Féminisation et « modernisation » de la vie politique : quelques commentaires à partir des cas de l’Inde et du Pakistan
p. 121-126
Texte intégral
1Août 2013
2L’adjectif « paradoxal » est souvent utilisé pour qualifier la position des femmes dans la vie publique des États de l’Asie du Sud. Il serait ainsi paradoxal que l’Inde ait été dirigée par une femme dès les années 1960 et le Pakistan dès les années 1980, devançant bien des pays d’Europe. Cette « avance » sud-asiatique surprend car l’égalité des sexes semble être dans ces pays un objectif encore lointain, comme en témoigne le ratio hommes/femmes toujours déclinant en faveur des hommes et les affaires de violences contre les femmes. Nonobstant les amalgames et préjugés sur lesquels repose cet étonnement, il n’en reste pas moins intriguant que, malgré la faible représentation politique des femmes, Indira Gandhi en Inde et Benazir Bhutto au Pakistan aient pu prendre la tête de leur parti et de leur pays. Le paradoxe a souvent été résolu en arguant de l’exceptionnalité de ces figures. Filles de Premiers ministres (respectivement de Jawaharlal Nehru et de Zulfiqar Ali Bhutto), elles ne devraient leur accès au pouvoir qu’au poids des logiques familiales et dynastiques.
3Toutefois, depuis une vingtaine d’années, les femmes sont activement encouragées à s’engager politiquement. En Inde, l’introduction en 1992 d’un quota de 33 % de femmes dans les institutions locales a considérablement féminisé le jeu politique local. Une mesure similaire a été mise en place en 2000 au Pakistan, suivie en 2002 d’un quota de 17 % des sièges au sein des assemblées législatives. Un projet de quota au sein des assemblées législatives indiennes est aussi en discussion au Parlement depuis 1996, mais n’a toujours pas été voté. Mais, même en l’absence de quotas, le nombre de femmes parlementaires augmente de façon régulière et a dépassé la barre des 10 % aux dernières élections (en 2009). Par ailleurs, en Inde comme au Pakistan, l’augmentation de la participation politique des femmes est présentée comme un phénomène positif, signe de « modernisation » sociale et de démocratisation. Il faut toutefois se garder de voir dans ces discours une « découverte » récente de l’importance de l’égalité entre les sexes. En effet, la préoccupation pour la représentation politique des femmes est ancienne sur le sous-continent, et pour exceptionnelles qu’elles soient, les ascensions de Benazir Bhutto et Indira Gandhi ne sont sans doute pas si paradoxales. De même, les politiques de quota qui existent dans les deux pays sont autant le résultat des pratiques britanniques de gestion des colonisés que de l’idéal égalitaire. Il convient donc de repenser l’histoire de la féminisation de la vie politique comme une marche vers la démocratie et la « modernité ».
La représentation des femmes au sein des Parlements de l’Inde et au Pakistan
4Les femmes ont été des actrices majeures de la vie politique indienne dans la première moitié du xxe siècle, que ce soit au sein des mouvements nationalistes ou au sein d’organisations féministes. Dans les années 1920, suite au lobbying intense des mouvements féministes, les femmes ont acquis des droits politiques similaires aux hommes dans la majorité des provinces de l’Inde coloniale. Mais, dans la mesure où le suffrage était censitaire, très peu avaient effectivement le droit de vote. L’Inde coloniale est devenue indépendante (et a été divisée) en 1947. Dans les deux pays, la période qui a suivi l’indépendance a été marquée par un certain reflux des femmes en dehors de la vie politique institutionnelle. En Inde, la proportion de femmes parlementaires a décliné dans les années 1960 et 1970 (graphique 1) et elles étaient encore plus faiblement représentées au Pakistan, en dépit des quotas (graphique 2). En effet, le niveau des quotas était bas (autour de 5 % des sièges jusqu’au début des années 1980) et ils fonctionnaient comme un plafond plutôt qu’un tremplin. Ainsi, ce n’est qu’en 1977 qu’une femme a été élue pour la première fois à l’Assemblée nationale sur un siège non réservé. Par ailleurs, après les élections de 1988, les quotas, qui étaient une mesure temporaire, ont cessé de fonctionner.
5Si l’on fait exception des élections pakistanaises de 1988, il n’y a jamais eu plus de 10 % de femmes députées en Inde ou au Pakistan avant les années 2000. Toutefois, il faut souligner que les logiques d’inclusion et d’exclusion politique des femmes sont plus complexes que ces graphiques le montrent. En effet, les femmes ne constituent pas un groupe homogène et certaines femmes ont été particulièrement marginalisées, notamment les femmes des minorités religieuses (les musulmanes en Inde, les chrétiennes et les hindoues au Pakistan) et les femmes de basses castes en Inde (de la catégorie des « Other backward » classes). Par ailleurs, ces graphiques suggèrent une rupture entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 qui pourrait être liée au contexte international. En effet, le programme d’action issu de la Conférence sur les femmes organisée par les Nations unies à Pékin en 1995 appelait explicitement aux quotas, et dans les années 1990 et 2000, près d’une centaine de pays ont adopté ce type de mesures. Toutefois, en Asie du Sud, l’enjeu de la participation politique des femmes a été abordé bien plus tôt et a été traité comme une question relevant à la fois de l’égalité entre les sexes, mais aussi de la modernité et de l’identité nationale.
Représentation politique des femmes et modernité : de James Mill à Pervez Musharraf
6Un des arguments utilisés pour justifier de la colonisation du sous-continent indien était celui de la supériorité de la civilisation britannique. Cet argument reposait entre autres sur l’idée que les femmes seraient mieux protégées par les Britanniques que par les hommes indiens. On trouve ainsi cette idée sous la plume de James Mill dans son Histoire des Indes Britanniques publiée en 1817. De ce fait, la cause des femmes est devenue un problème public central dans la société coloniale, impliquant des acteurs multiples, de l’administration aux réformateurs sociaux, et à partir du début du xxe siècle, les mouvements féministes et nationalistes. Dès la fin des années 1920, les Britanniques ont défendu la participation politique des femmes et leur représentation dans les assemblées par le biais de quotas. Si certains nationalistes récusaient les droits politiques des femmes au nom de la « culture » indienne, les deux grands mouvements nationalistes (le Parti du Congrès et la Ligue Musulmane) ont soutenu le droit de vote des femmes. Les leaders indépendantistes comme Jawaharlal Nehru (pour le Congrès) et Muhammad Ali Jinnah (pour la Ligue) justifiaient leur position en soutenant que l’engagement politique et social des femmes était une étape fondamentale du processus de modernisation devant mener à l’indépendance. Après l’indépendance et la partition de 1947, en Inde comme au Pakistan, la discrimination entre les sexes a été interdite par la Constitution. La majorité des intervenants dans les (courts) débats concernant l’égalité des femmes ont insisté sur l’importance de cette mesure. Un argument important était qu’en faisant des femmes des citoyennes à part entière, l’Inde et le Pakistan s’affirmaient comme de grandes nations, devançant bien des pays. Par ailleurs, au Pakistan, République islamique, l’égalité entre les sexes était perçue comme une façon de contrer la mauvaise réputation de l’islam vis-à-vis des droits des femmes.
7Dans les années 1950 et 1960, la question de la représentation politique a été moins présente dans l’espace public. Le débat a été relancé dans les années 1970, dans un contexte d’internationalisation de la cause des femmes. En 1975, l’Inde et le Pakistan ont participé à la Conférence mondiale sur les femmes de Mexico. Par la suite, la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1979, a introduit le principe de la discrimination positive pour les femmes, ouvrant la voie aux quotas. Ce processus de changement de paradigme en matière de représentation des femmes a abouti en 1995 lors de la conférence de Pékin. Le programme d’action issu de cette conférence affirme que la participation politique des femmes est importante non seulement pour l’égalité, mais aussi pour renforcer la démocratie, améliorer la gouvernance et pacifier la vie sociale.
8Cette rhétorique se retrouve en Inde dès le début des années 1990. En effet, l’adoption d’un quota pour les femmes dans les institutions politiques locales en 1992 s’inscrit dans un vaste plan visant ostensiblement à approfondir la démocratie. De même, un argument important en faveur du projet de loi relatif aux quotas dans les Assemblées est qu’en adoptant cette loi, l’Inde montrera au monde sa modernité. À cet égard, on peut souligner que l’un des effets de ce discours est de stigmatiser les opposants au projet de loi comme étant « archaïques ». Ainsi, le statut des femmes n’est pas uniquement un marqueur de modernité vis-à-vis du reste du monde, mais il l’est aussi au sein de la société indienne. On observe une logique similaire au Pakistan, où des quotas de 33 % de femmes dans les institutions locales et de 17 % dans les assemblées législatives ont été mis en place au début des années 2000. C’est à Pervez Musharraf, arrivé au pouvoir suite à un coup d’État militaire en 1999, que l’on doit cette réintroduction des quotas pour les femmes. Après son coup d’État et surtout après les attentats du 11 septembre 2001, Musharraf souhaitait incarner la « modération éclairée » face aux mouvements islamistes en prônant un islam « moderne », caractérisé par son ouverture aux droits politiques des femmes.
9Ainsi, en Inde comme au Pakistan, malgré une réelle mal-représentation politique des femmes, l’association entre l’idée de modernité et la participation politique des femmes est ancienne. Il importe cependant de rappeler que les quotas, tels qu’ils ont été conçus par les Britanniques, s’inscrivaient dans un vaste programme d’identification de groupes sociaux, définis sur la base de leur « spécificité culturelle » ou de leur « vulnérabilité ». Les quotas étaient alors un outil permettant de répondre à la diversité du corps social, mais aussi d’essentialiser les différences entre les groupes. Ainsi, le fait que les quotas soient dans les deux pays la principale réponse à la mal-représentation politique des femmes souligne la persistance de représentations différentialistes des rôles politiques, les femmes continuant d’incarner une forme d’altérité au sein de l’espace public.
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Indications bibliographiques
10.3917/crii.055.0137 :Dutoya, Virginie, « Féminisation des parlements, quotas et transformation de la représentation au Pakistan et en Inde », Critique Internationale, no 55, 2012, p. 137-158.
10.1017/CHOL9780521268127 :Forbes, Geraldine, Women in Modern India, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
10.1177/006996670203600302 :Roy, Anupama, “The ‘Womanly vote’ and Women Citizens: Debates on Women’s Franchise in Late Colonial India”, Contributions to Indian Sociology, vol. 36, no 3, 2002, p. 469-493.
Auteur
Université de Tours
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