La position épistémologique de l’archéologie
The epistemological position of archaeology
p. 269-277
Résumé
From a theoretical point of view it is schematically argued that archaeology is an authentic scientific discipline, because it is founded upon genuine scientific reasoning, not because it uses natural sciences. Specifically, it switches from external observations and analyses of material objects to the interpretations of human cultural questions, for which the referential is necessarily found within social and human sciences. Then the question of the “two cultures” (i.e. “scientific” vs. “humanistic”) is presented, stating that there is one, and only one, approach that could be called scientific, whatever the academic department. The question of “nature vs culture” then arises, and it is argued that general “naturalization” is relevant only if rigorous procedures are used, and that consequently the loose or metaphorical uses of naturalist and/or evolutionary “models” are not the way to make archaeology more scientific; in fact they lead archaeology to fallacies. Then the problem of relativism is presented as a debate going on between realists and idealists, concluding that a sort of pragmatism with critical realism could be a way forward. Six possible directions for the near future are suggested, aiming at reinforcing archaeology: naturalization; mathematisation and modelisation of complexity; culturalisation and cognition; investigations via analogy; building theories on various levels; and reflections on the place of archaeology in society. In conclusion the question is raised of the necessity of building a general “evolutionary-historical” theory of living organisms and societies from the origin to present and from the elementary to the largest and most complex. In an appendix, four major quotations are presented, unanimously stating the unity of the discipline and its links with History, from the origins to present time.
Texte intégral
1Il ne s’agit pas de prétendre ici à l’exhaustivité, pas plus que ce volume ne présente un panorama total de l’archéologie, ni de composer un tableau à la manière d’Auguste Comte, rangeant l’archéologie avec d’autres sciences, ni d’avancer une épistémologie historique et sociologique de ses quelque deux siècles d’existence. Cette présentation sera un peu plus théorique1.
2Jean-Claude Gardin puis Jean-Paul Demoule (Demoule et al. 2009) ont naguère écrit que l’archéologie est une science qui :
détermine des objectifs,
procède à une collecte,
à une description,
à un traitement,
émet une interprétation,
opère enfin une validation.
3J’ajoute que la validation est double : a, logique car les propositions interprétatives doivent être logiquement bien formées et enchaînées ; b, empirique puisque l’interprétation proposée acceptera de nouvelles découvertes sans être invalidée (fig. 1).
4Le but de la discipline est donc de comprendre la culture matérielle et/ou de rendre compte des croyances et des comportements des hommes du passé, des origines à l’actuel. Il s’agit de rechercher, comme l’on disait jadis, « l’Indien [l’Humain] derrière l’artefact [et l’ecofact] ». C’est-à-dire que l’on doit passer d’une situation dans laquelle le sujet (observateur) et l’objet observé (matériel) sont distincts, comme dans les sciences exactes et naturelles (étapes 1 à 4 ci-dessus), à une situation dans laquelle le sujet et l’objet sont le même (humain), comme dans les sciences humaines et sociales (étapes 5 et 6). Dans les termes d’un célèbre proverbe chinois, il s’agit de faire que je ne regarde plus le doigt qui me montre la lune, mais la lune ellemême. Il s’agit d’un travail sur des traces, des indices, et l’archéologue a pu être comparé à un enquêteur, mais seul Jean Molino (cité dans Gardin et Peebles 1992) a appelé à une « critique des traces » qui mette en œuvre trois moments : 1, une Capacité esthésique (une perception qui est une « construction » de l’objet vu et collecté) ; 2, une Classification et des configurations ; 3, une Dimension poïétique des activités humaines où il relie l’archéologie à la sémiologie des formes symboliques.
5Mais la chose n’est pas simple à réaliser, car les vestiges muets des sociétés mortes, parfois sans descendance ni modèles actuels, représentent un maximum d’altérité, un danger d’incompréhension totale. Ainsi apparaît immédiatement la doctrine dite « de Sapir », le relativisme. L’on sait que l’altérité peut être niée2 ou surmontée, comme le font l’ethnologie et l’histoire qui, grâce au langage, élaborent des procédures permettant la compréhension (Godelier 2007, Bonoli 2008). Mais, bien que les mentalités, primitives ou non, tout comme la « pensée sauvage », reposent sur un socle physique, neuronal et logique, commun à tout Homo sapiens, la compréhension des vestiges accumulés n’est pas spontanée ni intuitive. Dans toute cette riche matière, je retiendrai trois questions qui semblent importantes à considérer pour l’avenir :
Les « deux cultures »
La question « nature/culture »
Le relativisme socio-culturel
Sur les « deux cultures »
6Henri Poincaré, dans un admirable texte de 1908, Les sciences et les humanités, insiste fortement sur le rôle fondamental, pour former des savants, de l’esprit de finesse, celui des « humanités », à côté de l’esprit de géométrie. Inversement, C. P. Snow opposa la culture scientifique, à base de logique mathématique et de Langage Scientifique, à la culture littéraire, des sciences sociales et humanités, à base de Langage Naturel. Cette séparation fut parfois considérée comme irréductible et elle surgit de nouveau au cœur de débats qui nous concernent. Un article récent d’un philosophe rappelle que cette dichotomie est toujours une réalité dans la vie académique.
« D’un côté, un grand groupe de savants dans les humanités est devenu plus proche de la science. L’archéologie et l’histoire de l’art sont devenues plus dépendantes des analyses physiques et chimiques des objets, et l’analyse textuelle informatisée a eu une influence profonde sur la linguistique. Mais d’un autre côté, une minorité d’humanistes […] a revendiqué que la science est une pure construction sociale qui n’a pas plus à proclamer la vérité sur le monde dans lequel nous vivons que d’autres constructions telles que l’astrologie et l’alchimie. » (Hansson 2009, p. 249).
7Ces derniers sont les « relativistes » (cf. infra). Néanmoins, l’erreur est patente chez ce philosophe, car ce n’est pas l’emploi de méthodes physiques et chimiques qui peut fonder l’archéologie comme science. Ce ne sont même pas les usages de Langages Scientifiques, comme le précise nettement le grand mathématicien David Ruelle : « ...une langue naturelle est nécessaire en pratique pour faire des mathématiques. On peut par contre se passer de figures et de formules […] Il n’existe pas de différence fondamentale entre une formule et une phrase » (Ruelle 2008, p. 86-87). Mais alors quoi ? Trois auteurs peuvent nous aider à y voir plus clair.
8Jean Piaget, dans son ouvrage d’épistémologie, cite le philosophe Karl Jaspers, qui distingue la compréhension des intentions et des significations conscientes (humaine) de l’explication par la causalité matérielle (naturelle) ; cette distinction est pertinente mais, pense Piaget (1970, p. 116), il n’y a pas de conflit entre les Geisteswissenschaften et les Sciences de la Nature : les Sciences de l’Homme cherchent à comprendre et à expliquer (fig. 2).
9Joël Gaubert ensuite, dans sa « Fondation critique ou fondation herméneutique des sciences de la culture ? », introduction à l’ouvrage du philosophe dit « néo-kantien » Ernst Cassirer, Logique des sciences de la culture avance que :
« les sciences de la culture […] se distinguent à la fois des sciences empirico-causales, qui naturalisent l’homme pour mieux l’instrumentaliser, et des sciences historico-herméneutiques qui le culturalisent, si l’on peut dire, pour mieux l’intégrer au monde de sens commun déjà là […] En ce sens, Cassirer tâche de fonder des sciences de la culture qui soient véritablement critiques. » (Gaubert, in Cassirer 2007, p. 67).
10Enfin, Dan Sperber rappelle que dans un texte de 1964 intitulé « Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines », Lévi-Strauss écrivait :
« “Il n’y a pas d’un côté les sciences exactes et naturelles, d’un autre côté les sciences sociales et humaines. Il y a deux approches, dont une seule est scientifique par son esprit : celle des sciences exactes et naturelles qui étudient le monde, et dont les sciences humaines cherchent à s’inspirer quand elles étudient l’homme en tant qu’il est du monde.” – Entendez, en tant qu’il est du monde naturel – “L’autre approche qu’illustrent les sciences sociales” – et Lévi-Strauss désigne par là les disciplines qui abordent les problèmes contemporains et aident à les traiter – “L’autre approche”, donc, “met sans doute en œuvre des techniques empruntées aux sciences exactes et naturelles ; mais les rapports qu’elles nouent avec ces dernières sont extrinsèques et non intrinsèques. Vis-à-vis des sciences exactes et naturelles, les sciences sociales sont en position de clientes, alors que les sciences humaines aspirent à devenir des disciples.” »3
11Si bien que, pour l’archéologie, les choses sont nettes : qu’il s’agisse de logique, d’algorithmique, de modélisation en Langage Scientifique, ou bien d’interprétation en Langage Naturel, ce sont les méthodes et les démarches, jusqu’à la construction interprétative ou à la théorie, et en aucune manière la matérialité ou la naturalité de l’objet, et encore moins l’instrument de mesure, d’observation ou de calcul qui la fondent comme science (fig. 3). Le critère de scientificité pour l’archéologie, toujours celui du réalisme critique de malgré des réticences, reste donc Karl Popper : est scientifique ce qui et théories exprimées (Popper 1985 ; est réfutable parmi les propositions Grignon et Kordon 2009, p. 258-261). Le reste, qui n’est pas pour autant à éliminer, comme le réclamait jadis la position scientiste réductionniste néopositiviste de la New Archaeology, est (temporairement ?) indécidable ou plausible et relève du commentaire, de l’herméneutique, de la compréhension (voir supra) ou du story telling4.
Sur « nature/culture »
12Nous constatons ces dernières années une accélération du désir de « naturaliser » la culture, inversement accompagné, consciemment ou non, d’une « anthropisation » sinon d’une « anthropomorphisation » ou d’une « culturalisation » de la nature. Voyons-en quelques aspects.
13Philippe Descola d’abord, subsume la dichotomie lévi-straussienne nature/culture sous une ontologie qui est hypostasiée Par-delà nature et culture en quatre entités et qui est elle-même fondée sur une nouvelle dichotomie, celle de l’intériorité/extériorité des êtres (Descola 2005).
14De son côté, après La fin de l’exception humaine, Jean-Marie Schaeffer « naturalise » l’art et l’esthétique, à l’aide de la Théorie des signaux coûteux des animaux (Schaeffer 2007 et 2009). On voit l’usage que les archéologues pourraient faire de cette théorie large, à condition de l’utiliser, comme Schaeffer, à la manière d’une homologie structurelle et non d’une analogie fonctionnelle. Enfin Denis Dutton, avec The art instinct (Dutton 2009), adopte une perspective darwinienne sur l’art, approuvée même par Steven Pinker, l’un des plus notables néo-darwiniens.
15Par ailleurs, les systèmes « socio-naturels » de Sander Van der Leeuw et Tim Kohler répartissent les causalités, entre nature et culture et proposent des modèles quantitatifs qui semblent prometteurs (Kohler et Van der Leeuw 2007). La notion de résilience est au cœur de ces applications et c’est elle encore que mettent en œuvre Patricia Mcanany, et Norman Yoffee (Mcanany et Yoffee 2010) qui « contrent » ainsi les théories très vulgarisées de Jared Diamond sur l’effondrement (Diamond 2006) : un « déclin » n’est pas la fin de tout. Les archéologues auront à en reparler.
16Mais il y a plus dans l’abattage actuel des séparations entre les êtres et les choses. Prenant appui sur la perspective relativiste de Bruno Latour, et dans la ligne de l’agentivité5, populaire depuis une dizaine d’années notamment par l’intermédiaire d’Alfred Gell (Gell 2009) (bien critiqué par des ethnologues, comme Derlon et Jeudy-Ballini 2010), Arthur Knappett et Ambros Malafouris jugent que l’agentivité est un processus distribué en réseau dans des collectifs d’humains et de non-humains, que « la culture matérielle peut ne pas simplement refléter mais aussi activement construire ou défier la réalité sociale, à la condition nécessaire toutefois d’une agentivité et d’une intentionnalité humaine. » (Knappett et Malafouris 2008). Est-ce une autre fin de l’anthropocentrisme […] ou peut-être un retour de l’anthropomorphisme ?
17Nous pouvons méditer ces questions, mais il nous faut encore aborder rapidement la question des modèles biologiques et évolutionnistes en général.
18Selon Bruce Trigger (Trigger 2009, p. 486-489), l’archéologie darwinienne ou évolutionniste met en avant, comme moteurs, les processus de sélection et d’adaptation. Elle libère de l’unilinéarité et du développement téléologique associés au néoévolutionnisme de base. Mais la sélection naturelle atteint sa limite lorsque l’on veut l’appliquer pour rendre compte du changement culturel, car elle ne donne pas d’explication complète du comportement ou des idées, ni de la culture matérielle qui leur sont associés. Elle n’est donc pas l’unique approche scientifique requise pour expliquer la documentation archéologique. À la différence des castors et des abeilles, l’apprentissage humain par expérience et observation est complété par le verbal, ce qui donne des comportements inattendus, imprévisibles et ouverts6.
19Certaines versions réductionnistes moléculaires, ainsi que la mémétique7 issue de Richard Dawkins (Dawkins 2003), ont été vivement critiquées par les ethnologues8, cependant que Stephen Shennan élabore depuis des années une archéologie darwinienne et une approche cladiste et phylogénétique d’ensembles d’artefacts, afin de placer l’archéologie dans une science unifiée de l’évolution culturelle et de voir comment elle entre dans un cadre général évolutionniste pour la compréhension de la culture (Shennan 2002, 2008 et 2009)9.
20Parallèlement, d’autres versions macroscopiques et popularisées ont fait l’objet de critiques sévères d’ethnologues, comme celle de Jean-Pierre Digard :
« […] Diamond a fini par totalement perdre de vue les facteurs humains internes aux sociétés concrètes et aux territoires vécus […] l’image qui en ressort est celle de pauvres créatures sans initiative et sans volonté, […] pour qui les contraintes du milieu naturel et du climat décident de tout impérativement, même de leurs progrès techniques et de leurs formes d’organisation sociale […] Bref, il n’y a pas grand-chose à tirer de cette énième tentative d’application mécanique à l’espèce humaine de schémas inspirés de l’histoire naturelle. » (Digard 2001, p. 234).
21Dans Effondrement (Diamond 2006), le déterminisme environnemental est flouté, mais les sociétés humaines n’agissent toujours pas, elles ne font que réagir au seul facteur environnement, parfois « sciemment » sciant la branche...
22Un peu plus sérieusement au fond des choses, le néo-darwinisme réductionniste et adaptationniste vient d’être sévèrement critiqué par Jerry Fodor et Massimo Piattelli-Palmarini dans un livre brillant et solidement argumenté (Fodor et Piattelli-Palmarini 2010). Pour ces auteurs, qui s’étaient illustrés voici trente ans aux côtés de Noam Chomsky et Dan Sperber dans le débat avec Jean Piaget (Piattelli-Palmarini 1979),
« Les explications adaptationnistes de l’évolution par héritabilité des traits […] quand elles fonctionnent, c’est parce qu’elles fournissent des narrations historiques plausibles, non parce qu’elles utilisent des “covering laws” [et] la théorie de la sélection naturelle n’est pas une théorie causale (theory of causation), comme l’a cru Diamond. Une théorie causale, n’est pas ce que Darwin a produit, et une théorie de la causation est exactement ce que la sélection naturelle n’est pas » (Fodor et Piattelli-Palmarini 2010, p. 136).
23Et ils rappellent l’exemple justement célèbre de Steven Jay Gould et Richard Lewontin (Gould et Lewontin 1979)10 : les pendentifs de la coupole de Saint Marc à Venise ont été sélectionnés par les architectes pour porter le dôme et non pour y placer un décor (comme le nez n’est pas apparu pour les lunettes, contrairement au programme adaptationniste du Pangloss de Voltaire) ; les pendentifs sont des éléments libres, des free riders de la sélection des arcs supports ; le « free riding est partout dans l’évolution. » (Fodor et Piattelli-Palmarini 2010, p. 96 sq.) ; il en va de même pour la sélection naturelle de traits phénotypiques.
24Ces débats, comme d’autres sur l’épigénétique et la génétique évolutive du développement (« évodévo »), ne sont pas sans conséquences pour l’archéologie dans la longue durée : l’adaptationnisme, comme le déterminisme environnemental et le néo-évolutionnisme usuel des archéologues sont fréquemment entachés d’erreurs épistémologiques et méthodologiques. Souvent l’on y retombe dans un positivisme biologisant à la manière de Taine. Une réflexion spécifique est désormais nécessaire et il est certain que, malgré des progrès, le statut épistémologique et ontologique de ces « modèles » n’est pas clair et leur utilisation métaphorique par placage sur le matériel « culturel » pourrait se révéler plus nuisible que bénéfique.
Le relativisme socio-culturel
25Il est connu que le relativisme généralisé (contextualisme) d’autre-fois de Ian Hodder et autres (Hodder 1989) n’a jamais été très répandu chez les archéologues français, plus attachés à d’autres archéologies, soit plus factuelles, empiriques et classiques, soit plus techno-économiques et naturalistes, et souvent à des paradigmes interprétatifs matérialistes marxistes. Mais la question n’est pas résolue pour autant, car il s’agit d’une forme d’idéalisme (où tout est construction de la part du sujet et de la société) qui revient par d’autres voies.
26Le débat entre processualistes (au sens large de « comportementalistes ») et « post- » ou antiprocessualistes (« contextualistes, idéalistes ») n’étant pas achevé, Bruce Trigger parle du « défi du relativisme » (Trigger 2009). Ainsi, par exemple, les premières civilisations apparaissent dans le monde selon des facteurs culturels propres, mais aussi des facteurs transculturels généraux ; faut-il y voir un résultat de prédispositions biologiques communes à tous les humains, des intérêts propres à tous les humains, ou de facteurs particuliers et culturellement localisés (Trigger 2003) ?
27Ce débat oppose matérialistes à idéalistes : comportementalistes, processualistes écologistes culturels, darwinistes et sociobiologistes contre « cultural studies », post-processualistes, post-modernistes néo-boasiens.
28Trigger, qui ne nie certes pas que nous soyons des produits de notre temps (en relativiste modéré) prône comme Alison Wylie (Wylie 2000) la multivocalité des approches et rejette le simple story-telling postprocessuel ignorant des données. Pour lui, « l’archéologie est bien un produit du changement économique et social, mais ce qu’elle nous a amenés à croire au sujet du passé est plus qu’une projection fantaisiste de préoccupations sociales contemporaines dans le passé » (Trigger 2009, p. 547). Simplifiant le propos, il reprend Gordon Childe pour qui : 1, le monde auquel une société s’adapte n’est pas le monde réel mais celui dans lequel elle s’imagine vivre ; 2, chaque compréhension du monde doit s’accorder jusqu’à un certain point au monde tel qu’il est, si la société et ses idées veulent survivre.
29Donc : un réalisme pragmatique de base, un empirisme et un réalisme critique paraissent bien faits pour les sciences de la culture matérielle, à condition d’être complétés par des théories cohérentes heuristiques à différents niveaux.
Conclusion
30Quelques perspectives apparaissent aujourd’hui importantes pour les archéologues :
naturaliser, de l’atome et du gène aux mégaorganismes, en déterminant les bons concepts ET les bonnes échelles conceptuelles11 ;
mathématiser et modéliser, à différentes échelles, en nettoyant les concepts et en cherchant le quantifiable : systèmes complexes, fractales, émergentisme12 ;
culturaliser dans toutes les directions, en élucidant l’imaginaire, l’irrationnel et la « fonction symbolique », toutes leurs manifestations, au niveau des significations à toutes époques (langage et langues, arts, mythologies) sans ignorer les apports des sciences cognitives et des neurosciences13 ;
élucider les mécanismes de l’usage de l’inférence analogique qui est au cœur de toute interprétation, et dans nos rapports avec l’histoire, l’ethnologie, etc. et tenir fermement et rigoureusement sur les questions des limites de l’interprétation et de la validation14 ;
élaborer des théories de niveau moyen, mais aussi une approche théorique de haut niveau : Trigger propose ainsi la construction d’une théorie générale du comportement humain pour laquelle « seule une approche explicitement émergentiste est appropriée » (Trigger p. 519) ; l’on retrouve ici Fernand Braudel avec le court-terme et la longue durée, mais aussi la complexité et une indispensable réflexion philosophique15 ;
réfléchir sur notre place dans la société et les institutions (fig. 4). Selon Trigger, « l’archéologie a clairement un rôle unique à jouer en étudiant la totalité de l’histoire humaine et en fournissant un cadre historique général dans lequel les découvertes des autres disciplines des sciences sociales [et humaines] peuvent s’insérer » (Trigger 2009, p. 527)16.
31Chacun voit avec qui, sur chacun de ces points, il est nécessaire de coopérer17, car l’enjeu est de taille et crucial pour l’archéologie. En effet, il ne s’agit pas moins que de procéder à la construction d’une science historique élargie et ouverte, d’une anthropologie générale s’appuyant sur la culture matérielle, mais pas seulement cela va sans dire, et qui englobe toute la trajectoire de l’histoire humaine des origines à l’actuel (fig. 5). Mieux encore, l’ambition devrait être de travailler à unifier les théories de l’évolution et celles de l’histoire, c’est-à-dire non seulement d’abattre les barrières conceptuelles dressées entre les cultures ou périodes à textes et celles qui sont agrammates, mais aussi de dépasser les frontières théoriques séparant les approches des sociétés humaines des autres, celles qui ne le sont ou ne l’étaient pas, ou pas encore. Les distinctions entre sousdisciplines sont pertinentes, certes, mais à un niveau opératoire, celui des techniques et des méthodes, ou celui des avancées patientes et pointues, mais ces approches théoriques éclatées des sous-disciplines ont fini par perdre leur fécondité. Est-il donc envisageable de concevoir une théorie générale du vivant, « évohisto » si l’on peut dire en s’inspirant d’« évo-dévo », qui s’élargirait jusqu’aux organismes et aux organisations les plus vastes et complexes de l’humain, ou n’est-ce qu’une vue de l’esprit hors d’atteinte18 ?
32En appendice, il me semble pertinent de proposer quatre citations manifestant l’esprit de l’unité de l’archéologie qui a animé ce colloque.
33Lucien Febvre, ironique envers certains de ses collègues, plaide, comme Marc Bloch, pour l’utilisation des données matérielles en histoire :
« Gardons-nous de sous-estimer la puissance persistante de ce vieux tabou : “Tu ne feras d’histoire qu’avec les textes.” J’imagine une histoire de la peinture édictant : “Peinture ? C’est quand on étend des couleurs à l’huile sur des toiles avec des pinceaux.” Et donc,… Qu’on le laisse tranquille [cet homme], avec les chefs-d’œuvre retrouvés dans les cavernes par l’abbé Breuil. “De la peinture ? Non. De l’archéologie !” N’allons pas franchir d’un pas désinvolte la limite sacrée : histoire ici et préhistoire là… » (Febvre 2009, p. 365-366).
34André Leroi-Gourhan, qui œuvra tant au rapprochement de l’ethnologie et de la préhistoire, lie aussi cette dernière à l’histoire :
« Inséparables l’une de l’autre lorsqu’il s’agit de comprendre la vie des sociétés, préhistoire et ethnologie ne peuvent tendre qu’à se lier de plus en plus étroitement à l’histoire » (Leroi-Gourhan 1961, p. 247).
35Jean-Paul Demoule, dans la même perspective de science humaine que celle de Leroi-Gourhan, ajoute et détaille en archéologue :
« Il n’y a aucune différence de nature entre l’archéologie grécoromaine et la préhistoire : chacune étudie d’abord des vestiges matériels, même si la première bénéficiera ensuite de la collaboration d’historiens et de philologues ; […] pour toute approche synthétique d’une société, de l’histoire humaine en général, chaque science doit collaborer avec toutes les autres et participe de ce fait à une science totale de l’homme, une sorte d’anthropologie générale au sens premier du terme » (Demoule 2009, p. 218).
36Bruce Trigger, pour finir, constate lui aussi comme une avancée que l’unité de la discipline a été enfin progressivement et très généralement comprise et implémentée :
« Le développement de loin le plus frappant de l’archéologie à la fin du XXe siècle a été la diminution graduelle de la séparation qui a longtemps divisé l’archéologie préhistorique des diverses formes d’archéologie historique ou aidée par les textes. » (Trigger 2009, p. 498).
Notes de bas de page
1 Le regard extérieur d’un philosophe n’ayant pas pu être disponible pour cette dernière intervention, il m’est échu, sans prétendre jouer les philosophes, de présenter très brièvement une tentative de vision quelque peu distanciée de notre discipline. Devant cette perspective, j’exprime ma reconnaissance au CNRS, à l’InSHS et à tous les participants, quelle que soit leur institution de rattachement, pour avoir fait que ce colloque se déroule, riche de sa variété. Ma reconnaissance va à Dominique Michelet et Laurent Olivier pour leurs suggestions, mais j’assume seul la responsabilité du présent texte.
2 Ou du moins minimisée : voir les échanges sur la pensée chinoise entre François Jullien (altérité) et Jean François Billeter (universalisme).
3 Allocution de réception du Prix Claude Lévi-Strauss du 29 juin 2009 [http://www.dan.sperber.fr/?p =792]
4 Sur ces questions abondamment commentées, notamment celle des caractéristiques et des limites du scientifique, voir le panorama synthétique d’Alain Gallay 2010 : « L’archéologie peut-elle devenir une discipline scientifique ? » [http://www.archeogallay.ch/8PptConferences/14Neuchatel.pdf] ; plus généralement, on lira les mises au point et de Grignon et Kordon 2009 sur science et non-science, ainsi que sur les différentes sciences : nomothétiques et formelles ou historiques et narratives.
5 L’agentivité met en avant l’individu et son action par opposition aux structures qui l’effaceraient ; à relier au retour récent de l’événement en histoire, à un retour vers la singularité.
6 C’est pourquoi l’idée de « coévolution homme-milieu » (ne pas confondre avec la coévolution gèneculture : voir ce volume, Francfort, p. 53) n’a pas de fondement scientifique : l’évolution est biologique, tandis qu’avec les sociétés humaines commence l’Histoire, qui est aussi celles des interactions, mais pour laquelle les mécanismes de sélection et d’adaptation sont loin d’être compris, aussi bien du côté biologique que du côté culturel (voir Shennan 2008 ; Mitchell 2009).
7 Les mèmes seraient à la culture ce que les gènes sont à la biologie.
8 Alain Testart, « Les modèles biologiques sont-ils utiles pour penser l’évolution des sociétés ? » [http://www.alaintestart.com/publications.htm#inedits]. Testart (1992, p. 187) écrit : « Je crois […] que l’ADN culturel a aujourd’hui aussi peu d’avenir intellectuel qu’hier l’animal-machine. »
9 Les publications sur les théories générales évolutionnaires du changement culturel se multiplient ; voir par exemple le site « Cultural Science » ou le numéro spécial « Cultural and linguistic diversity : evolutionary approaches », Philosophical Transactions of the Royal Society, Biological Sciences, 365 (1559), dec. 12, 2010 et celui de la même revue intitulé « Culture evolves », du 12 avril 2011, cité par Francfort, ce volume, p. 53.
10 Version française La Recherche, 1982, 139, p. 1494.
11 Entre réductionnismes inappropriés et placages métaphoriques, anthropomorphisations et déterminismes environnementaux simplistes, les chausse-trapes de la naturalisation sont nombreuses. Voir le chapitre « Autour du vivant ».
12 Pour une bonne introduction, voir Mitchell 2009 : la théorie des systèmes complexes attend encore son Carnot. Voir les chapitres « Autour de l’objet » et « Espaces et environnements ».
13 Aucune référence ici car il s’agit d’un vaste programme qui manifeste, malgré nos découpages académiques, qu’il n’existe qu’une seule science humaine, selon le mot de Jean Tirole : « Les anthropologues, les sociologues, les psychologues, les économistes traitent au fond d’un même sujet : les comportements et les relations humaines. Il serait catastrophique qu’il n’y ait pas d’échange entre les disciplines. Il devrait au fond n’y avoir qu’une seule science humaine. » (entretien dans Sciences Humaines, 189, janvier 2008). Voir aussi les chapitres « De l’individu à la société », « Autour de l’objet » et « L’archéologie, une science de l’homme au carrefour des disciplines ».
14 Sur l’inférence analogique, voir, outre les logiciens, Hofstadter, 2008 et Mitchell, op. cit. : une logique et non une herméneutique de la métaphore.
15 Bitbol (2010) offre des aperçus qui surpassent le relativisme discontinuiste de Foucault qui usa très singulièrement de l’archéologie (voir Veyne 2008). Voir aussi le chapitre « Une science du temps ».
16 Rôle citoyen certes, mais aussi « intellectuel » ; les archéologues ont été absents du Débat (De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ?), en 1980 comme en 2010. Voir aussi Demoule ce volume, p. 32.
17 Voir Verger et Braemer et al. ce volume, p. 19 et 39.
18 Je renvoie le lecteur curieux aux ouvrages, par exemple, d’Edgar Morin, de Mario Bunge ou de Stuart Kauffman.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS au laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041). Spécialiste de l’archéologie de l’Asie centrale, de l’âge du bronze au début de l’Antiquité, il a fouillé notamment en Afghanistan, au Kazakhstan et au Tadjikistan et a procédé à des études d’art rupestre de l’Ouzbékistan jusqu’à la Sibérie. Il participe en outre à un certain nombre de recherches théoriques en archéologie et en histoire de l’art.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012