Le retentissement culturel des accords de Matignon-Oudinot
p. 159-165
Texte intégral
1Mai 2008
2Mars 2008, à Nouméa, au centre culturel Tjibaou, marque le début d’une exposition collective qui se propose d’évoquer la poignée de mains qui inaugure les accords de Matignon-Oudinot. En avril, de nouvelles fleurs seront déposées à Ouvéa pour perpétuer la mémoire de ceux qui sont morts lors de l’assaut donné à la grotte où étaient retenus les otages. Pas d’autre célébration ou commémoration en vue, en dehors du retentissement local du colloque du Centre national de la recherche scientifique qui se tient à Paris les 25 et 26 avril. Quelle est aujourd’hui, dans le domaine culturel, la résonnance de ce geste par lequel il fut mis fin à plus de cinq ans de troubles, à une quasi guerre civile ?
3Dès 1993, un témoin privilégié, J. P. Aïfa, interrogé par la revue Mwà Véé déclarait : « Je ne pense pas que certains loyalistes aient forcément changé de niveau mental : ils veulent bien une évolution institutionnelle, mais pour eux. » Le ton n’est pas vraiment optimiste ; un accord a été signé, mais les arrière-pensées sont tout de même de conserver l’acquis, voire de conforter une position dominante. Les espoirs nés de la signature des accords ont-ils été tenus ou bien le développement, le rééquilibrage tant vantés ont-ils été une chimère ? Il appartient aux historiens, sociologues, économistes de le dire. Les bilans dressés juste avant l’accord de Nouméa étaient en demi-teinte : sans contester de réelles avancées, on ne pouvait que prendre acte des retards dans le « rééquilibrage ». Qu’en est-il de la culture ?
4Il est vrai qu’avant même les « événements », les rapports du politique et du culturel ont été mis en question par l’opposition de certains mouvements activistes kanak au festival culturel appelé « Mélanésia 2000 ». En effet, il était reproché à Jean-Marie Tjibaou par de jeunes militants de sensibilité marxiste de faire passer l’aliénation culturelle avant le plus important, l’exploitation économique. On peut penser que « le politique » n’a pas dans le pays kanak la même extension qu’en France. Très schématiquement, lorsqu’une revendication politique est posée au niveau des partis politiques, il s’agit de la scène démocratique qu’on appellera occidentale, en tout cas importée en Océanie, et que les populations colonisées ont peu à peu conquise à partir de l’abolition du code de l’indigénat. Il ne convient pas de céder sur ce point à l’hyper criticisme des théories postcoloniales et d’imaginer que la démocratie ne soit qu’une nouvelle aliénation pour les peuples colonisés auxquels elle aurait été « imposée » ou octroyée, les Kanak ayant dû se faire une place, non sans peine, dans cet espace.
5Lorsqu’une revendication identitaire et culturelle se présente comme une vision du monde englobant le jeu de partis politiques, mais ne s’y réduisant pas, il s’agirait d’une manière de penser océanienne, que d’ailleurs certains Européens (ou autres) vivant en Nouvelle-Calédonie depuis plusieurs générations disent pouvoir partager. On la trouve exprimée par exemple sous la plume de Louis-José Barbançon : « Nous avons acquis par notre histoire un droit actif à la revendication de dignité et de patrie, alors que le droit des Kanaks à cette même revendication est inné. […] Ils sont. Nous, nous devons prouver que nous sommes. » Ainsi l’idée de s’interroger sur son identité, de la différencier de celle des métropolitains, de trouver des sensibilités et expériences communes avec les populations autochtones semble définir la recherche « caldoche » des années post-Matignon ; elle se fonde en grande partie sur l’attachement à la terre calédonienne. Le poète Nicolas Kurtovitch l’exprime en ces termes :
Grande Terre
Terre sauvage
Rouge
Et de sable noir
Enfouissant mes doigts
Comme on le ferait dans de l’eau
Je puise mes forces et mon adresse
Dans ton ventre
6Le terme « caldoche », plutôt péjoratif dans la presse française qui rendait compte des « événements », a été revendiqué avec une certaine fierté par un livre collectif de réflexions sur l’identité intitulé « Être caldoche aujourd’hui » paru en 1994 (Éditions Îles de lumière), qui définit son projet en ces termes : « Lassés d’être niés, blessés et contestés dans nos racines, notre vie quotidienne et nos perspectives, nous nous sommes réunis, artistes, écrivains et intellectuels caldoches […] pour dialoguer sur la question de notre identité culturelle au-delà de nos différences d’origine sociale et de nos divergences politiques. » Le même avant-propos précise que cette démarche n’est au service « d’aucune idéologie ni d’aucun parti, même si elle peut être considérée comme politique dans la mesure où elle interroge des « citoyens » sur leur place dans la « cité ». Dans cet ouvrage, cependant, un contributeur comme Barbançon dit de façon prémonitoire : « Je crois au Calédonien. » L’identité ressentie se fonde, comme chez les peuples océaniens en général, sur la présence des morts dans cette terre, donc sur une forte relation aux ancêtres. Elle se tend également vers un futur, différents auteurs évoquent plusieurs fois leurs enfants et un futur possible de partage : il y a peut-être là un fondement possible pour un rapprochement avec le sens de la temporalité kanak.
7Pourtant, les revendications identitaires des « Caldoches » et des Kanak ne sont absolument pas symétriques : d’abord, les Kanak ont dû fonder eux-mêmes leur propre unité dans le concept de « peuple kanak », contrairement à la vision coloniale de petites tribus perpétuellement en train de se faire la guerre. De plus, les Kanak savent toujours qui est ou n’est pas kanak à partir de la participation aux cérémonies coutumières (cf. Monnerie, 2005). Cette approche de l’identité est donc mobile, dynamique, elle peut inclure, elle ne définit pas une essence, mais des rapports sociaux. Le cri « Nous sommes là ! » poussé par Déwé Gorodé est significatif : il s’agit bien d’exister tel qu’on est et qu’on devient, d’imposer une image de fierté contre les stéréotypes racistes ou colonialistes. Ainsi les mots d’Octave Togna concernant la période précédant les « événements » renvoient à une exigence qui peut être posée à tous les niveaux, politique (au sens de « jeu des partis politiques »), existentiel, culturel, social, économique : « Nous étions considérés comme des sous-hommes, incapables d’agir et de penser. »
8La violence des affrontements a traumatisé les hommes, ce qui explique que les accords aient représenté le grand espoir « de la paix entrevue et du bonheur possible » (dédicace personnelle de F. Ohlen à l’auteur de ces lignes en 2001). J.P. Aïfa se rappelle en 1993 : « Ce qui m’a marqué profondément, ce qui m’a attristé le plus, c’étaient les événements de 84, le nombre de morts dans ce territoire, de quelque bord qu’ils soient, pour rien, ou pour un manque de compréhension de gens qui ont vécu des générations côte à côte et n’avaient jamais été capables de se comprendre. » Les vers de Nicolas Kurtovitch expriment cette douleur de façon pathétique :
Les chemins de haine et de sang
Chemins d’errances de désespoir, chemins
Sans issue chemins de néant1
9Ainsi, il s’agira pour les populations d’origine européenne et pour les Kanak de montrer quelle est sa culture au sens d’us et coutumes et de demander à l’autre de se montrer de manière à ce que de la connaissance mutuelle naisse une société harmonieuse dont personne ne serait exclu. La rencontre paraît bipolaire, il faut attendre en fait l’accord de Nouméa pour qu’on parle de pays multiculturel, multilingue, etc., et qu’on prenne davantage en compte les multiples façons d’échanger. Nous nous sommes situés ici dans le retentissement de ce texte politique sur les mentalités ; mais de nombreuses œuvres vont témoigner de l’écho qu’ont fait naître les accords de Matignon-Oudinot et entrer dans un patrimoine commun de ce pays à réconcilier : la littérature, les essais historiques ou philosophiques, le théâtre, la danse, la musique, la sculpture etc., toutes ces disciplines manifestent les valeurs spirituelles des communautés humaines du territoire et elles participent ainsi de la pleine humanité des sociétés en question. Nous parlons donc de la mise en valeur de la statuaire kanak contemporaine (expositions de l’Agence de développement de la culture kanak (ADCK) puis du centre Tjibaou), des genres vivants de l’oralité (contes, arts du tressage et de la vannerie…), et des langues kanak. Nous soulignons également la floraison de nouvelles (Déwé Gorodé, Nicolas Kurtovitch, Claudine Jacques etc.), l’émergence du théâtre de Pierre Gope, des nombreuses formes d’activités poétiques (Déwé Gorodé, Nicolas Kurtovitch, Frédéric Ohlen, club des Amis de la poésie etc.), servies par des entreprises éditoriales au premier rang desquelles Grain de Sable et l’Herbier de feu ; on doit mentionner également la maison d’édition Île de lumière et l’ADCK. Le grand nombre de livres publiés à compte d’auteur montre l’intense besoin de s’exprimer, de témoigner, de se justifier, de tracer le sentier vers le futur... qui se manifeste dans les années 1992-2000 et au-delà. Le milieu littéraire se structure peu à peu avec la création de regroupements professionnels comme l’Association des écrivains de Nouvelle-Calédonie qui s’adresse à tous ceux qui vivent sur le territoire et ont publié un livre : pas de frontières entre les communautés, les genres, les âges. Cette effervescence touche aussi le livre pour enfants, avec des textes de Noëlle Ménager-Stahl et Claudine Jacques. Cette branche de la création littéraire se développe plus particulièrement après l’accord de Nouméa. Les auteurs de nouvelles (et plus tard de romans) choisissent de plus en plus comme lieu de leurs nouvelles, les squats, les faubourgs de Nouméa, Nouméa, des lieux porteurs de dimensions plurielles de la vie en commun (Vanuatais, Kanak, Wallisiens, Futuniens, petits blancs, métis, etc.) sans naïveté ni idéalisation. Dans ses premiers recueils, Claudine Jacques avait posé la brousse de la côte ouest comme lieu principal d’enracinement de ses personnages : son évolution jusqu’à ses derniers recueils, À l’ancre de nos vies et Le cri de l’acacia, est très parlante : l’identité calédonienne ne se cantonne pas à la ruralité qui avait constitué le lieu premier d’enracinement de l’être « caldoche », ainsi qu’on peut le sentir dans les pièces de théâtre d’Ismet Kurtovitch.
10Les mains tendues entre les deux « ethnies » (j’utilise ce terme usuel en Calédonie sans rigueur scientifique) majoritaires du territoire aboutissent à des œuvres à plusieurs mains. Les pionniers sont Déwé Gorodé et Nicolas Kurtovitch, avec le recueil de poèmes Dire le vrai né en 1997 du besoin de devancer l’histoire politique et juridique par un acte de fraternité et de dialogue profond entre deux écrivains qui pouvaient apparaître comme des emblèmes, peut-être des porte-parole des communautés auxquelles ils appartiennent tout en s’en démarquant. Dans la même perspective, Frédéric Ohlen s’était essayé à une belle traduction d’un chant guerrier de Maré. Un deuxième texte à quatre mains sera joué avec grand succès à Nouméa, sur le territoire et même au festival d’Avignon, il s’agit de la pièce Les dieux sont borgnes, due à Nicolas Kurtovitch et Pierre Gope, créée en 2002. D’autres aventures à deux auteurs concernent Déwé Gorodé et Wenio Ihage : la Grande Terre dialogue avec l’ile de Lifou. L’enthousiasme suscité par la nouvelle atmosphère consécutive à la signature des accords de Matignon-Oudinot, va bien au-delà des strictes dispositions prises dans la loi organique. Il s’agit d’un éperdu désir de partage. Certes, celui-ci n’est pas né d’un coup en 1988, il s’agissait d’un état d’esprit bien antérieur et dont on peut suivre le cheminement des origines de la prise de possession jusqu’à nos jours. L’ADCK et la Délégation aux affaires culturelles avec le soutien à la création du Théâtre de l’île et la participation aux démarches qui ont permis la réalisation du centre culturel Tjibaou ont joué un rôle de premier plan dans l’effervescence créatrice : les financements accordés à la diffusion du théâtre, des expositions et de la danse en province Nord ont certainement contribué à un certain désenclavement de la « brousse », même s’il reste relatif.
11Outre les créations originales, cette période est propice à la mise en valeur et à la réévaluation du patrimoine calédonien. Ce n’est pas une innovation à proprement parler, mais un état d’esprit différent. La Société d’études historiques de la Nouvelle-Calédonie a commencé dès les années 1970 la réédition des textes de Georges Baudoux, puis de Jacques et Marie Nervat, enfin de deux textes de Jean Mariotti. On pourrait faire l’hypothèse que cette initiative forme une sorte de réponse à l’activisme kanak et au besoin pour les Européens installés en Calédonie depuis plusieurs générations de se trouver des racines. Après 1988 et la création de l’université, la vision du patrimoine et les buts de son étude changent notablement. Rééditer de grands auteurs (Jean Mariotti, Louise Michel, dans la version originale de ses Légendes et chansons de geste canaques), mettre au jour des textes inédits ou proposer un travail différent sur des textes connus (Delfaut/Daufelt) constituent autant d’efforts pour participer à l’écriture d’une histoire littéraire de la Nouvelle-Calédonie. De plus, d’autres livres contenant des correspondances kanak des années 1880 ou des documents authentiques sur la révolte d’Ataï contribuent à déplacer les certitudes et les images stéréotypées.
12Du point de vue des créations culturelles et manifestations artistiques, il me paraît clair que de nombreuses avancées ont été rendues possibles par les accords de Nouméa-Oudinot, c’est par exemple une étape capitale pour la reconnaissance des langues kanak, avec leur entrée dans le système scolaire (enseignement secondaire). Cependant, se sont fait jour dans les années 1996-97 plus particulièrement des impatiences, des critiques quant au développement inégal des différentes provinces et à la réalité de la « décolonisation douce » : peut-il exister durablement des floraisons culturelles si les conditions socio-économiques sont défavorables à une partie de la population ? Le préambule de l’accord de Nouméa va beaucoup plus loin que les accords de Matignon dans le règlement du contentieux colonial ; l’instauration d’une « citoyenneté calédonienne » avec toutes les tensions que cela suscite, crée une nouvelle donne : « Est-il une utopie qui ne devienne à son heure réalité ? » écrivait Louise Michel. Cette direction, cette projection dans le futur qui permet de voir, de rêver « en avant » de la réalité socio-économique a pu être symbolisée en 2003 par le don du Mwâ Kâ : un poteau sculpté par des artistes de huit aires coutumières de la Nouvelle-Calédonie a été offert aux populations anciennement installées sur le territoire afin de fonder sur un geste d’accueil, de la part du peuple kanak, le destin commun dont parle l’accord de Nouméa, et qui reste à bâtir.
Notes de bas de page
1 Nicolas Kurtovitch, L’arme qui me fera vaincre, Nouméa, Éditions Vents du Sud, 1988.
Auteur
Université de la Nouvelle-Calédonie
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