16. Grandes Structures et Matière Noire
p. 167-173
Texte intégral
Grandes Structures
1Les galaxies sont-elles distribuées de façon homogène dans l’espace ? Depuis que les astronomes observent le ciel, ils savent qu’il n’en est rien, et que les galaxies forment des structures emboîtées, très hiérarchisées. Au XIXe siècle, les nébuleuses brillantes étaient classifiées selon leur position et leur regroupement. C’est au début du XXe siècle, et après une longue controverse entre les astronomes Hubble et Shapley, qu’il a pu être enfin prouvé que les « nébuleuses » comme celle d’Andromède sont des galaxies extérieures à la nôtre, la Voie lactée, des mondes à part, ou univers-îles. La cartographie de notre univers proche et de ses galaxies fait apparaître des groupes et amas de galaxies (voir figure 1). Notre Voie lactée appartient au Groupe Local, dont elle est l’une des deux galaxies les plus massives, avec Andromède, et qui contient plus de 30 galaxies, la plupart étant des galaxies naines. Notre Groupe Local fait lui-même partie du Super-amas de Vierge, qui contient environ 50 groupes comme le nôtre.
Fig. 1 – Cartographie de notre Univers Local, faite en infra-rouge proche, dans le relevé du ciel 2MASS (d’après Jarrett 2007). L’image montre plus d’un million de galaxies, dans les coordonnées longitude et latitude galactiques. Notre Galaxie apparaît donc par la tranche dans le plan équatorial. À haute latitude, les galaxies sont représentées avec des couleurs, pour indiquer leur distance, les plus proches étant en bleu, et les plus lointaines en rouge (voisines de un milliard d’années-lumière de distance). Les galaxies ne sont pas distribuées de façon homogène, mais dans des groupes ou amas, qui eux-mêmes forment des super-amas, alignés dans de plus grandes structures. (2MASS, T. H. Jarrett, J. Carpenter, & R. Hurt.)
2Durant le XXe siècle, des catalogues de milliers de galaxies ont été établis, et aussi de milliers d’amas de galaxies. Ces amas sont des regroupements plus ou moins denses de centaines ou milliers de galaxies. Parmi les amas proches, ceux de la Vierge et de Coma sont les plus connus. Zwicky et Abell dans les années 1950-1960 en avaient identifiés plus de 4 000.
3En projection, les inhomogénéités de la distribution des galaxies s’effacent un peu, comme dans la figure 1. Pour connaître la distribution réelle à trois dimensions, il faut déterminer les distances des galaxies par rapport à nous. Cela est possible en mesurant la vitesse d’éloignement des galaxies, qui selon la loi d’expansion de Hubble, est proportionnelle à leur distance. La vitesse d’éloignement se mesure dans le spectre des galaxies, par un effet analogue à l’effet Doppler. Le rayonnement d’une galaxie qui s’éloigne est décalé vers le rouge : on appelle « redshift » en anglais ce décalage vers le rouge.
4Prendre un spectre pour chaque galaxie était jusqu’à ces dernières années une tâche très longue, car les spectres étaient pris un par un dans des fentes positionnées sur chaque galaxie. Un des premiers grands relevés de vitesses, celui du CfA (Center for Astrophysics, d’Harvard), comptait ainsi 20 000 galaxies seulement, vers la fin des années 1990, et avait pris dix années de travail.
Fig. 2 – Tranches d’Univers obtenus avec le relevé du 2dF (en bleu à gauche) et avec le SDSS (Sloan Digital Sky Survey, en bleu en haut), comparé avec le CfA (aussi en haut). Le tout est comparé avec des simulations numériques en rouge, en bas et à droite (d’après Springel et al 2006)
5Aujourd’hui, les grands relevés de galaxies bénéficient des progrès des techniques d’observation, qui permettent de prendre des centaines de spectres simultanément, soit par des fibres optiques, soit par des micro-lentilles, ou tout autre mécanisme permettant de prendre un spectre par pixel de l’image. Le relevé 2dF en Australie par exemple, a pris les spectres de 250 000 galaxies, et le relevé du SDSS (Sloan Digital Sky Survey) aux États-Unis, en a pris un million. La figure 2 montre une tranche d’Univers du SDSS, sous forme de cône, dont le sommet est notre Galaxie.
6Ce qui est frappant sur ces cartes de la distribution à 3D des galaxies, est la grande inhomogénéité, à toutes les échelles. Déjà le relevé CfA avait identifié un grand mur de galaxies, et l’on pensait peut-être qu’à plus grande échelle, l’Univers était plus homogène, mais au contraire, le relevé SDSS a identifié un mur encore plus grand ! Ces relevés concernent une grande surface du ciel (des milliers de degrés carrés), et ne sont pas profonds. Ils ne cartographient que les galaxies proches, à moins de un milliard d’années lumière typiquement. Il est possible d’aller plus profond, sur des champs plus petits. Par exemple, un champ profond cartographié par le télescope spatial Hubble, a aussi été étudié par spectroscopie avec les grands télescopes au sol (VLT, Very Large Telescope de l’ESO de 8 m de diamètre, et télescope de 10 m de diamètre Keck). Dans ces petites surfaces, de l’ordre de quelques minutes d’arc au carré, il est possible de poser très longtemps, pour détecter des galaxies très lointaines, à plusieurs milliards d’années lumière. On remonte ainsi le temps, sur plus de la moitié de l’âge de l’univers (la lumière ne voyageant qu’à la vitesse limite de 300 000 km/s, elle met des milliards d’années à nous parvenir des confins de l’Univers. Lorsque le photon arrive, il témoigne de l’état de la galaxie dans sa jeunesse, peu après le Big Bang. Le télescope est ainsi une machine à remonter le temps). Surprise encore, les grandes structures sont toujours là, très contrastées. Les futurs grands télescopes, au sol ou dans l’espace nous permettront de mieux quantifier leur taille afin de déterminer l’évolution et la croissance des structures.
7Nous savons en effet que l’Univers doit être homogène à très grande échelle, même si nous ne parvenons pas encore à voir l’homogénéité des cartographies de galaxies. L’étude du rayonnement micro-onde fossile, vestige du Big Bang, nous prouve qu’il s’agit d’un rayonnement de corps noir à température 2,7 degrés Kelvin, extrêmement isotrope, puisque les premières anisotropies sont mesurées au niveau de 10-5 (soit une partie pour 100 000 !). L’observation de ce rayonnement nous permet de nous projeter encore plus loin dans le passé, vers 380 000 ans après le Big Bang, quand les grandes structures n’existaient que sous la forme de très petites fluctuations de densité. Ces fluctuations de densité vont croître peu à peu, sous l’effet de la gravitation, mais ralenties par l’expansion de l’Univers.
Fig. 3 – Résultat de l’effondrement gravitationnel de fluctuations de densité de matière noire obéissant au spectre observé dans le fond cosmique, sous les forces uniquement de gravité, après que les structures se soient découplées de l’expansion (projet Horizon)
8L’origine de ces fluctuations est encore mal connue, mais la théorie la plus développée actuellement est la théorie de l’inflation, dont il sera question plus loin. Elle prédit un spectre de puissance des fluctuations, qui correspond bien à celui qui est observé dans le fond de rayonnement micro-onde. Ce spectre donne l’amplitude des fluctuations en fonction de leur taille, et permet de contraindre les simulations numériques de l’Univers (voir plus loin), en imposant des conditions initiales bien précises.
9À la fois les observations de galaxies à grande échelle, et le résultat des simulations, qui sera développé ci-dessous, montrent que les grandes structures qui se développent ont la forme de filaments cosmiques, qui s’enchevêtrent dans ce que l’on peut appeler le réseau ou la toile d’araignée cosmique. Peut-on intuitivement comprendre comment ces formes apparaissent ? Il faut savoir que les galaxies qui rayonnent ne représentent que très peu de masse dans les structures ; elles sont en fait les traceurs superficiels et lumineux de beaucoup plus de matière, qui ne rayonne pas, et que l’on appelle pour cela « matière noire ».
10En 1970, Y. Zeldovich publiait une méthode d’approximation pour déterminer le développement gravitationnel des structures, dans un fluide sans pression, ce qui représente en effet l’univers jeune, dominé par la matière noire. Alors que les premiers calculs avaient simplifié le problème en traitant l’effondrement gravitationnel à une dimension, et ne considérant que des sphères, il montrait que la réalité est complètement différente. L’effondrement n’est jamais isotrope, et lorsque la densité est déjà plus aplatie dans une direction, c’est dans celle-ci qu’il s’accélère inexorablement, pour former des surfaces, comme des crêpes. À la croisée de deux de ces surfaces, les filaments se densifient et s’effondrent. Le réseau de filaments est bien la forme attendue par l’effondrement spontané, avec des variantes en fonction des échelles, selon le spectre de puissance des fluctuations pris à l’origine (voir figure 3).
Matière noire
11Comment se forment les grandes structures ? La gravité est-elle suffisante et arrive-t-elle à vaincre l’expansion ? Contrairement à l’effondrement d’un nuage de gaz pour former des étoiles, l’effondrement gravitationnel à l’échelle cosmique ne se produit pas de façon exponentielle, en un temps comparable au temps de chute libre. Il faut auparavant que les structures soient liées, et cela prend beaucoup de temps, car les fluctuations de densité ne croissent que proportionnellement au facteur d’expansion.
12La matière ordinaire, composée de neutrons et protons, ne peut commencer à former des structures que lorsque les atomes d’hydrogène se sont formés, par recombinaison du plasma de protons et électrons. Cette recombinaison permet le découplage de la matière et des photons, qui ne peuvent alors plus s’opposer à l’effondrement. La recombinaison a lieu 380 000 ans après le Big Bang, lorsque la taille caractéristique de l’Univers était environ mille fois plus petite qu’aujourd’hui. La variation relative des fluctuations de densité ne peuvent croître que d’un facteur mille à partir de cette époque. Si les fluctuations de densité ne sont alors que de 10-5, elles n’auront pas le temps de prendre assez d’ampleur pour former des galaxies. Le remède à cette situation a été introduit dans les années 1990, lorsque la faiblesse des fluctuations a été confirmée dans le rayonnement cosmique micro-onde, par les observations du satellite COBE : il faut supposer l’existence d’une matière exotique, qui n’interagit pas avec les photons, et qui peut s’effondrer bien avant la matière ordinaire, afin de prendre de l’avance dans la croissance des fluctuations.
13Cette matière interagit avec le reste de l’Univers uniquement avec les forces de gravité. Cela implique aussi qu’elle ne rayonne pas, ce qui justifie le nom de matière noire. C’est elle qui permet aux structures de croître et de former des galaxies, bien avant que la matière ordinaire puisse enfin se libérer du couplage avec les photons, et tomber dans les galaxies de matière noire pour y former des étoiles.
14La matière noire fait sentir sa gravité à toutes les échelles. Déjà, à l’échelle des galaxies spirales, la vitesse de rotation de la matière dans le disque externe est bien supérieure à celle attendue de la matière visible, les étoiles essentiellement. La masse manquante est comparable à toute la masse visible, à l’intérieur du rayon visible de la galaxie ; mais celle-ci s’étend beaucoup plus loin, il est possible de détecter du gaz, sous forme d’hydrogène atomique, à 2 ou 4 rayons optiques, et celui-ci indique toujours la même vitesse de rotation. La masse manquante croît donc avec le rayon, et peut être dix fois plus grande, à 10 rayons galactiques, où l’on suppose que les halos de matière noire sont tronqués.
15Ensuite la fraction de matière noire semble croître avec l’échelle. Dans les groupes de galaxies, il existe une masse noire diffuse, commune à tout le groupe. Dans les amas riches de galaxies, la matière noire baigne tout l’amas. C’est ce qu’avait constaté déjà l’astronome Zwicky dans les années 1940. Mesurant les vitesses désordonnées des galaxies entre elles, il les avait estimées bien supérieures à celles nécessaires pour maintenir l’amas en équilibre. Soit l’amas avait une durée de vie très limitée et explosait rapidement, soit il fallait supposer l’existence de masse invisible, à raison de cent fois plus de matière que celle des étoiles. On sait aujourd’hui que dans les amas de galaxies, l’essentiel de la matière ordinaire est sous la forme de gaz très chaud, à des dizaines de millions de degrés, émetteur de rayons X. Ce gaz provient en partie du gaz primordial intergalactique et en partie de la matière arrachée aux galaxies, dans les interactions qui ont suivi la formation de l’amas. Il existe toutefois encore un facteur 6 entre la masse visible et la masse totale, nécessaire pour lier gravitationnellement l’amas. Ce rapport 6 est aussi le rapport universel entre la quantité de matière ordinaire et de matière noire exotique.
Composants de l’Univers
16Il faut dire que nous connaissons, depuis quelques années, de façon très précise le contenu de l’Univers grâce à des expériences concordantes de diverse nature. Il y a d’abord l’étude détaillée du fond de rayonnement cosmologique, vestige du Big Bang, et de ses anisotropies : celles-ci sont des ondes acoustiques auxquelles participent les photons et les ions, et leurs amplitudes et leurs tailles sont riches d’informations. L’observation précise de supernovae lointaines comme chandelles standard, nous révèle l’accélération de l’expansion de l’univers. Seul un composant avec une force répulsive peut accélérer l’expansion, et cela nous amène à imaginer une « énergie noire », dont on ne sait rien. L’observation de multiples lentilles gravitationnelles, i. e. de la déflection des rayons lumineux provenant de galaxies de fond nous renseigne aussi sur le contenu de l’univers sur la ligne de visée. Toutes ces observations concordent au moins à 10 % près sur les paramètres de l’Univers, son âge, sa courbure, et sa composition : 73 % d’énergie noire, 23 % de matière noire exotique et 4 % de matière ordinaire. Le plus stupéfiant est que la matière ordinaire ne compte que 4 % dans ce recensement, et même une grande partie de la matière ordinaire sous forme d’atomes qui ne rayonnent pas n’a pas été identifiée. Les étoiles et le gaz des galaxies ne comptent que pour 6 % de cette matière ordinaire, soit 2 millièmes du tout !
17La matière noire de nature exotique, pourrait être formée de particules prédites par certaines extensions du modèle théorique de particules, comme dans les théories super-symétriques, où chaque particule connue, possède une symétrique plus massive. Mais ces particules n’ont toujours pas été mises en évidence de manière directe, malgré de nombreuses expériences ayant tenté de les détecter (peut-être que le nouveau collisionneur de particules du CERN, le LHC, Large Hadron Collider, va bientôt nous en dire plus). Quant à l’énergie noire, c’est un nouveau composant mystérieux qui accélère l’expansion de l’Univers.
Simulations numériques
18Dans la grande incertitude où nous sommes, le recours à la simulation sur ordinateur est une précieuse façon d’expérimenter toutes les hypothèses possibles. En astronomie, il n’y a qu’un Univers, et on ne peut pas faire « d’expériences » au sens habituel en laboratoire. Les énergies, les masses et les échelles de temps sont telles que cela ne serait pas possible de toute façon. Par contre, il est possible aujourd’hui de calculer les forces de gravité, de même que l’hydrodynamique du gaz, sur un nombre de particules pouvant atteindre plusieurs millions, ce qui permet d’échantillonner les galaxies et des portions d’Univers de manière assez réaliste.
19Il y a des algorithmes astucieux pour traiter le problème à N-corps gravitationnel, afin de réduire le temps de calcul. Un calcul complet de l’interaction entre N particules nécessite un nombre d’opérations proportionnel à N au carré (N2). Mais il n’est pas utile de décomposer un groupe lointain en particules individuelles, et selon sa distance, on le considérera comme une seule particule de masse égale à la somme de ses constituants. Avec cette approximation, tout à fait justifiée, le nombre d’opérations et le temps de calcul ne croît que proportionnellement à N, ce qui permet effectivement de traiter jusqu’à un milliard de points !
20Malgré cela, les simulations sont encore très loin de ressembler fidèlement à la réalité. Une galaxie compte de l’ordre de 200 milliards d’étoiles, et dans notre Univers observable, on peut recenser 100 à 200 milliards de galaxies.
21Dans une simulation focalisée sur le problème des grandes structures, une grande partie d’Univers sera représentée, et chaque particule correspondra à une galaxie entière ou même un groupe de galaxies. Lorsque les interactions entre galaxies dans un filament cosmique sont étudiées, alors il faudra avoir au moins 10 000 particules par galaxie, et chacune représentera un groupe d’un million d’étoiles par exemple.
22La physique la plus facile est celle de la matière noire, et les plus grandes simulations sont faites uniquement de particules de cette matière : la seule force à prendre en compte est la gravité !
23La figure 4 montre un exemple de simulation de matière noire seule, les couleurs employées ici ne sont que de fausses couleurs permettant d’échelonner la densité. Par des zooms successifs sur n’importe quelle région de la simulation, on peut se rendre compte de la structure filamentaire et inhomogène de l’univers, jusqu’à la formation de super-amas et d’amas de galaxies à la croisée des filaments.
Fig. 4 – Visualisation de la simulation dite du « Millenium », avec une échelle de densité allant du bleu sombre au jaune, en passant par diverses nuances de mauve. La taille totale du cube simulé est de 1,5 milliard d’années lumière, une petite fraction de l’Univers observable. Les trois agrandissements successifs sont centrés sur un superamas de galaxies (d’après Springel et al 2006)
24Les simulations de ce type ont des conditions aux frontières périodiques : seul un petit cube d’univers est calculé, et il est reproduit comme un motif à l’infini. L’expansion est prise en compte, et les conditions initiales sont les fluctuations infinitésimales avec l’amplitude observée dans le fond de rayonnement cosmique. Le résultat final est en accord très impressionnant avec les observations actuelles des grandes structures (voir figure 2). La forme des structures en filaments, leur amplitude, le contraste avec les vides qui les séparent sont tous bien reproduits quantitativement. Ce succès renforce l’hypothèse de matière noire froide qui est l’hypothèse « standard » aujourd’hui : les particules de matière exotique doivent se découpler du fond des autres particules et anti-particules lorsqu’elles ne sont pas relativistes. Des particules de matière « chaude », donc relativiste au découplage, ne pourraient pas s’effondrer gravitationnellement à petite échelle, et les structures formées ne ressembleraient pas aux catalogues. Les simulations permettent donc déjà d’éliminer une partie des hypothèses.
Problèmes à petite échelle
25À partir des grandes simulations d’une partie d’Univers, il est possible de re-simuler des sous-régions intéressantes, prenant en compte les conditions aux frontières, à la fois en lux de matière et forces gravitationnelles différentielles, ou forces de marée. De nombreuses simulations ont été faites sur un volume d’une galaxie seulement, pour avoir ainsi une très grande résolution spatiale et en masse (la plus petite masse de particule étant alors de l’ordre de 100 ou 1 000 masses solaires). Mais le comportement de la matière exotique au niveau des galaxies n’est plus conforme aux observations. La matière noire se concentre énormément dans les galaxies, et domine la masse visible, ce qui n’est pas observé dans des galaxies comme la nôtre, la Voie lactée, où la masse manquante ne se fait sentir que vers l’extérieur. De plus le profil de densité prédit par les simulations est très pointu vers le centre, alors que celui que l’on observe est plat. Visiblement, la physique de la matière noire doit être modifiée pour reproduire les observations.
26Plusieurs possibilités ont été explorées pour remédier à ce problème. La section efficace de collisions entre particules exotiques ne serait pas nulle, elles pourraient interagir entre elles avec une force inconnue, autre que la gravité. Ceci est facile à inclure dans les simulations, et a été fait, en faisant varier la section efficace de collisions. En effet, les collisions entre particules empêchent la forte condensation vers le centre, et la densité s’aplatit. Pourtant la distance au centre à partir de laquelle la densité s’aplatit est constante d’une galaxie à l’autre dans le modèle, et dépend de la section efficace choisie. Le problème est que dans les galaxies observées, cette distance varie d’une galaxie à l’autre. Elle est plus grande pour les galaxies massives, qui ont moins de densité centrale. Le problème ne peut donc pas être résolu juste avec l’hypothèse d’auto-interaction des particules exotiques.
27Un autre problème dans la construction de galaxies sur ordinateur, est que les disques de galaxies spirales sont très petits. Ceci peut aussi être attribué à la forte densité de matière noire dans le halo de chaque galaxie. En effet, il est admis qu’un des principaux modes de formation des galaxies est hiérarchique : les plus petites galaxies se forment au début de l’univers, puis elles interagissent et fusionnent, pour former des galaxies plus grosses. Une galaxie comme la nôtre proviendrait de la fusion d’une dizaine de galaxies plus petites.
28Le gaz des galaxies s’établit en disque, par conservation de moment angulaire, acquis lors de l’effondrement des structures : plus la matière se condense, plus elle tourne vite, et la force centrifuge empêche la concentration dans le noyau. Mais lors de la fusion entre deux galaxies, le halo de matière noire va acquérir de la rotation, et prélever sa part de moment angulaire, à partir du moment orbital des deux galaxies. Le rayon du disque final deviendra très petit, c’est l’origine du problème de la taille des galaxies simulées.
Fig. 5 – Simulations des perturbations subies par les galaxies dans les amas. À gauche la densité de gaz, et à droite la température du gaz, qui mettent en évidence les interactions complexes dans les amas de galaxies. La taille de la boîte est de 60 millions d’années-lumière. Simulations de Yves Revaz dans le cadre du projet Horizon
29Un autre problème sans doute lié aux précédents, est celui du grand nombre de satellites prédit autour d’une galaxie géante comme la nôtre : la simulation prévoit 10 à 100 fois trop de compagnons qui, du fait de la grande densité de matière noire en leur centre, ne sont pas détruits par interaction de marée, comme dans la réalité.
30Comment résoudre tous ces problèmes ? Sans doute faut-il mieux comprendre tous les phénomènes physiques complexes, liés à la matière ordinaire. Tant qu’il s’agissait de prédire la formation des galaxies avec la seule matière noire, et la seule gravité, la tâche était facile, mais la matière ordinaire rayonne, elle peut être chauffée dans les chocs, refroidie par expansion ou par rayonnement, le gaz forme des étoiles, qui ensuite explosent en supernovae, et ré-injectent leur énergie dans le milieu. Ceci peut stopper l’effondrement du gaz et le processus peut s’auto-réguler. Il faut compter aussi avec la formation des trous noirs massifs au centre des galaxies, et de leur pouvoir d’autorégulation. La matière est avalée par le trou noir qui grossit, mais au fur et à mesure, il est de plus en plus actif, et son rayonnement, ou ses jets de matière stoppent toute nouvelle accrétion, ou toute formation d’étoiles aux alentours. Ces processus ont commencé à être pris en compte dans les modèles, mais les paramètres physiques sont mal connus, et se déroulent en général à une échelle inférieure à la plus petite cellule qui peut-être simulée : on est obligé de prendre en compte le processus de façon phénoménologique, et le nombre de paramètres à explorer est énorme. Pour l’instant, nous n’avons pas encore la réponse, à savoir si c’est bien dans cette direction, qu’il faut rechercher la solution à tous les problèmes du modèle standard de matière noire, à l’échelle des galaxies.
31La recherche est très active dans la formation de galaxies, car ce ne sont pas les seuls problèmes rencontrés. Les grands relevés de galaxies et les observations profondes, qui révèlent l’évolution des galaxies depuis le Big Bang à nos jours, ont mis en évidence un paradoxe : contrairement au scénario de formation hiérarchique, où les plus grosses galaxies se forment en fin de cycle, à partir des galaxies naines du début, les observations semblent montrer que les galaxies les plus massives sont formées très tôt dans l’univers, alors qu’aujourd’hui, la formation d’étoiles ne se produit que dans les petites galaxies. C’est le scénario inverse ! La même chose pour les trous noirs massifs, les plus puissants sont tous actifs dans la première moitié de l’Univers, aujourd’hui, les noyaux actifs sont plus calmes, et concernent des trous noirs moins massifs. Comment cela peut-il arriver ? La solution est peut-être dans les effets d’environnement. Selon qu’une galaxie naît dans un environnement riche et dense, qui va devenir un amas de galaxies, ou dans un vide, la vitesse d’évolution est très différente. Peut-être que le scénario hiérarchique est toujours valable, mais il faut le moduler en fonction de ce facteur. Dans les amas, les galaxies sont en effet plus massives, et ont évolué plus vite. Leur formation d’étoiles a pu être freinée et même stoppée rapidement, par les effets de marée beaucoup plus fréquents dans ces environnements surpeuplés. De même le gaz chaud intergalactique balaye le gaz des galaxies, par la pression du « vent » équivalent, lorsque la galaxie traverse l’amas. Une galaxie sans gaz ne peut plus former d’étoiles. L’accrétion de gaz froid est aussi arrêtée, vu que tout le gaz inter-galactique a été chauffé, et n’est plus disponible. Les observations du comportement des galaxies dans les groupes et amas, aidées par les simulations, comme le montre la figure 5, vont dans le futur permettre de mieux comprendre tous ces mécanismes.
Modifier la gravité
32Une autre piste est aussi suivie par une minorité d’astrophysiciens, pour tenter de résoudre tous les problèmes de la matière noire et de l’énergie noire. Finalement, toutes les observations peuvent aussi bien être reproduites sans imaginer de composants nouveaux dans l’univers, mais en faisant évoluer les lois de la gravité dans les domaines où elle est peu connue. La solution standard est d’extrapoler la loi de Newton, modifiée et généralisée par la relativité générale d’Einstein à tous les domaines d’application. Mais tous les problèmes rencontrés sont peut-être le signe qu’une autre généralisation et extension est nécessaire ?
33Il y a 25 ans maintenant, M. Milgrom avait remarqué que pour reproduire avec précision la vitesse de rotation des galaxies, il suffisait de modifier la loi de Newton aux champs faibles, soit faibles accélérations. La valeur limite est de 9 ordres de grandeur (un milliardième) en dessous de l’accélération de la pesanteur sur Terre. La modification ne fait apparaître aucune contradiction dans le Système solaire, où les mesures de la gravité sont très précises. Ce modèle de gravité modifiée a donné lieu ces dernières années à beaucoup de développements, pour expliquer de façon relativiste les lentilles gravitationnelles, et d’autres phénomènes. Des simulations de dynamique de galaxies, et d’interactions de galaxies, ont montré que le modèle pouvait être compatible avec les observations. Des problèmes sont encore à résoudre dans les amas de galaxies. La question est ouverte, et l’avenir nous dira quelle est la bonne direction !
Bibliographie
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Références bibliographiques
• Combes F., 2008, Mystères de la formation des galaxies, Paris, Dunod.
• Jarret Tom et Reddy Francis, 2008, 1.5 million galaxies revealed, Encyclopedia galactica, Astronomy, vol. 36, no. 3.
• The Millenium simulation project : http://www.mpa-garching.mpg.de/galform/virgo/millennium/
• Projet Horizon : http://www.projet-horizon.fr Formation des galaxies dans un contexte cosmologique.
10.1038/nature04805 :• Springel V., Frenk C., White SDM, 2006, «The large-scale structure of the Universe», Nature, vol. 440, issue 7088, p. 1137-1144.
Auteur
Astronome à l’Observatoire de Paris, et membre de l’Académie des Sciences. Elle est une spécialiste de l’évolution, et de la formation des galaxies, et a dirigé pendant 8 ans le programme national Galaxies du CNRS. Elle a notamment démontré l’importance de l’évolution séculaire et de l’accrétion de gaz dans l’évolution des galaxies, proposé un modèle de gaz froid pour les baryons manquants et apporté des contraintes aux modèles de gravité modifiée par des simulations de la dynamique des galaxies. Elle est éditeur de la principale revue européenne Astronomy & Astrophysics et l’auteur de plusieurs ouvrages
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012