15. La formation et l’évolution des galaxies
p. 157-166
Texte intégral
1Les galaxies que nous observons aujourd’hui sont les fruits lumineux d’une longue évolution. Le modèle standard de la cosmologie, qui sera abordé dans la partie IV, fournit un cadre pour explorer les phénomènes physiques qui ont gouverné cette évolution dans l’Univers en expansion. Dans ce modèle, les structures de matière observées aujourd’hui sont issues d’inhomogénéités quantiques primordiales, qui ont atteint des échelles macroscopiques après une brève période d’inflation et ont crû plus tard sous l’effet de la gravitation. La structuration de l’Univers est dominée par l’effondrement gravitationnel d’une composante majoritaire énigmatique de matière noire (voir chapitre 16). Cette structuration est selon toute vraisemblance un processus hiérarchique : de petits grumeaux de matière noire commencent à se développer dans les régions de surdensités initiales puis croissent par accrétion de matière environnante et par fusions. Ces agrégats ont tendance à se regrouper le long de filaments éparpillés comme une toile cosmique dans tout l’Univers, les intersections de filaments donnant lieu aux plus grandes structures. L’accord frappant entre cette prédiction théorique et la distribution spatiale observée des galaxies aujourd’hui suggère que nous comprenons relativement bien la structuration de l’Univers.
2L’évolution de la composante minoritaire de baryons (essentiellement protons et neutrons) entraînés dans les puits de potentiel de matière noire est en revanche moins bien comprise. En effet, la matière baryonique ordinaire peut non seulement s’effondrer sous l’effet de la gravitation, mais aussi se dissiper, rayonner, répondre aux gradients de pression, créer et réagir à des champs magnétiques, subir des réactions nucléaires, etc. Ainsi, la structuration des baryons est un problème multi-phase et multi-échelle faisant intervenir des processus physiques complexes (décrits dans d’autres chapitres de cet ouvrage) comme le refroidissement du gaz, la formation d’étoiles et de trous noirs supermassifs, mais aussi le chauffage du gaz par les supernovae et les noyaux actifs. L’enchaînement de ces processus depuis l’origine de l’Univers a conduit à la diversité de la population de galaxies que nous observons aujourd’hui. L’histoire des galaxies dépend donc aussi bien de leur environnement à grande échelle que des propriétés physiques et chimiques du gaz à partir duquel elles se forment. C’est cette histoire qu’il nous faut élucider pour mieux comprendre comment l’amplification gravitationnelle de petites fluctuations de densité à une époque reculée a pu mener à la magnifique hiérarchie d’étoiles et de galaxies de l’Univers local.
Les diagnostics de l’histoire de formation des galaxies
3La complexité des processus physiques impliqués dans la formation et l’évolution des galaxies fait que notre compréhension actuelle de la chaîne d’évènements qui ont conduit des toutes premières étoiles aux galaxies qui nous entourent repose essentiellement sur des évidences observationnelles. La vitesse constante de la lumière se révèle ici un outil essentiel. Elle implique que les images qui nous parviennent de galaxies distantes sont aussi des images du passé. La vision que nous recevons aujourd’hui des galaxies lointaines correspond donc à des images de jeunesse de l’Univers. Ces mêmes galaxies ont sans doute évolué depuis vers l’apparence mature des galaxies de l’Univers local. Il est possible d’explorer ainsi le passé de l’Univers jusqu’à l’horizon visible, c’est-à-dire la surface de la sphère au centre de laquelle nous nous trouvons et dont le rayon correspond à la distance parcourue par la lumière depuis le Big Bang, il y a 13,7 milliards d’années. L’observation de galaxies à toutes les distances (et donc à toutes les époques) entre la Terre et l’horizon visible de l’Univers nous offre un moyen extraordinaire de retracer l’histoire de formation des galaxies depuis le Big Bang.
4Pour reconstituer l’histoire de la formation des galaxies à partir d’observations à différentes époques, il nous faut savoir interpréter la lumière émise par les galaxies. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la lumière émise par une galaxie reflète son contenu en étoiles, en gaz interstellaire et en poussière. La dispersion de cette lumière en un « spectre » permet d’étudier la distribution de l’intensité du rayonnement en fonction de la longueur d’onde. Un tel spectre est marqué d’une myriade de raies en absorption et en émission correspondant à autant de transitions atomiques et moléculaires dans les atmosphères des étoiles et dans le milieu interstellaire. De l’ultraviolet au proche infrarouge, la distribution spectrale d’énergie nous renseigne principalement sur l’âge des étoiles et leur composition chimique. Par exemple, une forte intensité lumineuse dans l’ultraviolet indique la présence d’étoiles jeunes et chaudes (on dit que la galaxie a un spectre « bleu »), alors qu’une déficience de lumière ultraviolette accompagnée d’une forte émission proche infrarouge est indicative d’une population stellaire plus âgée et « froide » (la galaxie a alors un spectre « rouge »). Les raies d’absorption stellaire constituent des diagnostics cruciaux pour affiner ces jugements et pour déterminer la composition chimique des étoiles. Par ailleurs, les raies d’émission produites par le gaz interstellaire chauffé par les étoiles les plus massives (quasi-éphémères à l’échelle cosmique, car elles vivent moins de 10 millions d’années) permettent d’évaluer le taux courant de formation d’étoiles d’une galaxie et la composition chimique du gaz qui forme les étoiles. Aux plus grandes longueurs d’onde, l’infrarouge moyen et lointain reflète la partie du rayonnement ultraviolet et visible des jeunes étoiles qui est absorbée par la poussière et restituée thermiquement. Les galaxies très lumineuses en infrarouge sont donc généralement celles où naissent de grandes quantités d’étoiles. Enfin, les réserves de gaz froid d’une galaxie peuvent être « auscultées » en émission radio, notamment dans les raies de l’hydrogène neutre à 21 cm et des molécules CO à 2,6 mm, qui signalent la présence de molécules H2 (indétectables à basse température).
5Les astronomes ont développé des algorithmes sophistiqués pour mener ces types d’analyses et extraire de la distribution spectrale d’énergie d’une galaxie des paramètres physiques comme le taux courant de formation d’étoiles, la masse totale des étoiles, l’histoire passée de formation stellaire (c’est-à-dire les proportions relatives d’étoiles d’âges différents), le contenu en gaz et en poussière et la composition chimique du gaz et des étoiles. Une information spectrale détaillée dans tous les domaines de longueurs d’onde, de l’ultraviolet au radio, est nécessaire pour bien apprécier ces paramètres. Une telle information est difficile à obtenir en pratique, surtout pour les galaxies lointaines, qui sont moins brillantes (la luminosité apparente décroît comme le carré de la distance). Il faut alors s’accommoder d’une information plus limitée, comme le spectre dans un domaine restreint de longueurs d’onde ou de simples couleurs photométriques, obtenues en observant la galaxie à travers des filtres à large bande passante pour recueillir le maximum de photons possibles en un temps raisonnable. Une autre complication vient du fait que la lumière nous parvenant d’une galaxie lointaine est « étirée » en chemin par l’expansion de l’Univers (qui allonge les longueurs d’onde des photons le traversant). Le spectre est alors décalé vers le rouge par rapport à celui d’une galaxie proche. En mesurant ce décalage vers le rouge, on peut estimer la distance de la galaxie et évaluer l’âge de l’Univers au moment où les photons ont été émis. Cette estimation sera précise pour un spectre dans lequel des transitions atomiques caractéristiques peuvent être identifiées, mais elle ne sera qu’approximative que si seules des couleurs en bandes larges sont disponibles.
6Dans le cas particulier de notre Voie lactée et des galaxies si proches que leurs étoiles peuvent être observées individuellement, comme la galaxie d’Andromède, une autre approche permet de reconstituer l’évolution passée : l’archéologie galactique. Cette approche consiste par exemple à traquer les abondances chimiques des étoiles les plus âgées et les plus pauvres en éléments lourds (ou « métaux ») pour contraindre les conditions de la nucléosynthèse primitive. La caractérisation systématique des abondances et des vitesses de populations stellaires peut aussi révéler les vestiges d’évènements d’accrétion ou de fusion qui ont marqué l’assemblage des grandes galaxies à disques comme la Voie lactée et Andromède. Cette caractérisation représente le moyen le plus direct et le plus fiable de reconstituer les histoires de fusion et d’enrichissement chimique d’une galaxie. Le satellite Gaia, qui sera lancé en 2012, va permettre de cartographier ainsi les positions et les vitesses d’un milliard d’étoiles dans la Voie lactée et les galaxies proches. Cette formidable base de données ouvre la porte à des études d’une précision inédite sur la structure, la formation et l’évolution de notre Galaxie.
Les premières lueurs
7La quête des premiers objets formés après le Big Bang fascine les astronomes depuis des décennies. Ceux-ci supposent que le gaz primordial (essentiellement hydrogène et hélium) qui s’effondre dans les puits de potentiel de matière noire finit par atteindre en certains endroits des conditions de densité et de température entraînant l’allumage de la fusion nucléaire : c’est la naissance des premières étoiles, les premières bribes de galaxies, probablement quelques centaines de millions d’années après le Big Bang. Ces premières étoiles ont sans doute explosé rapidement en dispersant les éléments lourds qu’elles avaient produits dans le milieu environnant. Les métaux se sont ensuite mêlés à l’hydrogène et à l’hélium pour donner naissance à de nouvelles générations d’étoiles plus pérennes.
8Parmi les cartographies profondes du ciel à diverses longueurs d’onde avec les télescopes modernes, on a déjà recueilli des images impressionnantes des premières bribes de galaxies à l’époque où l’Univers était âgé de moins d’un milliard d’années. Environ 2 milliards d’années après le Big Bang, des protogalaxies compactes subissant de vigoureuses flambées de formation d’étoiles étaient en pleine croissance. La détection de prodigieux épisodes de formation stellaire enfouis dans d’énormes quantités de poussière à cette époque indique aussi que, au moins dans certains endroits, la production de métaux a été très efficace. En outre, la découverte de populations stellaires massives contemporaines et plus évoluées montre que la formation d’étoiles a parfois été très précoce. Une autre catégorie d’exploration de l’Univers primordial s’est concentrée sur la recherche de l’émission dans la raie Lyman-α à 121,6 nm du gaz d’hydrogène excité et ionisé par les premières étoiles massives. Cette raie de résonance ultraviolette (décalée dans l’optique pour les observations de galaxies primordiales) est la plus intense attendue d’une protogalaxie. Les cartographies Lyman-α de l’Univers à grand décalage spectral ont cependant révélé moins d’activité de formation stellaire que les observations directes des populations stellaires de protogalaxies. Cela est dû au fait que l’intensité typique de la raie est bien inférieure aux prédictions théoriques (peut-être à cause de l’absorption plus efficace que prévue des photons Lyman-α par seulement quelques traces de poussière), rendant l’émission Lyman-α des premiers sites de formation d’étoiles plus difficile à détecter. La découverte d’émission Lyman-α à des époques extrêmement reculées a néanmoins repoussé les limites de l’exploration de l’Univers primordial. Les études détaillées du profil de cette raie fournissent des informations dynamiques précieuses sur l’accrétion et l’expulsion de gaz par les protogalaxies.
Fig. 1 – Détail du champ « ultra profond » de Hubble : l’image la plus profonde de l’Univers jamais obtenue dans la lumière visible (1 million de secondes d’exposition avec le télescope spatial Hubble, soit plus de 11 jours). Certains des objets les plus imperceptibles de cette image sont des galaxies primordiales dont la lumière a mis plus de 10 milliards d’années à nous parvenir. (NASA, ESA, S. Beckwith, The HUDF Team et B. Mobacher – STCcI)
9La recherche des galaxies primordiales qui sont apparues quelques centaines de millions d’années après le Big Bang est un domaine en pleine effervescence. Nous n’avons pour l’instant qu’un simple aperçu de cette époque extraordinaire qui a vu naître les premiers constituants des galaxies comme la Voie lactée. Le télescope spatial James Webb, dont le lancement est prévu en 2014, et les très grands télescopes terrestres de future génération nous permettront d’explorer les premières lueurs de l’Univers de façon beaucoup plus détaillée.
Fig. 2 – Formation en direct d’un amas géant de galaxies, marquée par l’entrée en collision récente de quatre amas plus petits. Ces collisions à répétition proviennent de l’écoulement de matière (galaxies, gaz et matière noire) le long des filaments jusqu’aux intersections encombrées de la toile cosmique. Un photomontage montre l’émission diffuse du gaz très chaud de l’amas (dont la température augmente du rouge au bleu) en rayons X, superposée à l’image des galaxies dans la lumière visible. L’écoulement de gaz étant davantage freiné que celui des galaxies par les collisions, les positions relatives du gaz chaud et des galaxies fournissent des informations précieuses sur la dynamique de l’écoulement. (NASA, ESA, CXC, STScI, C. Ma, H. Ebeling et E. Barret – University of Hawaii/IFA)
Évolution de la population de galaxies
10Notre connaissance de l’évolution des galaxies a évolué de manière spectaculaire au cours des deux dernières décennies, grâce à la cartographie méthodique de grandes régions du ciel à différentes longueurs d’ondes à une profondeur permettant de sonder les 10 derniers milliards d’années de l’Univers (c’est-à-dire depuis environ 3,7 milliards d’années après le Big Bang). Ces observations ont permis de recueillir les spectres de centaines de milliers de galaxies et les images de dizaines de millions d’autres aux longueurs d’onde optiques, ainsi que plusieurs milliers d’images dans des domaines moins accessibles comme l’ultraviolet et l’infrarouge. La cartographie complémentaire du ciel dans le domaine des rayons X (entre 1 et 10 nm) a aussi permis la détection et la caractérisation de la composante de gaz chaud dans les « amas » de galaxies. Ces objets sont des concentrations de plusieurs centaines à plusieurs milliers de galaxies, qui se développent aux intersections de filaments cosmiques de matière noire. Le gaz chaud qu’ils abritent, composé d’une fraction qui ne s’est jamais concentrée en galaxies et d’une autre qui a été perdue par les galaxies de l’amas, peut contenir jusqu’à 10 fois plus de matière baryonique que les galaxies elles-mêmes. L’exploration de l’Univers à toutes ces longueurs d’onde avec les télescopes modernes a révolutionné notre compréhension de l’évolution des galaxies.
11Ces observations ont montré tout d’abord que des galaxies « évoluées » avec des morphologies de type « disque + bulbe », rappelant celles des galaxies locales, existaient déjà environ 5 milliards d’années après le Big Bang. À la même époque, le taux de formation d’étoiles par unité de volume de l’Univers était au moins 10 fois plus élevé qu’aujourd’hui, et les galaxies très lumineuses en infrarouge environ 30 fois plus communes. L’avènement de satellites pouvant scruter le ciel en infrarouge moyen et lointain a permis de dévoiler une activité de formation stellaire dans le jeune Univers qui n’avait pas été mise en évidence pas les observations aux plus courtes longueurs d’onde. Il y a 8 milliards d’années, presque la moitié des galaxies très lumineuses en infrarouge présentait déjà une structure discoïdale, mais le taux de formation stellaire dans ces galaxies était bien supérieur à celui de la Voie lactée. Ce résultat peut s’expliquer, au moins en partie, par la plus grande quantité de gaz disponible pour former des étoiles dans les jeunes galaxies. Il suggère aussi peut-être un mécanisme de formation stellaire plus efficace à ces temps reculés que celui qui domine dans notre Galaxie (la compression du gaz interstellaire par des ondes de densité qui se propagent dans le disque et donnent naissance aux bras spiraux) ; voir chapitre 14. La formation stellaire à grand décalage spectral pourrait par exemple être amplifiée par la compression de gaz sous l’effet d’interactions gravitationnelles, si celles-ci sont plus fréquentes ou plus efficaces entre jeunes galaxies qu’aujourd’hui. Un tiers des galaxies lumineuses en infrarouge dans l’Univers lointain montrent par ailleurs des signes morphologiques de violents épisodes de fusions.
12L’influence de la densité de l’environnement et des interactions sur les propriétés physiques et l’histoire de formation d’étoiles des galaxies fait l’objet d’intenses recherches depuis de nombreuses années. Dans l’Univers local, les environnements les plus denses correspondent aux amas de galaxies et les environnements les moins denses au « champ » en dehors des amas. Les galaxies d’amas sont typiquement deux fois plus massives que les galaxies de champ. À masse stellaire constante, le taux de formation d’étoiles est la propriété physique d’une galaxie qui semble dépendre le plus de la densité de l’environnement. Les galaxies aux cœurs des amas ne forment quasiment plus d’étoiles et ont donc des spectres rouges dominés par les étoiles âgées, tandis que les galaxies de champ ont des spectres plus bleus indicatifs d’une formation courante d’étoiles. Il y a 8 milliards d’années pourtant, la situation semble avoir été inverse. Les observations de galaxies très lumineuses en infrarouge suggèrent que, à masse stellaire constante, le taux de formation d’étoiles à cette époque était systématiquement plus élevé dans les environnements les plus denses. Ces observations nous renvoient peut-être les images de jeunes amas de galaxies qui ont évolué depuis vers l’apparence familière des amas de l’Univers local. Dans ces jeunes amas, les vitesses relatives des galaxies riches en gaz étaient encore modérées, et les interactions pouvaient déclencher efficacement d’intenses flambées de formation stellaire par effets de marée.
Fig. 3 – Deux galaxies spirales se frôlent dans la direction de la constellation du Grand Chien. Les puissantes forces de marée de la galaxie de gauche, plus grande et plus massive, ont disloqué la plus petite galaxie à droite, entraînant l’éjection de lambeaux effilés d’étoiles. (NASA, ESA et The Hubble Heritage Team – STScI/AURA)
13Les études démographiques de centaines de milliers de galaxies dans l’Univers local nous fournissent quelques indices supplémentaires sur la manière dont a été façonnée la population actuelle de galaxies. Les galaxies d’aujourd’hui se répartissent de manière assez nette en deux familles de part et d’autre d’une masse stellaire de l’ordre de 3 × 1010 Mʘ. Les galaxies de faible masse ont populations stellaires jeunes, de faibles abondances métalliques et de faibles concentrations typiques de galaxies à disques. Aux masses stellaires supérieures à 3 × 1010 Mʘ, la fraction de galaxies caractérisées par des populations stellaires âgées, des abondances métalliques élevées et de fortes concentrations typiques de galaxies dominées par des bulbes (comme les galaxies elliptiques) augmente rapidement. On peut déduire des paramètres structuraux (taille, densité surfacique de masse) que l’efficacité de conversion du gaz en étoiles augmente en proportion avec la masse dans la première catégorie de galaxies. L’émission du gaz interstellaire montre aussi que les abondances métalliques augmentent fortement avec la masse. Ces comportements sont révélateurs d’un processus de « rétroaction » des supernovae sur le gaz, c’est-à-dire d’une action des supernovae qui empêche le gaz dont elles sont issues de former de nouvelles étoiles. Les explosions de supernovae peuvent en effet enrayer la formation d’étoiles et l’enrichissement chimique en expulsant le gaz et les métaux d’une galaxie. Ce processus est efficace dans les galaxies assez peu massives pour que la vitesse d’entraînement des supernovae puisse vaincre le champ d’attraction gravitationnel. Dans les galaxies plus massives, le milieu interstellaire entraîné par les supernovae ne parvient pas à s’échapper, et le gaz emprisonné continue de se refroidir pour former de nouvelles générations d’étoiles et de métaux. La dispersion des couleurs de galaxies dans l’Univers local nous apprend en outre que, dans les galaxies les moins massives, la formation d’étoiles a lieu sous forme de brèves et intenses flambées (faisant suite vraisemblablement à l’accrétion de gaz froid), alors que le processus est plus régulier dans les galaxies plus massives. Les galaxies de masses supérieures à 3 × 1010 Mʘ semblent ne produire que peu d’étoiles.
14Aujourd’hui, donc, les galaxies les plus massives (dominées par des bulbes) ont quasiment cessé de former des étoiles et ont tendance à se regrouper dans les amas, tandis que les galaxies moins massives (de type discoïdal) continuent de former des étoiles et peuplent majoritairement le champ. À première vue, ce résultat peut sembler contradictoire avec le principe de structuration hiérarchique de l’Univers, selon lequel les plus grands objets se forment tardivement par fusion de plus petites unités. Cependant, ce principe concerne avant tout l’effondrement gravitationnel des halos de matière noire. L’évolution de la matière baryonique entraînée dans les puits de potentiel de ces halos est, elle, modulée par des processus non gravitationnels. L’une des clefs du retardement de l’évolution des galaxies de faibles masses semble être le processus de rétroaction des supernovae sur le gaz interstellaire. Ces galaxies peuvent épisodiquement expulser leur gaz, avant de subir un nouvel épisode de formation d’étoiles grâce à l’accrétion de nouveau gaz froid. Les galaxies plus massives ont, elles, formé leurs étoiles plus efficacement. On peut noter aussi que deux galaxies spirales massives déficientes en gaz peuvent fusionner pour former une galaxie elliptique contenant peu de nouvelles étoiles (l’accrétion de plus petits compagnons par une galaxie spirale massive ne bouleverse pas sa morphologie). Certaines galaxies elliptiques massives dans l’Univers local pourraient donc ne s’être assemblées que tardivement, même si la majorité de leurs étoiles ont été formées très tôt. L’environnement joue lui aussi sans doute un rôle fondamental dans le façonnement de la population actuelle de galaxies. En particulier, la pression dynamique du gaz chaud d’un amas de galaxies a tendance à balayer et éroder le milieu interstellaire des galaxies piégées dans le puits de potentiel de l’amas, tarissant ainsi la source de formation d’étoiles. Enfin, le fait que les galaxies massives ont tendance à se former plus tôt dans les environnements les plus denses dans un Univers hiérarchique justifie la plus grande masse typique des galaxies d’amas par rapport à celle des galaxies de champ aujourd’hui.
15Ces inférences sur l’origine de la population actuelle de galaxies sont corroborées par des simulations numériques sophistiquées de formation des galaxies. En outre, les contraintes sur l’évolution des grandes galaxies à disques déduites d’études démographiques de la population de galaxies dans l’Univers local sont en remarquable accord avec les conclusions de l’archéologie galactique dans la Voie lactée et la galaxie d’Andromède. En effet, les courants d’étoiles découverts autour de la Voie lactée et de la galaxie d’Andromède et ceux liant cette dernière à son compagnon, la galaxie du Triangle, révèlent les signes de plusieurs épisodes d’accrétion et d’interactions au cours des derniers milliards d’années. Ces résultats démontrent la grande complémentarité de l’archéologie galactique et de l’exploration statistique directe de l’Univers à différentes époques pour élucider les mystères de la formation et l’évolution des galaxies.
Le milieu intergalactique : un réservoir de baryons
16Il est surprenant de constater que les baryons emprisonnés aujourd’hui dans les étoiles, le milieu interstellaire des galaxies et le gaz chaud des amas ne représentent en fait qu’environ 10 % du budget baryonique total de l’Univers (celui-ci est connu avec précision grâce à l’analyse du fond d’ondes électromagnétiques fossile ; voir chapitre 20). Les 90 % restants ne sont pas facilement détectables en émission. Le gaz neutre cependant peut être mis en évidence par l’absorption de la lumière provenant d’une source en arrière-plan, un peu à la manière d’ombres chinoises. Plus précisément, les atomes d’hydrogène neutre dans un nuage de gaz situé entre une source lumineuse lointaine et la Terre peuvent être excités et ionisés par l’absorption de photons provenant de cette source. Par exemple, l’absorption d’un photon de longueur d’onde 121,6 nm fera passer l’électron d’un atome d’hydrogène du niveau fondamental au premier niveau excité (transition Lyman-α). En vertu du décalage spectral vers le rouge lié à l’expansion de l’Univers, le photon absorbé par l’atome à 121,6 nm aura en fait été émis par la source distante à une longueur d’onde plus petite (dans l’ultraviolet lointain), et il aurait dû atteindre la Terre à une longueur d’onde plus grande (plus rouge) s’il n’avait pas été absorbé en chemin. En observant les photons « manquants » à diverses longueurs d’ondes dans le spectre d’une source distante, on peut donc mesurer la quantité de gaz rencontrée à divers décalages spectraux sur la ligne de visée de cette source (comme l’absorption se fait préférentiellement dans la raie Lyman-α, on peut supposer qu’un photon manquant correspond à la longueur d’onde 121,6 nm à la distance du nuage, ce qui nous renseigne du même coup sur cette distance). Les sources lointaines se prêtant le mieux à ce genre d’analyse sont les quasars (voir chapitre 17), dont les spectres ultraviolets n’ont pas de raie d’absorption intrinsèque. On voit ainsi souvent toute une série de raies d’absorption dans les spectres de quasars lointains, qualifiée de « forêt Lyman-α », qui nous renseigne sur la distribution du gaz intergalactique et sa température.
Fig. 4 – Simulation numérique de la densité du gaz dans l’Univers, qui montre comment la matière baryonique ordinaire s’est effondrée dans la structure cosmique filamentaire de la matière noire. La simulation prédit que les filaments renferment environ la moitié des baryons sous forme de gaz chaud et diffus, difficile à détecter. Les nœuds près des intersections localisent les groupes et les amas de galaxies. Ce genre de simulation permet de mieux interpréter les quelques détections possibles du gaz chaud intergalactique. (NASA, ESA et The Hubble Heritage Team – STScI/AURA)
17L’exploration du milieu intergalactique par cette technique nous révèle qu’il y a 10 milliards d’années, les nuages de la forêt Lyman-α hébergeaient presque tous les baryons de l’Univers (cette estimation tient compte d’une correction pour les contributions d’hydrogène ionisé et d’hélium associées au gaz neutre, qui seul est détecté par absorption Lyman-α). Aujourd’hui pourtant, en additionnant les étoiles, le gaz interstellaire des galaxies, le gaz chaud dans les amas et même la forêt Lyman-α, on ne retrouve plus qu’environ la moitié de ce budget. L’autre moitié du réservoir de baryons observé dans l’Univers primordial semble ne plus être détectable dans l’Univers local. Des simulations numériques de formation des galaxies prédisent que ces baryons manquants pourraient avoir été chauffés à de très hautes températures (105 à 107 K, qu’il faut comparer aux quelque 104 K de la forêt Lyman-α) lors de l’effondrement du gaz primordial dans les structures de la toile cosmique de matière noire. Ce gaz diffus et très ionisé serait du coup en mesure d’émettre de la lumière dans l’ultraviolet lointain et les rayons X. Des observations récentes à ces longueurs d’onde ont bien révélé l’existence de nuages de gaz intergalactique et même d’un filament entre deux amas qui, moyennant quelques extrapolations, pourraient éventuellement rendre compte des baryons manquants. Mais les incertitudes sont grandes, et le mystère des baryons manquants dans l’Univers local n’est pas encore vraiment résolu.
La co-évolution des galaxies et des trous noirs
18Bien que nous ayons aujourd’hui une idée plausible des grandes lignes du scénario selon lequel les galaxies se sont formées et ont évolué, de nombreux détails restent à éclaircir. Une inconnue majeure, par exemple, est le rôle tenu par les trous noirs dans l’évolution des galaxies. Ceux-ci peuvent naître de l’effondrement gravitationnel d’une étoile massive évoluée ou d’un amas d’étoiles (voir chapitre 18). L’énorme potentiel gravitationnel résultant de la concentration d’une masse importante dans un minuscule volume permet aux trous noirs de croître par accrétion de matière environnante. La plupart des astronomes pensent aujourd’hui qu’au cœur de chaque galaxie réside un trou noir « super-massif », dont la masse peut être comprise entre quelques millions et quelques milliards de masses solaires (les germes de ces trous noirs seraient apparus très tôt dans l’histoire des galaxies, peut-être lors de l’effondrement de la première génération d’étoiles). La matière accrétée par le trou noir rayonne de l’énergie qui, dans certains cas, peut excéder la luminosité de la galaxie et donner lieu à un quasar brillant. La troublante proportionnalité entre la masse du bulbe d’une galaxie et celle du trou noir super-massif qu’elle héberge (un facteur 1 000 quasi universel) suggère que la croissance des trous noirs et la formation d’étoiles sont inextricablement liées dans l’évolution des galaxies.
Fig. 5 – Le bulbe monumental de la galaxie du Sombrero dans la constellation de la Vierge dissimule en son cœur un trou noir super-massif. (M. Hall – NCSA – et B. O’Shea – Michigan State University)
19Les études démographiques de galaxies dans l’Univers local ont permis de mieux comprendre les liens entre l’évolution d’une galaxie et celle de son trou noir super-massif. Il existe deux grandes familles de trous noirs super-massifs. La première est associée aux galaxies dites « actives », c’est-à-dire dont le trou noir accrète des quantités significatives de matière et rayonne fortement. Cette population est dominée par les trous noirs peu massifs (< 108 Mʘ) des galaxies peu résidant dans massives (< 1011 Mʘ Comme ces galaxies sont celles) qui forment aujourd’hui des étoiles à partir de gaz froid, il est raisonnable de penser que le trou noir est lui aussi alimenté par du gaz froid. On observe d’ailleurs que le taux moyen de formation d’étoiles dans les galaxies actives de l’Univers local est 1 000 fois plus grand que le taux moyen d’accrétion des trous noirs. Ce rapport de proportionnalité est en remarquable accord avec le rapport typique entre la masse du bulbe et celle du trou noir super-massif, qui rend compte de l’évolution passée.
20La seconde famille de trous noirs super-massifs dans l’Univers local est associée aux radiogalaxies. Elle se compose des trous noirs les plus massifs résidant dans les galaxies les plus massives (comme les galaxies elliptiques géantes), qui ne forment plus d’étoiles. Ces trous noirs accrètent peu de matière et sont probablement alimentés par du gaz chaud qui se refroidit lentement. Les trous noirs au repos aujourd’hui dans les galaxies massives ont sans doute été de puissants quasars lors de leur phase principale de croissance dans l’Univers précoce. Il est possible même que ces trous noirs soient en partie responsables de la fin de la formation d’étoiles dans les galaxies qui les abritent. En effet, on observe un déficit de galaxies très massives (>> 1011 Mʘ) dans l’Univers local par rapport au nombre attendu si la formation d’étoiles avait été aussi efficace que dans les galaxies de masses de l’ordre de 1011 Mʘ. Un mécanisme a donc dû stopper la formation d’étoiles dans les galaxies les plus massives. Il ne peut s’agir de la rétroaction des supernovae sur le gaz, qui n’est efficace que dans les galaxies de faibles masses (voir plus haut). En revanche, des simulations numériques montrent que l’énergie prodigieuse libérée par l’activité d’un quasar dans l’Univers primordial est capable d’expulser assez de gaz d’une galaxie massive pour enrayer la formation d’étoiles et la croissance ultérieure du trou noir. L’allumage du quasar nécessite l’alimentation du trou noir par de grandes densités de gaz relativement froid. De tels écoulements peuvent être déclenchés par des fusions de galaxies riches en gaz, qui étaient communes dans le jeune Univers. Ainsi, il est probable que les trous noirs super-massifs ont joué un rôle déterminant dans l’évolution des galaxies.
Le destin inéluctable des galaxies
21Après une période ardente marquée de vigoureuses flambées de formation d’étoiles et de quasars il y a plus de 8 milliards d’années, notre Univers semble donc avoir connu un dramatique déclin d’activité. Fusions, accrétions et interactions ont continué de façonner la population de galaxies, mais l’Univers s’est progressivement terni. Les analyses démographiques de populations galactiques suggèrent deux voies principales selon lesquelles les galaxies peuvent épuiser leur gaz et cesser de former des étoiles. La première est un événement singulier, comme une fusion avec une galaxie compagne, au cours duquel le réservoir de gaz est épuisé ou expulsé en un seul épisode violent de formation d’étoiles ou de flambée d’un quasar. L’autre voie est une érosion plus graduelle des réserves de gaz par des processus externes (comme les effets de marée) qui opèrent lorsque la galaxie est piégée gravitationnellement dans un environnement dense. La plupart des galaxies massives de l’Univers local semblent avoir suivi la première voie il y a longtemps. Les galaxies moins massives continuent aujourd’hui de former activement des étoiles dans les environnements les moins denses. Pourtant, cette formation d’étoiles prendra fin tôt ou tard, lorsque les galaxies seront inexorablement piégées par un amas dense de galaxies.
22Notre compréhension de la formation et de l’évolution des galaxies a considérablement progressé au cours des dernières décennies. Ce crescendo de découvertes promet de se perpétuer encore pendant des années, grâce à l’ouverture de nouvelles fenêtres sur l’exploration de l’Univers par les télescopes de nouvelle génération et au développement de simulations numériques toujours plus sophistiquées.
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Références bibliographiques
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• Boselli Alessandro, 2007, A la découverte des galaxies, Paris, Ellipses.
10.1063/1.882825 :• Longair Malcolm S., 2008, Galaxy Formation, Berlin, Springer.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS à l’Institut d’Astrophysique de Paris et à l’université Pierre et Marie Curie. Il a effectué une partie significative de sa carrière aux États-Unis et en Allemagne. Ses recherches portent sur la formation et l’évolution des galaxies. Il a reçu la médaille de bronze du CNRS en 1998 et le prix Sofja Kovalevskaja de la Fondation Alexander Von Humboldt en 2001. Il est impliqué dans de nombreux consortiums et comités scientifiques internationaux et dirige le Programme national de Cosmologie et Galaxies
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
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2012