Mongolie : un paysage religieux en mouvement
p. 517-522
Texte intégral
1Novembre 2009
Une diversité initiale
2Les Mongols, de tradition chamaniste, ont connu tôt, par le biais des contacts avec leurs voisins nomades et sédentaires, diverses religions : bouddhisme, christianisme nestorien, islam, taoïsme, sans parler des influences du zoroastrisme et du manichéisme présentes dans d’anciens royaumes des steppes. Gengis Khan et ses successeurs, conscients des bénéfices spirituels et politiques que le soutien de grandes religions pouvait leur apporter dans les territoires conquis, les avaient exemptées du paiement des taxes et des obligations militaires1. Si le nestorianisme avait eu un temps les faveurs de la Cour du fait des épouses chrétiennes de plusieurs gengiskhanides, les souverains mongols se convertirent finalement à l’islam (Horde d’Or en Russie, Ikhanides d’Iran, Tchagataïdes d’Asie centrale) ou, pour ceux régnant en Chine, au bouddhisme tibétain.
L’adoption nationale du bouddhisme
3Une seconde conversion au bouddhisme eut lieu à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Des princes gengiskhanides (Mongols orientaux) et oïrates (ou djoungars : Mongols occidentaux) de plus en plus puissants s’immiscèrent dans les affaires du Tibet, devenant les protecteurs d’écoles bouddhiques. Les Gelugpas finirent par disposer d’un monopole en pays mongol, y décourageant la présence de courants rivaux. Ils supprimèrent le chamanisme indigène en recourant largement aux aspects magiques du bouddhisme tantrique, à ses mantras et ses divinités terribles, en plus de créer un répertoire de rituels et de prières destiné à satisfaire les besoins religieux des Mongols. Cette fois, la conversion au bouddhisme toucha tous les sujets des princes et constitua un changement culturel d’ampleur nationale. Le chamanisme se perpétua dans certains groupes, non pas tant à cause de leur éloignement qu’en raison de caractéristiques ethniques et sociales. Ainsi, les Darkhads avaient non seulement un grand monastère sur leur territoire mais étaient de surcroît des sujets (shabi) du grand hiérarque mongol, le Jebtsündamba khutughtu, réincarnation sacrée la plus vénérée de Mongolie. C’est la présence d’éléments chamaniques touva et le maintien d’une organisation clanique qui expliquent leur fortes traditions chamaniques.
4Au cours du XVIIe siècle, la plupart des princes de Mongolie orientale et centrale, ainsi que le grand hiérarque bouddhique, à l’origine un prince gengiskhanide, préférèrent se soumettre aux empereurs mandchous plutôt qu’à leurs rivaux mongols. Il fut ensuite facile à la dynastie Qing de diluer le pouvoir des gengiskhanides en plusieurs douzaines d’inoffensifs princes de bannière et de mettre un terme à leur appropriation du prestige du bouddhisme, tout en protégeant celui-ci et en le contrôlant. À la chute des Mandchous en 1911, aucun descendant de Gengis Khan ne pouvait encore prétendre régner sur la Mongolie qui venait de déclarer son indépendance, et c’est sans tergiverser que la huitième incarnation du Jebtsündamba khutughtu, née au Tibet, fut mise sur le trône sous le titre de Bogd khan ou « saint roi ».
Un athéisme obligatoire
5Le régime communiste établi en Mongolie du Nord (« Extérieure ») en 1921 avec l’aide de la Russie soviétique, empêchant par là une occupation chinoise, mit fin à la longue relation entre autorités séculières et institutions bouddhiques. Au cours des années 1920, des intellectuels comme le Bouriate Tseveen Jamsarano tentèrent, mais sans succès, de concilier un bouddhisme moderne, réformé, avec les préceptes communistes. Sous la surveillance du Komintern, relayé ensuite par Staline lui-même, le gouvernement mongol s’attaqua aux privilèges des monastères puis tenta par tous les moyens possibles d’affaiblir leur position économique. Toutefois, l’influence des lamas demeurait forte et, jusqu’en 1934, on voit un Premier ministre mongol – Genden, communiste convaincu qui admirait autant le Bouddha que Lénine –, refusant de se plier à la demande pressante de Staline d’en finir une fois pour toutes avec le bouddhisme, « cet État dans l’État… le gouvernement des lamas, plus puissant que l’autre ».
6Cette sinistre tâche dut être imposée et guidée de près par les Soviétiques en 1937-1938, au moment de la Grande Terreur en URSS. Kh. Tchoïbalsan, leur exécuteur des basses œuvres, nota dans son carnet que, pendant ces dix-huit mois que dura la commission d’exception, 797 temples et monastères avaient été détruits et 20 396 personnes exécutées (probablement bien plus) : haut clergé et moines les plus éduqués, mais aussi simples moines et laïcs. Les autres moines furent sécularisés, mariés ou enrôlés dans l’armée. Tout bouddhisme institutionnel avait été éradiqué : comme on a pu le dire de l’Union soviétique, il y eut application du principe cujus regio, ejus religio (« telle la religion du prince, telle la religion du pays »), mais d’un point de vue athéiste2. Des pratiques se maintinrent en secret, la population pouvant faire appel aux moines défroqués pour effectuer clandestinement des rituels privés. Après la guerre, une activité monastique restreinte fut à nouveau autorisée, pour une poignée de moines, dans ce qui restait du monastère de Gandan à Oulan Bator. Cela assura néanmoins la transmission d’une partie des traditions bouddhiques.
Le renouveau religieux des années 1990
7Telle était la situation en 1990 quand l’effondrement de l’URSS permit l’introduction du pluralisme politique et que la Mongolie, crise économique oblige, s’ouvrit largement au monde occidental. Le renouveau religieux fut rapide. Cette même année fut fondée l’Association des croyants, c’est-à-dire des bouddhistes, et, en 1992, on comptait déjà une centaine de temples rouverts (même s’il s’agissait souvent d’une simple yourte où officiaient un ou deux anciens lamas), ce qui attestait de la forte religiosité des Mongols. Aujourd’hui, on fait la queue dans les monastères pour commander des lectures de soûtra et d’autres cérémonies dont les noms et le coût sont généralement indiqués sur un tableau ; on voit des moines roulant en 4x4 et armés de téléphones mobiles, vivant parmi les laïcs, souvent mariés ou en concubinage, qui sont invités par les particuliers à faire des rituels à la maison. Beaucoup de ces derniers ont un « lama de famille » qu’ils consultent pour des questions de santé, travail, voyage, décès, disputes familiales et, bien sûr, d’astrologie.
8Les chamanes et autres spécialités populaires se sont aussi adaptés rapidement au nouvel environnement, fournissant à leurs clients leurs réponses propres, qu’il s’agisse de soigner une maladie incurable, de mettre fin à une guigne tenace ou d’assurer le succès d’une entreprise commerciale. On assiste à des innovations en matière d’organisation (partager à plusieurs un lieu de consultation, s’organiser en association pouvant accorder une reconnaissance et des diplômes à ses membres et diffuser une image rationnelle et positive du chamanisme) ou de cérémonies (tel ce rituel collectif des clients d’un nouveau « maître » à Oulan-Bator, renforçant leur bonne fortune pour les mois à venir, rituel tenu dans la nature et mêlant bouddhisme et chamanisme). Notons également que, si le bouddhisme garde mauvaise presse aux yeux de certains nationalistes qui le perçoivent toujours à travers l’historiographie communiste, le chamanisme est parfois idéalisé comme la religion authentique des Mongols, celle de Gengis Khan, et ses chamanes comme des prêtres pouvant s’adresser à Tenger, le Ciel. D’où la participation de chamanes aux cultes officiels honorant les montagnes sacrées (décrétés en 1995), les bannières d’État ou la figure de Gengis Khan.
… et prosélytisme étranger
9Le regain des religions locales s’est accompagné d’un phénomène que les Mongols n’avaient pas anticipé : l’arrivée d’une foule de missionnaires d’organisations religieuses dont les plus nombreux et zélés sont les chrétiens protestants, présents dès 1990 : en octobre pour l’Assemblée de Dieu et en décembre pour la Société biblique. En 1998, celle-ci avait trente églises enregistrées, représentant quelque cinq mille membres, alors que de tels groupes étaient inconnus en Mongolie khalkha (les rares tentatives furent une petite mission catholique en Mongolie-Intérieure et une communauté d’évangéliques écossais en Bouriatie, moins influente encore). D’autres mouvements sont aussi présents, tels les Baha’i, Moon, Ananda Marga, tandis que les Témoins de Jéhovah ou l’Église de scientologie n’avaient pas reçu d’autorisation. En parlant des diverses organisations religieuses, les Mongols opposent religions traditionnelles et religions « étrangères » ou « non traditionnelles ». Le prosélytisme chrétien a pour lui son association au monde occidental, riche et influent. Ses missionnaires emploient des méthodes d’approche efficaces, centrant leurs efforts sur les plus démunis, nombreux en Mongolie postcommuniste, et sur la jeunesse. Leur enseignement est fait par des personnes bien formées (un Centre d’études bibliques formant des missionnaires indigènes a aussi été établi en 1995). D’autres canaux moins manifestes de diffusion sont leurs activités d’organisations non gouvernementales humanitaires. Comme ailleurs dans le monde, ces nouveaux arrivants se montrent plus efficaces que les religieux locaux pour gérer concrètement les conséquences économiques désastreuses de la transition, bien que, pour l’heure, la faveur dont ils bénéficient en retour soit demeurée limitée. Les médias sont un autre canal, en particulier la fameuse Eagle TV, appartenant à une organisation chrétienne, expérimentée et professionnelle, qui est facilement devenue l’une des principales chaînes d’information locales. Ses programmes traitent de sujets bibliques ou défendent des positions religieusement marquées, critiquant par exemple l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles.
10La presse mongole rapporte volontiers les cas de chrétiens ayant détruit l’autel bouddhique de leurs voisins « pour leur éviter d’aller en enfer », de missionnaires achetant à la campagne des soûtras pour les jeter au feu, de jeunes convertis se disputant avec leurs parents et les forçant à se débarrasser de leurs icônes bouddhiques, de vieilles personnes qui préfèrent aller vendre leurs soûtras à l’université. Comparativement, l’islam a mieux résisté aux missionnaires chrétiens arrivés chez les Kazakhs de l’Ouest mongol en 1993, fournissant une aide médicale et matérielle bienvenue en pleine crise économique, mais aussi distribuant des bibles en kazakh ou confisquant les objets religieux. La réaction des mosquées et de l’Association musulmane n’a pas tardé et ils ont été chassés. Revenus en 1998, ils n’eurent pas davantage de succès. Dans le cas des Kazakhs, la condamnation par l’islam de l’apostasie rend la conversion difficile, d’un point de vue tant religieux que socioculturel. Famille et voisinage s’y opposeraient, même si par ailleurs les relations avec les éleveurs touvas (chamanistes) et mongols ne sont pas conflictuelles, mais il n’y a pas d’intermariage. Ce n’est pas le cas du bouddhisme où rien ne paraît faire obstacle au changement de religion. Après soixante années de politiques antireligieuses et d’athéisme, le sentiment d’appartenance était aussi moins fort chez les Mongols que dans la minorité kazakhe (où 83 % se déclaraient musulmans en 1994, contre moins de 70 % se déclarant bouddhistes parmi les premiers).
11La transition à la démocratie et l’ouverture au monde occidental ont ainsi induit un pluralisme aussi bien religieux que politique. L’inquiétude des autorités, soucieuses de l’avenir de la culture nationale, ne peut empêcher les Mongols de disposer aujourd’hui d’un large éventail de religions où choisir en tant qu’individu et non plus nation ou groupe ethnique. La privatisation et l’individualisation du religieux commencent à devenir des traits de la société mongole moderne, comme ce fut le cas dans nos sociétés occidentales – mais sur une période bien plus longue.
Notes de bas de page
1 Beaucoup a été dit sur la tolérance religieuse des empereurs mongols, si frappante au regard des souverains de l’Europe médiévale et qui fait aujourd’hui la fierté des Mongols post-communistes occupés à ré-évaluer leur histoire. Dans une étude récente de leurs décrets et attitudes en matière religieuse, C. P. Atwood a montré les limites d’une interprétation en termes de politique éclairée ou même de simple tolérance, notant que les religions allant à l’encontre de leur théologie politique étaient ignorées (judaïsme) ou supprimées (Isma’ilites) : cf. “A singular conformity ? The Origin and Nature of the Mongol Imperial Religious Policy”, in International History Review, 2004. Il n’empêche que le chamanisme des Mongols et leurs cultes aux ancêtres ou esprits locaux, croyances sans dogme qui visent à l’efficacité et ignorent tout prosélytisme, offrent un terrain idéologique favorable à la pénétration d’autres systèmes religieux.
2 R. Henkel and H. Knippenberg, “Secularisation and the rise of religious pluralism”, in H. Knippenberg (ed.), The Changing Religious Landscape of Europe, 2005, p. 1-12.
Auteur
Centre national de la recherche scientifique
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