Justice pour les pauvres ou pauvre justice
p. 115-119
Texte intégral
1Mai 2013
2Régulièrement vanté par les médias indiens comme l’une des formes les plus abouties des mécanismes alternatifs de règlement des différends, le Lok Adalat (« tribunal populaire ») est un produit relativement récent dans le débat sur la « justice pour les pauvres ». Pensé pour pallier les défauts des systèmes judiciaires postcoloniaux et des pays en transition, ce mouvement international promu par la Banque mondiale et une multitude d’autres organisations internationales et de donneurs du PNUD à des ONGs locales, vise à permettre l’accès à la justice pour les plus vulnérables en restaurant un système juridique indigène mieux adapté aux plus pauvres. Répondant aux besoins des sans-voix et centré sur les acteurs locaux d’une communauté donnée, cette approche ascendante doit apporter conscience des droits et justice à tous ceux dans le besoin. Non contradictoire et informelle, le Lok Adalat, tout comme son pendant indonésien l’Adat Council, prend le parti d’une approche néo-anthropologique du droit qui cherche à réconcilier les différents éléments d’une institution hybride en atténuant les faiblesses du système formel tout en utilisant les forces des anciennes traditions normatives.
3Ce recours à un passé idéalisé et salué pour ses nombreuses vertus intrinsèques n’a pas toujours été bien accueilli par les « indigènes » eux-mêmes. Le retour du Lok Adalat ou de l’Adat n’est en effet pas exactement un phénomène naturel. Il doit autant à des décisions politiques précises portant des objectifs sociaux concrets qu’il emprunte aux traditions juridiques passées. S’il évite les tourments du processus institutionnel formel qu’il dénonce comme inefficace, il ne sert pas pour autant de stimulus pour réformer le système et en l’absence d’avocat, de clarification sur le droit applicable ou de possibilité de faire appel de la décision, ne fournit pas non plus aux victimes une justice de qualité.
4À cet égard, la scène asiatique offre un superbe laboratoire de l’accès à la justice alors que les dernières années ont produit des exemples passionnants de tensions, évolutions et espoirs d’amélioration. Cette courte note se propose de présenter rapidement quelques-unes des principales discussions qui ont stimulé le débat sur la « justice pour les pauvres » en Inde, Chine et Indonésie tout en s’interrogeant sur les défauts, mais aussi sur les succès des systèmes de justice formels et informels post-coloniaux ou en transition dans des économies en développement rapide.
De bas en haut
5Dès les années 1950, quelque temps après l’indépendance indienne, certains membres de la majorité du Congrès au pouvoir ont exprimé leur désaccord avec une réforme juridique imaginée par les modernistes et qui empruntait encore trop à l’héritage colonial britannique. Pour apporter harmonie et conciliation, mais aussi au grand dam des réformateurs comme B. R. Ambedkar (le père de la Constitution indienne), ils proposèrent de restaurer les panchayats traditionnels. Si bien que les nyaya panchayats ou tribunaux panchayats furent mis en place dans le cadre de la réactivation des panchayats dans les années 1950. Cette version moderne de la tradition indienne était toutefois bien différente de ses prédécesseurs : les nyaya panchayats devaient appliquer le droit national écrit plutôt que le droit coutumier et n’étaient pas composés des chefs des castes mais de représentants élus. Pas exactement informels, mais pas non aussi formels que le système officiel de justice, les nyaya panchayats ne répondaient semble-t-il pas aux attentes de la population rurale si bien qu’ils disparurent rapidement. Parmi les avocats de la cause sociale, certains estimèrent que cet échec était le fait d’un niveau inadapté de formalisme qui ne correspondait pas aux objectifs mis en avant par les promoteurs de l’informalité : un système peu onéreux, rapide et de conciliation fondé sur des normes coutumières. L’idée d’une justice indigène mieux adaptée aux besoins des nécessiteux resta quoiqu’il en soit très en vogue au sein des cercles intellectuels et judiciaires ce qui, comme nous allons le voir, conduisit progressivement à l’adoption du modèle des Lok Adalats.
6L’Indonésie offre un autre exemple d’un retour planifié des normes coutumières. Dans l’Indonésie post-coloniale coexistaient en effet une pluralité de normes traditionnelles, de règles héritées du colonisateur ou encore de droit musulman. Le droit coutumier ou du village (Adat) avait été officiellement supprimé de 1874 à 1935 et ré-établi pour une courte période jusqu’à ce que la nouvelle république se forme. La reconnaissance du droit coutumier était en effet analysée comme en contradiction avec la construction d’un État-nation moderne et ne demeurait donc que comme une source secondaire. Si bien que l’on dut attendre les début des années 1990 pour observer une réactivation de la tradition utile au politique.
De haut en bas
7Il faut dire que des méthodes plus formelles d’accès à la justice pour les pauvres voyaient progressivement le jour à l’époque dans toute l’Asie et tout particulièrement en Inde. Dans les années qui suivirent la période de l’État d’urgence, les réformateurs indiens étaient soucieux d’actualiser et de réaliser les promesses constitutionnelles en termes de droits si bien qu’a progressivement émergé une version indienne de la Public Interest Litigation (PIL). Le terme de PIL trouve ses origines dans la stratégie américaine de défense des droits qui accompagna les mouvements des droits civiques des années 1960 et a été par la suite largement utilisé dans le monde entier en référence aux multiples manières dont des recours contre l’État dépassant le simple intérêt individuel ont été jugés en faveur des victimes. Mais c’est en Asie, et précisément en Inde, que la PIL a atteint sa version la plus sophistiquée bien qu’aussi parfois ambiguë. Cette nouvelle démocratie judiciaire révolutionna la politique indienne alors même que les solutions extraordinaires recherchées par la population éloignaient la PIL de sa signification générale. Induite et menée par le juge, la PIL indienne questionnait la séparation traditionnelle des pouvoirs et les distinctions entre l’œuvre de justice et le travail législatif. Jamais complètement débarrassée de ses accents populistes, la PIL indienne a néanmoins incarné une véritable révolution juridique et politique qui a apporté bon nombre d’évolutions sociales positives. Mais elle a aussi progressivement glissé des catégories les plus démunies vers la classe moyenne se rapprochant ainsi de la PIL américaine pour se trouver au centre d’une controverse sur « l’activisme » et même « l’excessivisme judiciaire ». Comme si le juge non élu en venait à remplacer un politique devenu impuissant.
8Il est intéressant de constater que la PIL indienne est aussi le ferment de bien d’autres incarnations originales de la « Public Interest Litigation » en Asie. Si bien qu’une PIL chinoise se développe elle aussi. Si elle se réfère également à des recours collectifs liés à la mise en œuvre compliquée des droits économiques et sociaux, l’approche chinoise naissante de la PIL diffère néanmoins très nettement de son prédécesseur indien. Dans un État-Parti autoritaire, l’inexistence d’une justice indépendante explique en partie cette différence fondamentale, mais bien d’autres spécificités chinoises entrent en ligne de compte si bien que la situation actuelle apparaît comme unique.
De bas en haut à nouveau
9Les résultats obtenus par une approche plus formelle comme la PIL n’ont pas suffi à répondre aux attentes des nombreux pauvres qui attendaient que justice leur soit rendue. Avec des populations énormes et relativement peu de moyens juridiques, l’Inde, l’Indonésie et la Chine retournent à nouveau, dans des contextes différents et avec des moyens eux aussi différents, à des techniques plus informelles/traditionnelles qui en partant de la base doivent étancher la soif de justice des citoyens.
10En Inde, le premier Lok Adalat s’est réuni en 1982. L’objectif de cette justice semi-institutionnelle est de résoudre des différends liés à des affaires dites de faible nature (accidents, petits vols, affaires familiales ou de voisinage) avant que celles-ci ne soient portées devant des tribunaux déjà extrêmement encombrés. Utilisé comme une sorte d’arène de médiation, le « tribunal » Lok Adalat est composé de travailleurs sociaux, d’enseignants en droit, et de juges à la retraite à qui l’on demande de donner conseil aux pauvres en apportant ainsi réconciliation et harmonie à la société. Cette justice sous l’arbre Bayan a été peu à peu institutionnalisée si bien qu’une Haute Cour Adalat a été établie en 2000. La loi applicable reste toutefois très vague tout comme la nécessité pour les parties d’être représentées par un avocat. Des accidents de la circulation aux questions de retraite en passant par celles de divorces les Lok Adalat résolvent des milliers d’affaires dans toutes l’Inde. Mais rendent-ils pour autant la justice ?
11En Indonésie, le régime post-Suharto de 1999 a mis en place un vaste processus de décentralisation dans lequel la reconfiguration des structures des villages passait également par la réactivation des conseils Adat donnant ainsi l’autorité aux chefs des villages de régler les différends. Mais ici encore, en dépit des nobles inspirations qui visent à apporter la justice au village, le manque de clarté sur les normes applicables et leur hiérarchie, l’immense diversité des traditions indonésiennes dans l’ensemble de l’archipel, et la déconnexion du système de l’Adat de celui de la justice formelle en l’absence de possibilité de faire appel des décisions ne rendent pas justice à cette réactivation du passé.
Les sirènes de la tradition
12Généralement considérés comme un succès par les donneurs internationaux et les autorités locales, ces mécanismes alternatifs de règlement des différends qui empruntent à un passé recréé se révèlent être bien trop souvent l’expression d’une justice de seconde zone. Si ces solutions d’accès à la justice peuvent apporter une forme de cohésion sociale à l’échelle locale, elles ne participent pas nécessairement à des objectifs démocratiques plus ambitieux tant elles reproduisent les anciens systèmes de domination et d’exclusion des plus faibles. Ce pain que l’on donne aux pauvres et qui leur permet d’obtenir une justice rapide et sans coût tout en servant à surmonter les problèmes du système formel sont autant de manifestations paternalistes d’une réticence à partager les bénéfices de la croissance. Comme si les pauvres de ces géants émergents devaient attendre une autre phase de développement pour que justice leur soit rendue.
Bibliographie
Bibliographical indications
Choukroune, Leïla, “Corporate Liability for Human Rights Violations: The Exxon Mobile Case in Indonesia », in Michael Faure and Andri Wibisana (eds), Regulating Disaster, Climate Change and Environmental Harm, Lessons from the Indonesian Experience, Edward Elgar, 2013.
Choukroune, Leïla, “Labour Dispute Settlement in China”, in Paolo Farah (ed), China’s Influence on Non-Trade Concerns in International Economic Law, Ashgate Publishing, 2013.
Choukroune, Leïla, “Labour Rights Litigation in China and India”, in Surya Deva, Socio-Economic Rights Realization in China and India, Routledge, 2013.
Auteur
Université de Maastricht
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