443.

3 V. Bérard, La Macédoine, Paris, 1897, p. 173.

4 P. Risal, La Ville convoitée..., op. cit., pp. XIV et 365.

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