Quel comparatisme pour l’Asie ?
p. 421-424
Texte intégral
1Mai 2004
2Paul Mus aura été l’un des derniers à tenter de penser l’Asie comme un tout : de l’Indus au Japon, du Tibet à l’archipel indonésien. L’auteur du magistral Barabudur (1935) – véritable monument sur le monument –, percevait une sorte de socle culturel protohistorique régional sur lequel s’étaient progressivement édifiées et imposées, l’une et l’autre parties des steppes centrales, les civilisations indiennes et chinoises. L’Asie du Sud-Est, comme prise en tenaille par ce double mouvement civilisateur, en figurait la dernière étape : à la fois moment où les deux forces civilisatrices se rencontraient, tout en se contenant mutuellement, et lieu où le socle primaire, parce que plus tardivement recouvert, exerçait encore – mieux qu’ailleurs –, des effets perceptibles. L’intérêt, pour Mus, était surtout qu’à partir de ce référent, ce socle commun, on pouvait tâcher de comprendre un mouvement d’ensemble sur la longue durée : des processus de stratifications idéologiques lents (hindouisation, sinisation), mais aussi certains phénomènes de mutation (telle l’émergence du bouddhisme), et, sur cette contexture fondamentale, la formation de réseaux (religieux, commerçants, politiques) d’extensions et de durées variables. Une telle visée réclamait de savoir dépasser les cloisonnements en domaines orientalistes spécialisés, comme de ne pas découper l’observation en vertu des seules frontières politiques modernes. Ce faisant, Mus entendait fonder la possibilité d’un comparatisme, non seulement structural, mais aussi historique, où inscrire l’analyse de ces multiples réseaux Asie.
3Aujourd’hui, les sciences sociales, l’anthropologie d’abord, jugent suspectes, voire irrecevables, des notions telles celles d’un socle ou d’un substrat, que l’archéologie serait bien en peine de pouvoir identifier à une échelle si large, trop contente déjà de pouvoir parfois faire voir un certain air de famille entre les cultures lithiques subhimalayennes, mais obligée aussi de montrer – dès le néolithique –, des évolutions régionales distinctes à l’intérieur de l’aire asiatique. Cependant, la question du comparatisme demeure posée, de même que reste on ne peut plus actuelle celle du refus d’arrêter les études aux frontières, par spécialisations nationales. Si Réseau Asie de la recherche il peut y avoir, c’est d’abord la possibilité et l’intérêt d’études comparées à travers l’Asie qui semblent devoir y être postulés et, partant, la considération d’un champ asiatique, fût-il problématique, nous obligeant – comme Mus le souhaitait –, à opérer certains décloisonnements disciplinaires et à sortir d’un renfermement, de confort ou de prudence, dans le local comme dans le national. Encore faut-il que penser large ne soit pas un prétexte pour des élaborations gratuites ou des hypothèses d’allure douteuse, comme on en a longtemps connues : on se doit de justifier la pertinence de tout élargissement de perspective et de s’assurer qu’il ne conduit pas à une moindre rigueur dans l’analyse.
4À cet égard, les questions liées au fait de la pluri-ethnicité – qui apparaît constitutive de presque tous les États-nations du Sud-Est asiatique –, offrent un bon exemple de l’intérêt, si ce n’est la nécessité, à côté d’études limitées au cadre national, d’un traitement hors frontières. Qu’il s’agisse des réseaux de migration chinois, indiens, hmong, bugis, etc., de populations considérées porteuses de cultures, de religions importées ou d’autres transfrontalières, etc., on voit bien comment un double éclairage, local et international, est presque toujours requis. Mais plus généralement, cette répétition de contextes dits pluri-ethniques, que les États mettent comme en exergue, croyant parfois pouvoir par là se prémunir de toute critique envers le sort réservé dans les faits à leurs minorités en général (où l’ethnique officiel renvoie tout autant au culturel qu’au religieux), semble se prêter particulièrement bien à des études comparatives et à une coopération entre disciplines. L’effervescence des débats identitaires, d’un bout du continent à l’autre, entre majorités culturelles, généralement politiquement dominantes, et minorités, s’accompagne d’une récurrence de situations dont on voit facilement qu’elles sont comparables, et qu’elles gagnent à être comparées.
5Le problème, en la matière, est d’ailleurs de savoir si le cadre asiatique présente une quelconque spécificité tant la question identitaire est partout posée et médiatisée à travers le globe (au point que, pour beaucoup, l’anthropologie tend aujourd’hui à se confondre avec la réflexion sur l’identité). Il n’y a certes jamais de cadre de comparaison pertinent a priori – l’ensemble chaque fois considéré devant être à géométrie variable en fonction des nécessités de l’étude – et, en ce sens, remplacer le socle asiatique commun construit par Mus par un cadre prétendument en partage ne présente aucune sorte de progrès. Mais on peut sans doute montrer, à des échelles diverses, et selon des ensembles de comparaison chaque fois ré-élaborés par l’analyse, des profils problématiques spécifiques à l’Asie justifiant l’intérêt du comparatisme à l’intérieur du continent. Juste un exemple, pour en revenir à la problématique de la pluri-ethnicité : le rapport à l’histoire, qui voit certaines majorités culturelles ne pas hésiter à ré-écrire l’histoire nationale ou régionale, afin de justifier leur domination, leur légitimité sur le sol ou certains processus de colonisation interne. Ce droit des dominants sur la fabrication du passé, négationnismes compris, continue de trouver des résonances modernes à travers l’Asie – sans doute plus fortement qu’ailleurs –, et la comparaison des réécritures, du Japon à la Birmanie en passant par le Vietnam, se révèle éclairante. Par réaction, les minorités aussi se reconstituent des racines sur des bases souvent tout aussi arbitraires et, parfois sous l’impulsion d’organisations non gouvernementale (ONG) ou ethniques (chrétiennes ou pas), se construisent une histoire culturelle. Partout, la prolifération accélérée de ces re-découvertes de la tradition – qui peuvent devenir cultures d’État dans le contexte de nouveaux États-nations, ainsi que le montre Roberte Hamayon dans son article contenu dans le présent ouvrage1 –, exige, d’un côté, que l’on sache identifier, pour chaque cas, les processus sociaux distincts à l’œuvre, mais autorise, d’un autre, un comparatisme intra-asiatique qui se révèle souvent pertinent.
6Un dernier point : si Réseau Asie il y a, il doit se constituer aussi en partenariat avec les chercheurs asiatiques – on en est tous d’accord. Pourtant, on ne peut se dissimuler que l’on est fréquemment confronté, et cela étant particulièrement vrai pour qui travaille sur les questions évoquées plus haut, à ce qui nous apparaît comme des biais idéologiques dans la recherche locale, régulièrement mobilisée pour des entreprises à caractère ouvertement nationaliste. Sans doute, en même temps qu’une prise de distance critique, doit-on se rappeler que les partis pris idéologiques ont longtemps fleuri dans la recherche occidentale, et qu’un double effort à la fois de compréhension des conditions de production locales des savoirs et de réflexivité sur nos propres méthodes s’impose. Asiatisants, encore quelques efforts pour devenir comparatistes !
Notes de bas de page
1 Cf. Roberte Hamayon, « Les peuples autochtones d’Asie septentrionale en contexte post-communiste », p. 507-509, dans ce volume.
Auteur
École française d’Extrême-Orient
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