D’un monde l’autre. Les années 1860
p. 93-102
Texte intégral
1La date de 1860 fait coupure. En quelques années se précipite une évolution commencée plus tôt. Irréversible elle fait basculer le Tétouan traditionnel dans le monde moderne. Le bombardement de Tanger et la défaite d’Isly, en 1844, avaient brusquement révélé la faiblesse du Maroc, l’anachronisme de ses structures anciennnes face aux dynamismes nouveaux de l’Europe. N’était-ce pas sa première défaite depuis plus de trois siècles ? Tout à coup éclatait, avec l’inversion des forces, les nécessaires remises en cause de l’ordre ancien. Les esprits se troublaient. Réforme ou refondation ? La grande question, qui n’allait cesser de tarauder le monde musulman, se posait à l’élite tétouanaise.
2Elle n’avait qu’à peine perçu le déclin annoncé. Elle sentait désormais venir les révolutions. Les difficultés, le rapport nouveau des communautés engendraient une crise identitaire. Le départ de certains musulmans fortunés vers Tanger ou Gibraltar, de juifs vers l’Oranie, n’est pas compensé par la venue, à chaque grande crise, qu’exacerbait l’union de la famine et de l’épidémie, de ruraux dont beaucoup ne retournaient point chez eux. Les juifs ne paraissaient plus tout à fait les mêmes. Ils étaient plus nombreux, plus pauvres souvent, ne vivant plus dans le même esprit citadin. Ils regardaient vers l’Europe où ils trouvaient des avocats. Une partie d’entre eux n’était insensible ni au renouveau du mysticisme juif ni au mirage de retour en terre promise. Les représentants européens intervenaient de plus en plus souvent et lourdement dans les affaires de la cité. Ainsi l’injonction et la menace française avaient provoqué la destitution de Ash-ash en 1851. Les protégés européens, chaque année un peu plus nombreux, créaient une nouvelle classe, marocaine dans ses droits et profits, étrangère dans ses devoirs.
3La guerre avec l’Espagne en 1859-1860 fut l’heure de vérité. Le conflit mûrit à l’automne pour éclater le 22 octobre. Les troupes espagnoles débarquèrent le 12 décembre à Ceuta et marchèrent dès le 13 sur Tétouan. L’exaltation emportait les deux partis. C’était comme si renaissait ici la flamme de la reconquista, ressurgissaient là toutes les nostalgies et les rancunes de l’exil ou de l’expulsion. En Espagne l’enthousiasme saisit toutes les régions, toutes les classes. Un vent de croisade emporta toute raison et toute critique1.
4A Tétouan, « l’ardeur patriotique atteint un degré extrême ». Tous les témoignages l’attestent. « A la nouvelle de la guerre un enthousiasme indescriptible éclata ! Les salves d’artillerie tonnèrent, des fantasias eurent lieu ainsi que des cérémonies dans les mosquées. Les santons parlaient de guerre sainte. Les Tétouanais se flattaient d’anéantir l’ennemi au premier choc. » L’unanimisme n’était cependant pas sans quelques réserves, par lesquelles se révélaient les fractures de la société tétouanaise. A ceux qui rêvaient de revanche et du mythe du jihad s’opposaient les prudents, prompts à mettre leurs biens ou leur personne à l’abri. Les juifs, étrangers à la lutte, étaient les plus divisés. Beaucoup voyaient dans les Espagnols des protecteurs.
5Le 6 février 1860, la ville se livrait à l’armée d’invasion, non sans avoir été en partie pillée par les tribus voisines, par fureur de la défaite et detestation du nanti. L’occupation se fit dans l’exultation du mellah1, dans la désespérance des musulmans. Elle dura 27 mois, jusqu’au 2 mai 1862. Les transformations visibles de la cité (nouveau plan d’urbanisme, ouverture d’une partie des murailles, transformation de l’église, constructions nouvelles) étaient moins importantes que les modifications sociales et les perturbations psychologiques.
6Il y eut, comme dans toute occupation, des collaborateurs et des résistants. Il y eut des haines intestines. La suspicion frappa les juifs, habituels boucs émissaires, sans doute, des temps difficiles, mais qui s’étaient de trop éclatante façon réjouis de la présence espagnole ou avaient tiré profit de trafics divers2. Ils manifestaient haut leur revendication d’un nouveau statut et, brandissant la protection européenne, annonçaient l’avènement d’un temps nouveau3.
7Le mythe communautaire était brisé. À la fois passéiste et millénariste, il avait entretenu, étroitement liés, les deux sentiments contraires du refuge et de l’attente dans le rêve d’une Andalousie idéale à recréer ou à retrouver. Si la nostalgie séculaire et diffuse de l’époque avait désormais trouvé chez les juifs un nouveau point d’ancrage, elle avait conforté chez beaucoup de musulmans l’amertume et le sentiment d’une histoire injuste recommencée. « La peur de l’avenir s’infiltre dans la juderia », note une historienne juive tétouanaise, « avec déjà le regret de voir se terminer ces vingt-sept mois d’une vie dynamique, d’ouverture et de retrouvailles avec l’Espagne. »
8La cassure était moindre entre les citadins et les tribus. Elle s’était néanmoins accrue, ravivant les vieux antagonismes. Le mot de trahison était proche, celui d’exploitation fréquent. Les ruraux garderont rancune et désir de revanche. La ville en subira les rudes effets dans les assauts de 1903-1904.
9Ainsi s’effaçaient, dans cette fin de siècle, les harmoniques que, malgré les antagonismes et les vicissitudes, Tétouan avait su créer et entretenir pendant quatre siècles de bonne et mauvaise fortune.
L’esprit des lieux
10Tétouan, ville andalouse marocaine. L’identité de la cité, son originalité, l’esprit des lieux tiennent à l’alliance de ces deux adjectifs. Que sa vie traditionnelle s’achève dans la guerre, que désignera son nom, porte plus que symbole. Un des meilleurs connaisseurs de la ville écrivait, voici près de cent ans : « La guerre a joué un rôle capital dans les destinées de Tétouan, car cette ville en supporta le poids principal ; elle fut en effet d’abord l’objectif, puis le point d’appui, le pivot des opérations militaires. C’est à l’ombre de ses murs que se tinrent les conférences pour la paix. Et le souvenir de la victoire des Espagnols, de leur essai d’installation dans cette partie du Maroc ne cessera de sitôt de se rattacher à l’écho de son nom ; de persister vivace dans le cœur de ses citoyens » (Joly).
11Tétouan est en effet une histoire inscrite dans des murs, une société encore perceptible, des mœurs toujours vivantes. C’est, tout aussi, un mythe et un ensemble d’images, de représentations collectives et individuelles. Ces vestiges de l’histoire et ses rémanentes perceptions s’affirment en traits permanents, politiques, économiques et sociaux, culturels enfin. Politiquement, la ville est marquée, dès sa refondation et à travers les siècles, par le principe de l’affirmation de la foi, du refus de son abandon, de la défense de l’Islam, en un mot, du jihad. Ses héros historiques sont des moujahidines, des combattants de la foi. Ce sentiment est entretenu par la présence de Ceuta, des sièges que l’on en fait depuis Tétouan, base arrière des combats, par la course, cette activité si méconnue de la cité. Un bon observateur pouvait noter le rôle de ce ciment dans les solidarités tétouanaises : « Fils d’Andalous ou de Rifains, postérité de ceux qui jadis firent briller la civilisation hispano-mauresque sous le beau ciel d’Andalousie ou descendants de ceux qui gardaient les chèvres dans l’âpre pays du Rif, [ils] ont, de père en fils, plus ou moins combattu contre l’Espagnol, avant-garde de la chrétienté dans ces parages comme ils l’étaient, eux, de l’Islam. »
12Lié à ce fond permanent, apparaît le rôle successif des « dynasties » locales qui, généralement, de père en petit-fils pendant trois ou quatre générations, imposent leur pouvoir, les Mandantes au xvie, les an-Naqsis au xviie, les Riffi au xviiie, les Ash-ash des xviiie et xixe siècles. Ils sont seigneurs de la guerre et de l’administration. La racine de leur pouvoir est dans la ville, mais leur stature et leur destin dépassent ses limites. Ils s’imposent souvent à tout le nord-ouest du Maroc, de Larache à Tanger et el-Ksar el-Kebir. Ils traitent avec l’Europe. Ils font et défont parfois les sultans qui, jusqu’à la dernière grande révolte de 1820-1822, doivent compter avec eux.
13L’autonomie face au pouvoir central ne signifie ni totale indépendance ni refus d’allégeance. Elle porte constamment suspicion à l’égard du pouvoir central et témoigne d’une profonde volonté de l’oligarchie des familles andalouses – sans le consensus desquelles le pacha ne pourrait ni accéder au pouvoir ni s’y maintenir – de demeurer maîtresses du jeu politique. La ville sut, à travers les siècles, intégrer les nouveaux venus parce qu’elle leur offrait un modèle complet de civilisation. Le double mouvement des apports successifs et de leur assimilation s’intègre dans une variante ou une nuance d’al-Andalus.
14Un temps, la ville fut la seule du Maroc à rappeler les cités méditerranéennes, avec ses bourgeois musulmans, ses juifs, ses Européens et ses Arméniens, l’église, les synagogues et les mosquées. Avec des liens noués dans toute la Méditerranée, les références ibériques des Andalous, des Morisques et des Sépharades, leurs relations avec les autres groupes de leur diaspora.
15Tétouan, ville fermée et secrète, était aussi ville ouverte à toutes les influences extérieures. Ville profondément andalouse, dans son fonds humain originel, et viscéralement attachée à ses origines ibériques, elle accueillait les Morisques et les juifs de Castille, les Riffains, les Algériens, les négociants fassis. Ces nouveaux venus s’intégraient, en conservant des traits originaux, cependant que s’affirmait la pérennité de l’influence – économique, administrative, politique – des grandes familles bourgeoises.
16La prospérité économique, trop souvent niée par les historiens marocains eux-mêmes au constat de l’ensommeillement du xixe siècle, avait été un facteur puissant de cohésion. L’artisanat fut des plus brillants. Et le commerce régional, dont témoigne l’étoile des routes rayonnant de la ville. Surtout, Tétouan fut, oublié par ses propres habitants aujourd’hui, un port important, un moment le premier du Maroc, aux liens étendus vers tous les horizons maritimes et loin dans l’Afrique profonde. Il put, dans la course, rivaliser un temps avec Salé ou Alger. Son nom était connu d’Amsterdam à Smyrne, de Londres à Tombouctou.
17La ville moderne actuelle, dont la population a décuplé, plus juxtaposée que substituée ou mêlée à la cité ancienne, n’a pas effacé les traces séculaires de son histoire. Dans ses murailles, elle a conservé la double marque de son origine andalouse, de son siècle d’or (1680-1780) marqué d’influences ottomanes. Mais plus que ces témoins matériels, qui maintiennent à l’aube du xxie siècle le cadre d’une cité andalouse de la Renaissance, ont perduré la culture, le folklore, les mythes qui constituent l’originalité du caractère du Tétouanais.
18L’identité du Tétouanais dans sa propre mentalité et dans celle de l’autre a toujours constitué un problème ; celui de sa conscience historique. Fier de son passé, de sa spécificité, le Tétouanais fut et reste mal compris par « l’autre ». Les racines de cette méconnaissance remontent à la refondation. Le Tétouanais associe individualisme et esprit civique. Il a le sentiment d’être incompris, mal aimé, maltraité, voire menacé, toujours visé. Il a tendance à se vouloir autosuffisant et à ne dépendre que de lui-même. Cela se traduit par son sens de l’économie et son autonomisme politique. Cet individualisme fut conforté par l’intégration sociale et la grande cohésion citadine.
19L’historien Dawud, lui-même tétouanais de souche andalouse, décrit le tempérament et l’esprit de la ville, non sans gommer les troubles, les excès, les zizanies, et peint l’image d’un Tétouanais stéréotypé dans une cité idéale : « Tétouan a toujours su comment vivre dans la dignité, défendant son orgueil et ayant toujours une bonne réputation, malgré sa faiblesse économique et la pauvreté de ses tribus environnantes. Ainsi les gens se sont accommodés du peu qu’ils possédaient, le trouvant largement satisfaisant. Ses faibles avaient un bon aspect, ses petits étaient propres, ses riches économisaient et étaient bien organisés. Leur vie était toujours heureuse, et ses travaux bien organisés et perfectionnés. Pour toutes ces raisons, ses habitants étaient tranquilles et vivaient en pleine sécurité, totalement résignés à leur destin. Voilà le bonheur chez les raisonnables et ceux qui connaissent la réussite. Nos remerciements au Dieu des habitants de la terre. »
20Nous avons voulu reproduire ces lignes résumant la définition de l’esprit tétouanais par un Tétouanais pleinement conscient et fier de son origine. En fait ce texte, écrit en 1959, montre la persistance d’une image qui a ici valeur de facteur historique. Ainsi le Tétouanais aisé et lettré du milieu de notre siècle se veut-il, veut-il se voir. Et voir sa ville. Métamorphose du mythe de al-Andalus. Recréé en terre marocaine. Des regards croisés naîtraient d’autres images, plus romantiques ou plus réalistes. Cependant Dawud a bien montré du doigt l’essentiel de la personnalité du Tétouanais : le sentiment de marginalité, celui d’orgueil du porteur de valeurs humaines et transcendantes. N’était-ce point ceux-là mêmes que ressentaient ses ancêtres andalous au moment d’aborder la terre marocaine, d’y refonder leur foyer en une cité nouvelle ?
21Ils l’enrichirent de tout ce que le terreau marocain leur fournissait et de tout ce que le vent des aventures et les trames du commerce leur apportaient de l’Europe proche, à la fois si étrangère et si présente, du Levant lointain, mais si intimement lié à leur foi.
Notes de bas de page
1 Sur l’enthousiasme en Espagne, cf. M. C. Lecuyer et C. Serrano La Guerre d’Afrique et ses représentations en Espagne (1859-1904), Paris, 1976.
2 Sur les actions antijuives, cf. N. A. Stillman, « Two accounts of the persecution of the Jews of Tetuan in 1790 », in The Diaspora Research Institute, vol. V, 1978, pp. 130-142, d’après F. von Dombay.
3 L’écho s’en trouve dans l’ouvrage très orienté de S. Lebovici ; cf. entre autres p.39 « Ainsi se terminait pour les juifs de Tétouan ce temps béni de leur liberté. Il leur faudrait retomber dans leur situation précaire d’antan, affronter en outre la sévérité des autorités marocaines qui, à n’en pas douter, les accuseraient d’avoir peu ou prou coopéré avec l’ennemi. Quelle dérision ! Par l’Espagne ils s’étaient aérés, avaient découvert le bonheur naturel d’une vie sans contraintes ni avilissement, avaient parfois connu une aisance dont ils n’imaginaient pas qu’elle put les atteindre jamais... », Chronique des juifs de Tétouan (1860-1896), Paris, 1984.
Notes de fin
1 Nouveau mellah Plan, 13
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Délos
Île sacrée et ville cosmopolite
Philippe Bruneau, Michèle Brunet, Alexandre Farnoux et al. (dir.)
1996