Temps des vestiges et mémoire du passé
Traces, empreintes, palimpsestes
Time and memory: traces, impressions, and palimpsests
p. 259-265
Résumé
Over the past decade, Walter Benjamin’s revolutionary understanding of history and art history has been acknowledged, but, curiously enough, very few comment on his work in relation to archaeology. Since it is based on the materiality of history, Benjamin’s approach to the past is fundamentally archaeological. But what deeply challenges the conventional understanding of the past —what Benjamin calls historicism —is that, being based on the material evidence of the past, the specific object of this new approach of history is not the vanished past, but the present itself. What constitutes the materiality of the present is, indeed, nothing other than the superimposition of all the duration(s) of the past which are preserved in the present, and Benjamin’s “materialistic history” is basically an “archaeology of the present”. This challenging approach to the past within the present stresses the crucial importance of the survival of the past and draws some surprising links between contemporary philosophy and history (Nietzsche, the late Heiddeger), history and art history (Walter Benjamin), art history and anthropology (Aby Warburg) that, together, are woven into this new archaeology of the present.
Texte intégral
1Je viens devant vous ni comme un historien, ni comme un philosophe. Je suis un archéologue. Entre nous, nous nous appelons des fouilleurs : nous sommes des creuseurs, des déterreurs. Nous remuons les décombres, les dépotoirs et les charniers. Nous découvrons ce qui est enfoui dans la terre, nous ramenons à la lumière ce qui avait été perdu, oublié, brisé. Ma vie, c’est fouiller des poubelles et déterrer des morts.
Ça vous fait rire…
2Notre matériau, ce sur quoi nous travaillons, ça n’est ni le passé, ni encore moins les événements du passé. Fouilleurs, nous ignorons ce qui s’est produit ; nous savons même que, fondamentalement, il est impossible de le savoir et que, de toute façon, cela n’a plus guère d’importance. Ce n’est pas cela qui compte pour nous. Notre matériau – ce dans quoi nous creusons – c’est la mémoire des choses matérielles ; je veux dire précisément la façon dont la matière enregistre une mémoire : sa mémoire à elle.
3Dans nos excavations, nous sommes projetés devant l’effet qu’ont eu certains événements qui se sont produits ici même – non pas là-bas, pas ailleurs, pas en général, mais ici, juste ici : dans ce lieu qui est aussi un corps. Un corps c’est quelque chose qui a un dedans et un dehors ; c’est un être qui est délimité par une enveloppe, laquelle est aussi sa peau. Les choses sont ; c’est-à-dire qu’elles existent. Le vieux pont là-bas sur la rivière est un être de pierre et de briques, tout rapiécé et couturé, qui s’entête à être là et qui n’en finit pas de vieillir, indifférent à ce que nous sommes. Cette construction dans laquelle nous nous tenons est un être aussi, comme l’est cette grande table un peu triste et ces humbles chaises, qui nous endurent. Elles vivent, de leur vie de chose ; c’est-à-dire qu’elles sont nées de quelque chose et qu’un jour elles vont se défaire.
4Les choses ont un corps ; c’est-à-dire qu’elles prennent ce qui arrive. Elles prennent les événements, comme on dit qu’on se prend un coup dans la figure. Ce qui arrive les blesse ou les mutile, en tout cas les transforme, dans leur corps, en y faisant rentrer quelque chose d’étranger, ou en en prenant un morceau, ou encore en les recouvrant de quelque chose qui les occulte. La plupart du temps, il ne se passe rien – mais ce qui s’appelle rien du tout – pendant parfois des millénaires, et alors les choses s’usent irrésistiblement. Elles s’usent au soleil, à la pluie et au vent, qui les défont petit à petit. Les choses attendent, dans leur insistance butée à être là, on ne sait quoi. Personne ne sait. Un jour, à force d’attendre, la porte tombe de ses gonds et, plus tard, le toit de la maison s’effondre dans la cuisine où un arbre avait commencé à pousser. Les choses s’en foutent, jusqu’à l’incompréhensible. Nous ne pouvons pas les comprendre ; nous ne sommes pas du même monde.
5Tu ne sais rien du passé. Pire, tu penses savoir ; tu prétends savoir, mais tu ne fais que répéter ce que tout le monde dit, ce que tout le monde s’imagine savoir. Tu te figures que le passé, puisqu’il est passé, est pour nous dans le passé ; mais tu te trompes sur toute la ligne : le passé est dans le présent, parce qu’il n’y a pas d’autre endroit au monde où il puisse se tenir. Tu crois cela parce que tu penses que le passé – puisqu’il a eu lieu avant nous, puisque donc il est différent de nous – tu penses que le passé porte en lui-même sa propre couleur, qu’il possède son propre temps, sa propre temporalité : comme tout le monde, tu crois qu’à l’époque romaine, par exemple, les gens vivaient dans un monde romain, fait entièrement de choses romaines ; parce que tout ça se passait à l’époque romaine, que c’était au temps des Romains. C’est ainsi que nous imaginons le passé : nous le voyons tel qu’il aurait dû être quand il était le présent triomphant ; c’est-à-dire tout neuf.
6Mais ça n’est pas comme ça que ça marche, parce que, vois-tu, c’est justement parce que le passé a eu lieu qu’il est toujours là. Le passé n’est jamais parti ; il s’est juste un peu déglingué. Regardez cette ville, ici, autour de vous : c’est Paris au début du iiie millénaire après J.-C. Ça n’est pas du tout ce que ça devrait être ; ça n’est pas du tout ce qui était annoncé. Ce n’est pas à ça qu’était censée ressembler une ville d’après l’an 2000. Personne n’avait prévu que le XIXe siècle continuerait à remplir le XXIe siècle de toute sa masse, avec tout le reste : le XVIIIe siècle et le xviie siècle, sans compter le Moyen Âge, l’Antiquité et même la Préhistoire. Ces temporalités du passé, on ne les voit pas – tu ne peux pas vraiment les voir si tu n’es pas un fouilleur qui creuse ici même, dans le sol, sous nos pieds – mais elles sont là.
Elles travaillent le présent
7Je vois bien que tu ne me crois pas ; tu crois que c’est juste une image.
8Or, justement non, ça n’est pas une image : le passé est incrusté dans la matière du présent, comme un signe (fig. 1). Tu ne le vois pas, parce qu’il est masqué et qu’on ne peut pas le reconnaître. Du moins pas comme ça, pas en tant que tel. Mais il contraint le présent, il le contient en deçà d’une certaine ligne ; il le retient à lui. Le passé domine le présent dans les recoins où celui-ci ne peut pas se défaire de lui. Sous ces rues là-bas, c’est toujours la voie romaine qui commande, le decumanus de caillasse construit par les légionnaires. Il ordonne l’alignement des immeubles d’aujourd’hui, comme il commandait déjà à leurs ancêtres du Moyen Âge. Il est coupé en morceaux, il est défoncé par des trous énormes, il est enfoui sous des mètres de décombres, mais il commande toujours au présent. Il est fini, terminé – les Romains ne reviendront plus jamais – mais il n’est pas mort. Il n’a même pas besoin que le présent le reconnaisse pour exister : il est dans le présent, tapi au fond de lui. Le passé est avant tout présence.
9C’est la raison pour laquelle l’endroit où se trouve le passé, ça n’est pas autre chose que le présent lui-même, parce que la matière du présent est faite de l’accumulation des durées du passé : je veux dire l’accumulation de toutes les durées du passé qui continuent à exister, à présent, imbriquées les unes dans les autres, depuis les origines. Depuis la première pierre, le premier bout de quelque chose que quelqu’un a posé là, et sur lequel un autre bout a pu venir s’ajouter. À cet instant précis, pas très loin d’ici, il y a des éclats de silex qui sortent du sol d’un champ labouré entre l’autoroute et la voie ferrée, des éclats qui ont été taillés il y a peut-être 500 000 ans. En ce moment même, dans l’ancienne vallée de limon et d’argile, les eaux grises du fleuve roulent sur des épées qui ont été jetées à la rivière à l’âge du Bronze, il y a plus de trois mille ans. Tout cela se passe en ce moment même, à l’instant précis où je vous parle.
Le passé est ce qui continue à durer ; ce qui survit parmi nous
10Tous les passés qui se sont inlassablement ajoutés les uns aux autres sont ici et maintenant. Non pas inertes et morts, mais vivants et actifs. Ils sont la matière du présent, sa peau et son corps de pierre et de terre, qui bouge. On ne le voit pas, comme le moucheron ne sait probablement pas qu’il existe des hommes, qui vivent et qui meurent. Poser la question de savoir ce qui reste du passé, c’est se demander de quoi le présent est tissé (fig. 2).
11Car le présent est assemblé, comme un tapis ou un tableau. Quoiqu’on fasse, il est toujours structuré ; il se construit tout seul, spontanément, sous l’effet de sa propre histoire. Or, la forme que prend inévitablement le présent est celle d’un palimpseste. Un palimpseste, c’est une surface qui prend forme par quelque chose qui se répète, qui revient toujours au même endroit. C’est une très vieille peau pleine de signes ; c’est une écriture qu’on ne sait pas lire.
12Pourquoi la mémoire de la matière fabrique-t-elle spontanément des palimpsestes ? Je veux dire : qu’est-ce qui arrive pour que quelque chose s’inscrive durablement dans la matière ? Pour que quelque chose dure, il faut la perte, la disparition. C’est exactement comme avec une photographie : pour qu’une image s’imprime sur la pellicule, il faut que le support qui va la prendre soit parfaitement insensible avant et après son exposition. Si tout est enregistré – si vous laissez le film exposé à la lumière – il n’y a rien de visible. On n’obtient qu’une image toute blanche, une surface saturée de signes.
13Mais ce n’est pas tout : un palimpseste, ça n’est pas seulement une impression, c’est surtout une surimpression. Et si on peut reconnaître différentes écritures sur la page, si on peut voir quelque chose changer dans l’épaisseur des textes, c’est parce qu’il y a des trous et des vides partout. C’est parce que c’est seulement une toute petite chose qui a été inscrite, en quelques minutes, après des années, des dizaines d’années ou parfois même des millénaires durant lesquels rien, absolument rien, ne s’est enregistré. C’est parce que ceci ne veut plus rien dire qu’il nous est possible de lire cela. Et c’est parce que ceci se répète – semblable et différent – que cela existe, que cela vit, de sa vie de chose.
14Du passé, il ne reste en général que des cendres. L’archive, c’est ce qui a échappé au désastre. On appelle ça des vestiges. Ce sont les ruines, les débris accumulés aux pieds de « l’Ange de l’Histoire » de Benjamin, qui, dit-il, « voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé ». L’Ange voudrait bien, et nous aussi nous voudrions tellement, mais nous savons bien que ça n’est pas possible : le passé, c’est ce qui a été brisé et dont il ne reste que des fragments épars. Des bouts orphelins de ce qui a existé. C’est comme ça.
15Nous déterrons des restes racornis, des résidus personnels vaguement dégoûtants. C’est mieux de ne pas savoir exactement ce que c’est, ce que ça veut dire. Parce que le passé nous appelle ; il voudrait qu’on le trouve. Il voudrait qu’on l’entende ; que le futur qui a enfin fini par arriver lui rende justice :
« Cher découvreur, cherche partout, dans chaque parcelle du sol. Dessous, sont enfouis des dizaines de documents, les miens et ceux d’autres personnes, qui jettent la lumière sur ce qui s’est passé ici. On y a enfoui de nombreuses dents. C’est nous, les ouvriers du Kommando, qui les avons intentionnellement disséminées sur tout le terrain, autant qu’on l’a pu, afin que le monde puisse trouver des preuves tangibles des millions d’êtres humains assassinés. Quant à nous, nous avons perdu tout espoir de vivre la Libération. »1
16Ils ont écrit ça sur un morceau de papier, qu’ils ont enroulé à l’intérieur d’une bouteille ou d’un bidon et qu’ils ont enterrés dans le camp, pour nous. Des « Justes », capables de reconnaître et de faire entendre la vérité, c’est ce que les damnés d’Auschwitz espéraient que nous serions. C’est en nous qu’ils ont placé l’unique espoir qu’il leur restait ; celui que nous connaissions leur histoire. Mais nous, nous ne savons pas ce que nous devons nous attendre à trouver, dans cette immensité de décombres. C’est juste des blocs de béton, des éclats de brique avec des gamelles en ferraille émaillée qui crissent sous la pelle. Ils ont espéré que nous serions attentifs aux moindres débris de leur passé qui, tous, sont pour eux imprégnés de leur situation. Mais nous, on ne voit rien du tout, dans ce désastre. Ils ont confié cette prière à un bout de papier qui tombe en loques :
« … nous demandons au destin : fais-nous au moins cette faveur ; cache ces pages de larmes dans l’outre de l’être, qu’elles parviennent en de bonnes mains et trouvent leur tikoun, leur accomplissement. »2
17Quelques années auparavant, Walter Benjamin avait dit dans sa thèse « sur le concept d’histoire » :
« … il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique, sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien matérialiste en a conscience. » Benjamin, 2000, p. 428-429).
18De nous qui sommes vivants en ce moment, il ne restera pas grandchose au bout du compte : ce qui sort de nous pour s’inscrire dans la matière, ce sont des projections de fluides qui font des taches ; ce que nous produisons avec nos mains et nos pieds, ce sont des rayures et des grattages (fig. 3). Nous passons notre vie à user les lieux avec nos corps. C’est très exactement ce que nous sommes en train de faire à cet instant précis, ici même. Comme Marcel Duchamp avec ses « élevages de poussière », nous autres fouilleurs scrutons l’action du temps sur la matière. Le travail de l’Histoire, c’est d’abord ce qui travaille les vestiges. Ça n’arrête pas ; ça continue de bouger à l’intérieur des boîtes et des rayonnages. La nuit, dans les réserves des musées ou les hangars de fouille, on les entend craquer et gémir.
19Notre travail d’archéologue consiste à rassembler des loques. Nous sommes des chiffonniers du passé ; en Allemand, on dit « Lumpensammler. » Nous ne sommes pas des historiens et nous ne sommes pas non plus leurs larbins. Benjamin dit que rejeter l’historicisme, cela consiste à faire de l’histoire avec les déchets de l’histoire. Nous savons, nous les fouilleurs, qu’il n’existe fondamentalement pas d’autre choix. L’histoire, le passé, c’est une montagne de déchets. Auschwitz, on appelait ça le Canada : un monceau de loques qui était tout ce qui restait de milliers de gens réduits en cendres, dont l’identité même avait été vaporisée industriellement. Le vieux Freud dit quelque part que la psychanalyse travaille sur les rebuts de la mémoire. C’est fondamentalement la même chose : les vestiges ne sont pas des témoins du passé, mais des symptômes de la mémoire du passé, active au présent. Il serait plus juste d’appeler ça des reliques.
20Nous trouvons ce qui est caché, dans la terre, mais qui n’avait jamais disparu. Nous déterrons ce qui était là, mais que personne ne pouvait voir, tellement c’était visible. Nous exhumons ce que personne n’attendait, ce que personne ne pouvait connaître, car c’était là depuis toujours. Nous le ramenons parmi nous, où il va tomber en poussière avec nous. Car on ne peut pas exhumer le souvenir sans, du même geste, le détruire : c’est ainsi. C’est comme ça, parce que c’est directement dans la mémoire que l’on tape dès qu’on creuse. Le processus de destruction commence à l’instant même où l’on ouvre le sol. Toute fouille, toute intervention sur les vestiges est une erreur, un dérangement irréversible du passé ; il faut le savoir : on ne peut rien rattraper.
21Le passé nous tient en ligne de mire. Il nous crie quelque chose que nous ne pouvons pas entendre, parce que sa bouche est remplie de terre (fig. 4). Nous savons juste que nous n’en savons rien : nous ne savons rien de la vérité du passé ; je veux dire de sa propre vérité à lui. Mais dans un éclair – dans un éclair, ce sont les mots de Walter Benjamin – dans un éclair nous le reconnaissons. Nous le reconnaissons : parce qu’il ressemble à ce qu’il a toujours été, parce qu’il s’adresse à nous, enfants. « C’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle », dit encore Benjamin. Un fouilleur comprend très bien ce que cela veut dire ; il sait parfaitement qu’il ne doit pas relâcher son attention un seul instant lorsqu’il creuse. Il attend l’inattendu, parce que s’il ne l’attend pas – à chaque seconde, dans la moindre parcelle de terre – alors il ne le trouvera jamais. Il faut espérer pour creuser ; il faut croire, comme on croit à l’impossible.
22Le passé a besoin que nous le reconnaissions, parce qu’il ne ressemble à rien de spécial, parce qu’il est incertain, éphémère. C’est juste un signe, juste une toute petite chose, ici, là, maintenant, qui va disparaître immédiatement ; une minuscule chose fragile, qui revient sans cesse à la charge. La matière est d’abord une insistance à être là. Car le passé a besoin de nous. Sa voix que nous avons toujours connue nous chuchote à l’oreille : « Je t’en prie, ne t’en va pas ; s’il te plaît, reste avec moi. » Le passé nous appelle pour que nous le continuions. Sans nous, il n’existe pas ; sans nous, il ne peut pas être (fig. 5 et 6). Peut-être est-ce pour cela qu’il nous fait signe, au moment même où il va disparaître, lorsque tout à coup il est brutalement révélé à la lumière :
« Faire œuvre d’historien, dit Benjamin, ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. » (Benjamin 2000, p. 431)
23Nous reconnaissons le passé, parce que nous découvrons qu’il a toujours été ainsi : parce que le passé est déjà arrivé, parce qu’il a toujours été « à présent », parce qu’il est là :
« L’historien qui part de là, dit encore Benjamin, cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme “à présent”, dans lequel sont fichés des éclats du temps messianique. » (Benjamin op. cit., p. 442-443)
24L’archéologie est ce miracle : elle fait advenir le passé. Nous sommes les fouilleurs, ceux qui creusons dans la terre. Nous creusons dans la mémoire des temps évanouis ; nous nous enfonçons dans l’inconscient du temps. La terre est lourde et humide et froide ; elle est pleine de débris et de morceaux d’anciennes choses, qui luisent dans la pénombre, rouges et noires. Du fond de ton trou, dans lequel tu descends centimètre après centimètre, monte doucement « l’odeur mélancolique, le parfum impérissable du passé ». Tu connais à l’instinct cette exhalaison particulière, mais tu sais que tu ne peux pas la retenir. Déjà elle s’en va et tout fout le camp autour de toi : tout se démantibule, tout se mélange, tout s’efface. Mais c’est elle qui te tient en son pouvoir et c’est pourquoi tu creuses. Ce pourquoi, précisément, tu creuseras jusqu’au bout. Jusqu’à ce que tu atteignes enfin l’argile brute et mate, la roche dure d’avant tout commencement.
25Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de tout cela.
Notes de bas de page
1 Lettre en yiddish de Zalmen Gradowki, écrite le 6 septembre 1944 à Auschwitz-Birkenau (Gradowski, Lewental et Langfus, 2001, p. 67).
2 Texte anonyme en yiddish, daté du 3 janvier 1945, écrit à Auschwitz-Birkenau. Yehi rotsn milifneikho, eyno shoymea kol bekhies signifie « Que ce soit ta volonté, que nul n’entende la voix de nos larmes. » (Anonyme, 2001).
Auteur
Conservateur du Patrimoine, en charge des collections des âges du Fer au Musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Il coordonne un projet archéologique franco-chinois et dirige la fouille d’un complexe « proto-industriel » de production du sel en Lorraine daté du Ier millénaire avant notre ère. Auteur de plus de 150 articles, il s’intéresse à l’histoire de l’archéologie et à son rôle dans la constitution des identités collectives. Il a publié en 2008 Le sombre abîme du Temps, mémoire et archéologie et prépare un ouvrage sur l’embrigadement de l’archéologie au service du nazisme.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012