L’Indonésie de Megawati, entre crispation autoritaire et agitation religieuse
p. 365-369
Texte intégral
1Janvier 2003
2Près de dix-huit mois après son accession à la tête de l’État à la faveur de la destitution d’Abdurrahman Wahid par le Parlement, Megawati Sukarnoputri ne brille pas par son engouement pour une participation populaire accrue à la vie publique. Elle s’est entourée de conseillers militaires intransigeants sur l’unité de l’État, gère à distance mais d’une main de fer les caciques de son parti (Parti démocratique indonésien Combat ou PDI-P) et fait preuve d’une excessive timidité pour tout ce qui concerne le retour en politique du rakyat kecil – le petit peuple pauvre des faubourgs et des campagnes. Est-ce à dire qu’Ibu Mega, la Mère du peuple, a oublié qu’elle doit son succès politique aux bidonvilles de la Ciliwung et aux tukang becak (conducteurs de cyclopousses) de Jogjakarta ? Ce n’est peut-être pas tant qu’elle a oublié mais qu’elle n’a jamais su… La conception de la « démocratie » dont elle se réclame, c’est celle de son père, Sukarno, le charismatique premier président de la République, ce « porte-voix du peuple » qui eut à l’attention des partis politiques ce mot délicat : « enterrez-les ! », et finit par mettre un terme à l’expérience parlementaire indonésienne. Enracinée dans une pensée nationaliste anti-égalitariste élaborée pour partie par des maîtres de mystique issus de la petite aristocratie javanaise (comme Ki Hadjar Dewantara et Raden Soepomo), la notion de « démocratie à l’indonésienne » était en effet aux antipodes de l’idéal du parlementarisme européen. Tout ce qui pouvait « porter atteinte à l’unité sacrée de la nation » y était voué aux gémonies : syndicats par trop contestataires comme partis politiques par trop autonomes. La communion mystique du dirigeant inspiré et de son peuple en transe ne laissait aucune place aux corps intermédiaires. C’est bien cet imaginaire anti-égalitariste qui a été la raison d’être du soekarnoïsme, ce populisme indigéniste qui a lourdement marqué l’histoire de l’Indonésie à l’heure de son indépendance. Megawati n’a jamais fait mystère non plus de son opposition viscérale à tout mouvement séparatiste : elle a « pleuré » la perte du Timor Est, n’envisage pas une seconde l’indépendance de la Papouasie occidentale, et reste attachée à une approche sécuritaire du problème acehnais qui grèvera tôt ou tard la mise en œuvre du fragile accord de cessation d’hostilités signé il y a cinq semaines à Genève.
3Nationaliste républicaine nourrie d’une culture de la dissidence élitiste, Megawati n’a pas hésité à prendre les mesures les plus impopulaires, et elle est aujourd’hui en passe d’en payer le prix fort. Ainsi, elle a apporté un soutien obstiné à la candidature de Sutiyoso, qui concourait pour un nouveau mandat de gouverneur de Jakarta, alors même que les membres du PDI-P qui siégeaient au conseil municipal n’en pouvaient mais de dénoncer les abus et les exactions auquel celui-ci se livrait. Figure haïe du petit peuple des rues, Sutiyoso, ancien commandant en chef adjoint des Commandos spéciaux de l’armée de terre (les Kopassus), s’est illustré par sa volonté d’interdire aux becak l’accès au centre-ville, de vider les rues des mendiants et autres vendeurs à la sauvette, et surtout de faire raser les grappes de taudis qui dépareillaient l’autoroute à péage menant à l’aéroport Soekarno-Hatta. Étrange allié pour celle qui se voulait la nouvelle « Reine de justice » (« Ratu adil ») venue mettre un terme à la misère et à la corruption, et que célébraient les laissés-pour-compte du « développement ». N’avait-elle pas le choix non plus lorsqu’elle a entériné sans état d’âme une nouvelle augmentation du prix de l’électricité et de l’essence, au risque d’une flambée d’inflation et, surtout, de mécontentement populaire ? L’état de grâce dont elle a bénéficié pourrait bien toucher à sa fin. Déjà les partis de l’Axe du milieu (Poros tengah, une coalition de partis musulmans modérés et radicaux) se liguent de plus belle contre elle, dans la perspective des élections législatives et présidentielles de 2004, qui promettent de violents affrontements idéologiques. Son propre parti, le PDI-P, sort très affaibli d’une série de disputes intestines, attisées par une rivalité sans répit entre son mari (le sulfureux homme d’affaires Taufik Kiemas) et Arifin Panigoro. Obligée de courtiser le Golkar, lui-même de plus en plus scindé entre pro et anti-Akbar (Tandjung), la présidente n’a pas plus les mains libres du côté de l’armée, qui lui facture très cher le soutien qu’elle lui a apporté en août 2001 en refusant de faire appliquer l’état d’urgence proclamé par Gus Dur (surnom d’Abdurrahman Wahid). Certes, les nouveaux textes de lois concernant les modalités de proclamation de l’état d’urgence et la mission de sécurité extérieure de la Tentara Nasional Indonesia (TNI : l’armée nationale) renforcent sensiblement les verrous civils aux niveaux central et régional. De même, le haut commandement militaire a donné son imprimatur à un renforcement du pouvoir civil en acceptant le principe de la nomination du chef d’état-major par la présidence sur proposition du Parlement. Mais c’est en échange d’un blanc-seing pour tout ce qui touche à la gestion lucrative des zones de conflit, c’est-à-dire à la mainmise sur les marchés illégaux de ressources dans les zones-frontières de l’archipel. Récemment, le nombre de rixes létales entre militaires et policiers a grimpé en flèche. C’est l’indice probable d’une concurrence de plus en plus virulente entre la police et l’armée pour le contrôle du trafic de stupéfiants et des maisons de plaisir. L’appareil sécuritaire de l’État continue à entretenir des liaisons éminemment dangereuses avec le monde du crime. Le porte-parole de l’armée de terre n’avouait-il pas publiquement, l’an passé, que 70 % des ressources des garnisons étaient de nature « non-officielle » ? Ce phénomène d’indifférenciation fonctionnelle entre preman (criminels), prajurit (soldats) et pegawai (fonctionnaires) crée de vastes marches de violence autour de l’État : tragique héritage d’une histoire militaire et politique marquée par le rôle clef de milices supplétives qui, ayant pris pied au sein de l’État, ne s’en laissent jamais facilement déloger. Aujourd’hui encore, plus de 6,5 millions « d’auxiliaires » de la sécurité publique (les satpam, hansip et autres kamra) exercent leurs sinistres talents de violence dans le plus grand flou juridique.
4Cependant, s’il s’avère aisé de trouver rétrospectivement mille causes endogènes à la crispation autoritaire récurrente des élites de l’État, il ne faut pas non plus oublier que les facteurs exogènes pèsent très lourd dans la balance du destin politique de l’Indonésie. La « lutte anti-terroriste » engagée sous les auspices des États-Unis a des effets dramatiques pour ce qui concerne la sauvegarde des libertés publiques restaurées voici peu. Megawati ne fut-elle pas la première, au hasard d’un voyage officiel sur la côte Est, à « passer au guichet » à Washington, obtenant force lignes de crédits américaines en échange d’un soutien sans faille à la lutte contre les surgeons indonésiens d’Al-Qaida ? Aujourd’hui, l’Australie a franchi un pas symbolique en annonçant la réouverture de sa coopération militaire directe avec l’Indonésie, n’excluant pas de dispenser aux chiens de guerre des Kopassus de précieux enseignements en matière de « contreterrorisme ». De nombreux États occidentaux sont prêts à faire de même, jetant aux oubliettes l’embargo qui avait frappé les militaires de Jakarta à l’issue de la mise à feu et à sang du Timor Est en septembre 1999. Or quand bien même l’objet d’un tel reniement serait la traque légitime de dangereux terroristes, il est rien moins qu’évident que l’armée de terre doive être le récipiendaire privilégié de cette manne sécuritaire. Pour obéir à Suharto, qui souhaitait au milieu des années 1990 pallier la décrue de ses soutiens au sein de l’armée en cooptant une frange de l’intelligentsia islamiste, les Kopassus n’avaient-ils pas courtisé l’une des organisations les plus radicales de la scène fondamentaliste, le Bureau pour la propagation de la foi en Indonésie (DDII) ? Prabowo Subianto, gendre de Suharto et commandant en chef des Kopassus, n’avait-t-il pas alors laissé « carte blanche » au Comité indonésien pour la solidarité avec le monde islamique (KISDI) pour propager un message de haine à l’encontre des chrétiens et des sino-indonésiens ? Si Prabowo a été limogé en 1998 et vit désormais entre Amman et Jakarta (où il s’est reconverti dans les sociétés de sécurité privée), les Kopassus ne sont pas encore devenus une unité régulière de l’armée. C’est prendre un risque immense que de les solliciter pour une « lutte anti-terroriste » qui devrait échoir normalement à la police, seule capable de mener des enquêtes locales approfondies sans éveiller la peur et la colère de villageois qui ont encore en mémoire les exactions des Kopassus à Aceh entre 1989 et 1992 et leur brutalité lors des batailles de rue du premier semestre 1998. À trop exiger de l’Indonésie, à vouloir que l’armée pénètre dans l’enceinte sacrée des pensionnats coraniques (pesantren) et que les thuriféraires de la Nadhlatul Ulama et de la Muhammadiyah maudissent chaque matin Ben Laden, les faucons du Pentagone risquent de briser irrémédiablement l’équilibre politique précaire qui s’est établi entre forces religieuses et pouvoir civil. Déjà, au niveau régional, les relations entre la Malaisie, Singapour et l’Indonésie se sont sérieusement dégradées. Accusées par leurs homologues de n’être pas assez fermes dans leur combat contre le fondamentalisme, les autorités de Jakarta sont, au plan diplomatique, aux abois.
5Car les attentats de Bali ont eu pour conséquence de fragiliser dangereusement la vie politique nationale : d’une part en légitimant une remilitarisation graduelle des structures de décision aux sommets de l’État, et de l’autre en mettant le gouvernement de coalition de Megawati en porte-à-faux avec une fraction de l’opinion publique agitée par de violents courants d’antiaméricanisme. Le principal danger est qu’au nom d’une « lutte anti-terroriste » indiscriminée, frappant aveuglément toute dissidence, les autorités de Jakarta n’en reviennent à un mode de gestion purement répressif des conflits sociaux et politiques, sapant le travail de libéralisation accompli depuis mai 1998. Or dans les conditions de marasme économique qui continuent à prévaloir en Indonésie, la clôture autoritaire des lieux de contestation aurait pour effet de radicaliser plus encore des segments entiers de la société urbaine. Et il ne serait dès lors pas impossible que cette protestation soit codée dans le langage maximaliste du conflit religieux. Dramatique paradoxe, la « lutte anti-terroriste » aboutirait in fine à rendre possible cela même dont elle entendait détruire les ferments : un embryon de révolution sociale faisant la part belle aux extrémismes de tous bords.
Auteur
Institut d’études politiques de Paris
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