Conserver/restaurer/reconstruire/restituer : les archipels de la pensée mythique au Japon et en Europe
p. 571-575
Texte intégral
1Août 2007
2Le Japon a mis au point une stratégie originale pour combattre l’érosion de ses monuments : la reconstruction périodique. Au sanctuaire d’Ise, tous les vingt ans, avant d’être rasés, les édifices anciens servent de modèle pour bâtir ceux du nouveau temple sur un terrain adjacent. Décrites depuis le VIe siècle, la continuité de cette pratique et l’utilisation d’un modèle font de ce sanctuaire le détenteur d’une authenticité, celle de la forme des édifices transmise par la répétition rituelle de l’acte de bâtir.
3Le cas du sanctuaire d’Ise est particulier, il est même exemplaire. La pratique de reconstruction connue sous le nom de shikinen-sengû à Ise se retrouve dans des formes conjuguées pour l’ensemble de l’architecture shintô, palatine et bouddhique : les périodes de temps entre les reconstructions peuvent varier, l’échelle et les lieux des édifices reconstruits sont susceptibles de changer, les matériaux peuvent être remplacés, la présence du modèle n’est pas absolue. On utilisera alors plus facilement l’expression shikinen-zôtai ou simplement zôtai.
4Ainsi, au Japon, depuis le début des périodes historiques, un édifice pourra avoir été reconstruit plusieurs dizaines d’années après son démontage ou sa destruction, en un autre lieu et à une autre échelle, dans des matériaux différents ou partiellement renouvelés. Ces pratiques de reconstruction s’éloignent de la conservation ou de la restauration au sens moderne et se rapprochent davantage d’une pratique de restitution.
5Doit-on se contenter d’envisager ces restitutions, anciennes ou modernes, comme des édifices représentatifs de l’époque à laquelle ils furent bâtis, ou au contraire, peut-on les envisager comme des monuments caractéristiques des époques qu’ils tentent de restituer ? C’est ce qui apparaît à la lecture des ouvrages classiques d’histoire de l’architecture japonaise. Les historiens y revendiquent que de nombreux édifices sont détenteurs d’un passé plus ancien que leurs matériaux, d’un passé plus ancien que leur construction. Ainsi, ils considèrent le pavillon principal du palais impérial (le shishinden) – construit en 1855 avec l’intention de retrouver la forme de celui de l’époque Heian –, comme une architecture représentative de l’époque Heian (milieu du Xe siècle-fin du XIIe siècle). Pris dans une longue tradition de reconstruction et de restauration, les historiens japonais soutiennent que l’acte de bâtir repose traditionnellement sur l’évocation du passé et ils vont même jusqu’à faire valoir les ruses de la mémoire (transmission du savoir artisanal, continuité des pratiques de reconstruction, transmission orale de légendes, etc.) comme critères d’une authenticité. C’est ainsi que les livres d’histoire de l’architecture nipponne semblent se délivrer d’un fondement du savoir historique privilégié en Occident : l’ordre du temps.
6Cette architecture souvent dépourvue de patine a fait placer les pratiques architecturales japonaises aux antipodes de celles de l’Occident qui en oubliait que le Japon possède lui aussi des édifices authentiques dans leur matérialité.
7Quoi qu’il en soit, les concepts temporels nippons restent-ils historiques ou posent-ils les monuments japonais dans des temps imaginaires ? Et, est-il certain que ce type de pensée a bien été aboli dans l’histoire de l’architecture occidentale ?
8En effet, d’Augustus Pugin (1812-1852) à Nikolaus Pevsner (1902-1983), les historiens européens se sont principalement attachés à expliquer le progrès des sociétés (stylistique, technique, spatial) par le biais des transformations architecturales. Non pas que l’idée soit fausse, mais elle contraignit largement la structure de leurs ouvrages construits sur des chronologies ponctuées par des collections de monuments. Or, pour imaginer cette structure dans la rédaction d’ouvrages d’histoire de l’architecture – où chaque monument ne sert généralement à représenter qu’une seule époque –, il faut avoir préalablement assumé que l’acte de bâtir soit un art créatif dans lequel l’édifice nouveau traverse le temps sans s’altérer. Ce précepte, fondamental à l’écriture de tels ouvrages, permet d’évincer les questions relatives à l’altération des édifices (décrépitude ou restauration) et à certains motifs de leurs constructions (commémoration, restitution ou création). Mais, plus que cela, ce précepte est un subterfuge idéal pour figurer la transposition des monuments dans leur époque originelle. Ainsi, depuis le début de l’époque victorienne – et jusqu’au milieu du XXe siècle, époque de l’essor de l’archéologie du bâti en Europe –, ce même stratagème a codifié les ouvrages généraux d’histoire de l’architecture occidentale. Dans ceux-ci, la cathédrale Saint-Front de Périgueux, largement rebâtie au XIXe siècle, était le plus souvent annoncée comme une architecture authentique du XIIe siècle, et le fait qu’un édifice ait été en grande partie reconstruit en l’espace de quelques siècles n’était quasiment jamais considéré. Ainsi, les monuments d’Occident ont longtemps été les archipels de fantasmagories temporelles.
9Aujourd’hui, au Japon comme en Europe, les restitutions d’édifices ne sont généralement mises en œuvre que pour remédier à leur absence. Il apparaît également que les restitutions graphiques fleurissent au détriment des restaurations tentant de remettre un édifice dans son état authentique. Doit-on attribuer ce choix à un excès de nostalgie devant les possibles pertes dues aux travaux de restauration ? Ou, est-ce que devant l’histoire enchevêtrée d’un édifice, le choix de la période à restituer serait trop arbitraire ? Ces questions font apparaître qu’au Japon comme en Europe, les critères temporels de la conservation, de la restauration, de la restitution, voire de la création, sont à même de bouleverser l’ordre du temps privilégié jusqu’alors dans les disciplines historiques.
10Par contre, si l’on considère l’histoire et l’architecture comme des pratiques de la mémoire, les paradoxes entre textes et monuments s’expliquent en partie par l’ubiquité de ce que l’on entend par création. En effet, dans l’acte qui consiste à produire quelque chose de nouveau, d’original, est sous-entendue la préexistence de matériaux, de données et d’expériences. Ainsi, toute conservation ou restauration est intrinsèquement créative, de la même manière que toute création ou restitution préserve quelque chose du passé. Si notre question était celle de l’authenticité d’un édifice, la réponse que Claude Lévi-Strauss donne de l’authenticité des versions d’un mythe éclaire les problématiques posées par toutes les pratiques architecturales évoquées : « Il n’existe pas de version « vraie » [d’un mythe] dont toutes les autres seraient des copies ou des échos déformés. Toutes les versions appartiennent au mythe. »
11De nos jours, les préservations de monuments en l’état ou les restaurations cherchant à se rapprocher d’un état ancien traduisent en partie notre nostalgie du passé et notre frilosité dans l’aventure du présent. Mais rappelons aussi que ce refus d’imposer des marques aux édifices anciens est déjà un stigmate laissé par notre époque, qu’il n’a pas de précédent dans l’histoire, et que ce trait particulier sera peut-être le sujet d’une nouvelle strophe dans l’allégorie de la création architecturale.
12De temps immémorial, l’architecture fut un terrain de prédilection pour partir à La conquête du passé. De nombreux poètes y ont effectivement vu une machine à remonter le temps. Et, pour beaucoup, l’illusion d’y avoir réussi fut si poignante que l’édifice était tel un miroir où se confondaient souvenirs romantiques et réalité. Ainsi, dans la quête du temps perdu, nombreux sont les poètes qui se sont inspirés de l’architecture et qui ont trouvé en son histoire un refuge où fantasmer les monuments. Et la complicité entre artisans et poètes fut parfois d’une telle intensité, que l’architecture et son histoire sont encore les archipels du mythe.
13Pour conclure, je suivrai une coutume des études comparatives sur l’histoire monumentale entre le Japon et l’Europe : évoquer le Parthénon au côté du sanctuaire d’Ise. Lors de sa première visite au Parthénon, Le Corbusier fut horrifié. Le temple lui apparut sous la figure d’un « monstre », car les restaurateurs avaient fait disparaître du site les constructions plus récentes, laissant ainsi le monument seul, hors du temps. Celui qui voulait raser le vieux Paris éprouva-t-il de la nostalgie devant la disparition des marques imposées par le temps ? Dans cette restauration du Parthénon – version de l’édifice au XXe siècle –, les archéologues voulurent-ils rétablir l’édifice en son site original ou voulurent-ils restituer l’image pittoresque et exotique que l’on se faisait alors de la Grèce ancienne ? La restauration du monument et du site édifiait là une fantasmagorie. Mais, n’est-ce pas la même attitude que l’on retrouve au sanctuaire d’Ise, où la continuité de la forme des pavillons est idéalisée, où la répétition ininterrompue des pratiques de reconstruction est une légende, où la disposition des édifices sur le site est une restitution faite au XXe siècle d’une autre plus ancienne ? Bien que connues, ces informations sont, en histoire, le plus souvent confiées au royaume de l’oubli.
14De la villa Adriana (édifiée sur une mémoire vive à Tivoli) – en passant par le Kinkaku, pavillon doré rebâti sur ses cendres à Kyôto, ou encore par le Ginkaku inspiré d’un modèle autre que celui de la légende –, jusqu’à la villa Getty bâtie sur une mémoire morte à Los Angeles, ne s’agit-il pas d’une même intention correspondant au désir d’évoquer le passé en le restituant, en le restaurant ? Et, peut-être tout simplement, un édifice est un objet de mémoire avant d’être celui de l’histoire.
Auteur
Architecte DPLG
Docteur en archéologie
Docteur en histoire de l'architecture
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