Où vont les postcolonial studies ?
p. 425-429
Texte intégral
1Septembre 2007
2Le postcolonialisme n’est pas un système, c’est une nébuleuse de pensée critique, d’autant plus difficile à cerner et à définir qu’elle ne cesse de s’auto-critiquer et de se reconstruire à mesure qu’elle avance. Son texte fondateur est le célèbre Orientalism d’Edward Saïd (1978), qui innovait radicalement par rapport à la vieille tradition critique de l’anticolonialisme en faisant ressortir avec force (et non sans quelques simplismes que l’auteur a nuancés par la suite) que la violence du colonialisme n’était pas seulement la brutalité nue de la conquête et du pillage, de l’exploitation matérielle de l’homme par l’homme, de l’universalisme péremptoire de la « mission civilisatrice », de l’oppression raciale, mais aussi une violence d’ordre épistémique, une sorte de vice de la raison, qui hiérarchisait les « Autres » de l’Occident en les essentialisant. Saïd voyait dans ce dispositif mental et ces représentations symboliques, qui formaient le soubassement épistémique de l’impérialisme, une véritable formation discursive. Son projet de déconstruire ce discours colonial intervenait dans le climat intellectuel poststructuraliste et postmoderniste des départements de littérature et de sciences sociales des universités anglo-américaines où montait alors l’influence de Foucault et de Derrida, en pleine phase d’essor du « cultural turn ». Pour lui comme pour les penseurs postcoloniaux qui lui ont très vite emboîté le pas, cette dénonciation de la structure de pensée sous-jacente au colonialisme restait de mise alors même que les empires coloniaux, pour l’essentiel, appartenaient désormais au passé. À travers l’héritage de l’idéologie moderne exportée par l’Europe colonisatrice, en effet, c’est l’hégémonie occidentale qui se perpétue sous une autre forme par-delà les indépendances. Comme l’écrit un autre auteur postcolonial emblématique, Ashis Nandy, « ce colonialisme ne colonise pas seulement les corps mais aussi les entendements... L’Occident est maintenant partout, en Occident et ailleurs, dans les structures et dans les esprits » (L’ennemi intime, p. 29). Il s’agit donc d’en finir une fois pour toutes avec ce mythe européen qu’est le récit linéaire du progrès, et avec le modèle de référence universel de la modernité, calqué sur l’expérience historique de l’Occident, qui institue une hiérarchie des sujets et des savoirs, et que résument les oppositions binaires colonisateur/colonisé, occidental/oriental, civilisé/primitif, scientifique/superstitieux, développé/en développement, etc.
3On ne saurait oublier que cette pensée critique, née dans le domaine des études littéraires anglophones, répondait au besoin de transformer la critique des littératures anglophones des pays du Sud en véritable critique culturelle, dans le sens que les « cultural studies » donnent à cette expression. Elle a incontestablement renouvelé la critique du colonialisme, mais elle l’a en quelque sorte dématérialisée en la confinant dans l’ordre de la culture. Inévitablement, cette focalisation sur le discours colonial, associée à la démystification des « grands récits » idéologiques de la modernité et à l’idée que le colonialisme a constitué le révélateur d’une véritable faille au sein de la rationalité occidentale, a amené le postcolonialisme à diverger d’avec le paradigme universaliste, rationaliste et économiciste du marxisme orthodoxe. En réaction, une critique matérialiste de la théorie postcoloniale a commencé à s’exprimer avec vigueur à partir des années 1990 au sein même du courant, sous la plume d’auteurs comme Aijaz Ahmad, Arif Dirlik, Tim Brennan ou Benita Parry. On ne peut pas affronter le défi du capitalisme global, dit Arif Dirlik, si on évacue tout l’argumentaire de la critique économique et sociale d’antan pour s’en tenir à la dénonciation de l’européocentrisme et à la promotion de la différence culturelle. Nombre d’auteurs postcoloniaux estiment que la répudiation des Lumières et des « grands récits » d’émancipation (le marxisme au premier chef) est allée trop loin, parce qu’elle risque de fournir des arguments à des forces politiques anti-démocratiques, et parce qu’elle enlève aux sciences sociales des outils de critique du capitalisme global. Cette critique matérialiste s’est souvent accompagnée d’une mise en cause de l’intellectuel postcolonial. Il y a en effet un abîme entre la situation de ces intellectuels de la diaspora qui font carrière en Occident dans la critique du discours universaliste de la modernité, et l’expérience concrète des populations du Sud qui vivent au quotidien leur condition économique et sociale de couches dominées à la périphérie du monde développé. Arif Dirlik, comme Aijaz Ahmad, voit dans la théorie postcoloniale le produit d’une situation de classe : elle émerge, disent-ils, quand l’intellectuel du Sud arrive dans les pays du Nord, pour s’y poser en interprète autorisé des populations opprimées et privées de parole du monde non occidental.
4Les historiens, pour leur part, critiquent souvent chez les auteurs postcoloniaux une tendance à essentialiser ce qu’ils appellent la « colonialité » comme une configuration de pouvoir uniforme, invariante et continue, une sorte de colonialisme générique, singulier, sans spécificités géographiques, et resté pour ainsi dire immuable de 1492 à 1970. Cette colonialité dépourvue de contenu empirique ignore le comportement des colonisés face au pouvoir qui les dominait, les ressources sociales et culturelles qu’ils mobilisaient pour l’affronter, et la dynamique de cette interaction ou de ce combat. Or les régimes coloniaux tels que les sources historiques nous les montrent n’étaient ni monolithiques, ni omnipotents, et leur histoire a toujours été marquée par des incohérences, des ambiguïtés, des contestations, des négociations. Par ailleurs la pensée postcoloniale tend à couler toute l’histoire des relations entre les cultures dans le moule du rapport coercition/résistance. Et dans cette histoire elle-même, elle laisse de côté tout ce qui a trait aux échecs, aux insuffisances ou aux refus de la domination comme de la résistance. Elle ne voit que la solidarité et jamais la trahison dans le comportement des rebelles. Elle minimise les aspects de consentement des dominés à la sujétion coloniale. Enfin elle ignore le rôle passif mais majeur des individus et des groupes sociaux qui se sont tenus en dehors du jeu, en Occident comme dans le monde colonisé.
5On entend dire maintenant par des auteurs postcoloniaux comme David Scott ou Vilashini Coopan que la force critique et la valeur heuristique du paradigme postcolonial, dans le contexte contemporain de la mondialisation, sont désormais épuisés. La mondialisation, selon eux, n’est pas la dernière variante du néo-impérialisme, c’est une phase radicalement nouvelle de l’histoire planétaire du capitalisme, qui n’a plus rien de commun avec le colonialisme historique ni avec l’ancien rapport binaire entre centre et périphérie. Le pouvoir explicatif du « récit de la décolonisation » se serait donc désagrégé (le même acte de décès figure dans le manifeste altermondialiste de Michael Hardt et Antonio Negri, Empire). Les « globalization studies » seraient donc appelées à éclipser les postcolonial studies. Ce diagnostic, cependant, n’est pas universellement partagé. Le débat sur la question de savoir si la mondialisation est réellement un phénomène historiquement sans précédent n’est pas clos, et d’autres auteurs postcoloniaux soulignent tout ce qu’il y a de commun entre la mondialisation actuelle et l’impérialisme de l’âge colonial : dans les deux cas, on a affaire à l’imbrication du capitalisme, de l’expansionnisme des puissances financières et de la modernité, et à des relations de pouvoir et d’échange inégal à l’échelle planétaire dans leurs modalités économiques, politiques et surtout culturelles. On cite dans ce sens La Grande Désillusion (Globalization and its discontents) de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, qui fait explicitement le parallèle entre les politiques du Fonds monétaire international (FMI) et le colonialisme. Par ailleurs la place grandissante que tiennent dans les départements universitaires d’études postcoloniales les enseignements sur les diasporas, les formes du cosmopolitisme, la problématique des frontières, les flux transnationaux de toute nature, attestent que la thématique des postcolonial studies est rien moins que figée, et que leur champ d’intérêt recoupe de façon croissante celui des globalization studies.
6D’une facon générale, il semble que les controverses théoriques parfois byzantines et les impasses politiques dans lesquelles ce courant de pensée critique tendait à s’enliser dans les années 1990 soient en partie surmontées. L’indifférence idéaliste aux contextes historiques et aux données empiriques, l’opposition binaire « West/Rest » (l’Occident face au reste du monde), le radicalisme paralysant de l’anti-européocentrisme, le rejet des notions de progrès, de modernisation, de développement issues plus ou moins directement des Lumières (sous prétexte qu’elles ont servi à justifier le colonialisme), s’assouplissent ou deviennent nuancés. D’autre part, les intuitions initiales du postcolonialisme se sont largement vulgarisées. La critique de l’élitisme et de l’européocentrisme est désormais passée dans ce qu’on peut appeler la doxa des sciences sociales. Des croisements s’opèrent avec toutes sortes de spécialités universitaires où la théorie postcoloniale ne figurait guère auparavant : études environmentales, études religieuses, études « visuelles » (« visual studies »), « médiologie » (« media studies »), linguistique, etc. L’influence du postcolonialisme est aujourd’hui présente à l’état diffus dans tous les secteurs de la recherche en sciences sociales qui privilégient les approches par le bas et qui traitent des relations interethniques, du genre, des circulations, etc., y compris pour des époques historiques anciennes, ou pour des régions du monde comme l’Asie orientale qui ont ignoré la colonisation. On peut en conclure soit que les postcolonial studies sont en voie d’effacement par banalisation, soit au contraire qu’elles ont atteint leur but. Intellectuellement, en tout cas, elles sont arrivées à la fin d’un cycle. Mais leur capacité de renouvellement et leur institutionnalisation dans le monde universitaire anglo-saxon, sans parler du prestige de leurs auteurs vedettes, ne laissent pas présager leur extinction prochaine.
Auteur
Centre national de la recherche scientifique
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010