Le succès des produits de l’Asie en Europe du xvie siècle au xviiie siècle
p. 31-35
Texte intégral
1Juin 2006
2Les Européens connaissent les produits de l’Asie depuis longtemps, bien avant le XVIe siècle. Les riches Romains apprécient les épices, en particulier le poivre, et les soieries. À l’époque médiévale, la « route de la soie » est active, bien que la technique de l’élevage du vers à soie se diffuse en Occident grâce aux Byzantins qui la mettent en œuvre dans les pays de la Méditerranée orientale, avant qu’elle ne gagne d’abord l’Italie, ensuite la France et l’Espagne ; mais cette production ne satisfait pas complètement la demande locale à la fois en quantité et en qualité, et les épices sont toujours recherchées, ainsi que les « curiosités », comme la porcelaine de Chine. Ce trafic fait la richesse de Venise.
3Le grand changement du XVIe siècle est l’ouverture de la route maritime entre l’Europe et l’Asie par le cap de Bonne-Espérance. Il est désormais possible de transporter de grandes quantités de marchandises depuis l’Orient vers l’Occident, en évitant les transbordements de cargaisons et les recours à des intermédiaires, toujours coûteux, et en évitant aussi les dangers de la route traditionnelle, en partie terrestre. À l’époque, les Européens demandent surtout des épices : les Portugais, maîtres de la route maritime, en transportent chaque année environ 70 000 quintaux, dont 20 000 à 30 000 de poivre, 10 000 à 20 000 de cannelle, clou de girofle, muscade, gingembre, et autres épices en quantités plus réduites. Mais les Portugais ne sont pas les seuls ; la route par le cap de Bonne-Espérance concurrence vigoureusement la route traditionnelle, sans entraîner toutefois sa disparition, si bien qu’aux quantités apportées par les Portugais, il faut ajouter celles, à peu près aussi importantes, amenées par les Vénitiens qui sont parvenus à s’adapter aux nouvelles règles du marché en abaissant les coûts et en achetant des épices de qualité supérieure. La nouveauté du XVIe siècle est donc l’ouverture du marché des épices à de nombreux acheteurs européens en raison de la diminution des prix. Les « marchands épiciers » tiennent maintenant boutique dans la plupart des villes d’Europe ; les épices prennent une place importante dans la cuisine et elles servent à relever le goût des plats dont la saveur paraîtrait bien forte à nos contemporains ; le poivre est largement utilisé pour assurer la conservation de la viande. Et il y a bien d’autres utilisations, ainsi à la Cour de France, sous le règne de Henri IV, on prise le poivre pour déboucher le nez !
4Au début du XVIIe la demande est tellement importante que les Portugais n’arrivent plus à la satisfaire. D’autres puissances maritimes, d’abord les Hollandais et les Anglais, puis ensuite les Français, les Danois et les Suédois, se rendent en Asie par la route du Cap. Ils y découvrent les cotonnades, déjà connues en Europe, mais considérées comme un produit de grand luxe, réservé aux princes et autres riches seigneurs qui les utilisent comme un élément du mobilier et du décor, ainsi pour recouvrir des sièges ou bien faire des rideaux. L’arrivée de grandes quantités de cotonnades (en 1684, les Britanniques transportent un million de pièces), vendues à des prix qui les rendent accessibles à tous, amènent les Européens à les utiliser dans le vêtement. Ce sont des étoffes faciles à laver, conservant leur couleur à l’usage, beaucoup plus agréables à porter que les étoffes de laine utilisées jusqu’alors. C’est un changement considérable et rapide du mode de vie : « En moins de vingt ans, assure un Britannique en 1699, nous avons vu les cotonnades devenir le principal ornement de nos plus aimables mignons. Tous, depuis le petit maître le plus apprêté jusqu’à la cuisinière la plus vulgaire, pensent qu’ils ne peuvent s’en passer. » C’est la naissance de la mode !
5À partir de la fin du XVIIe siècle, deux produits nouveaux suscitent en Europe un engouement comparable à celui des épices et des cotonnades ; il s’agit du café et du thé. La principale région de production du café se situe alors au Yémen, dans la contrée nommée « Arabie heureuse » par les Anciens, c’est-à-dire la chaîne de montagnes situées au voisinage de la mer Rouge. Ici, entre 2 000 et 3 000 mètres d’altitude, le climat assez humide favorise la croissance des caféiers ; ils sont cultivés sous d’autres arbres qui les protègent aux heures les plus chaudes de la journée. À partir des régions de production, le café est porté au port de Moka, assez proche. Il est une fois encore connu depuis longtemps des Européens, puisqu’à partir des ports du Levant, il est amené dans tous les pays méditerranéens, mais le prix trop élevé en limite la consommation. Dans les années 1660, les Britanniques, puis les Hollandais et les Français, commencent à en transporter de grandes quantités par la route du Cap si bien que le prix diminue beaucoup. Au début du XVIIIe siècle, c’est un produit de consommation courante ; les Anglais en importent 450 tonnes chaque année et les Français autant. Toutefois, à partir des années 1730, la demande de Moka diminue, car les Européens commencent à produire du café dans leurs colonies, les Hollandais à Java, les Français à Bourbon (La Réunion) et aux Antilles, les Anglais aux Antilles également. Cependant le café Moka continue d’être recherché par des amateurs qui en apprécient les qualités gustatives, ainsi les Français en achètent-ils toujours pour la consommation de la Cour de Versailles.
6Le développement de la consommation du thé est parallèle à celui du café, mais il est plus rapide avec un engouement qui rappelle celui des cotonnades. Le thé apparaît dans les cargaisons britanniques et hollandaises en même temps que le café. À partir de 1678, les directeurs de la compagnie anglaise des Indes orientales décident d’en importer de grandes quantités et ils se donnent beaucoup de mal pour en répandre l’usage. « Ici la consommation de thé augmente, écrivent-ils à leurs employés en Asie. Nous en avons offert à quelques-uns de nos meilleurs amis à la Cour, et nous souhaitons recevoir chaque année cinq ou six caisses de la meilleure qualité et du plus frais ; celui qui donne une belle couleur à l’eau dans laquelle il est infusé, surtout le thé vert est le plus recherché. » Sur le continent, les directeurs de la compagnie hollandaise en font autant et ils s’adressent en particulier au corps médical. Le fameux docteur Nicolas Tulip, d’Amsterdam, recommande de boire du thé pour se bien porter ; un de ses confrères publie en 1685 un Traité de l’excellente herbe nommée thé et conseille à ses patients de prendre chaque jour cinquante à deux cents tasses de thé [sic], remède souverain contre tous les maux dont ils pourraient souffrir. L’effet de cette propagande est décisif : à la fin du XVIIe siècle, c’est encore la boisson de l’élite, pour des gens fortunés qui la dégustent dans des tasses de porcelaine fine, accompagnée de sucre de canne de la meilleure qualité ; au début du XVIIIe siècle son usage est devenu courant dans tous les milieux en Angleterre et aux Provinces-Unies, et on trouve des marchands de thé dans toutes les villes de ces deux pays.
7Le thé est produit en Chine uniquement. Comment les Européens se le procurent-ils ? Au début ils en reçoivent dans leurs « comptoirs » de l’Inde, apportés par des bâtiments de la navigation locale, puis, à partir de 1697, les Anglais et les Français envoient des navires directement depuis l’Europe jusqu’à Canton, port de la Chine du Sud ; les Hollandais en font autant un peu plus tard. Il y a de grandes différences dans les qualités des thés achetés par les Européens. Les Britanniques chargent des thés verts pour environ 30 % de leurs cargaisons, et des thés noirs de la meilleure qualité pour environ 40 % ; le bouy, de qualité plus courante, au goût moins fin, entre à peu près pour 30 %. Chez les Hollandais, les Français et autres continentaux, les cargaisons sont formées pour 70 à 80 % de bouy. Celui-ci est destiné en grande partie à la consommation des îles britanniques où il parvient en contrebande, souvent après « coupage » avec des herbes locales pour en abaisser le prix. Selon des contemporains, la fraude équivaut à deux fois le commerce légal. Les thés importés par les Britanniques sont en effet grevés de lourdes taxes, au moins 40 %, dont les marchands de thé, réunis à partir du milieu du XVIIIe siècle autour de Thomas Twinnings, ne parviennent à obtenir la suppression ou du moins la diminution. Il faut attendre 1784 et le Commutation Act de Pitt – le second Pitt – pour que les droits soient ramenés à 12,5 %, entraînant aussitôt un développement rapide du trafic : 6 millions de livres en poids transportés en 1784, 16 millions en 1785 et 20 millions en 1786.
8Les échanges ne sont pas à sens unique. Pour acheter ces produits, les Européens chargent au départ de leurs pays de grandes quantités de métaux précieux, or et surtout argent. Celui-ci entre pour 85 à 90 % dans la valeur des cargaisons d’envoi et il s’agit de « piastres », c’est-à-dire de pièces à la marque d’Espagne pesant chacune un peu plus de 27 grammes. Les quantités d’argent envoyés en Asie sont considérables et leur importance ne cesse d’augmenter : on passe de 150 tonnes dans la première moitié du XVIIe siècle, à près de 600 tonnes dans la seconde moitié du même siècle, puis 1 500 tonnes dans la première moitié du XVIIIe siècle. Tous ces métaux précieux viennent d’Amérique centrale et du Sud, et ils sont obtenus contre des produits de l’agriculture européenne comme vin, blé, farine, ou de ceux des manufactures, comme des lainages, ou encore des produits orientaux, ainsi les cotonnades, demandés par les habitants du Nouveau Monde. En ce sens, le commerce entre l’Asie et l’Europe participe au mouvement mondial des échanges.
9C’est aussi un trafic qui profite aux habitants de l’Asie. Les commandes des Européens stimulent les productions agricoles et artisanales ; elles animent le réseau commercial. Les grandes quantités d’argent apportées en Inde et en Chine, contrées qui manquent de ces métaux précieux, stimulent la circulation monétaire et sont un élément appréciable de l’amélioration du niveau de la vie dans l’Asie du XVIIIe siècle. La difficulté est que les Européens, s’ils ont la maîtrise de la route maritime par le cap de Bonne-Espérance, n’ont pas celle des marchés locaux. Pour l’obtenir, ils exercent des pressions sur les autorités locales en utilisant les forces de police qu’ils sont autorisés à entretenir, peu nombreuses, mais beaucoup mieux équipées et entraînées que les armées orientales. Du coup, les échanges ne sont plus équilibrés entre Orientaux et Occidentaux ; ceux-ci l’emportent et c’est la naissance de la colonisation.
Auteur
Université d’Angers
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