Le Grand Jeu de la régionalisation en Asie orientale
p. 111-113
Texte intégral
1Mars 2006
2L’Asie orientale n’a pas été épargnée par l’onde de choc qui a suivi la disparition du monde bipolaire et la guerre froide. Presque « mécaniquement », les alliés traditionnels de l’ex-Union soviétique en Extrême-Orient, Vietnam et Laos en particulier, mais aussi les diverses insurrections armées qu’elle soutenait et, dans une moindre mesure, il est vrai, la Chine et la Corée du Nord, perdaient un puissant appui.
3Parallèlement, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, créé principalement pour endiguer la poussée communiste en Asie du Sud-Est, devait, à l’instar de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Europe, repenser sa mission, se réinventer une raison d’être, tandis que le Japon, la Corée du Sud et Taïwan entraient dans une phase de reformulation de leur partenariat stratégique avec les États-Unis.
4À mesure que les enjeux politiques et économiques eux-mêmes devenaient de plus en plus globaux, le processus de régionalisation des questions de sécurité se poursuivait lentement mais sûrement au sein des fora multilatéraux régionaux (Association des nations de l’Asie du Sud-Est, Association des nations de l’Asie du Sud-Est + 31) ou bi/multi-régionaux (APEC, ASEM, ARF2). Il est toutefois encore trop tôt pour évaluer la réelle portée en termes de sécurité du récent Sommet de l’Asie de l’Est qui s’est tenu en décembre 2005 à Kuala Lumpur.
5Il n’en reste pas moins que ces consultations et accords multilatéraux qui traitent traditionnellement des questions de sécurité conventionnelles, s’attaquent désormais aussi de plus en plus aux enjeux de sécurité dits « non-conventionnels » : terrorisme, mouvements illégaux de migrants et trafics humains, blanchiment d’argent, trafic de drogue et autres produits prohibés, piraterie maritime, sécurité sanitaire…
6Sur tous ces sujets, surmontant leur traditionnelle réserve pour les mécanismes intergouvernementaux de sécurité collective touchant aux secteurs clés de leur souveraineté nationale, les gouvernements d’Asie orientale amorcent une coopération qui s’opère parfois « dans la douleur », suite à des chocs exogènes parfois traumatisants (terrorisme, tsunami, épidémie de SRAS et de grippe aviaire, actes de piraterie maritime, etc.). Se mettent alors en place des accords restreints entre pays se sentant les plus concernés, pour des raisons diverses et destinés à traiter isolément chaque problème. Des outils ad hoc que l’on pourraient qualifier de « coopérations renforcées », pour reprendre le jargon européen.
7Mais l’analogie européenne doit s’arrêter là. Beaucoup plus encore qu’en Europe, la stabilité de l’Asie orientale dépend de la puissance et de l’influence américaine. Malgré les amorces de coopération régionales ou sous-régionales citées plus haut, aucun système de sécurité collective efficace n’a encore véritablement émergé dans la région, où les États-Unis continuent de jouer le rôle dominant. Encore plus qu’en Europe, c’est la relation positive ou négative avec Washington qui détermine le plus souvent l’analyse stratégique de chacun des gouvernements. L’Asie du Nord-Est est sans doute la région du monde dans laquelle l’héritage de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide est le plus perceptible, au travers d’une série de foyers de tension et de sources de conflits potentiels : péninsule coréenne, détroit de Taïwan, tensions entre Chinois, Coréens et Japonais envenimant les revendications territoriales et maritimes… Sur tous ces points chauds, les États-Unis demeurent l’acteur central. En Asie du Sud-Est, la situation est plus contrastée avec des inquiétudes – Sud de la Thaïlande, Centre Sulawesi, Mindanao, terrorisme… –, mais aussi des apaisements – Aceh, où les États-Unis jouent un rôle remarqué, Moluques.
8L’émergence économique et politique de la Chine change la donne de plusieurs manières : elle déplace le centre de gravité économique de la région, bouleversant les flux commerciaux et les investissements directs étrangers (IDE) ; elle est porteuse de rivalités accrues aussi bien pour les débouchés commerciaux que pour les approvisionnements en énergie et en matières premières ainsi que leur acheminement, tant par la « route Sud » (détroits de Malacca, océan Indien) que par les « routes Nord » (Asie centrale, Sibérie) ; la poussée chinoise est bien sûr source de tension militaire de la part des États-Unis, dont la seule perspective de ne plus voir sa 7e flotte maîtriser le jeu à 100 % provoque stupeur et tremblements au Pentagone.
9C’est donc dans ce contexte tendu qu’évoluent aujourd’hui les organisations régionales asiatiques. La montée en puissance de la Chine, la position plus affirmée du Japon en matière militaire, certains doutes parfois sur l’engagement américain en Asie, le réveil de l’Inde notamment vers l’Est, tout contribue à faire de cette première décade du XXIe siècle un tournant dans l’équilibre des forces en Asie. Les organisations régionales ou sous-régionales reflètent naturellement cette évolution.
10L’Europe serait bien inspirée de suivre tout cela de très près et d’adopter une posture ouverte et réactive, si elle ne veut pas rater ce train et compter pour quantité négligeable dans cette grande redistribution des cartes, avec tout ce que cela implique.
Notes de bas de page
1 Rassemblant les membres de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est ainsi que la Chine, le Japon et la Corée du Sud.
2 APEC : Asia Pacific Economic Forum ; ASEM : Asia Europe Meeting ; ARF : ASEAN Regional Forum, c.a.d. les membres de l’ASEAN + 3 ainsi que, comme observateurs, les États-Unis, la Russie, l’Union européenne.
Auteur
Fondation Asie Europe
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