Huizhou, au pays des marchands lettrés
p. 581-586
Texte intégral
1Février 2010
2L’ancienne province du Huizhou, enclave montagneuse du Sud de l’Anhui, toute proche des Montagnes jaunes (Huangshan), est composée de six districts – Xiuning, Qimen, Shexian, Yixian, Jixi et Wuyuan –, et d’une ville, Tunxi. Elle est arrosée par la rivière Xin’an, une artère fluviale très tôt navigable qui permit aux habitants du Huizhou de s’enrichir dans le commerce et de développer une culture raffinée en pleine campagne. Bâtisseurs, mécènes, les marchands lettrés néo-confucéens du Huizhou – Huishang –, encouragèrent l’éducation et l’artisanat d’art. Aujourd’hui, sur un territoire resserré, aux allures d’estampe, des dizaines de villages, encore bien conservés malgré les destructions de la révolution culturelle et de la modernisation, témoignent de ce passé brillant.
Les marchands lettrés
3Le commerce du Huizhou qui prit vraiment son essor sous les Ming (1368-1644) restera florissant jusqu’à la révolte des Taiping (1851-1864). Les marchands partirent d’abord pour survivre. Ils firent progressivement fortune, d’abord en vendant les matières premières locales – bois, bambou, thé –, puis en profitant du monopole sur le sel accordé par l’empereur en échange de services rendus. Certains jouèrent le rôle de banquiers et de prêteurs sur gage. Ils établirent des ligues dans toutes les grandes villes de Chine et s’allièrent aux mandarins. Leur richesse fut telle qu’au milieu des Qing, on disait volontiers : « Sans commerçant de Hui, pas de villes. » Ces riches « émigrés », ayant fait fortune, vivaient séparés de leur famille, laissant femmes et enfants dans leur village natal où ils construisaient de splendides demeures pour les abriter. Ils revenaient au soir de leur vie y passer leur retraite, « feuilles retombées à la racine de l’arbre », entourés de faste et de respect, jouant les mécènes et les philanthropes pour améliorer le sort de leurs voisins moins entreprenants.
Une architecture vernaculaire
4Les résidences du Huizhou ont une architecture très caractéristique : hautes façades de brique chaulées de blanc et rarement percées de fenêtre, toits recouverts de tuiles plates en écailles de poisson d’une belle couleur gris-bleu, murs pignons en forme de tête de cheval. Entretenues – avec de faibles moyens –, par les descendants appauvris qui vivent encore sur place et ont souvent conservé tels quels les boiseries et certains bibelots, elles commencent à être mieux conservées, parfois rachetées par des Chinois aisés, voire déménagées poutre par poutre vers d’autres lieux.
5Les premiers bâtisseurs du Huizhou étaient des aristocrates venus du Nord qui fuyaient les guerres. Leurs maisons, bâties à partir d’une structure de piliers de bois entre lesquels étaient montés des murs de terre séchée, n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Au cours des siècles, l’emploi de pâte collante pour les murs, puis de brique et de pierre a permis aux maisons de mieux traverser les siècles. Et, s’il ne reste aujourd’hui au Huizhou que de très rares résidences Yuan, les maisons Ming et surtout Qing ou républicaines se comptent par milliers.
6Les maisons avaient deux étages, voire trois sous les Ming. Elles présentaient un plan assez « prototypique ». À l’entrée, se trouvait le salon d’honneur, installé derrière une petite cour ouverte sur le ciel. De part et d’autre du salon d’honneur, se trouvaient deux petites chambres réservées à la femme et à la concubine. À l’arrière, étaient installés les quartiers des personnes plus âgées. Les jeunes étaient souvent logés à l’étage, en mezzanine. Sur les côtés, on installait les cuisines et les quartiers des domestiques, ainsi que les « shuyuan », ces bibliothèques privées où enseignaient des précepteurs logés sur place.
7Une des caractéristiques de ces maisons sombres et fermées sur elles-mêmes, était l’éclairage par le haut grâce au puits du ciel, qui laissait entrer la lumière, permettait de profiter des brises, d’évacuer la chaleur et de récupérer l’eau de pluie pour la maison. Par crainte de l’incendie, il y avait toujours à portée de la main une jarre pour stocker l’eau, des puits octogonaux… Autres éléments de confort : une excellente circulation de l’eau sous forme de tuyauterie et de stockage sous la maison, des endroits réservés aux ordures ménagères, des angles de murs extérieurs en pierre arrondies pour faciliter la circulation dans les rues étroites…
Reflets du système de valeurs confucéen
8L’architecture était fortement influencée par un système de valeur néo-confucéen, clanique et patriarcal. En témoignent, suspendus dans le salon d’honneur, les « dui lian », panneaux de bois sur lesquels étaient écrits une paire de maximes, qui présentaient les préceptes moraux favoris du maître de maison – « Il faut faire le bien pour que les descendants soient heureux », « Il est bon de lire beaucoup pour savoir écrire » ; « Il faut se ruiner dans les détails pour faire fortune »…
9Les valeurs néo confucéennes étaient exprimées aussi bien dans l’agencement des pièces que dans la décoration. Les maîtres de maison séparaient les hommes des femmes et des filles qui n’étaient pas autorisées à sortir de la maison. La conception des bâtiments étaient très hiérarchisée. L’avant était privilégié par rapport à l’arrière, la droite par rapport à la gauche, le rez-de-chaussée par rapport à l’étage.
10Dans les choix décoratifs des marchands lettrés, sur les panneaux de bois finement sculptés, on ne peut exagérer l’importance du symbolisme généré par l’homophonie des caractères. En effet, à la plupart des sons du langage chinois correspondent plusieurs idéogrammes aux sens complètement différents. Cela autorisait non seulement de multiples jeux de mots mais aussi des trésors de créativité esthétique basée sur la pensée analogique. En choisissant un fruit, un animal, un décor, une histoire qu’ils détournaient de son sens premier, les marchands lettrés, faisaient exprimer à leurs artisans talentueux, par métaphore, leurs vœux de bonheur, de prospérité, de réussite ou de fécondité… tout en démontrant leur maîtrise de la culture et des classiques.
Des villages marqués par le fengshui
11Les habitants du Huizhou avaient coutume de vivre en clan, regroupés dans des villages où la plupart des habitants partageaient – et partagent encore –, le même patronyme, le même grand ancêtre et le même arbre généalogique.
12Au cœur de la conception même des villages du Huizhou, se trouve le fengshui qui eut dans la région un impact exceptionnel, même si, depuis quelques décennies, cette influence a pratiquement disparu. Pour créer un village, il fallait d’abord trouver le site favorable. Pour sélectionner le bon site, les maîtres de fengshui utilisaient une boussole spécifique (luopan), encore fabriquée à Wan’an. Un bon emplacement devait tenir compte de la courbe de la rivière, de la localisation des montagnes. Il était recommandé que le village soit adossé à une montagne et regarde un cours ou une étendue d’eau. Quand cela n’était pas possible naturellement, les anciens n’hésitaient pas à transformer de façon artificielle l’environnement, comme ce fut le cas par exemple à Hongcun, où fut creusé un étang en forme de demi-lune autour duquel tournait la vie du village.
Les temples de clan
13La vie de marchand entraînait les hommes du Huizhou sur les routes dès l’adolescence. Le sacrifice était d’autant plus grand que la famille était au centre du système social, des croyances et du rituel. Rien ne montre mieux l’importance du culte des ancêtres dans la Chine des Han (92 % des Chinois aujourd’hui sont officiellement considérés comme des Han) qu’une visite dans le Huizhou. L’abondance des temples de clan malgré les nombreuses destructions durant le XXe siècle, l’omniprésence des arbres généalogiques qui restent souvent tenus à jour malgré les bouleversements, la vivacité des rituels à l’égard des ancêtres témoignent du caractère fondamental du culte de la lignée et de la piété filiale. Paradoxalement, les nombreux voyages et la distance entre les marchands et leur famille les aidaient plutôt à maintenir des liens formels très forts au sein du clan. La tâche de tenir scrupuleusement l’arbre généalogique faisait partie des devoirs de piété filiale, comme celle d’être solidaire du clan, généreux à son égard, de perpétuer la lignée en procréant des fils ou de payer tribut aux générations précédentes. Tout au long de l’histoire des marchands lettrés, ces devoirs étaient considérés comme la base des bonnes relations sociales, la condition pour préserver l’harmonie sociale.
14Tout village du Huizhou abrite au moins un temple ancestral. Pendant la révolution culturelle, beaucoup furent transformés en entrepôts, en grenier ou en usine. Sur les murs, se trouvent encore tracés de grands caractères rappelant les vertus confucéennes : l’obéissance (jie), la piété filiale (xiao), l’honnêteté et la probité du fonctionnaire (lian), la fidélité et la loyauté (zhong). On y trouve aussi des portraits et des tablettes d’ancêtres souvent placées à l’arrière du temple et le règlement familial qui définissait les devoirs de chacun.
15Les grands temples avaient de nombreuses fonctions. Ils servaient aussi bien à commémorer les ancêtres et à leur présenter les jeunes générations qu’à abriter un tribunal clanique pour juger – et punir –, les descendants peu obéissants. On y prenait les grandes décisions. Ainsi, les entretiens de sélection du candidat qui allait passer l’examen impérial au nom du clan avaient lieu dans le temple. C’était aussi le lieu de célébration des funérailles et des mariages, la salle de réception des invités de marque.
16Depuis l’arrivée au pouvoir des communistes, les temples n’assurent plus ces fonctions claniques. Systématiquement nationalisés, ils ont été transformés souvent en petit musée sans que les familles d’origine puissent en reprendre possession et les utiliser. Il arrive cependant qu’on utilise des descendants des familles d’origine pour servir de concierge.
Préserver l’héritage
17Car le Huizhou n’est pas qu’un musée. On y croise des personnes vivantes, souvent descendantes des Huishang, sommées aujourd’hui d’ouvrir leurs portes aux touristes contre monnaie. Ces rencontres permettent de saisir les bouleversements du XXe siècle : effondrement du système impérial, désordre des années de la République puis du Kuomintang, destructions opérées par les révolutions maoïstes et celles qu’occasionnent aujourd’hui le retour désordonné et parfois destructeur du tourisme et du développement.
18Quant au futur, une étude de ce petit coin « han » du Sud de l’Anhui, un de ceux qui a le mieux conservé son patrimoine architectural, comme en témoignent aux yeux du monde Xidi et Hongcun, les deux villages sacrés « trésors du patrimone mondial » en 2000 par l’Unesco, permet de poser concrètement la question de la sauvegarde du patrimoine en Chine. Une question forte avec des enjeux importants, dans une Chine de plus en plus fière de son identité nationale.
19Enfin, à Huizhou, flotte quelque chose d’universel, un « parfum de Cantal », qui nous touche directement. S’y posent, comme en France, les grandes questions du sort des campagnes pendant l’exode rural, des villages qui dépérissent parce que n’y vivent plus en permanence que des vieillards alors que les citadins retournent y plonger leurs racines. Un besoin d’ancrage aussi bien français que chinois.
20Ces arrière-petits-fils et filles des marchands lettrés, jouant les concierges dans des maisons qu’ils n’ont jamais quittées, se souviennent plus ou moins des splendeurs passées. Ils sont malheureusement parfois en train d’être transformés en « figurants » de « villages-musées », avec tickets d’entrée, par une politique volontariste de promotion du tourisme local, menée par des édiles, avides de capitaliser sur les ressources du tourisme. Mais il y a aussi des Chinois passionnés par leur région et qui veulent la sauvegarder de façon respectueuse et dynamique.
Auteur
Écrivain-journaliste
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