Le Kirghizstan, entre démocratisation et autoritarisme
p. 407-411
Texte intégral
1Août 2010
2Après une longue crise politique, le pouvoir officiel est de nouveau renversé au Kirghizstan le 7 avril 2010. C’est un deuxième changement de pouvoir en vingt ans. Le premier baptisé de « Révolution de Tulipes » a mis fin au régime autoritaire d’Askar Akaïev le 23 mars 2005 et a mis en place le régime non moins autoritaire de Kurmanbek Bakiev. Ne se dirige-t-il pas, ce petit pays d’Asie centrale (avec 5,5 millions d’habitants sur une superficie de 198 500 km2), vers un État d’instabilité permanente ? Certains chercheurs locaux tentent d’interpréter cette instabilité chronique par des schémas culturalistes : les kirghizes, étant historiquement des nomades, n’auraient pas su intégrer des structures « artificielles » après l’indépendance de 1991, ce qui aurait pour conséquence le rejet permanent de l’État. Mais ce cadre explicatif ne nous permet pas d’éclaircir pourquoi, à chaque fois, ces coups d’État sont suivis par des tentatives de démocratisation qui sont des signes d’appartenance des kirghizes à l’idée d’un État juste. En outre, on soupçonne des acteurs extérieurs d’avoir orchestré le changement de pouvoir. Les États-Unis et la Russie auraient ainsi eu intérêt à renvoyer le despotique Bakiev et le remplacer par un candidat plus « docile ». Est-ce donc une implosion sociale intérieure ou un événement organisé à l’aide de grandes puissances ?
3Trois mois plus tard, il est assez clair que ce changement de pouvoir est le résultat d’un soulèvement populaire. En effet, la population s’est désillusionnée assez vite quant au véritable potentiel réformateur du président Bakiev. La déception est venue avec le décalage par rapport aux promesses du « révolutionnaire » de réformer l’État, évincer la corruption, inventer le miracle kirghize et sortir le pays de la stagnation économique. Au lieu de cela, en 2006, Bakiev écarte du pouvoir ses camarades de l’opposition et rejette ainsi les réformes d’État proposées conjointement par tous les partis politiques et la société civile. En automne 2007, il dissout le Parlement et se dote, lors de nouvelles élections, d’une majorité loyale qui adopte des changements constitutionnels permettant au président d’obtenir des pouvoirs illimités. Les manifestations de l’opposition se multiplient pendant cette période et appellent déjà en 2006 à la démission de Kurmanbek Bakiev.
4Pour contenir encore plus efficacement l’opposition, le président nomme de nombreux membres de sa famille aux postes clés : son frère Janysh passe à la direction des services de Sécurité et dirige les efforts des organes de renseignements sur la répression des « ennemis intérieurs ». L’élimination physique des adversaires politiques sous sa direction devient monnaie courante. Ainsi, trois députés, hommes d’affaires influents, et cinq journalistes sont assassinés entre 2007 et 2009. Deux autres frères de Bakiev contrôlent les provinces du Sud, où circule un important trafic de drogue en provenance d’Afghanistan. Le mécontentement populaire grandit davantage quand Bakiev désigne son jeune fils Maxime à la tête de l’Agence économique, nouvellement créée au sein de l’administration présidentielle, qui contrôle tous les investissements étrangers et les programmes économiques nationaux. Cette nomination provoque de sévères critiques dans le pays. Même l’ancien président Akaïev n’avait pas osé placer ses enfants aussi haut ; c’était un signe clair de collusion entre l’État et les intérêts de sa famille. Un immense scandale financier éclate dans cette agence peu après la désignation de Maxime. Evgeny Gurevich, le président de la compagnie internationale MNG, appelée à promouvoir les projets de l’Agence, est toujours recherché par Interpol pour sa liaison avec la Cosa Nostra, la mafia italienne.
5À part la liaison des hauts dirigeants avec les réseaux criminels, la société kirghize apprend en février 2010, via les chaines télévisées russes, que le crédit russe de 300 millions de USD, destiné à la construction d’une station hydro-électrique de Kambarata afin d’assurer ainsi la sécurité énergétique du pays, a été détourné par la famille Bakiev. Les leaders de l’opposition disent à cet égard que, sans ce crédit russe, Bakiev aurait été expulsé beaucoup plus tôt et ne serait pas parvenu à se faire réélire en août 2009 car sa popularité était au plus bas niveau à ce moment là. Pour la population, qui vivait depuis des années avec des coupures d’électricité et de gaz, cette nouvelle fut choquante. Les affaires de corruption et d’enrichissement sans limites continuent à secouer le pays. De grosses entreprises d’État comme Severelectro et KirghizTelecom sont privatisées pour des sommes d’argent dérisoires au profit des membres de la famille du président.
6Enfin, une augmentation spectaculaire des prix du chauffage, de l’électricité et des communications à partir de l’automne 2009 amène à une implosion sociale sans précédent. Durant tout le mois de février 2010, les fonctionnaires de la province de Naryn manifestent contre l’augmentation des prix. La population, délaissée par de longues années de crise politico-économique, déshéritée par son propre gouvernement, est désabusée par ces mesures illégales.
7Le 7 avril 2010, le Front uni d’opposition, avec Sariev Temir, Atambaev Almaz, Beknazarov Azimbek et Otunbaeva Rosa en tête, allait tenir à Bichkek, la capitale, un grand rassemblement populaire mais ils sont arrêtés et emprisonnés la veille du rassemblement. Cet acte fut, d’après certains citoyens qui ont participé à la prise du pouvoir pendant les 6, 7 et 8 avril, la « dernière goutte de leur patience » et une sorte de catalyseur des événements. Tandis que les premières émeutes éclatent dans la province de Talas, les rumeurs du renversement du pouvoir gagnent la capitale. Bakiev décide alors d’ouvrir le feu sur les manifestants pacifiques et non armés devant la Maison blanche (résidence du chef de l’État) et fait 86 morts et plus de 1 000 blessés avant de quitter la capitale. Bakiev se réfugie alors dans son village natal, Teit, dans la province de Jalal-Abad où il provoque de nouveau des affrontements sanglants, cette fois-ci entre ses hommes et les supporters de l’opposition. Suite à un accord passé entre le Kazakhstan, la Russie et le nouveau gouvernement kirghize, il est décidé que, pour l’intégrité et la sécurité nationale du Kirghizstan, Bakiev doit se réfugier en Biélorussie, où il se trouve jusqu’à maintenant.
8En analysant ce mouvement contestataire, plusieurs aspects attirent notre attention en premier lieu : les causes du soulèvement populaire, le caractère spontané ou organisé des événements et la nature du support extérieur au gouvernement provisoire. Si les leaders de ce mouvement disent de ne pas avoir prévu une telle issue, leur organisation rapide et efficace en un gouvernement provisoire avec une femme à sa tête et la cohérence de leurs actions incitent à penser que ces démarches ont été au moins pré-réfléchies compte tenu de la fragmentation antérieure de l’opposition. La désignation intérieure de Rosa Otunbaeva comme chef est par ailleurs un autre aspect intéressant. Cette dirigeante politique n’a jamais manifesté d’ambitions présidentielles, contrairement à ses collègues de l’opposition Atambaev Almaz, Tekebaev Omurbek et Sariev Temir. Mais ce choix aurait pu être dicté par le fait qu’Otunbaeva possède une considérable expérience diplomatique et de vastes relations internationales, des atouts précieux qui ont aidé ce gouvernement à obtenir une légitimité et un soutien de la communauté internationale.
9Si les leaders de l’opposition disent ne pas avoir préparé la prise de pouvoir du 7 avril, leurs actions décisives semblent être néanmoins appuyées par les perceptions d’un considérable changement de la politique russe à l’égard du Kirghizstan durant les derniers mois. En effet, en février et mars 2010, les chaines télévisées russes font une série de reportages critiquant sévèrement la corruption de l’entourage de Bakiev, ce qui envoie un message assez fort à l’opposition de la potentielle chute en disgrâce de Bakiev et un encouragement au passage à l’acte.
10En même temps, il ne s’agit pas d’un simple règlement de compte entre l’élite fragmentée par la révolution des Tulipes, la restauration du pouvoir et la récupération des ressources économiques. L’aspect spontané des rassemblements d’individus à divers endroits de la capitale pour manifester est un élément d’analyse aussi important. Si, en mars 2005, lors de la révolution de Tulipes, les manifestants ont été acheminés dans la capitale en bus par les leaders de l’opposition, ont été payés et même encouragés avec force boissons alcoolisées, le 7 avril 2010, aucune de ces motivations ne pouvaient pousser les individus à rester sur la place principale face aux snipers et risquer leur vie. D’après les témoignages des survivants, l’espace privé de chacun des citoyens a été menacé, personne ne pouvait rester à l’écart des abus du pouvoir. Les gens sont venus de tous les coins de la capitale, ayant été contactés par téléphone ou SMS ou même en passant à coté. La prise de la Maison blanche, symbole du pouvoir, fut ainsi considérée par ces manifestants comme une réalisation de leurs propres griefs et revendications.
11Tous ces éléments constituent le contexte sociopolitique dans lequel il est devenu désormais facile de prendre le pouvoir au Kirghizstan mais difficile de le sauvegarder. Ce à quoi nous avons assisté en avril 2010 au Kirghizstan est la fragilisation de l’État. La corruption et la criminalisation de ses institutions, la paupérisation et le désouvrement de la population, l’absence de justice indépendante, la primauté de la force sur le droit, la désertification du potentiel humain, et la faillite de l’économie sont les indicateurs de l’État kirghize en panne. C’est dans l’intention de sauvegarder l’État que la population s’est mobilisée contre les régimes autoritaires d’Akaïev et de Bakiev et, le 27 juin, pour voter la nouvelle Constitution parlementaire au référendum malgré l’instabilité continue.
12Ces efforts de démocratisation, peut-être les derniers dans la région, sont aujourd’hui compromis. La nouvelle Constitution donne la chance au système politique de non seulement démocratiser les mécanismes de prise de décisions mais aussi de permettre un plus grand partage de pouvoir. Mais les acteurs régionaux, comme la Russie, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, se sont opposés à ce modèle dit parlementaire, car il est inconcevable d’avoir une république parlementaire en Asie centrale et dans l’espace postsoviétique. Une telle évolution politique minerait ces régimes autoritaires en créant un précédent et en augmentant des sentiments protestataires déjà difficilement contenus. D’un autre coté, le conflit ethnique qui a éclaté au sud du Kirghizstan le 10 juin et qui a plongé le pays dans le chaos a renforcé les positions des politiciens qui étaient contre un régime multipartite. Dans un État en faillite où le pouvoir officiel ne parvient pas à assurer la sécurité physique de ses citoyens, les sentiments populaires expriment de plus en plus le besoin d’une main forte. Les partis politiques nationalistes comme Ata-jurt, Butun Kirghizstan et El-Armany entre autres profitent de ces événements pour gagner des points politiques. Les élections législatives sont programmées pour le 10 octobre, si le pays n’est pas de nouveau secoué par des séismes sociopolitiques. L’issue de ces élections est très importante pour le Kirghizstan et l’Asie centrale car, si les partis politiques nationalistes arrivent au pouvoir, ils promettent de changer la Constitution en faveur d’un régime présidentiel fort et peut-être un retour à l’autoritarisme.
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L'Asie-monde
Ce livre est cité par
- (2019) La Nouvelle Histoire du Monde. DOI: 10.3917/sh.testo.2019.02.0219
- (2012) Une histoire du monde global. DOI: 10.3917/sh.testo.2012.01.0421
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