Regards croisés sur la Chine et le Japon
p. 167-171
Texte intégral
1Janvier 2005
2Avril 2011, inquiets de la progression des importations de pailles de tatami, de poireaux et de champignons shiitake en provenance de Chine, les autorités japonaises, pour la première fois de leur histoire commerciale, font jouer des clauses de sauvegarde pour protéger leurs producteurs locaux. La Chine riposte en imposant des droits de douane additionnels de 100 % sur quelques produits japonais ciblés (automobiles, appareils d’air conditionné, combinés de téléphone portable). Après un simulacre de bras de fer, le Japon va céder et rapporter ses mesures anti-chinoises. 2003, tirée par les exportations destinées à la Chine, l’économie japonaise redevient la plus dynamique du Groupe des sept (G7) pays parmi les plus puissants économiquement du monde. La « Chine-menace » est devenue la « Chine-opportunité ». Décembre 2004, le livre blanc japonais sur la défense mentionne explicitement la Chine – au côté de la Corée du Nord – comme une puissance potentiellement hostile et, donc, à surveiller. Dans le même temps, les entreprises japonaises n’hésitent plus à poursuivre en justice leurs concurrents chinois pour faire respecter leurs droits de propriété intellectuelle. À l’évidence, les équilibres géopolitiques et économiques d’Asie du Nord-Est ne sont pas stabilisés.
3Le Japon n’hésite pas à s’affirmer et les facteurs politiques sont naturellement présents. Mais cette assurance est d’abord économique : les entreprises japonaises ont trouvé la « bonne » réponse, une sortie « par le haut » au défi chinois.
4La première partie de la réponse repose sur le choix de l’intégration économique. Il était, il est vrai, difficile de résister indéfiniment aux deux grandes lois du commerce international : la loi de la gravitation (« plus mon partenaire est proche, plus je commerce avec lui ») et celle des avantages comparatifs (« plus nos structures économiques sont différentes, plus nous avons intérêt à échange »). Mais le choix sans restriction de l’intégration est somme toute récent : la fin de la décennie 1990. Elle se manifeste d’abord par une forte progression des importations d’origine chinoise au Japon. En 1990, la part de marché de la Chine dans les importations japonaises est de 5 %. En 1999, elle est de 13,8 %. En 2004, elle sera de 20,5 %. Entretemps – en 2002 – la Chine aura détrôné les États-Unis du rang de premier fournisseur de l’archipel. Cette intensification de la relation commerciale est désormais à double sens. Elle a son pendant dans la croissance des ventes de produits japonais en Chine : + 28 % en 2002, + 44 % en 2003, + 30 % sur les premiers mois de 2004. La Chine absorbait 2 % des exportations japonaises en 1990, 5,6 % en 1999, 13 % en 2004. Si l’on ajoute les ventes à Hong Kong, la Chine absorbera en 2004 l’équivalent de 86 % des exportations destinées aux États-Unis. En 2006 au plus tard, l’ensemble Chine-Hong Kong sera le premier client du Japon.
5L’intégration économique passe aussi par l’investissement direct étranger (IDE), dans le sens Japon vers Chine pour l’essentiel, même si l’on assiste aux premiers rachats d’entreprises japonaises par des firmes chinoises. Moins de 5 % de l’IDE japonais « global » est dirigé vers la Chine en 2002 pour 8,7 % en 2003 et 14,6 % en 20041. Si les entreprises japonaises prennent garde de ne pas mettre tous leurs œufs dans le grand panier chinois et de maintenir leurs engagements dans les autres pays d’Asie de l’Est, plus de 50 % de l’IDE japonais vers l’Asie est désormais investi en Chine.
6Des relations politiques à un étiage particulièrement bas depuis l’accession aux affaires du Premier ministre Koizumi n’ont finalement pas empêché la rencontre des deux économies. On peut toutefois penser qu’une relation politique médiocre risque de peser sur la dynamique commerciale2.
7Deuxième élément de la réponse : l’intégration économique est verticale, hiérarchique, sous dépendance… japonaise. La production est décomposée, « modularisée ». Les modules à forte valeur ajoutée sont produits au Japon ; les parties intensives en main-d’œuvre ou banalisées sont chinoises. Pour une gamme de produits, la division du travail joue également à plein : les produits les plus innovants, qui doivent être confrontés et validés par le consommateur ultime, le consommateur japonais, viennent du Japon ; les produits matures sont assemblés ou totalement fabriqués en Chine. Les échanges sino-japonais sont donc organisés verticalement à travers un commerce de produits intégrés dans le bien final au sein de la même firme, à l’inverse, par exemple, de la relation franco-allemande qui repose sur un commerce intra-industrie horizontal où les partenaires s’échangent les produits équivalents d’entreprises en concurrence les unes avec les autres.
8Car tout se passe à l’intérieur de la firme japonaise et d’un réseau de sous-traitants sous contrôle. Celle-ci peut alors faire jouer pleinement son avantage compétitif sur ses concurrentes occidentales : sa capacité à gérer les interfaces du processus de production, en coordonnant l’ensemble de la chaîne de la valeur ajoutée dans une relation de dépendance forte. On le voit bien à l’autonomie relativement faible dont bénéficient les filiales des entreprises japonaises en Chine, comparée à celle des filiales chinoises des entreprises américaines et européennes : les dirigeants y sont moins souvent chinois (28 % contre 46 %), la localisation de la recherche-développement est plus limitée et concentrée sur la recherche appliquée, les composants clefs sont importés3.
9Conséquence de cette organisation en réseaux hiérarchisés, l’écart technologique entre Japon et Chine reste entier, et le Japon continue à faire la course en tête. Entre 1995 et 2002, le Japon a même gagné en compétitivité relative, mesurée par les avantages comparatifs révélés, vis-à-vis de son grand voisin, dans les secteurs des composants électroniques, des pièces automobiles et des équipements de télécommunication. Des chercheurs du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) le rappelaient récemment : « La montée technologique chinoise semble être restée strictement confinée aux bases de production et d’exportation créées en Chine continentale par les firmes asiatiques4 », pour l’essentiel des firmes japonaises, est-on tenté d’ajouter.
10Troisième réponse japonaise au défi chinois : retourner le formidable appétit de croissance chinois au profit du Japon en faisant de la Chine un instrument de compétitivité globale, mais en gardant à l’esprit que la compétition mondiale est menée… avec les États-Unis et l’Europe. Priorité, en conséquence, à l’innovation, à la course pour occuper la frontière technologique… et là, tout se joue au Japon, dans son modèle d’organisation industriel, ses pôles de compétitivité et dans la relation nouée avec le consommateur le plus exigeant du monde. « Écrans plats et appareils numériques sont plébiscités pour les fêtes » affichait en première page le journal Le Monde le jour de Noël. Pour tous ces produits, la part de marché mondial des entreprises japonaises se situe entre 50 % et 100 % et leur production, comme celle des produits de haute technologie numérique, est résolument localisée au Japon : à plus de 99 % pour les répertoires personnels numériques ou les systèmes de navigation automobiles, à plus de 80 % pour les téléviseurs à cristaux liquides numériques, à hauteur de 60 % pour les graveurs de DVD ou les appareils photos numériques5.
11Mais la course pour le leadership asiatique dépasse les seuls échanges croisés de marchandises. Modèles de consommation, musiques et images de la J-Pop, créations culturelles et design se régionalisent au rythme des modes japonaises. On assiste à une « shibuyaisation » de l’Asie du Nord, du nom du célèbre quartier branché de Tôkyô. Le Japon, qui se veut désormais « soft power », exporte les produits électroniques grand public destinés aux consommateurs à haut pouvoir d’achat de ses voisins, mais aussi des contenus qui vont circuler dans ces produits. 80 % des visiteurs étrangers du Musée Ghibli de Tôkyô, du nom de la maison de production du célèbre réalisateur d’anime Miyazaki, sont asiatiques.
12L’émergence chinoise, par ses effets de masse, déforme les repères. En économie, la taille compte, bien sûr, surtout en matière de représentations. Mais la domination des entreprises japonaises n’est pas entamée. Les éléments de complémentarité entre économies l’emportent encore largement sur les facteurs de compétition, à l’exception de la concurrence qui fait plus que se dessiner pour l’accès aux sources d’énergie et de matières premières. Cela laisse finalement une marge de manœuvre – d’erreur faudrait-il écrire – à la diplomatie japonaise lui permettant d’avoir un coup de retard dans le jeu de l’intégration régionale asiatique, de faire l’impasse sur une politique chinoise positive et coopérative et de coller aux États-Unis dans la relation forcément problématique qui se développe, et se développera de plus en plus, entre « l’hégémon » actuel et le prétendant à terme à sa succession. C’est finalement sur ce terrain que le Japon devra opérer un choix décisif. Il peut s’appuyer sur l’intégration des économies pour proposer sans naïveté à la Chine des coopérations institutionnelles, un leadership partagé, démontrant qu’effectivement « là où il y a du commerce, il y a des mœurs douce ». Il pourra alors être la passerelle entre les deux rives du Pacifique, jouant de ses capacités technologiques et de son aptitude à l’hybridation. Il peut, au contraire, dans une version de la guerre froide renouvelée et déplacée pour partie dans le champ économique, privilégier une stratégie de « containment », servant de relais à la puissance américaine. Pour la stabilité et la prospérité de la région, et du monde, ce ne serait pas le choix le moins risqué.
Notes de bas de page
1 Source : ministère des Finances japonais.
2 C’est du moins l’inquiétude des milieux d’affaires japonais et du Nippon Keidanren, ou fédération patronale du Japon, qui plaident pour une inflexion de l’attitude « anti-chinoise » de Jun’ichiro Koizumi.
3 Source : Ministry of Economy, Trade and Industry (METI) : « Enquête » sur l’activité à l’étranger des entreprises japonaises (2003).
4 Guillaume Gaulier, Françoise Lemoine, Deniz Unal-Kesenci, « China’s integration in Asian production networks and its implications », in RIETI Discussion Paper Series (november 2004).
5 Source : Worldwide Electronics Market Research (Fuji Chimera Research Institute), citée dans le livre blanc sur le commerce international et l’investissement direct étranger du Japan External Trade Organization (2004).
Auteur
Ministère des Finances
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