Brunei 2011, entre habileté diplomatique et rente pétro-gazière
p. 81-84
Texte intégral
1Septembre 2011
2Situé à 300 km au sud-ouest de la pointe nord de Bornéo, Brunei est de dimensions modestes : 400 000 habitants (un dixième de la population de Singapour) sur 5 765 km² (l’équivalent en superficie de la Corse, huit fois Singapour), encastrés dans le Sarawak dont la division de Limbang coupe son territoire en deux. La population compte quelque 35 % d’immigrés, qui se décomposent comme suit : 9 % de Malais de Malaysia, 8 % de Chinois de diverses provenances, 1 % d’« autres indigènes » malaysiens, 17 % de Philippins et d’Indonésiens.
3Sur la base des maigres sources écrites et de l’archéologie, l’on repère à Brunei dès la fin du xe siècle l’existence d’une royauté marchande caractérisée par le commerce du camphre et l’intégration aux réseaux de la mer de Chine méridionale (plus précisément de Quanzhou), par l’intermédiaire desquels elle entre en contact avec l’islam au milieu du xiiie s. Le commerce chinois continue de se développer à Brunei sous les Yuan alors qu’émergent à Java-Est des réseaux concurrents. Le raid mongol de 1292 à Java1 ouvre alors la voie à la constitution de Majapahit, qui étend progressivement son réseau de tributaires jusqu’à Brunei. Suite à la reprise d’une politique maritime par les Ming dès 1370, Brunei rejoue la carte chinoise pour se dégager des Javanais, mais cette fois en même temps que celle des réseaux malais qui se coagulent autour de Malaka. Comme son homologue de Malaka, le maharaja de Brunei adhère à l’islam au début du xve siècle. Le sultanat profite du délitement de Majapahit puis de la prise de Malaka par les Portugais (1511) pour s’assurer du contrôle des ports de la côte ouest de Bornéo, de Sulu et de Manille. Mais l’élan tourne court après l’attaque espagnole de 1578. Il s’ensuit une lente érosion commerciale (xviie-xviiie s.), qui prive progressivement Brunei des moyens de la suzeraineté sur le maillage d’embouchures dont il constitue l’épicentre. Les tensions internes attirent ensuite les prédateurs étrangers, au sud, d’abord, où les Brooke s’emparent en un demi-siècle (1840-1890) de Sarawak, au nord ensuite, où la North-East Borneo Company met en trois décennies (1877-1904) la main sur le Sabah. Sauvé in extremis par les Britanniques de l’absorption par Sarawak, le sultan Hashim leur remet ses droits souverains en 1906.
4Brunei est doté – à crédit – par les Britanniques des instruments d’un État moderne. Suite à la découverte de pétrole à Seria (1929), sa dette est remboursée au milieu des années 1930. Après les destructions massives de la Seconde Guerre mondiale, la cession de Sarawak et de Nord Bornéo au Royaume-Uni, puis la fusion administrative de Brunei et de Sarawak alimentent un courant nationaliste. Le sultan Omar Ali Saifuddin III (1950-1967) redéfinit alors le « modèle » brunéien : il jette en 1954 les bases d’un État-providence, conceptualise le Melayu Islam Beraja ou MIB, définissant la « malayïtude » en termes d’islamique et de monarchique, signe un traité avec les Britanniques et promulgue une Constitution (1959). L’offre d’élargissement de la Fédération malaise à Singapour et aux trois territoires britanniques de Bornéo entraînant une forte opposition, le PRB (Partai Rakyat Brunei – Parti populaire de Brunei), favorable à une Fédération de Bornéo-Ouest, remporte la totalité des sièges aux élections, puis lance une insurrection en décembre 1962, matée par les Britanniques. En juin 1963, le sultan refuse d’intégrer la Malaysia. Le 4 octobre 1967, il abdique en faveur de son fils aîné. Le maintien de l’état d’urgence, l’autonomie interne (1971) et la manne pétrolière permettent ensuite de prévenir toute agitation politique.
5Le 1er janvier 1984, l’indépendance démarre sous les plus favorables auspices : les hydrocarbures assurent selon les années entre 40 et 60 % du PIB et 90 % des exportations. L’adhésion à l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est) en janvier 1984 est aussitôt suivie de l’établissement de relations diplomatiques avec le camp occidental, qu’accompagnent de multiples partenariats dans le domaine de la défense. Le sultan affirme de surcroît sa solidarité avec les pays musulmans : il se rend personnellement au sommet de Rabat lors d’admission du Brunei à l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) et invite Yasser Arafat au Brunei. Mais suite à l’élargissement de sa zone de pêche à 200 miles nautiques mesurés à partir de la ligne côtière de base, les relations se compliquent rapidement avec le Vietnam, les Philippines et la Malaysia.
6Brunei vote donc en faveur de l’intervention des Nations unies au Koweït, ce qui contribue au maintien d’un régiment de gurkhas britanniques près des installations pétrolières. Et s’il intègre à sa diplomatie de plus en plus de pays étrangers à son horizon géostratégique immédiat, il normalise avec la première puissance militaire régionale, la Chine, en septembre 1991. Tout en soutenant (1992) la déclaration de l’ASEAN sur la mer de Chine méridionale, il transforme sa zone de pêche en une zone économique exclusive (ZEE) en juillet 1993, au grand dam de la Malaysia. Les négociations internes à l’ASEAN autorisent toutefois la constitution du « triangle de croissance » BIMP-EAGA (Aire de développement de l’est de l’ASEAN/Brunei-Indonésie-Malaisie-Philippines) en mars 1994. En août 1995, Brunei accueille la deuxième rencontre annuelle du Forum de l’ASEAN sur la sécurité (ARF). Le sultan normalise de concert ses relations avec les candidats à l’intégration dans l’ASEAN, Vietnam (1992), Laos et Myanmar (1993). La crise financière asiatique est enfin l’occasion pour Brunei d’affirmer une solidarité exemplaire avec ses voisins : en sus du dollar singapourien auquel il est lié par une parité fixe et un currency board, il soutient le ringgit malaysien (août 1997), accorde une aide d’1,1 milliard US$ à l’Indonésie (novembre 1997), suivie d’une seconde tranche en 1998, et contribue à hauteur de 500 millions US$ au plan du FMI en Thaïlande. Ces bons procédés sont récompensés par la tenue des vingtièmes jeux sud-est asiatiques à Bandar Seri Begawan en août 1999. À cette insertion régionale positive s’ajoute une activité croissante au sein des organismes multilatéraux : en 1995, le Brunei accorde une aide à la Bosnie et au Moyen-Orient au titre de l’OCI et est admis au FMI. Le sultanat contribue de surcroît largement aux agences onusiennes et au Commonwealth tout en dénonçant régulièrement la politique israélienne.
7Au seuil du troisième millénaire, Brunei a donc réussi son intégration dans le concert des nations, illustrée par la tenue en novembre 2000 du 8e sommet de l’APEC, qui s’accompagne de la visite d’État des présidents sud-coréen et chinois et de la signature d’un accord commercial avec les États-Unis. Un an plus tard, il accueille le 7e sommet de l’ASEAN et le 1er sommet ASEAN + 3 (ASEAN + Chine, Corée du Sud, Japon). Brunei est également reconnu comme un acteur à part entière de la sécurité régionale, ce qu’attestent (entre autres) l’exercice conjoint de lutte contre la piraterie mené par sa police maritime et les garde-côtes japonais en août 2002. Rien d’étonnant donc à ce que le sultanat, qui dispose de trente-deux ambassades à l’étranger et entretient des relations diplomatiques avec plus de cent pays, rentre à la Banque asiatique de développement (avril 2006), puis à l’Organisation mondiale du travail (janvier 2007).
8L’ASEAN demeure toutefois le champ privilégié de la diplomatie brunéienne. Conformément au calendrier de mise en œuvre de l’AFTA (Zone du marché libre de l’ASEAN), les tarifs douaniers entre les cinq pays fondateurs de l’ASEAN et Brunei (ASEAN - 6) baissent à moins de 5 % en janvier 2003. En décembre 2005, Brunei devient partie prenante du CAFTA, qui prévoit la disparition quasi complète des droits de douane entre la Chine et les membres de l’ASEAN - 6 en janvier 2010. L’ASEAN continue de bénéficier de l’assistance du sultanat, qui s’élargit à la sécurité et à l’humanitaire : dix officiers brunéiens partent aux Philippines participer à l’encadrement d’un accord signé avec le Moro islamic Liberation Front (MILF) en octobre 2004 ; en 2008, les Brunéiens demandent à diriger l’équipe internationale en charge de la surveillance du cessez-le-feu à Mindanao après le retrait des Malaysiens. Brunei accorde une aide à l’Indonésie (Aceh, en 2005, puis Yogyakarta en 2006) et au Myanmar (après le cyclone Nargis, en 2008). Il s’engage en sus dans la sauvegarde de la forêt équatoriale en intégrant en février 2007 plus de 60 % du sol national au projet de conservation « Heart of Borneo », qui doit préserver un tiers de la surface de l’île.
9Il reste que le conflit larvé avec la Malaysia éclate début 2003 quand les blocs (concessions pétro-gazières) M et L que Kuala Lumpur venait d’accorder à un consortium dirigé par Petronas-Murphy se révèlent partiellement recouvrir le bloc K et surtout le bloc J, dont Brunei avait attribué l’exploration à un consortium mené par Total-Fina-Elf. Six ans plus tard (mars 2009) est enfin signé un accord frontalier entre Brunei et la Malaysia ; les modalités de mise en exploitation desdits blocs sont précisées en septembre 2010.
10Au 1er janvier 2011 et aux rythmes et technologies actuels, Brunei aurait quinze années de réserve de pétrolière (1,35 milliards de barils) et plus de trente de gaz (400 milliards m3), et ce sans compter les gisements en eau profonde que la résolution du différend avec la Malaysia rend désormais accessibles. Grâce aux hydrocarbures, Brunei génère en 2010 un PIB de quelque 15 milliards de US$ ; ses 35 000 US$ de PIB per capita en font le deuxième pays le plus riche de l’ASEAN après Singapour. S’il dégage structurellement deux excédents, budgétaire et des paiements courants, sa topographie urbaine (absence de quartiers d’affaires, sous-occupation du front de mer, etc.) révèle toutefois des choix opposés de ceux des « émirats » (Koweït inclus) du Golfe persique : la prise de risque financier y est réduite ; l’immigration, plafonnée à quelques 35 % de la population totale. Au regard de la très forte protection sociale dont jouissent les nationaux, de leur niveau de vie élevé, de l’État de droit et de l’atonie de la vie politique (un parlement nommé n’a été réinstauré qu’en 2004), l’opposition y est inexistante.
Notes de bas de page
1 Outre le Japon et Java-Est, les escadres mongoles ont tenté de conquérir le Tonkin, mais ne sont pas allé au-delà de la mer de Chine méridionale et des petites îles de la Sonde. L’armée mongole recrutait dans les pays conquis : les capitaines des navires et leurs équipages dépêchés en Asie du Sud-Est (encadrés par des généraux et des officiers mongols) étaient majoritairement des Chinois du Sud. De même que les armées mongoles qui ont saccagé Pagan (en Birmanie) et ont déferlé sur le nord de la Péninsule indochinoise étaient en grande partie composées de soldats de diverses ethnies thaïes, recrutés dans l’actuelle Chine du Sud. Il s’est ensuivi l’accélération de la descente des peuples thaïs en Péninsule et la formation de royaumes tels que Sukhothaï, le Lanna, etc., au xive s.
Auteur
Institut national des langues et civilisations orientales
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