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Introduction

p. 5-12


Texte intégral

L’enjeu d’une conquête territoriale

« Mon but, c’est un hymne vers Dieu selon mes forces, une doxologie pleine de componction, en remerciement de ce qui a été donné à notre cité gardée par Dieu, amie du Christ et amie du martyr : un inébranlable rempart spirituel, une infranchissable muraille contre les démons et les barbares, un refuge paisible à l’abri des tempêtes du siècle, une éternelle protection des corps et des âmes. [...]
[Le martyr] se montra en tenue de soldat sur la muraille, perça de sa lance entre deux menons le premier ennemi qui montait par l’échelle et posait déjà le pied droit sur le mur, et le rejeta à l’extérieur : en dégringolant le long de l’échelle il renversa ceux qui le suivaient et tomba mort à terre, laissant sur les créneaux des gouttes de son sang [...] »
Recueil de l’archevêque Jean de Salonique, treizième miracle, d’après P. Lemerle, Les Plus Anciens Recueils des miracles de saint Démétrius et la pénétration des Slaves dans les Balkans, CNRS, Paris, 1979, tome 1, p. 4 et p. 130.

1Ces écrits du viie siècle, tirés de la plume de l’archevêque Jean de Salonique, se rapportent à une attaque menée contre la capitale macédonienne par une coalition de tribus slaves, Avars, Sklavènes et « barbares d’autres races », au mois de septembre de l’an 586 de notre ère. Le Saint Patron du lieu, Agios Dimitrios, y multiplie les exploits et les miracles qui permettront à Salonique d’éviter les affres d’une mise à sac, le pillage systématique de ses richesses et la soumission humiliante du bon peuple grec aux hordes sauvages d’un envahisseur venu d’un lointain ailleurs. Protégée par ses inexpugnables murailles, la ville se trouve ainsi à l’abri des agresseurs qui déferlent en nombre sous ses créneaux : elle s’affirme comme un rempart de l’hellénisme et de l’orthodoxie, un front pionnier de civilisation en terre hostile.

2Ces récits pieux et guerriers, datés de plus de treize siècles, sont porteurs d’une vision et de sentiments que bon nombre de Saloniciens ne renieraient pas aujourd’hui. Les représentants de la République macédonienne indépendante, ex-République fédérée de Yougoslavie – « τα Σκόπια » –, ne sont-ils pas les derniers émissaires en date des envahisseurs sklavènes ? L’iconographie véhiculée par les épiques exploits du saint Protecteur rejoint directement l’image de la ville telle qu’elle est promue dans les discours officiels, mais également dans les conversations courantes, celles de la rue. N’est-il pas normal après tout que les Saloniciens se posent en héritiers et légataires de leur Saint Patron, dont la basilique consacrée trône à l’entrée d’Ano Poli, et rappelle à tous quotidiennement le glorieux passé de la cité ?

3Depuis la déclaration d’indépendance en 1991 de la République de Skopje, les murs de la ville, les vitrines des magasins et tous les documents publics revendiquent continuellement à qui veut l’entendre que « H Μακεδονία είναι ελληηκή και η πρωτεύουσα της Θεσσαλονίκη » (« La Macédoine est grecque et sa capitale est Salonique »). La menace des hordes slaves n’est pas seule à stimuler l’activisme politique des habitants de la région. Les Saloniciens gardent le souvenir des multiples massacres perpétrés par l’occupant ottoman sur la grande esplanade qui jouxte la basilique, en représailles aux insurrections qui jalonnent l’histoire du xixsiècle. Turcs et Slaves se rejoignent dans leur rôle d’intrus et d’agresseurs, et se relaient au premier rang du panthéon des ennemis de la nation et de l’hellénisme.

4Au-delà du passé historique tourmenté de la métropole macédonienne, la « ville convoitée1 » est une idée contemporaine de l’émergence de l’État grec indépendant, et du processus d’expansion territoriale lancé au xixsiècle, attisée par les revendications irrédentistes contradictoires des jeunes voisins d’un Empire ottoman en sursis. Voici comment le quotidien athénien Ephimeris évoquait la situation de Salonique et de sa communauté grecque le 22 septembre 1888 :

« Si la Macédoine est pour l’hellénisme d’aujourd’hui ce que les poumons sont au corps, Salonique est l’œil malheureux de la Macédoine en même temps que son esprit, car elle est le plus haut siège politique et administratif de cet illustre pays. La communauté grecque de Salonique est aujourd’hui ce qu’elle devrait être à tout le moins : l’œil et l’esprit de l’hellénisme en Macédoine. Le devenir et le maintien de cet hellénisme dépendent en grande partie d’elle. Le sort de tout l’hellénisme dépend de sa survie. [...] Aucune des communautés grecques de Turquie n’a été depuis longtemps si persécutée par les génocides, divisions et discordes que celle de Salonique. [...] La communauté grecque de Salonique est des plus riches et des plus connues du monde ; d’après les Grecs macédoniens (Μακεδόνες Ελληνες), on s’y trouve au centre de toutes les énergies politiques et gouvernementales de tout ce pays. »

5Une ère nouvelle s’ouvre avec la fin de la première guerre balkanique, qui libère la ville pour la rendre à ses occupants premiers. Après plus de quatre siècles de Turcocratie, Salonique redevient grecque. Le 26 octobre 1912, à la fin d’une course-poursuite entre les armées hellénique et bulgare, le maréchal Hasan Tahsin Pacha, à la tête du 8e corps d’armée turc, signe au roi Constantin un acte de reddition, le jour même des festivités des Dimitria2. Les evzoni entrent dans Salonique le 11 novembre, avant l’arrivée des combattants bulgares. Cet événement allait augurer une série de transformations majeures, au rang desquelles les réformes engagées lors des Tanzimat3 font a posteriori pâle figure. C’est le début d’une grande entreprise de « colonisation intérieure ».

6La grécité si longtemps occultée de la métropole ne se rétablit pas immédiatement avec l’installation des troupes hellènes, fières descendantes des partisans de la révolution nationale. Le 26 octobre 1912 marque l’imposition d’une nouvelle souveraineté nationale, et surtout le coup d’envoi du long processus d’appropriation du territoire, qui est l’objet de notre étude. La ville porte encore aujourd’hui les stigmates des bouleversements qui ont fait suite à un rattachement vieux d’à peine quatre-vingt-cinq ans.

7Depuis 1912, la métropole s’est pratiquement métamorphosée, ne laissant subsister que quelques traces apparentes de son passé ottoman pourtant si proche. Ces transformations mémorables expliquent les violents contrastes paysagers de l’agglomération actuelle. Tandis que les alignements de bars modernes et d’immeubles en verre sur le bord de mer rassemblent à heures fixes sur l’avenue Nikis les Saloniciens en quête de divertissements, les nombreuses et célèbres églises byzantines, les remparts, l’arc de Galère et les maisons macédoniennes de la ville haute suscitent la préférence des touristes. Il faut un œil averti pour discerner, derrière les immeubles clinquants et les façades néoclassiques, les seuls monuments turcs à avoir survécu : trois mosquées, quatre bains et un bazar couvert, passablement délabrés. Seule une plaque commémorative rappelle qu’à l’emplacement de l’actuel consulat turc, rue Isaïas, dans une de ces typiques maisons à sachnisia4, naquit Mustapha Kemal Atatürk.

8Salonique est en chantier. Mais les chantiers eux-mêmes s’interrompent pour laisser place aux fouilles archéologiques qui se multiplient. La ville se développe, et sa croissance se heurte toujours davantage à son passé, qui resurgit dès le moindre coup de pioche. Le renouvellement incessant du parc immobilier et sa densification progressive ont donné naissance à un urbanisme monotone de blocs bétonnés. Le tissu urbain historique a été absorbé dans une uniformité sans teint. Les bâtiments érigés après la première grande catastrophe subie par la ville, l’incendie de 1917, tombent eux-mêmes progressivement en ruine. Les balcons s’effondrent, risquant de blesser les passants, et les façades ne s’opposent plus aux ravages du temps. Le vieux quartier commerçant et la ville haute, épargnés par l’incendie, soumis à des mesures de rénovation et de rajeunissement, semblent mieux résister que les autres à ce mouvement. Leurs rues désertées et délabrées s’animent grâce aux marchands ou aux nouveaux résidents venus s’installer là. Chacun se transforme le soir ou le week-end en maçon pour améliorer l’état des bâtisses. Mais jusqu’à quand ces îlots préservés résisteront-ils à l’agression et à la pression foncière environnante ?

9Sur le plan démographique, le remaniement a été total. La ville est passée de 157 889 habitants en 19135, à 297 164 en 1951, et à 749 048 âmes d’après le dernier recensement de 1991. La région urbaine atteint pratiquement le million d’individus. L’essentiel de la croissance tient du grand exode rural qui a secoué la Grèce après la guerre civile, tandis que la transformation des composantes ethno-confessionnelles s’est accomplie dans la première moitié du siècle. La communauté grecque de Salonique atteignait approximativement 15 % de la population locale à la veille de l’annexion et du premier exode des musulmans vers la Turquie. Elle constituait 25 % des citadins en 1913, et 99,3 % en 1951. Comment une telle mutation a-t-elle pu se réaliser si rapidement? Cela n’a pu être qu’au prix de multiples traumatismes. La ville cosmopolite du début du siècle s’est effacée par étapes successives. La mosaïque de populations juive, slave, turque, valaque, albanaise, arménienne, a été remplacée par un flot d’immigrants et de réfugiés hellènes issus d’horizons proches ou lointains, dans un va-et-vient incessant de mouvements migratoires contraires.

10Parallèlement, la ville s’est énormément étendue. Le panorama le plus vaste que l’on puisse obtenir de la métropole se situe à proximité de l’Eptapyrgio, sur les hauteurs de la vieille ville, et en particulier de la cour du monastère des Vlatades. Le regard s’y étend sur plusieurs dizaines de kilomètres : au sud-est, au-delà de l’université, vers Kalamaria et la péninsule du Petit Karabournou ; au nord-ouest, vers la place Vardaris et l’axe de la rue Monastiriou, qui marquaient la limite de la zone d’extension du bâti à la fin du xixsiècle. Il est bien plus difficile d’apercevoir les zones récemment construites. Les jours où soufflent les vents du Vardar (le Vardaris) sont particulièrement propices à l’observation. Une fois dissipées les masses vaporeuses qui stagnent de façon semi-permanente sur le golfe Thermaïque, apparaissent au lointain le profil longitudinal du Grand Karabournou et ses petits noyaux urbains échelonnés le long de la côte ; plus au nord, les formes tourmentées des deltas du Gallikos et de l’Axios le disputent aux colonnes de fumée échappées des cheminées d’usines6.

11Dans cette analyse de la dynamique de croissance de Salonique, l’identification des phénomènes et le comblement des lacunes ont été prioritaires. Le volet économique du sujet a été quelque peu occulté, pour n’aborder que les aspects démographiques et spatiaux : étant donné la taille de l’agglomération, les investigations ne pouvaient s’orienter que vers une approche sectorielle. Les auteurs grecs ont fourni des ouvrages relatifs à la morphologie, l’architecture ou la sociologie de la cité7. La grande faiblesse – pour ne pas dire l’inexistence – des documents cartographiques disponibles sur la métropole a orienté nos efforts vers la production d’un atlas qui puisse appuyer le discours, et suppléer au flou et à la méconnaissance traditionnelle de cet espace urbain. Ce n’est pas le moindre défi, puisque les supports cartographiques sont eux-mêmes rares, partiels, et généralement périmés. L’accent a été porté sur une cartographie à multiples échelles, qui allie dans un jeu de renvois les niveaux internationaux, nationaux, régionaux et locaux, afin que les phénomènes soient abordés sous plusieurs angles d’approche complémentaires.

12Sur le plan démographique, les difficultés n’ont également pas manqué. Certes, les recensements ont été systématiquement exploités, ainsi que d’autres données de l’ESYE8, mais les limites de ces sources sont apparues rapidement. Les mouvements migratoires, notamment, ne pouvaient être abordés que par un biais indirect. L’échelle communale des données statistiques réduisait aussi considérablement les possibilités d’analyse de l’agglomération, fût-elle composée de quinze municipalités.

13De la ville à l’agglomération et à la région urbaine finale, Salonique a été soumise à un double processus d’expansion et de restructuration. Comment s’articulent ces deux tendances et comment s’appliquent-elles à l’espace urbain et à la population locale ? Telles sont les deux questions fondamentales qui ont orienté notre analyse. Le développement s’est généralement réalisé sans intervention directe de l’État. Il est de règle de parler de « croissance spontanée », indépendante de tout contrôle des autorités. La période de l’entre-deux-guerres souffre toutefois d’une quasi-exception : le projet de reconstruction du centre-ville après l’incendie de 1917 a été piloté depuis Athènes, et il a introduit une rupture fondamentale dans l’organisation interne et le mode de fonctionnement socio-économique de la cité. De la même manière, le flux des réfugiés d’Asie Mineure a entraîné l’application d’un programme conséquent, visant à fournir aux dizaines de milliers d’exilés un logement et des conditions de vie acceptables.

14Malgré tout, l’immixtion de l’État ne saurait être considérée autrement que comme ponctuelle et limitée. Les constructions et installations sauvages ont été massives et n’ont pu être endiguées totalement. D’une certaine façon, l’État n’est intervenu que pour régulariser les situations les plus critiques, travail d’autant plus long et coûteux qu’il se produit toujours a posteriori. L’explosion urbaine d’après guerre répond aux mêmes mécanismes, davantage accentués. Les plans d’aménagement, élaborés dans les bureaux athéniens, sont restés lettre morte, parfaitement décalés par rapport à la réalité de la progression galopante du bâti. La densification du parc immobilier fut telle que des quartiers ont été totalement renouvelés, au premier rang desquels figurent précisément les lotissements destinés aux réfugiés, qui avaient vu le jour en banlieue.

15Face à cette semi-anarchie, la dynamique propre du marché foncier est apparue comme un processus régulateur et une piste de recherche prometteuse, susceptible d’apporter quantité d’explications sur le processus d’appropriation territoriale. Plus que l’analyse d’une planification urbaine inappliquée, l’étude des mécanismes d’accès à la propriété immobilière et de transfert de biens s’est révélée essentielle à la compréhension du mode de croissance. Cette démarche fut particulièrement rentable, tant les archives et les documents compulsés ont été riches en éléments nouveaux.

16Dans un article paru en 1985, S. Tzortzakaki-Tzaridi affirme de manière retentissante qu’« il ne serait pas exagéré de soutenir que Salonique, son district cadastral et ses villages alentour, en particulier, mais aussi plus généralement la Macédoine, sont encore sous domination turque du point de vue du régime de propriété des biens immobiliers9 ». Par cette assertion, l’auteur se réfère au fait que le cadastre ottoman de Salonique est encore aujourd’hui le seul disponible du secteur. Mais la portée du propos dépasse largement ce cadre réducteur. La législation foncière grecque, par exemple, a intégré des pans entiers du droit ottoman sur les terres. Le problème cadastral nous renvoie ainsi directement au processus d’accaparement territorial abordé initialement.

17Toutefois, entamer une recherche cadastrale dans un pays qui n’entretient pas de cadastre, n’est-ce pas adopter une attitude incohérente vouée à l’impasse ? Faute de pouvoir être abordée de front, la question sera traitée de façon indirecte, c’est-à-dire par la multiplication des recours à des sources partielles. Hélas, les archives où sont entreposés depuis 1912 tous les actes juridiques de transferts de propriété, le Conservatoire des hypothèques (Υποθηκοϕυλάκειο), me sont restées fermées. Les achats, ventes, héritages entre particuliers, sont ainsi demeurés hors de portée immédiate. Les organismes d’État chargés de fonctions cadastrales ont en revanche fourni une documentation extrêmement riche, qui a permis d’appréhender en contrepoint la globalité des mouvements de transfert de biens immobiliers, et de les rapporter systématiquement à l’évolution des composantes ethno-confessionnelles de la population. Les deux mécanismes de transformation du marché foncier et de renouvellement démographique sont concomitants. La législation sur les terres, via une série d’expropriations et d’échanges de biens, conformes aux accords internationaux, a accompagné le départ des Musulmans, des Slaves et d’une partie des Juifs, facilitant l’enracinement territorial d’une multitude de Grecs allogènes.

18Les premières mesures qui concrétisent l’annexion sont d’ordre symbolique : les grandes mosquées sont converties, les minarets abattus, et les églises byzantines retournent à leur culte d’origine ; les toponymes turcs et slaves sont progressivement éliminés pour être remplacés par des noms grecs. Les infrastructures de communication se mettent en place : la métropole macédonienne est reliée à Athènes par chemin de fer en 1916. Si l’intégration administrative, économique et décisionnelle est rapide10, l’« hellénisation » démographique ne sera totalement acquise qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’appropriation de la terre n’a quant à elle jamais été totalement achevée. Chassés, poursuivis ou plus simplement en fuite, les indésirables ont d’abord obéi à un réflexe de survie. Mais, même hors d’Hellade, les propriétaires Israélites, bulgares, albanais ou autres ont continué à réclamer et à faire valoir leurs droits. Inversement, quantité de réfugiés grecs démunis ont lutté contre les obstructions, afin d’acquérir un lopin ou une demeure et d’assurer leur réinstallation. Obligé de réguler cet échange et de régenter les conflits d’intérêts, l’État a fait écran tant bien que mal.

19La dialectique du développement urbain se résumerait dans ces conditions à une priorité accordée par les services de l’État à l’intégration territoriale, aux dépens des mécanismes de contrôle de la croissance. Ce n’est peut-être pas un hasard si le projet d’élaboration d’un cadastre à l’échelle nationale émerge seulement à l’heure actuelle, au bout de près d’un siècle de transition, à l’instigation de la Communauté européenne. Le nouveau cadastre ferait ainsi office de remise à plat, de nouvelle donne foncière, et concrétiserait pour la région – et pour tout le pays – la fin de la période de transition.

20La politique d’intégration territoriale ne peut être que l’objet de décisions délibérées des autorités politiques. Les événements sont parfois venus d’eux-mêmes prêter main forte à l’entreprise. L’incendie de 1917 et l’extermination des Juifs de la ville par les Allemands en 1943 ont si grandement contribué à l’« hellénisation » de la cité que la responsabilité et l’inertie des Grecs ont été systématiquement évoquées. Malgré l’émission d’une série de timbres consacrée à Salonique, aucun souvenir phi-latélique ne mentionne ces événements tragiques. L’inauguration sur le boulevard Papanastasiou le 23 novembre 1997 d’un monument aux victimes de la Shoa est venue combler tardivement les attentes de la petite communauté Israélite locale, après l’absence remarquée de la Grèce aux cérémonies de commémoration du cinquantenaire de l’Holocauste, célébrées à Auschwitz en 1995.

21L’affirmation constante et imprescriptible de la grécité de la « capitale des réfugiés » passe notamment par l’imposition d’un nom unique, revendiqué comme tel : face au Θεσσαλονίκη11 grec, l’emploi des substantifs slave Soloun, turc Selânik, valaque Sarouna, hébraïque Saloniki, est interprété comme une mise en cause de la spécificité hellénique de la ville. C’est oublier que la forme « Σαλονίκη » – dont découlent toutes les désignations suspectes ci-dessus, ainsi que leurs dérivés français (Salonique), italien (Salonico), anglais et espagnol (Salonica), etc. –, est apparue au cours du Moyen Âge (xie siècle), par simplification phonétique et intégration des spécificités dialectales de l’Hellade du nord12. N’est-ce pas oublier que les Saloniciens eux-mêmes se contentent actuellement, dans le langage courant, d’un très éludé Θσαλουνίκ’, et réclamer des « xeni » (étrangers) plus que de dû ? À tout prendre, la transcription de ce nom, si difficilement prononçable pour un non-Grec, en « Thessaloniki » serait préférable au compromis hybride de « Thessalonique », bien que cette dernière francisation soit la plus fréquemment usitée dans les Évangiles.

22Depuis le début de mes recherches en 1991, six années se sont écoulées au cours desquelles de fréquents déplacements sur le terrain m’ont permis d’amasser une documentation consistante. Deux fois par an, des séjours réguliers de deux à trois mois consécutifs ont été consacrés à la collecte de données statistiques, cartographiques et autres, à l’exploration des divers sites de l’agglomération salonicienne et de ses alentours, à des excursions dans les villes de l’hinterland macédono-thrace et à la visite de quelques grandes métropoles balkaniques à des fins comparatives.

23Afin de mener à bien ces investigations, le soutien actif de l’École française d’Athènes a été très précieux, tant comme structure d’accueil en Grèce que comme organisme accréditeur auprès des instances administratives helléniques. L’Institut de géographie de l’université de Provence secondé par l’UMR Telemme a également appuyé mes démarches et participé au financement de mes multiples voyages. Mes remerciements sont particulièrement adressés à Émile Kolodny, directeur de recherche au CNRS qui, depuis le début, a suivi mon cursus avec attention, n’a jamais tari d’encouragements, a su faire preuve d’une grande disponibilité et d’une certaine rigueur à l’égard de mes écrits. La mission que nous avons effectuée ensemble à Salonique et à Plovdiv en 1995 restera un souvenir mémorable. Sa détermination dans la quête d’informations, teintée d’un relatif détachement, demeure un exemple de l’attitude à adopter face aux résistances des diverses administrations helléniques, alors que ma patience atteignait ses limites. Du côté grec, Alexandra Yerolympou et le département d’aménagement du territoire de l’École d’architecture de l’université Aristote, ainsi que Andonis Satrazanis du Centre d’histoire de Salonique, ont largement facilité mes pérégrinations dans le dédale des bureaux saloniciens. Je rends hommage à tous ceux qui ont bien voulu appuyer mes démarches, ont répondu à mes attentes et à ma curiosité, et dont la liste serait ici très longue à édicter. L’amitié sincère que je porte à beaucoup de Saloniciens n’a d’égale que ma gratitude.

24Pourtant, les difficultés ont été parfois déroutantes. L’amabilité de certains fonctionnaires est souvent flétrie par le comportement suspicieux, ou abruptement incorrect, d’autres employés à l’égard d’un étranger trop importun. En contrepartie, des archives et des documents insoupçonnés ont été dévoilés, sans que l’on pût jamais savoir quel sésame en avait ouvert l’accès. L’approche scientifique doit invariablement dépasser et combattre les discours de propagande politiquement orientés. Salonique le mérite. Les longues heures passées à arpenter les ruelles populeuses, à discuter avec quelques passants ou amis, m’ont appris à aimer cette ville, à apprécier ses paysages et ses gens. Cette recherche n’aurait pu voir le jour sans un attachement sincère envers ce lieu qu’un de mes aïeuls visita en son temps, dans des conditions plus mouvementées, pour rejoindre le front d’Orient. Après l’enfer de Verdun et Guebwiller, j’imagine que mon arrière-grand-père a intensément goûté à la douceur de vivre salonicienne. Du moins celui-ci n’a-t-il pas fini au cimetière de Zeïtenlik... La mémoire de ce poilu anonyme a sans doute inconsciemment joué dans mon attirance pour la métropole de Macédoine et pour l’Hellade.

Notes de bas de page

1 Référence à l’ouvrage de P. Risal, La Ville convoitée : Salonique, Paris, 1914, 368 p.

2 Fêtes patronales annuelles.

3 Nom donné à la série de réformes engagées à partir de 1839 en vue de la modernisation de l’Empire ottoman.

4 Forme caractéristique de l’architecture macédonienne traditionnelle : projection fermée de l’étage, munie de baies vitrées.

5 Données du premier recensement effectué par l’administration grecque en Macédoine.

6 L’observateur chanceux pourra même au crépuscule discerner les contours abrupts des monts de Piérie et de l’Olympe, qui marquent la frontière méridionale de la Macédoine.

7 Les deux seuls ouvrages publiés à caractère géographique qui traitent exclusivement de Salonique sont ceux d’A. Yerolympou, H ανοικοδόμηση της Θεσσαλονίκης μετά την πυρκαγιά του 1917 (La Reconstruction de Salonique après l’incendie de 1917), Salonique, 1985, et de V. Dimitriadis, Τοπογραϕία τῆς Θεσσαλονίκης κατά την ’εποχή της τουρκοκρατίας 1430-1912 (Topographie de Salonique à l’époque de la turcocratie, 1430-1912), Salonique, 1983.

8 Εθνική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος, Office national statistique de Grèce.

9 S. Tzortzakaki-Tzaridi, « H έρευνα στο οθωμανικό κτηματολόγιο και το αρχείο της οθωμανικής οικονομικής εφορίας (“La recherche sur le cadastre ottoman et l’archive de la perception économique ottomane”) », Actes du colloque des agronomes, topographes et ingénieurs B.E., Salonique, 1985, pp. 153-176.

10 Sur cette question, G. Burgel a clairement montré dans de nombreux ouvrages et articles la manière dont Athènes a su imposer son hégémonie sur l’ensemble du territoire et a brisé les résistances urbaines locales. Cf. bibliographie.

11 Cassandre fonda Salonique en 315 av. J.-C. et lui donna le nom de sa femme, la demi-sœur d’Alexandre.

12 Se référer pour plus de précision à A. Thavoris, « Θεσσαλονίκη-Σαλονίκη. H ιστορία του ονόματος της πόλεως (“Thessaloniki-Saloniki. L’histoire du nom de la ville”) », Salonique, tome 1, 1985, pp. 1-22.

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