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Les rapports entre Asiatiques pendant la période coloniale en perspective : les reconfigurations intérieures et extérieures

p. 471-480


Texte intégral

1Avril 2006

2En histoire des relations internationales et de la colonisation, parler des rapports entre Asiatiques pendant la période coloniale n’est pas chose courante. Les spécialistes de l’histoire coloniale ont tendance à porter leur attention sur un État colonial en particulier, ou sur les relations entre « colonisateurs » et « colonisés ». La plupart des spécialistes en relations internationales se concentrent pareillement sur les États coloniaux de la période, constitués en entités souveraines (les Indes néerlandaises ou l’Indochine française). Ils passent ensuite très vite à 1945 pour reprendre le maillon asiatique de l’histoire avec les batailles de la décolonisation. Dans les deux cas, les relations pouvant exister entre les différents colonisés asiatiques sont éclipsées. Si 1945 est sans conteste une date cruciale, sauter ainsi de la mise en colonisation de la région au XIXe siècle à sa décolonisation en 1945 laisse perplexe ceux qui, comme moi, s’intéressent aux rapports intra-asiatiques. On reste d’autant plus perplexe qu’envisager ainsi la question laisse implicitement penser que les colonisateurs ont en quelque sorte figé les colonisés asiatiques dans un temps impérial, comme si rien d’important ne s’était produit entre eux jusqu’à leur émergence avec la décolonisation des États nationaux.

3La façon dont les Asiatiques voyaient le monde, la place qu’ils y occupaient, leurs relations aux autres n’est pas seulement réapparue là où elle se serait suspendue au XIXe siècle. De même que les relations traditionnelles pré-coloniales n’ont pas simplement repris leur cours en 1945 comme si rien ne s’était passé pendant la centaine d’années que dura la colonisation. Il s’est bel et bien passé beaucoup de choses entre les « colonisés » asiatiques pendant la période coloniale. Après tout, la Chine et le Vietnam révolutionnaires qui se sont imposés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale étaient très différents des États dynastiques Qing et Nguyen qui allaient s’effondrer. Il en va de même pour les Indiens, les Indonésiens et les Birmans qui ont construit des États post-coloniaux après 1945. Ajoutons que les dirigeants de ces pays n’étaient pas toujours étrangers les uns aux autres ; ils s’étaient souvent rencontrés pendant la période coloniale.

4Ces dernières années, c’est en travaillant sur le cas de l’Indochine française que j’ai cherché à étudier comment les « Asiatiques colonisés » ont continué à entretenir des échanges réciproques à l’« intérieur » de l’État colonial et à l’« extérieur » – en Asie et au-delà. Dans mon livre Vietnam or Indochina ? Contesting Concepts of Space in Vietnamese Nationalism (1887-1954) publié en 1995, j’ai essayé de comprendre comment, pendant la colonisation, Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens ont discuté lors de débats passionnants de la réalité de l’Indochine comme point final colonial ou national de leur histoire. Benedict Anderson s’est demandé un jour pourquoi les Vietnamiens et les Cambodgiens n’auraient pas pu devenir « Indochinois » quand les Javanais n’avaient pas hésité en 1945 à devenir quant à eux « Indonésiens » selon le modèle colonial ? On peut lui répondre que de nombreux Vietnamiens l’étaient presque devenus, alors que quasiment aucun Cambodgiens et Laotiens ne pouvaient se résoudre à l’envisager. En 1999, j’ai modifié mon approche pour comprendre comment le chemin de l’opposition vietnamienne à la domination française avait conduit des anticolonialistes à naviguer hors de l’Indochine, dans les profondeurs de l’Asie. Ce faisant, ils établirent une série de nouvelles relations intellectuelles, culturelles et révolutionnaires avec d’autres asiatiques dans le monde extérieur. Que l’on regarde à l’intérieur ou à l’extérieur du monde colonial, ce qui m’a frappé était l’incroyable capacité des Asiatiques à continuer leurs échanges, en dépit de, sinon à cause de la colonisation elle-même. Tout dépend donc de ce que l’on veut voir…

5Dans ce bref éditorial, je voudrais simplement suggérer où notre regard pourrait se porter pour localiser les rapports entre Asiatiques pendant la période coloniale. L’une des façons de procéder est d’examiner la façon dont les colonisés d’Asie ont tissé des liens à l’extérieur des États coloniaux, prenant ainsi part aux grands bouleversements historiques que connut la région. La seconde approche consiste à suivre de très près ce qui se passait entre les Asiatiques colonisés au sein des États coloniaux.

6Les idées comptent pour nous tous. C’est particulièrement vrai dans les périodes de grands changements. Évidemment, la douleur intense qu’ont ressentie d’innombrables patriotes asiatiques à la perte de leur pays conquis ne s’est pas évaporée avec les promesses coloniales de « modernité », « protection » ou « civilisation ». Pour eux, la transformation de leur rêve idéal d’une nation indépendante en une réalité concrète était un défi permanent, particulièrement au regard de la supériorité militaire de l’Occident. Seuls les Japonais et les Thaïlandais pouvaient alors créer un lien entre États et Nations, imitant en cela les puissances occidentales qui avaient tenté de les conquérir. La situation était bien plus compliquée pour les peuples colonisés. Fallait-il marcher avec le colonisateur vers la modernisation, voire la décolonisation plus ou moins promises, ou fallait-il prendre les armes pour reconquérir la nation par la force ? Trancher n’était pas toujours simple et répondre à ces questions s’avérait sans doute plus complexe que ce que certains écrivains anticolonialistes ont bien voulu nous faire croire. N’oublions pas que Ho Chi Minh avait postulé lui-même pour intégrer l’École coloniale en France dans l’espoir de moderniser son pays avec l’aide des Français. Lorsqu’il s’embarqua sur un paquebot pour la métropole en 1911, il voyageait au sein de l’ordre colonial. Personne ne savait – pas même lui, « l’Éclairé » –, que les promesses de « libération des colonies » entonnées par la République coloniale étaient des coquilles vides. Le trajet de Ho Chi Minh était un trajet parmi de nombreux autres entrepris par des Asiatiques à l’époque.

7En fait, la nature du colonialisme a mis en mouvement les Asiatiques à travers de nouveaux canaux.

8L’anticolonialisme, le nationalisme et la poursuite de la « modernisation » se sont combinés au tournant du XXe siècle comme autant de motivations pour envoyer des milliers d’Asiatiques sur les routes en quête de nouvelles solutions pour remettre leur pays sur la carte des nations du monde. Des Coréens, des Vietnamiens, des Chinois, des Birmans et des Indiens se sont côtoyés dans ces voyages, non au sein de délégations diplomatiques reliant leurs différentes capitales (ils n’avaient plus de nations), mais dans un espace « extérieur » infiltré au sein des États indépendants de Thaïlande, du Japon et de la Chine nationaliste, comme également au sein des capitales impériales d’Europe et des États-Unis. Ho Chi Minh a fait la connaissance de Chou En-lai à Paris au début des années 1920. En 1927, à Bruxelles, au cours d’un meeting de la ligue anti-impérialiste, des anticolonialistes indiens et chinois ont publié une déclaration commune exhortant leurs pays réciproques à ressusciter leurs relations « millénaires » afin de se « lever de nouveau » dans le monde. En 1939, pendant son voyage en Chine, Nehru s’est plu à imaginer une Fédération asiatique avec la Chine et l’Inde en son centre. Tagore a visité l’Indochine après la Première Guerre mondiale, tandis que des Vietnamiens comme Bui Quang Chiêu ont voyagé en Inde pour en savoir plus sur le Congrès indien. Ces liens inter-asiatiques développés pendant la période coloniale mériteraient de plus amples études, car ils ont contribué à l’émergence de nouvelles perceptions de la région et du monde.

9La victoire japonaise sur les Russes en 1905 est une date tournant pour cette histoire coloniale asiatique plus large. Cette année-là, le Japon de Meiji remporta une victoire écrasante sur les Russes. La nouvelle de cette victoire asiatique sur une puissance « blanche » s’est répandue dans toute la région, pas seulement dans les capitales coloniales occidentales où la peur du péril jaune s’est enflammée, mais également dans les cœurs des « colonisés ». De Chine et de l’Inde, du Vietnam et d’Indonésie, parfois même de plus loin comme d’Égypte, des bateaux étaient affrétés pour Tôkyô dans le but d’aller étudier le « miracle Meiji » (Alain Roussillon, 2005 ; Denys Lombard et Marcel Bonneff, 1996). Meiji avait fait la démonstration qu’il était possible de moderniser son pays sans assistance coloniale. Quelques unes des principales justifications idéologiques de la domination occidentale étaient sérieusement remises en question, pas seulement les idées européocentriques du darwinisme social et de la « mission civilisatrice ». Malgré la profonde déception que le Japon causera parmi les nationalistes asiatiques jusqu’à sa défaite militaire en 1945, 1905 a rassemblé les « asiatiques colonisés » vers de nouvelles convergences et donné lieu à des échanges, des contacts, des rencontres et des manières de voir inédits. Des milliers d’étudiants chinois, coréens et vietnamiens y sont allés étudier. Phan Boi Chau et Sun Yat-Sen s’y sont rencontrés. Les Vietnamiens ne furent donc pas les seuls à organiser un « Dong Du » (voyage vers l’Est), un programme de formation pour leurs jeunes élites nationales. Les Coréens eurent également le leur. 1919 est une autre date qui rassembla les colonisés à l’extérieur de leur cadre.

10L’importance du traité de Versailles pour notre compréhension de l’histoire internationale occidentale est bien connue ; mais 1919 fut aussi une date charnière pour les colonisés amenés à repenser le monde et la place qu’ils y occupaient. Pour certains, la Première Guerre mondiale fut le premier conflit véritablement mondial en raison de la nature globale du colonialisme. Les Japonais avaient joint leurs forces aux Alliés contre les Allemands en Extrême-Orient, tandis que des milliers de Chinois, de Vietnamiens, d’Indiens et d’Africains s’étaient battus sur les champs de bataille européens. En tant que sujets du système colonial, les colonisés furent liés à cette guerre. Mais en échange de leurs sacrifices, les nationalistes attendaient un geste en retour. Les promesses d’autodétermination wilsoniennes faites à la fin de la Première Guerre encouragèrent cet espoir que quelque chose pouvait changer. Les élites colonisées du monde entier suivirent de très près les négociations des « Grandes puissances » à Versailles et leur remodelage du système international. Ho Chi Minh ne fut pas le seul à envoyer des revendications aux dirigeants alliés réclamant le droit à l’autodétermination pour les colonies. Des « sujets » coréens, chinois et indiens furent aussi présents. Aussi, Ho Chi Minh ne fut-il pas non plus le seul à être profondément déçu lorsqu’il s’avéra que les promesses d’autodétermination de Wilson ne concernaient que les empires déclinants de l’Europe centrale et non les colonies extra-européennes.

11Un synchronisme notable s’opéra sur cette conjoncture. Les « Grandes Puissances » ayant été incapables d’embrasser sérieusement la question coloniale en 1919, de nombreux nationalistes asiatiques se tournèrent vers des moyens plus radicaux pour obtenir l’indépendance de leurs États nationaux. Cette radicalisation a coïncidé avec l’autre bouleversement majeur issu de la Première Guerre – la Révolution d’octobre 1917 et la création du premier État communiste, en l’occurrence euroasiatique –, l’Union Soviétique. Lénine intégra la question coloniale à celle plus large de la lutte internationaliste contre le capitalisme. Cet aspect est connu. L’important ici est de saisir que le léninisme a eu un fort pouvoir d’attraction dans le monde colonial en offrant pour la première fois un système cohérent d’explication de la domination coloniale et en offrant simultanément un projet alternatif de modernisation et de libération nationales. Il laissait entrevoir la perspective d’un nouvel ordre international, révolutionnaire, dans lequel les colonisés auraient un rôle majeur à jouer. L’URSS franchit un nouveau cap en 1919 en créant le Komintern dans le but d’aider, orienter et financer les communistes à travers le monde, sa partie colonisée recevant une attention considérable. Ce faisant, de nombreuses colonnes de nationalistes asiatiques intégrèrent ces filières révolutionnaires, mobiles de par le monde. Lorsque les révolutionnaires chinois et vietnamiens se rapprochèrent en 1950, ils se connaissaient déjà du temps de ces réseaux révolutionnaires anticolonialistes. Ho avait collaboré avec Zou Enlai dans le Sud de la Chine au milieu des années 1920, puis de nouveau dans les années 1930. Grâce au soutien du Komintern et du Parti communiste chinois, des centaines de nationalistes vietnamiens purent étudier dans les écoles révolutionnaires de Chine du Sud jusqu’en 1927. Le communisme vietnamien est né lui-même à l’extérieur du Vietnam, dans le port colonial de Hong Kong en 1930. Aussi, la nature des relations entre la Chine communiste et le Vietnam en 1950 était-elle très différente des relations « tributaires » liant autrefois le royaume des Nguyen à « l’Empire du Milieu ». Répétons-le, il se passa beaucoup de choses pendant la période coloniale.

12La création des États coloniaux n’a pas plus coupé les Asiatiques de leur région et du monde extérieur que gelé les échanges historiques à l’intérieur. J’avance même que le colonialisme a détourné et donné de nouvelles impulsions aux contacts intra-asiatiques. Ceci est particulièrement vrai pour l’Indochine française, les Indes néerlandaises, la Malaisie britannique, où les dynamiques des États coloniaux ont fait appel à l’immigration transfrontalière de Vietnamiens, de Chinois et d’Indiens dans le but de mettre en valeur les territoires coloniaux. Des centaines de milliers de Chinois furent envoyés travailler dans des plantations et des usines coloniales à travers tout le Sud-Est asiatique colonisé. Des Indiens et des Vietnamiens furent employés comme bureaucrates des administrations coloniales respectivement en Birmanie et en Indochine occidentale. Les puissances coloniales ont créé de la sorte de nouvelles catégories juridiques pour les colonisés asiatiques. Elles étaient, la plupart du temps, définies en fonction de critères ethniques, culturels, religieux, économiques et même de civilisation (pour les Japonais par exemple), mais rarement en fonction de critères « nationaux ». Après tout, ce sont les États coloniaux qui les fabriquaient. Les dirigeants locaux avaient été dépourvus du contrôle de domaines aussi fondamentaux que ceux de l’immigration, des lois, et de la gestion sociale. Les puissances coloniales les géraient.

13Malgré tout, comme j’ai pu m’en rendre compte au fil de mes recherches, les sujets de l’immigration et des lois coloniales furent ardemment discutés parmi les colonisés pendant la période coloniale. En Indochine française, par exemple, divers représentants de l’élite colonisée laotiens, khmers, vietnamiens, indiens et chinois ont engagé entre eux de fascinants débats concernant la place, que chaque communauté souhaitait ou non occuper au sein de l’État colonial indochinois. Des Laotiens et des Cambodgiens contestèrent le statut spécial autorisant les Vietnamiens à vivre et travailler en Indochine occidentale, c’est-à-dire au Laos et au Cambodge. De la même façon, des nationalistes vietnamiens déploraient ne pouvoir contrôler l’immigration chinoise et plaidaient auprès des Français le démembrement des « Congrégations » dans le but de transformer ces Chinois en « Vietnamiens » (sinon dans le but de les expulser). Fait révélateur, des Cambodgiens ont demandé aux Français dans les années 1930 de « Khmériser » les Vietnamiens vivant au Cambodge colonial. Sans entrer ici dans le détail de ces débats, considérons un instant la similitude de ces deux débats intra-asiatiques et leur importance potentielle pour élargir notre compréhension de l’Asie colonisée. Un nationaliste vietnamien à propos du problème chinois a pu faire cette réflexion en 1919 :

« C’est la congrégation chinoise telle qu’elle existe et fonctionne en Cochinchine. Cette organisation particulière qui crée un État dans un État est une faute initiale dont nous, indigènes, nous payons aujourd’hui l’erreur en attendant que la France en pâtisse un jour, autant sinon plus que nous. […] Dans l’organisation de la congrégation, le Gouvernement français, pour sa tranquillité, pour sa commodité, abdique d’une partie des pouvoirs entre les mains du chef de congrégation, soit disant élu : pourvu que l’impôt rentre, que l’ordre public ne soit pas troublé, les Chinois ont le droit de s’arranger entre eux, ils ont leur justice, leurs écoles, leur budget, leur maison, leur club, leur cercle, leurs biens, en un mot ils forment par la volonté du gouvernement français, des États indépendants… »

14Une décennie plus tard, les Cambodgiens renvoyaient la monnaie aux Vietnamiens qui bénéficiaient d’un statut légal séparé au Cambodge. Écoutons plutôt comment cet écrivain cambodgien demandait aux Français en 1937 la permission de se référer à des lois modernes dans le but de transformer les Vietnamiens en bons « nationaux » cambodgiens :

« L’institution de l’Union indochinoise, équivalente en fait à une annexion du Cambodge aux pays annamites, est néfaste à notre avenir national. Si, en effet, les pays Annamites, et le nôtre appartenaient à des maîtres différents – par exemple les premiers à la Hollande, nous autres à la France –, notre frontière de l’Est aurait subsisté et les Annamites ne pourraient pas l’enjamber sans les interminables formalités du passeport. J’ai la ferme conviction que le généreux Peuple Français ne laissera pas durer plus longtemps au Cambodge cet état de choses qu’il n’aurait jamais admis chez lui. Il porterait alors une lourde responsabilité devant l’Histoire. Que ceux qui tiennent nos leviers de commande se mettent dans notre peau pour nous gouverner. Qu’ils fassent un effort pour khmériser chez nous tous les asiatiques qui ne sont pas khmers, soit « un peu moins du tiers de la population » ! Qu’en un mot, ils nous donnent tant soit peu l’impression d’avoir un gouvernement national. »

15L’une des solutions envisagée par cet auteur cambodgien et proposée aux Français était de détacher le Cambodge du reste de l’État colonial Indochinois, comme les Anglais avaient pu le faire avec la Birmanie, détachée de leur Empire des Indes. Il ne faisait qu’exprimer ce qu’un grand nombre de nationalistes cambodgiens espérait. Les administrateurs coloniaux français plaisantèrent de l’idée. Mais dans leur tentative de reconstruire l’Indochine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Français ne rencontrèrent pas seulement l’opposition farouche des nationalistes vietnamiens à toute division du « Vietnam », mais ils durent faire face également à une opposition nationaliste laotienne et cambodgienne à toute évocation « indochinoise ». Entre 1945 et 1954, les questions d’immigration, des codes juridiques et de la nationalité furent vivement discutées et négociées aux niveaux international et colonial ; mais ces questions avaient aussi été débattues entre Asiatiques depuis longtemps. Encore une fois, tout dépend de ce que l’on veut bien voir.

16En conclusion, quelques pistes pouvant souligner la nécessité de faire entrer les échanges intra-asiatiques dans notre conceptualisation d’une histoire de l’Asie plus large pendant la période coloniale. En premier lieu, j’avancerai que, souvent, la nature modernisatrice et classificatrice du projet colonial accéléra lui-même les échanges entre les différents asiatiques colonisés. Les nouvelles identités légales, juridiques, attribuées par les États européens coloniaux aux Indiens, aux Chinois, aux Vietnamiens ont débouché, pour une multitude de raisons, sur de nouveaux échanges intra-asiatiques, certains points soulevés devenant d’ailleurs, une fois la décolonisation amorcée et l’émergence des États nationaux entamée, des contentieux nationaux et internationaux entre ces nouvelles entités.

17Deuxièmement, ces débats sur les catégories juridiques permettent de souligner la richesse des sources pour étudier ce qui se passait entre les Asiatiques eux-mêmes pendant la période coloniale. Ces débats s’affichaient en grand nombre dans la presse, les journaux servant d’archives « non officielles » des colonisés. Dépourvus d’ambassadeurs et de canal diplomatique, la presse constituait l’un des rares lieux d’expression où ils pouvaient engager directement des échanges entre eux. On peut également trouver ces débats et leurs sources ailleurs dans l’Asie colonisée, comme en Indonésie (ex-Indes néerlandaises), en Birmanie, en Malaisie, à Singapore et en Inde (ex-colonies de l’Empire britannique).

18Troisièmement, ces débats sur les catégories juridiques peuvent par ailleurs révéler que la cassure de 1945 entre les périodes coloniales et post-coloniales n’est peut-être pas aussi nette que ce que l’on croit souvent. Ces échanges « indochinois » entre colonisés font voir combien les processus de définitions des concepts modernes de « nationalité » et de « citoyenneté » avaient déjà été amorcés durant la période coloniale. Les débats « indochinois » montrent que les colonisés avaient déjà commencé à définir l’identification à la communauté nationale. Et même si ces colonisés envisageaient dans leur tête seulement, par l’imaginaire, leurs nations, ces débats déterminants qui en faisaient partie et qui n’y appartenaient pas, étaient bien réels. Je suis convaincu qu’il existe des débats similaires, intra-asiatiques, sur les catégories juridiques, la citoyenneté coloniale dans d’autres pays de l’Asie colonisée. L’éventualité d’une séparation du Cambodge de l’Union indochinoise et l’exemple parallèle de la Birmanie séparée du reste des Indes britanniques mérite réflexion à ce titre.

19Quatrièmement, les catégories juridiques établies en Indochine, à l’instar sans doute de celles établies par les Néerlandais et les Anglais, ont créé des divisions raciales, politiques et culturelles. Ce qui provoqua en retour le désir de « nationaliser » certains groupes sociaux ou de les exclure. L’étude de ces catégories juridiques en particulier et des lois en général peut nous permettre d’approfondir notre compréhension de la construction des barrières sociales, des perceptions mutuelles et des mécanismes de la violence ethniques pendant la période coloniale. Tandis que l’idée nationale s’est rapidement propagée dans les esprits des colonisés, certains groupes privilégiés, comme les Chinois au Vietnam et en Malaisie, ou les Vietnamiens au Cambodge et au Laos, se sont retrouvés eux-mêmes extérieurs à la communauté nationale, et potentiellement à la merci de sa nationalisation.

20Cinquièmement, ces rapprochements intra-asiatiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, indiquent qu’il est peut-être temps de dépasser la dichotomie éculée au sein des études coloniales entre « colonisateurs » et « colonisés ». Pourtant, la plupart des études sur la période coloniale – et même les études culturelles post-coloniales et d’inspiration « saïdienne » –, restent focalisées sur cette opposition binaire, tout en étant étonnamment européocentriques au regard des sources comme des inspirations théoriques utilisées. À l’exception notable de l’école des « subaltern studies » d’origine indienne, un petit nombre seulement des nouvelles études post-coloniales s’intéressent aux liens noués entre les Asiatiques pendant la période coloniale. Ce serait pourtant dommage, à la fois sur un plan méthodologique et théorique, de passer à côté de ces liens entre colonisés dans la poursuite d’une compréhension plus poussée de l’Asie coloniale. La perspective de développer des structures analytiques sur des découpes horizontales le long des échanges entre colonisés eux-mêmes et non plus seulement verticales le long des relations colonisateurs-colonisés, qu’il ne faudrait pas perdre de vue pour autant, serait plus qu’excitante.

21Sur cette voie, une histoire coloniale et internationale future de l’Asie serait moins conflictuelle que croisée, au mieux une « histoire interconnectée », « a connected history » pour reprendre les termes de Sanjay Subrahmanyam employés à propos d’une histoire plus ancienne. Quoiqu’il en soit, pour mieux « voir » et pénétrer du regard la complexité de l’Asie colonisée, nous avons besoin de réviser notre approche de la question. Cet essai a seulement suggéré de nouveaux angles de vue sur un problème ancien.

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