Birmanie/Myanmar : bénie par les dieux, maudite pour les hommes
p. 331-337
Texte intégral
1Décembre 2007
2L’Union de Birmanie, qui possède sur son territoire une centaine de minorités ethniques, est à la fois le seul pays indochinois de l’Indochine et aussi le plus vaste (578 000 km2). Trait d’union géographique entre l’Orient et l’Extrême-Orient, connu des Anciens comme la « Terre de l’Or », il recèle de fabuleuses ressources naturelles (pierres précieuses, jade, teck, métaux non-ferreux), des hydrocarbures, un immense potentiel hydro-énergétique et des terres fertiles. En outre, avec 2 800 kilomètres de côtes ouvertes sur l’océan Indien et la route du pétrole, la Birmanie occupe une position stratégique exceptionnelle qui intéresse surtout la Chine.
3Il y a quelques années, après avoir visité la Birmanie, un membre éminent de notre Réseau Asie remarquait : « La religion c’est l’opium du peuple, mais le bouddhisme birman, c’est la pipe pour le fumer. » Aussi surprenante qu’elle soit, cette déclaration, lancée comme une plaisanterie, n’est pas sans fondement. Le respect des préceptes de base de la philosophie bouddhique (dâna : le don ; sîla : les vertus ; bhâvanâ : la méditation) conditionne la vie des 70 % de Birmans qui se réclament du bouddhisme. Leur quotidien est marqué par la pratique de vertus telles que modestie, austérité, frugalité, ainsi que par le sentiment de vivre dans un monde calme et sans excès, bien protégé par les pagodes et monastères qui jalonnent le paysage.
4Quelques jours après la conclusion des travaux de la Convention nationale convoquée par la junte pour rédiger une Constitution destinée à légitimer et perpétuer son pouvoir, des théories de moines (pongyi1) en robe rouge-orange sont soudain apparues dans les rues des grandes villes birmanes. Le 24 septembre, des milliers de religieux, chantant les paroles du « Metta sutta », célèbre discours du Bouddha sur le thème de l’amour et de la paix universelle, quittèrent la pagode Shwedagon, pour défiler pacifiquement dans le centre-ville de Rangoun.
5Comme le Canon leur en donne le droit, les religieux demandaient, outre des excuses de l’armée qui avait maltraité leurs collègues dans une manifestation à Pakokkou centrale, une annulation des hausses de prix des carburants et des produits alimentaires, imposées aux habitants depuis le 15 août.
6Trois jours plus tard, grâce aux médias internationaux, la population put voir son armée tirer sur les moines et les manifestants civils qui les avaient rejoints, tuant au passage un photographe japonais. Le 28 septembre l’incrédulité faisait place à l’effroi : profitant de la nuit les militaires avaient investi, saccagé et pillé les monastères, bastonnant et raflant leurs occupants pour les emmener vers une destination inconnue. Pour la première fois l’armée et la police birmanes s’en prenaient directement aux religieux.
7La Birmanie avait déjà connu des manifestations en 1988, quand les étudiants et la population s’étaient révoltés contre une dictature militaire inepte qui, conduite depuis le 2 mars 1962 par le général Ne Win, recherchait une « voie birmane vers le socialisme ». Mais cette révolte s’était soldée par un bain de sang (plus de 502 morts officiels mais 3 000 généralement reconnus). La technique birmane du retour à l’ordre ne fut pas perdue pour tout le monde puisque huit mois plus tard les révoltés chinois subissaient le même sort à Tien’anmen.
8Orpheline idéologique ralliée au bouddhisme ambiant, la nouvelle junte se devait de rechercher une autorité morale qui lui faisait défaut. Le « Conseil des Grands Maîtres de l’État » (State Sangha Maha Nayaka), créé en 1980 et composé de 47 moines inféodés aux militaires, a joué ce rôle. Gérontes et grabataires religieux ont prêché l’obéissance aux fidèles. Par leurs sermons comme par leurs silences, ils ont contribué à maintenir l’emprise de la dictature – qu’ils ont sauvée par trois fois (août 1988, 1990 et 2007). En reconnaissance de leurs bons services, la junte leur décerne chaque année des douzaines de titres honorifiques prestigieux. Le plus connu, « Bhaddanta », est accordé à tous les vieux moines proches du régime (avec une pension mensuelle qui peut se cumuler avec d’autres prébendes). Par dérision la population surnomme ces prélats « Bhaddanta Toyota » ou « Bhaddanta Toshiba ». Ils reçoivent leurs titres des mains des militaires au cours d’interminables cérémonies retransmises par la télévision (appelée « télé-pagodes »). Ce qui fait dire aux spectateurs : « Chez nous la télé n’a que deux couleurs, le vert et l’orange. »
9Les dix-neuf années qui suivirent le coup d’État du 18 septembre 1988 furent marquées par les mêmes incompétences du personnel militaire chargé des affaires publiques, les mêmes gâchis économiques et financiers, une corruption renforcée et une série de décisions puisées dans le catalogue du totalitarisme. Renforcement de l’armée (portée à 400 000 hommes), de la police et des services secrets ; refus de reconnaître le résultat des élections « justes et équitables » que la dictature avait elle-même organisée en mai 1990 ; création d’une Convention nationale de 1 075 membres nommés pour empêcher la réunion des 588 députés (492 pour la « Ligue nationale pour la démocratie » fondée par Mme Aung San Suu Kyi) élus ; création de « l’Association pour la solidarité et le développement de l’Union » (USDA) dont les 23 millions d’adhérents furent chargés d’appuyer toutes les activités du régime, d’organiser des manifestations de soutien et de dénoncer tous les éléments « louches » de leur voisinage. Ces structures sont désormais complétées par une organisation paramilitaire (Swan arr shin : « Les Tout puissants ») de supplétifs. Ces nouveaux nervis du régime sont la renaissance d’une institution royale, celle des « joues annelées » (un anneau était tatoué sur leurs joues). Dans le passé les recrues de cette organisation étaient des criminels chargés des exécutions capitales, de la torture, du vol ou de la garde des prisonniers du roi. Depuis deux ans les réincarnations de ces personnages n’hésitent pas à attaquer physiquement les démocrates.
10À partir de 1989 la junte a créé, dans toutes les provinces, des « villes nouvelles » à la périphérie des centres anciens. Elles ont permis tout à la fois de dégraisser les quartiers surpeuplés des villes anciennes et de détourner les énergies des opposants. De nombreux chantiers de travaux publics furent associés à ces constructions : ponts, voies ferrées, routes, canaux, barrages. Dans ce contexte l’utilisation de la corvée, autre tradition héritée de la période royale, a été remise à la mode par la junte. Dans les provinces les chefs militaires demandent aux chefs de villages des travailleurs « volontaires » pour fournir pendant trois jours à un mois la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement des multiples chantiers. En plaine, quand les soldats veulent des terres, ils délocalisent les villages et regroupent les habitants où bon leur semble. En montagne, notamment au pays Karen, les populations non-birmanes n’ont pas toujours la chance d’être « délocalisées », surtout quand elles vivent près de riches forêts de teck (convoitées par les affairistes sino-thaïs) et dans le bassin du fleuve Salouen dont le potentiel hydroélectrique est convoité par les Chinois pour alimenter les industries du Yunnan. Certains villages sont incendiés et les populations civiles, victimes de déplacements forcés, sont pourchassées dans la jungle, comme en témoignent les quelques 150 000 Karens qui ont trouvé refuge dans les camps situés à la frontière thaïlandaise.
11Ces exactions ne sont pas inédites. L’histoire de l’Indochine montre que les souverains, birmans, thaïs ou khmers, ne procédaient pas autrement. Après les prises de Syriam au XVIIe siècle, des milliers de Portugais furent déportés dans des villages de Birmanie centrale où leurs descendants, chrétiens aux yeux bleus, vivent encore. Plus près de nous les Khmers rouges ont fait de même quand ils ont déportés les citadins pour les faire travailler dans les campagnes. En Birmanie, les chefs militaires restent attachés à leurs traditions séculaires : la junte de 1988 a vaincu ses ennemis et conquis leur territoire. Cette « victoire » en a fait la véritable propriétaire du sol birman et de ses habitants, ce qui justifie l’exploitation de sa conquête en fonction de ses besoins. Dès lors la junte peut dire « l’État c’est l’armée », et réciproquement. Dans toute l’Union, l’accaparement des terres par les militaires relève de cette conception.
12Depuis 1988 l’armée peut louer ou vendre des parcelles à qui bon lui semble. De préférence à ceux, militaires, civils ou religieux, qui la servent. Pendant près de deux décennies, le régime a ainsi largement favorisé les religieux en leur vendant des terres pour y construire des monastères et autres bâtiments religieux. La junte pensait s’être ainsi acquis la reconnaissance des religieux qui assuraient « l’ordre moral ». Les récents événements ayant montré que ce n’était pas toujours le cas, l’armée veut sa revanche. Pour punir ceux qu’elle considère comme des traîtres elle cherche à récupérer les parcelles vendues par ses intermédiaires. Le prétexte est aisé à trouver : ceux qui ont vendu les parcelles n’avaient pas le droit de le faire. Par suite les monastères peuvent être expropriés et les moines mal pensants peuvent y perdre leur mise. Au final les soutiens de la dictature sont récompensés avec les dépouilles des ennemis vaincus.
13Aucun membre du « Conseil des Grands maîtres » n’a participé aux défilés organisés par « l’Alliance de tous les moines de Birmanie », organisation clandestine fondée par un jeune moine de 29 ans sous le nom d’U Gambira. Ce dernier, qui avait réussi à échapper aux rafles de la police, a finalement été arrêté le 4 novembre. Accusé de trahison il encourt la peine de mort. Mais la « victoire » de la junte est en fait une victoire à la Pyrrhus. La division du Sangha entre jeunes moines démocrates et gérontes ralliés au régime (les « moines du gouvernement ») est désormais consommée. Le « Conseil des Grands Maîtres », qui n’a rien fait pour venir en aide au peuple, ni aux jeunes moines, a perdu son magistère moral. Pour les bouddhistes, tuer un moine est le pire des péchés. La junte ne pourra donc plus se prévaloir d’une idéologie bouddhiste dont elle a sciemment bafoué tous les préceptes.
14Dans les défilés monastiques, essentiellement composés de novices et jeunes moines, les religieux âgés étaient rares. La composition démographique des révoltés reflète parfaitement celle d’une société où 70 % de la population, qui à moins de 35 ans, n’a aucune emprise sur un pouvoir accaparé par des chefs âgés. Le général Than Shwé, président de la junte, a 74 ans et ses proches collaborateurs ne sont guère plus jeunes. On notera que l’Union de Birmanie a été fondée par des jeunes (Aung San avait 32 ans quand il a négocié l’indépendance avec les Britanniques). De nos jours il serait impensable de confier la moindre responsabilité politique à un jeune, même militaire. À l’inverse, Mme Aung San Suu Kyi (62 ans), toujours en résidence surveillée, a rallié la jeunesse birmane à sa cause. À brève échéance se posera donc le problème de la succession de cette dictature décrédibilisée.
15Confrontés à ce rejet, « les généraux ne pourront pas survivre » très longtemps, estimait Lee Kwan Yew le 10 octobre dernier. « Ces généraux sont plutôt nuls. Comment peuvent-ils diriger l’économie aussi mal et en arriver à cette situation quand le pays a tant de richesses naturelles ? » Les familles des élites militaires sont parfaitement conscientes de la dégradation du régime. Enrichies par la corruption elles ont déjà placé leurs butins dans les banques étrangères. Une longue liste de titulaires de comptes circule déjà sur la toile. Ces familles ont les moyens de voyager, de se faire soigner dans les meilleurs hôpitaux étrangers, et d’envoyer leurs enfants étudier dans le monde entier. Le fils d’un affairiste richissime faisait récemment la une d’une gazette de Singapour suite aux déclarations méprisantes qu’il avait fait sur son pays. On peut imaginer que les généraux éduquent leurs enfants à l’étranger pour préparer leur succession. Mais dans quel état laisseront-ils le pays ?
16En attendant, critiques et demandes de libéralisation laissent la junte d’autant plus indifférente qu’elle bénéficie du soutien indéfectible de l’État chinois, premier partenaire commercial, et premier fournisseur d’armes de la Birmanie. La Chine veut se procurer toutes les ressources naturelles dont elle a besoin, désenclaver le Yunnan, et accéder aux rivages du golfe du Bengale pour garantir les approvisionnements réguliers en hydrocarbures. Devançant l’Inde Petrochina a déjà signé des contrats pour construire les gazoducs et oléoducs qui achemineront les produits pétroliers de la côte arakanaise vers le Yunnan Chine. Dans ces conditions la Chine fera tout pour maintenir la stabilité de l’Union. Son influence est fondamentale pour expliquer toutes les évolutions de la junte.
17Les pressions internationales pour un boycott des Jeux olympiques de 2008 poussent Pékin à encourager Naypyidaw à faire quelques gestes censés accélérer le processus de démocratisation. Pour désamorcer les critiques de la communauté internationale les Chinois ont poussé la junte à recevoir M. Gambari, l’envoyé spécial de l’Organisation des Nations unies, à lui permettre de rencontrer Mme Aung San Suu Kyi, et à nommer un « ministre des Relations » chargé de négocier. Cette visite a été suivie par celle de M. Pinheiro, envoyé par la Commission des Nations unies pour les droits de l’homme. Ce dernier a pu rencontrer quelques opposants politiques dans la prison d’Insein. Mais les deux envoyés spéciaux n’ont pu être reçus par le général-président. Par contre le ministre-adjoint des Affaires étrangères chinois, M. Wang Yi, qui se trouvait au même moment en Birmanie, a pu rencontrer le senior-général et tous les membres de la junte. En ce qui concerne les droits de l’homme, à ce jour aucune avancée sérieuse n’a été réalisée. Mme Suu Kyi reste en résidence surveillée. Il apparaît que la junte, qui ne veut pas négocier, et les Chinois, qui pensent à leurs Jeux olympiques, manipulent la communauté internationale pour gagner du temps. Les Chinois n’ont aucun intérêt à précipiter la chute d’un partenaire aussi accommodant pour faciliter l’accès au pouvoir d’un régime démocratique qui serait plus regardant.
18Quant à l’avenir de la Birmanie, deux scénarios sont envisageables. Dans le premier cas on peut craindre que les généraux jusqu’au-boutistes ne reculent pas devant la perspective d’une guerre civile, d’une part entre les Birmans et de l’autre entre les Birmans et les minorités. Un tel conflit, dont on peut se demander si les généraux ne sont pas en train de poser les jalons en exacerbant les tensions dans la société civile, pourrait conduire à un éclatement de l’Union. Dans la seconde hypothèse on peut imaginer que des soldats ouverts sur le monde extérieur, conscients des menaces qui pèsent sur leur pays prennent le pouvoir et ouvrent la porte à de vraies négociations avec les démocrates de Mme Aung San Suu Kyi. Dans l’idéal on pourrait ainsi aboutir à un partage du pouvoir et à une réconciliation nationale. Mais il faudra quand même plus d’une génération pour sortir ce pays, béni par les dieux mais maudit par les hommes, des abysses de l’obscurantisme où il a été précipité par près d’un demi siècle de dictature.
Notes de bas de page
1 Pongyi est le mot birman pour désigner un moine de l’école Theravada. Il ne faut pas le confondre avec le bonze qui est un moine appartenant à la secte bouddhique japonaise zen qui se rattache à l’école Mahayana (Grand Véhicule). Le pongyi respecte obligatoirement la règle du célibat alors que le bonze est généralement marié.
Auteur
Centre national de la recherche scientifique
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