6. La perturbation anthropique du cycle du carbone
p. 204-207
Texte intégral
1Depuis le milieu du XVIIIe siècle, les activités humaines (anthropiques) ont conduit à une perturbation du cycle du carbone. Les émissions anthropiques de CO2 dans l’atmosphère résultent de l’utilisation des combustibles fossiles, du ciment et de la déforestation. Calculées à partir de statistiques énergétiques, ces émissions ont augmenté de 4 à 5 PgC/an dans les années 1980 à 8,7 PgC en 2008 (1 PgC = 1 pétagramme de carbone = 1015 gC). Depuis le début de la révolution industrielle, ce n’est pas loin de 300 PgC de carbone fossile qui ont été injectés dans l’atmosphère, c’est-à-dire près de la moitié de la quantité de CO2 qui y était contenu avant 1850. La conséquence directe des émissions anthropiques de CO2 est une augmentation de l’effet de serre*, accompagnée d’un changement climatique mais aussi d’un changement global géochimique dans les océans (acidification) sur la végétation et qui génère un changement écologique.
2L’estimation du CO2 atmosphérique est très bien connue grâce au réseau de mesures conduites maintenant sur une centaine de sites, depuis l’Arctique jusqu’en Antarctique. En novembre 2010, la concentration moyenne du CO2 atmosphérique frisait les 390 ppm* (ppm = partie par million), soit 100 ppm de plus qu’au niveau préindustriel. Jamais, depuis près d’un million d’années, l’atmosphère terrestre n’a connu des concentrations de CO2 aussi élevées. En 100 ans, cette augmentation a été près de 100 à 500 fois plus rapide que celle constatée au cours des transitions climatiques entre périodes glaciaires et interglaciaires.
3Le CO2 atmosphérique est continuellement échangé avec les compartiments océanique et terrestre (cf. III-10, III-11). S’ils absorbent du CO2, on parle de puits de carbone. L’évaluation précise des flux de CO2 échangés est essentielle pour estimer le rôle des océans et des continents dans le bilan de carbone planétaire et dans le climat. En effet, on observe que la quantité de CO2 qui augmente dans l’atmosphère est inférieure aux quantités émises via les activités anthropiques. Ainsi, dans les années 1990, environ 8 PgC/an ont été injectés par ces activités alors que le contenu de carbone dans l’atmosphère augmentait de 3,2 PgC/an en moyenne. La différence a été absorbée par les océans ainsi que par la végétation et les sols. Les puits de carbone dans l’océan et sur les continents ont donc pour effet de réduire l’augmentation de l’effet de serre, ce qui est a priori une bonne nouvelle.
4Pour la recherche sur le climat, il est donc essentiel d’estimer la part de CO2 anthropique qui ne reste pas dans l’atmosphère, de comprendre par quel processus cette quantité est échangée et sur quelle durée elle est piégée dans les océans, la végétation et les sols. Cela d’autant plus que l’augmentation de CO2 atmosphérique résulte à la fois directement des émissions anthropiques, mais aussi indirectement des variations du climat ; on parle ici de processus de rétroactions.
Évaluations et évolutions du puits de carbone océanique
5Depuis une trentaine d’années les taux de CO2 océaniques sont mesurés lors de campagnes océanographiques. Ces observations, dédiées dans un premier temps à des analyses locales, parfois régionales, ont permis d’évaluer les échanges air-mer de CO2 et/ou le contenu en CO2 de la surface jusqu’aux abysses. Grâce à elles, nos connaissances sur les mécanismes en jeu se sont considérablement accrues, notamment concernant le rôle des processus dynamiques, physico-chimiques et biologiques dans la régulation du CO2 atmosphérique (cf. II-12). Elles ont aussi montré que les concentrations de CO2 dans l’océan sont très variables, imprimant des différences importantes des flux air-mer de CO2 suivant les régions ; difficile dans ce contexte d’établir des estimations du puits de carbone océanique global. Ce n’est que très récemment que les observations de CO2 océanique ont pu être rassemblées à l’échelle de l’océan global.
6Ainsi, des bases de données de mesures de la pression partielle de CO2 (pCO2) dans les eaux de surface océaniques, rassemblent aujourd’hui plus de 5 millions de données réparties dans tous les océans et à différentes saisons. La compilation de ces mesures a permis de composer ce que l’on appelle une climatologie*, soit une moyenne des flux de CO2 air-mer pour une année de référence (ici l’an 2000) : l’océan absorberait 2 (±1) PgC/an. Les incertitudes associées à cette estimation sont nombreuses : choix de l’année de référence, prise en compte ou non d’événements de type ENSO* qui s’écartent de la moyenne, choix de la cinétique d’échange de gaz (vents et coefficient d’échange), etc. En comparant avec les émissions anthropiques, on estime que l’océan régulait 30 % de ces émissions pendant les années 1960 (6 PgC/an injectés) et seulement 20 % pour les années 2000 (8 à 10 PgC/an injectés). L’estimation du flux de CO2 de 2 PgC/an représente une moyenne dont l’extrapolation dans le temps doit être prise avec précaution, mais cette information est déjà essentielle car elle montre que l’océan agit actuellement en qualité de puits net de CO2 atmosphérique (il absorbe donc), et que ce puits ne soustrait qu’une partie des émissions anthropiques.
7Dans le contexte du changement climatique il est aussi nécessaire d’évaluer directement la quantité de CO2 que l’océan a absorbé depuis la période préindustrielle. Cela représente un véritable défi pour la communauté des océanographes pour plusieurs raisons : (i) dans l’océan, le CO2 anthropique n’est pas directement mesurable (c’est le CO2 total qui est mesuré, cf. II-12), (ii) contrairement au CO2 atmosphérique, les concentrations de CO2 océaniques préindustrielles ne sont pas connues et (iii) les concentrations de CO2 anthropique dans l’océan sont a priori de l’ordre de 1 % dans les eaux de surface, peut-être 0,1 % dans les eaux profondes. Difficile ainsi d’évaluer directement une différence entre hier et aujourd’hui. Depuis les années 1990, ces difficultés ont été contournées non seulement grâce au développement instrumental permettant des mesures plus précises, mais aussi à la standardisation internationale qui a permis d’assurer la cohérence des observations conduites dans tous les océans par différentes équipes et enfin, au développement de modèles basés sur des mesures précises du CO2 total, accompagnées d’autres mesures telles que température, salinité, sels nutritifs, oxygène dissous, traceurs transitoires (comme les fréons*). Signalons aussi, comme pour les mesures de pCO2 de surface, un important effort de synthèse des observations internationales, qui permet d’établir une évaluation du bilan global de carbone capturé dans les océans depuis 100 ans ou plus. Les résultats de ces travaux suggèrent que l’océan a accumulé entre 120 PgC et 165 PgC, de la période préindustrielle à nos jours. Cela représente près de la moitié des émissions anthropiques (300 PgC) et correspond aussi à la majeure partie des émissions de CO2 qui n’ont pas été accumulées dans l’atmosphère. Ces estimations océaniques indiquent ainsi qu’au cours de l’ère industrielle, l’océan a été le seul capable d’accumuler du CO2 anthropique, tandis que les continents représenteraient un système neutre vis-à-vis de cette perturbation. Ces résultats ne préfigurent évidemment pas du comportement futur des systèmes et écosystèmes océaniques et continentaux, mais ils représentent une information cruciale pour valider, sur l’histoire récente, les modèles qui tentent de simuler les évolutions du climat et du cycle du carbone. Autre information importante déduite des observations, l’accumulation de CO2 observée dans tous les océans et les mers intérieures s’accompagne d’un phénomène d’acidification des eaux marines.
8Soulignons aussi les incertitudes liées aux méthodes utilisées pour estimer le CO2 anthropique dans l’océan. Toutes font l’hypothèse d’un océan stationnaire, ce qui signifie que ne sont pas pris en compte les changements de circulation ou de l’activité biologique marine, qu’ils soient rapides (< 10 ans) ou lents (> 100 ans). Des efforts sont en cours pour modifier ces hypothèses dans les modèles car il a été observé récemment que les échanges de CO2 à l’interface air-mer présentaient des évolutions qui n’avaient pas encore été enregistrées, faute de séries temporelles suffisamment longues. Par exemple, dans les régions des hautes latitudes (Atlantique Nord et océan Austral) le puits de CO2 océanique aurait tendance à diminuer. Est-ce un signal induit par le changement climatique ou l’observation d’une variabilité naturelle ? Quelle que soit l’origine de ces variations, les résultats déduits d’observations assez longues sont importants pour comprendre comment la machine océanique varie sur quelques années et quel est son rôle sur les variations des concentrations de CO2 atmosphérique.
Évaluations et évolutions du puits de carbone continental
9L’hétérogénéité spatiale des écosystèmes terrestres et la forte variabilité des échanges de CO2 entre végétation et atmosphère rendent une mesure directe des flux de carbone quasiment impossible. En général les flux entre continents et atmosphère à l’échelle globale sont estimés en faisant la différence entre émissions, accumulation atmosphérique et puits océanique. On met ainsi en évidence un puits continental net de CO2 d’environ 1 PgC/an pour les années 1990. Or, ce puits global contient les émissions de CO2 produites par la déforestation tropicale de 1,7 Pg C/an environ. Des forêts tropicales perdent du carbone sous l’effet des activités anthropiques mais les forêts tropicales intactes, les forêts tempérées et boréales ainsi que les prairies absorbent du CO2 en quantité encore plus grande, en moyenne 2,7 Pg C/an pour les années 1990 (incertitude de l’ordre de 60 %). Lorsque l’on essaie d’estimer la distribution des puits continentaux à la surface du globe, les incertitudes sont de l’ordre de 100 %, voire plus. On ignore donc si certaines régions sont des puits ou des sources de CO2. À l’échelle des continents, il est toutefois possible d’utiliser les données du réseau de stations atmosphériques pour en déduire la distribution des flux et leur variabilité. Cette approche de modélisation inverse*, qui donne aussi quelques contraintes sur les flux de CO2 océaniques, a permis d’établir deux résultats intéressants. Le premier est l’existence d’un fort puits de carbone sur les continents de l’hémisphère Nord, 1,7 (±0,9) PgC/an pour le début des années 2000. Le second est la forte variation interannuelle du puits de CO2 continental, de l’ordre de 100 %, liée à la variabilité du climat. Par exemple, les années El Niño* causent une perte de CO2 par les régions tropicales, qui se traduit par une augmentation de CO2 dans l’air. Les éruptions volcaniques semblent au contraire renforcer l’intensité des puits de CO2 continentaux. Les sécheresses en 2002 sur l’Amérique du Nord et 2003 sur l’Europe ont quant à elles causé des pertes de CO2 par la végétation et par les sols.
10Les mesures directes sur les écosystèmes ne couvrent hélas pas l’ensemble des continents, et en particulier les régions tropicales et arctiques, qui renferment d’importantes quantités de carbone dans la biomasse pour les tropiques et dans les sols (pergélisol*) pour les hautes latitudes. On dispose de mesures d’inventaires forestiers, établies pour estimer la valeur commerciale des stocks de bois, qui ont permis de confirmer l’existence d’un fort puits de carbone dans les forêts tempérées et boréales de l’hémisphère Nord. En Europe de l’Ouest par exemple, où les forêts sont relativement jeunes et repoussent depuis les années 1950, le stock de carbone a presque triplé en 40 ans. Depuis une dizaine d’années, sont apparus de nouveaux types de mesure des flux de CO2, de vapeur d’eau et de chaleur par la méthode des fluctuations turbulentes*. Ces tours à flux permettent de mesurer les échanges de CO2 avec un pas de temps de 30 minutes, soit une mine d’informations sur le fonctionnement des écosystèmes. Par contre, la zone couverte par une mesure est de l’ordre de 1 km2 seulement. Pourtant, en combinant des mesures sur près de 250 tours à flux sur différents écosystèmes du globe, avec des champs globaux de variables climatiques et de mesures d’indices de végétation par satellite, il est maintenant possible de quantifier les flux de CO2 régionaux.
11Les modèles des flux de CO2 entre végétation, sols et atmosphère ont connu un fort développement au cours des vingt dernières années et sont d’une complexité similaire à celle des modèles de climat, bien qu’ils ne prennent pas encore en compte toute la complexité des interactions au sein des écosystèmes entre cycle du carbone, de l’eau, de l’énergie et des nutriments. On peut parler à la fois d’incertitudes « structurales » (les équations intégrées dans les modèles) et d’incertitudes « paramétriques » liées à certains paramètres souvent établis dans des conditions de laboratoire ou à petite échelle, et utilisés pour des simulations régionales ou des projections futures. Malgré ces incertitudes, les modèles reproduisent les grands modes de variabilité interannuelle des échanges de CO2, et leurs résultats sont consistants avec les mesures régionales des bilans de carbone sur les continents. Lorsque ces modèles sont couplés à des modèles de climat, pour calculer l’évolution des puits de carbone continentaux, la plupart prédisent une rétroaction négative* liée à l’augmentation du CO2, c’est-à-dire un puits de carbone plus efficace ; et une rétroaction positive* liée au changement du climat, c’est-à-dire un puits de carbone moins efficace dans le futur. Les incertitudes sur l’intensité de cette rétroaction climatique sont de l’ordre de 100 %, mais les modèles sont en accord sur le signe positif de cette rétroaction. Les régions les plus vulnérables sont les forêts tropicales, dont le fonctionnement est sensible à une baisse des précipitations, et les écosystèmes des hautes latitudes dont le carbone du sol est sensible à l’augmentation de température qui augmente la décomposition microbienne.
Conclusion
12La perturbation anthropique du cycle du carbone est une réalité à l’échelle planétaire. Elle est constatée dans l’atmosphère, dans les océans, dans les écosystèmes continentaux. Face aux émissions anthropiques de gaz carbonique, en constante augmentation, les océans et les continents piègent du CO2, mais en quantité insuffisante pour éviter l’accélération du taux d’accroissement de CO2 atmosphérique et son impact sur l’effet de serre et le climat. Si les puits de carbone régulent en partie le climat, les variations climatiques régulent l’intensité des puits de carbone. La perturbation anthropique de CO2, très rapide depuis quelques décennies, est aussi à l’origine de bouleversements géochimiques et biologiques dans l’océan (acidification) et sur les écosystèmes terrestres. Une surveillance accrue du cycle du carbone à l’échelle de la planète ainsi qu’un renforcement des observations et une amélioration des modèles sont incontournables pour réduire les incertitudes concernant le cycle géochimique du carbone et son évolution, et pour réduire les incertitudes géopolitiques quant aux décisions énergétiques et leurs révolutions.
Bibliographie
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Références bibliographiques
• C. LE QUÉRÉ and al. - « Trends in the Sources and Sinks of Carbon Dioxide », Nature Geosciences, 2009.
10.1016/j.dsr2.2008.12.009 :• T. TAKAHASHI and al. - « Climatological Mean and Decadal Change in Surface Ocean pCO2, and Net Sea-air CO2 Flux over the Global Oceans », Deep-Sea Res II, 2009.
• Site du Global Carbon Project : www.globalcarbonproject.org
Auteurs
Océanographe, Chargé de Recherche au CNRS, LOCEAN, Paris.
nicolas.metzl@locean-ipsl.upmc.fr
Spécialiste du cycle du carbone, Directeur de Recherche au CEA, Auteur Coordinateur du GIEC, LSCE, Gif-sur-Yvette.
philippe.ciais@lsce.ipsl.fr
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2012