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Expressions culturelles dans le Néolithique ancien méditerranéen

p. 749-752


Texte intégral

1Ce rapport de synthèse tente de reprendre quelques idées générales susceptibles d’introduire la discussion finale. Il paraît difficile de vouloir, en quelques minutes, non seulement synthétiser tout ce qui a été dit sur la culture matérielle dans un cadre géographique aussi étalé mais aussi concilier des opinions relativement diverses, ce qui par ailleurs est heureux dans la mesure où le pluralisme peut paraître comme une chose saine en matière de réflexion scientifique. Je limiterai donc ces réflexions critiques à certains points.

2En matière de chronologie absolue, on s’est trouvé confronté à un double problème :

  1. un problème de physique - devant lequel les archéologues sont impuissants - celui de la fiabilité d’un certain nombre de dates, de la comparaison entre datations effectuées à partir de matériaux variés. Un acquis paraît résider dans la multiplication des dates de façon à isoler, progressivement, par approche statistique, les dates non recevables, si dates non recevables il y a.
  2. un problème de démarche intellectuelle qui, lui, est propre aux archéologues et qui est souvent un problème dont la solution pourrait nécessiter davantage d’autocritique. Il est une attitude tout à fait légitime qui consiste à la fois à faire davantage confiance à ses propres résultats et à les valoriser en conséquence. Pourtant, au stade où nous en sommes et sans vouloir nier les pistes de recherche que permet telle ou telle datation qui sort de l’ordinaire, nous devons faire preuve d’une certaine prudence. Lorsqu’on se sera débarrassé de la notion qu’une recherche est plus pointue parce qu’elle a permis la découverte dans une région donnée de la plus vieille poterie, du plus vieux blé ou de plus vieux village, on aura déjà fait un grand pas en avant. On assiste parfois à une course à l’antiquité du document qui perturbe les esprits et qui est néfaste à une saine réflexion sur les choses. De grâce ne faisons pas avec le Néolithique ce que d’autres font avec les plus vieux fossiles humains : gardons notre sang froid.

3Un deuxième problème est celui de la terminologie, bien qu’on ne doive pas exagérer, à mon avis, ces questions de sémantique. Si on laisse de côté la terminologie pan-européenne de Soudsky, et que l’on s’en tienne à la terminologie qui a habituellement cours en Méditerranée occidentale, on assiste à quelques dissonnances. Pour la plupart des auteurs les groupes à poterie imprimée relèvent dans l’ensemble de leur déroulement du Néolithique ancien. Les mutations qui s’observent en Italie du Sud avec les poteries peintes et gravées, en Ligurie avec les poteries gravées, en France et en Catalogne avec les groupes à poterie lisse, au Portugal avec les groupes mégalithiques à poterie lisse inaugureraient le Néolithique moyen ou supérieur.

4Ce schéma ne semble pas pour autant admis par certains qui inclueraient facilement dans le Néolithique moyen certains groupes « épicardiaux » (je donne ici au terme « épicardial » un sens très général). Ceci est vrai à la fois pour certains régions de la péninsule Ibérique (Andalousie, Valence) où les horizons du Néolithique moyen (par exemple les horizons à poterie lisse) sont mal marqués ou non identifiés et où on suppute une très longue durée dans le temps des groupes à poterie imprimée ce qui, soit dit en passant, demande à être précisé par des datations absolues. Le fait que tel chercheur appelle Néolithique moyen ou final ce que tel autre considère comme un Néolithique ancien évolué crée déjà quelque embarras. Mais ceci n’est pas insurmontable dans la mesure où l’on s’entend sur le contenu du groupe culturel en cause. Ce qui est plus pernicieux c’est quand la barre qui est introduite à l’intérieur des groupes à poterie imprimée entre Néolithique ancien et Néolithique moyen recouvre une volonté de bien indiquer une mutation voire une rupture entre les deux phases. Il faut donc toujours préciser le concept qui se cache dans l’esprit de l’auteur derrière le simple vocabulaire.

5Une autre question a été celle des relations chrono-culturelles entre les diverses aires géographiques considérées de la Méditerranée centrale et occidentale. Doit-on, en dépit des relations démontrées par la circulation des matériaux sur des distances parfois appréciables, faire systématiquement coincider les grands stades évolutifs du Néolithique en Méditerranée centrale et occidentale ? En un mot existe-t-il une véritable unité de la Méditerranée centrale et occidentale qui aboutirait à un concept unique et à une évolution globalement semblable et contemporaine ? On a un peu l’impression, à écouter certains de nos collègues, que le Néolithique ancien du Sud-Est de l’Italie occupe la même place dans le temps que le Cardial franco-ibérique. Or, outre que le contenu de ces ensembles est sensiblement différent, cette situation se double d’un décalage chronologique vraisemblable si l’on prend en compte l’émergence, dans les Pouilles, des poteries peintes vers 5000 avant J.C., en tenant compte des dates obtenues sur plusieurs sites de cette région postérieurs aux deux phases à poterie imprimée : celle de Coppa Nevigata et celle de Guadone. Autrement dit le Cardial franco-ibérique serait, lui, contemporain des premiers groupes à poterie peinte d’Italie du Sud (Masseria-La Quercia) ou de la phase évoluée du Néolithique à poterie imprimée de Sicile c’est-à-dire de la civilisation de Stentinello. Ce décalage dans le temps serait donc plutôt un obstacle à une uniformisation des phases chronologiques à l’intérieur du bassin central et occidental de la Méditerranée.

6Au fond on retire un peu l’impression que le Néolithique en Méditerranée occidentale est en partie le produit d’une sorte de dérive Est-Ouest. Une dérive qui aurait commencé à partir du Proche-Orient vers 6000 avant J.C. et qui à cette époque-là aurait atteint la Grèce mais sans transfert de culture (le Néolithique précéramique de Grèce n’est pas le Néolithique de Çatal Huyuk dont il est pourtant en partie contemporain). Ce même phénomène se répercute ainsi de proche en proche vers le domaine adriatique et notamment l’Italie du Sud, atteinte vers 5600-5500 b.c. Cette région assimile l’introduction de l’agriculture et de l’élevage et la connaissance de la terre cuite mais avec un rendu très personnel comme en témoigne par exemple l’apparition de styles céramiques à décor d’impressions très personnalisé et qui ne sont pas représentés (ou le sont peu) en domaine égéen. L’émergence précoce des camps retranchés est aussi un trait culturel italique. Dès que l’on passe au Néolithique de l’aire tyrrhénienne les aspects des styles céramiques des phases anciennes changent encore (Basi, Filiestru niveau inférieur, Arene Candide, Portiragnes) et l’on voit alors se développer des faciès déjà en grande partie démarqués de l’Italie du Sud et sans doute un peu plus récents. Tout à fait spéculativement on pourrait placer leur début, en chronologie C14, vers 5300-5200 b.c. La dernière étape de cette dérive serait constituée par la constitution du Cardial franco-ibérique, sensu lato, c’est-à-dire sans tenir compte des divers faciès qui le caractérisent vers 5200-5000 environ.

7Le léger décalage chronologique qui se manifeste dans cette dérive, c’est-à-dire dans l’émergence des premières cultures à poterie, décalage qui se maintiendra dans les phases ultérieures, empêche de considérer l’évolution des phénomènes ouest-méditerranéens comme un tout monolithique.

8On aurait donc, en schématisant, diffusion de techniques dont l’acquisition définitive entre l’Est et l’Ouest de la Méditerranée aurait demandé moins d’un millénaire. Cette diffusion des techniques n’a pas impliqué un transfert de culture et, à chaque fois, dans chaque région considérée, il s’est produit une recombinaison des données locales - car l’on ne croit guère plus à des déplacements intempestifs de population -. Les communautés auraient certes adopté des techniques étrangères mais en créant une sorte d’expression culturelle originale et totalement démarquée de celles des régions voisines et notamment de celles dont elles sont censées provenir.

9Qu’est ce en définitive que le Néolithique ouest-méditerranéen sinon un ensemble d’expressions culturelles différenciées dues à des populations indigènes ayant adopté de nouveaux genres de vie et remis en question leur structure sociale ? Ce que nous saisissons, dans le domaine côtier, à travers le Cardial par exemple, n’est souvent que l’aboutissement perceptible d’un processus de mutation - certainement déjà en germe sous l’effet à la fois de la maturation des cultures indigènes et des stimulus externes - qui finit par déboucher sur une rupture sensible au niveau des matériaux archéologiques.

10On en arrive donc de ce fait à un autre point en débat. C’est celui qui fait intervenir la notion même de Cardial, au sens primitif du terme c’est-à-dire celui de décor à la coquille. Faire dériver le Cardial franco-ibérique du Cardial de l’aire tyrrhénienne (Corse - Sardaigne -Toscane - Latium) est une hypothèse géographiquement envisageable, en dépit du petit nombre de sites actuellement recensés dans ce secteur. Admettre aussi que ces faciès tyrrhéniens dérivent à leur tour du secteur adriatique et ionien (Sud-Est de l’Italie - Dalmatie - Ouest de la Grèce) est en soi logique. Mais il ne faut pas se masquer pour autant l’existence d’écarts chronologiques, relatifs certes, entre ces divers groupes (décalages que suggèrent quelques datations, malgré que nous soyons encore dans un certain brouillard) et, d’autre part, la réalité de certains décalages culturels qui s’expriment notamment dans la céramique. Entre les formes - pots de fleurs, vases à pied, coupes -des séries du Sud-Est italien et celles du Cardial de rance et d’Espagne (avec ses vases sphériques ou ses amphores à fond pointu) il n’y a guère de correspondances même si la technique d’impression à la coquille constitue parfois un dénominateur de fait quelque peu trompeur. Le concept unitaire de civilisation imprimée trouve ici ses limites et, dans ce cas, le décor de coquillage apparaît beaucoup plus comme une communauté technique décorative propre à certains groupes néolithiques primaires de la Méditerranée que comme l’expression d’une même entité culturelle chronologiquement homogène. C’est ce que j’ai cru comprendre quand certains collègues ont, avec juste raison, tenté de minimiser le concept de Cardial comme traceur chronologique et culturel.

11En prenant en compte les divers avis considérés, il semble que l’on s’oriente, avec des nuances plus ou moins fortes selon les régions, vers une évolution sensiblement cohérente même si, encore une fois, les liens chronologiques entre stades correspondants sont loin d’être assurés sur l’ensemble de l’aire étudiée, compte tenu de sa vaste extension géographique.

12Si l’on fait provisoirement abstraction, en attendant des jours meilleurs, c’est-à-dire des démonstrations plus étoffées, de la possible existence de faciès céramiques non décorés très primitifs évoqués par plusieurs collègues, un certain nombre de stratigraphies ou de recoupements mettent en avant :

  1. Une phase primaire où le décor à la coquille, sans être la seule technique, est souvent bien représenté, plus particulièrement en France et en Espagne (cf. Italie du Sud, dans les horizons type Coppa Nevigata, San Domino de Tremiti ; en Sardaigne à Filiestru, en France à Font-brégoua, Châteauneuf, Gazel, etc., en Espagne à El Toll, à la Coveta de l’Or, à Cariguela).
  2. Une phase plus évoluée où le décor à la coquille est en régression statistique ou n’est plus représenté. Sous le terme mal choisi d’Epicardial, cette phase peut recouvrir les stades évolués du Néolithique primitif (qui encore une fois ne sont pas tous contemporains) : Guadone, Sten-tinello, Fiorano, Curacchiaghiu, l’Epicardial français, les céramiques peignées du Pénédès, le Néolithique andalou de type Zuheros, l’horizon à décor en épi de Lapa do Fumo, etc.
  3. Une phase plus théorique de transition au Néolithique moyen où la céramique imprimée soit n’existe plus soit n’a plus que valeur relictuelle et se trouve largement concurrencée par les poteries peintes, gravées ou lisses : Masseria-La Quercia, céramiques incisées de Pollera, Fontbrégoua, Fagien, etc.

13Pour minimiser le concept de Cardial certains intervenants ne se sont pas privés de souligner l’originalité précoce de quelques aires culturelles où ce traceur est souvent minoritaire, voire absent. On ne peut donc, dans leur cas, parler de culture cardiale. C’est le cas pour le Sud-Est italien. Même en admettant logiquement que la technique de la terre cuite et la culture des céréales y ont été introduites à partir du monde égéen, il y a eu là un bouillonnement propre à cette aire qui a donné des productions céramiques relativement différentes de celles de l’Egée et de celles d’Occident, originalité qui sera renforcée dans un deuxième temps par l’accroissement des camps à fossés et les poteries peintes. Sous un aspect totalement différent, Andalousie et parfois Portugal peuvent aussi revendiquer une originalité certaine avec des poteries pauvres en décor à la coquille, mais bien fournies en décor incisés et imprimés, aux compositions à la fois variées et bien typées, dont l’extension d’ailleurs dépasse très largement le Sud et le Sud-Ouest de la péninsule Ibérique puisqu’on connaît en pays de Valence, en Catalogne et peut-être même dans le Midi de la France des formes et des décors très voisins. En Espagne du Sud mais aussi ailleurs, il est vraisemblable que ces productions peuvent débuter précocément, sans doute en contemporanéité avec les faciès cardiaux d’autres régions de la péninsule. Mais leur perduration nette dans une fourchette chronologique épicardiale (comme le démontre la série des datations de Zuheros) montre que les problèmes chronologiques ne sont pas encore totalement clarifiés. La possibilité, pour ces groupes sud-ibériques, d’influences nord-africaines est posée et le débat ouvert.

14Des progrès de la recherche on retiendra que l’extension des céramiques à impressions a été beaucoup plus rapide, en domaine littoral comme en domaine continental, qu’on ne l’avait primitivement envisagé. Paraissent le démontrer : l’extension de céramiques à décor de coquilles ou d’impressions en Aquitaine et en Centre-Ouest de la France, l’apparition en France et dans la péninsule Ibérique de faciès continentaux démarqués du Cardial mais, semble-t-il, peu ou prou contemporains (voire antérieurs pour certains auteurs).

15La question de l’outillage lithique a sans doute été trop conçue à ce jour dans une optique continuité ou rupture par rapport aux substrats mésolithiques, avec souvent un a priori idéologique évident. Ce problème demeure très délicat. D’abord en raison du type même de site qui sert d’appui à de telles comparaisons : abris et grottes où la continuité de la fréquentation est assurée. Outre que les conséquences de cette fréquentation peuvent se traduire par des perturbations et de subtils mélanges d’industries, on conviendra qu’un abri de chasse au Néolithique ancien ne saurait être représentatif de l’ensemble de la culture mais d’une activité spécialisée de cette culture (cf. Jean Cros). Sans doute, il faudrait découvrir de grands habitats de plein air mésolithiques, type Gramari ou les sites de Muge, pour mieux approfondir ce problème. Dans certaines régions même la définition des substrats immédiatement prénéolithiques demande à être totalement éclaircie (Italie du Sud-Est). En tout cas l’approfondissement de notre connaissance des populations mésolithiques est un impératif évident.

16Il reste que c’est la notion de sédentarisation qui est, au cours de ces débats, demeurée la plus précaire. Je soulignerai deux points :

  • le premier concerne le relèvement du niveau des mers et l’ennoyage des basses terres qui avaient inévitablement constitué, au Néolithique ancien, les zones préférentielles de contact. On a vu, grâce par exemple au site de Leucate, que l’existence de sites importants est certaine au Néolithique ancien mais aussi sans doute au Mésolithique et que ces habitats, peut-être dès l’Epi-paléolithique, ont été marqués par une stabilité beaucoup plus accusée qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Sur ce sujet l’avancement des connaissances demeure certes limité par les possibilités de la recherche.
  • le deuxième point concerne le concept de sédentarisation lui-même. Appeler « village » un habitat du Néolithique ancien demeure à ce jour, en France et dans la péninsule Ibérique tout au moins, davantage une façon de se rassurer par l’emploi d’un vocabulaire que le fruit d’une véritable démonstration. Avancer que les habitats étaient dès lors stables mais construits en matériaux légers - ce qui expliquerait leur ruine totale - n’est qu’une affirmation. Mettre en évidence des alignements coordonnés de trous de poteaux ou de plans cohérents d’habitation doit être l’un des buts de la recherche à court terme. A ce jour c’est à Piana di Curinga, en milieu calabrais stentinellien, que les démonstrations sont les plus convaincantes avec des plans de cabanes quadrangulaires à murs de torchis ou encore à Rendina, dans la vallée de l’Ofanto, où des maisons rectangulaires à extrémité en abside ont été décrites. Ce problème dépasse, d’ailleurs, les limites chronologiques du Néolithique ancien. Ne reste-t-il rien des cabanes néolithiques, ou ce que nous voyons est-il vraiment le reflet des habitations disparues, ou nos approches sont-elles inadaptées ? C’est dans ce domaine visant à mieux appréhender les caractères des unités domestiques qu’il est plus que jamais nécessaire d’unir nos efforts.
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