Le temps court en archéologie
Short time scales in archaeology
p. 231-237
Résumé
Mastering time is a core task in archaeology, but methods able to measure the temporal dimension at high resolution are rather rare. Through its ability to date archaeological structures and their context directly, dendrochronology has created a revolution in the field. Especially for research on lake dwellers, systematic tree-ring investigations of large samples give us the opportunity to follow settlement development, by dating construction sequences. Dating their successive repairs also allows a better appreciation of the duration of structures and the dynamics of growth or decline of settlements over generations.
Dendroarchaeology is also well suited for technological and paleoenvironmental questions requiring high chronological precision –for example understanding the earliest forms of woodland management through dendrotypology, and climatic reconstructions allowing a better understanding of demographic and socio-economic changes in land use and food production, and finally ecological considerations, such as the reproductive cycle of cockchafer populations and their recurring damage to plantations and forests. With this wide range of applications and its suitability for multi-scalar approaches to time, dendroarchaeology offers many possibilities for improving our interpretation of settlement development relative to climatic variations, socio-economic strategies, and potential for land use. High-resolution chronologies provided by tree-ring analyses are crucial in archaeology, as they help us identify and appreciate continuities and discontinuities in history.
Texte intégral
1« Je vous parle d’un temps que sur moins de vingt ans, on a du mal à connaître ». C’est avec ce clin d’œil à Charles Aznavour que j’introduis ce texte. En archéologie, la maîtrise du temps est une question primordiale et, si l’on excepte les données écrites des périodes relativement proches de nous, il faut reconnaître que rares sont les méthodes qui autorisent une définition temporelle de haute résolution. Pour le passé, la saisie du temps court par l’étude de dépôts laminés ou de processus biologiques de court terme s’effectue le plus souvent en position off-site. Par la datation précise et directe des structures et des contextes d’habitat, la dendrochronologie a provoqué en revanche une véritable révolution dans la recherche archéologique (Kaeser 2008). De par ma spécialité, le contenu de ce texte porte principalement sur cette discipline et par commodité l’illustration relève de la propre zone d’étude (Land du Bade-Wurtemberg avec comme pôle majeur, le domaine des stations lacustres et palustres comprises entre Rhin et Danube). Le développement s’organise en trois volets principaux du temps court : celui de la chronologie, celui de l’habitat et enfin celui de l’environnement.
Le temps court de la chronologie
2À l’exemple de la recherche palafittique, l’application dendrochronologique a conduit à la mise en place d’une chronologie de haute définition, indépendante de l’analyse typologique. C’est le fruit du travail en réseau de plusieurs laboratoires sur la base d’un référentiel commun, élaboré par Bernd Becker à partir de l’analyse des chênes subfossiles du Sud de l’Allemagne (Becker et al. 1985). Avec la présentation cumulée des dates d’abattage, la datation en série des arbres utilisés dans la construction des villages lacustres et palustres rend compte du développement de l’occupation des milieux humides (fig. 1). Il se traduit dans ses grandes lignes par un synchronisme dans la fréquentation et l’abandon de ces milieux sur l’ensemble du domaine palafittique nord-alpin entre 4 000 et 800 av. J-C. (Wolf et Hurni 2002). Dans cet exercice de pure chronométrie au départ, l’analyse de nombreux bois horizontaux a permis la datation des couches archéologiques et par làmême, celle du mobilier correspondant. Sous l’aspect chronologique, ce dernier tout en perdant souvent le rôle de fossile directeur s’est vu attribuer celui plus passif de l’élément daté. Ceci a permis de passer de la typo-chronologie à la chronotypologie avec pour référence la publication de la Société Suisse d’Archéologie et de Préhistoire, connue pour ses fameuses pages blanches relatives aux lacunes des archives palafittiques (Osterwalder et Schwarz 1986).
3La perspective du temps long est sans aucun doute au fondement de la recherche archéologique. Sous un autre angle, la précision dendrochronologique autorise une saisie du temps sous son aspect événementiel et conjoncturel. Par opposition aux solutions de continuité, autorisant avec plus ou moins de bonheur le comblement des lacunes documentaires liées aux aléas de la conservation, la dendrochronologie permet d’élargir la focale aux ruptures du temps. On rejoint ainsi l’approche historique et il y a lieu de faire ici renvoi aux concepts de Fernand Braudel (1966) avec une histoire construite temporellement sur trois étages, de haut en bas :
le temps à la dimension de l’individu, il s’agit là de l’histoire événementielle ;
le temps social et plus rythmé de la conjoncture, c’est l’histoire sociale des groupes et des groupements humains ;
le temps géographique et davantage immobile de la structure, c’est l’histoire du rapport de l’homme avec le milieu qui l’entoure.
4Nous allons voir dans les applications suivantes comment la dendrochronologie interfère à ces trois niveaux et, dans le champ du temps court, principalement au plan des deux premiers cités.
Le temps court de l’habitat
5L’étude de plus en plus exhaustive des données dendrochronologiques a conduit au développement de la dendroarchéologie, axée sur la question de la relation entre croissance des arbres, conditions de milieu et action de l’homme. De son origine sur le plateau semiaride du Colorado (Dean 2009), cette orientation a pris une signification particulière dans le contexte forestier de l’Europe (Billamboz et Köninger 2008). Désormais, l’analyse de grandes séries de bois permet l’approche d’un temps court que d’autres méthodes davantage tributaires de la stratigraphie ne peuvent aborder. Les velléités d’une datation maximale m’ont incité à définir trois niveaux d’application en fonction de la qualité des bois à dater et de leur nombre de cernes (Billamboz 2008) : 1, dendrochronologie indépendante, 2, dendrochronologie de contexte et 3, dendrochronologie de simulation. Le dernier niveau est particulièrement utile pour l’étude des grandes séries palafittiques caractérisées par une majorité de bois jeunes, inférieurs à 50 cernes, comme on le voit dans la distribution des classes d’âge par comparaison à celle des bois de sites terrestres (Billamboz 2008).
6En dendrochronologie, la haute résolution temporelle s’exprime par exemple dans la date de construction de la maison. Dans le meilleur des cas, la saison d’abattage des arbres utilisés peut être définie en fonction du stade de développement du dernier cerne d’accroissement. En particulier dans les conditions inhospitalières des milieux humides, la maison est sujette à un soin permanent et la date des éléments ajoutés successivement sur la structure du bâti initial permet une appréciation de la durée d’utilisation de la construction (fig. 2). Trois villages échelonnés sur près de 500 ans entre 3900 et 3400 av. J.-C. montrent une tendance à la hausse dans cette durée avec des réparations sur deux à quatre années seulement (huttes de rondins dans le cas du village de Hornstaad-Hörnle Ia), sur cinq à dix ans dans le village intermédiaire de Hornstaad-Hörnle IB et sur plus de dix ans dans le troisième cas (Arbon-Bleiche 3). Cette précision se retrouve dans l’évolution architecturale des villages et de leur infrastructure à plus petite échelle. En Suisse occidentale, l’exemple de la station littorale de Concise illustre bien, avec ses nombreux chemins, les adaptations récurrentes du mode d’accès (Winiger 2008). De la dynamique interne des villages au fil des générations, l’approche se dirige vers la cyclicité des habitats en relation avec le développement démographique. Ainsi, au-delà de la donnée chronométrique, le bois sert de trait d’union entre l’homme et la forêt et c’est le phénomène social de l’arbre qui émerge alors dans sa connectivité avec l’homme dans l’espace et le temps : « trees and plants make perfect natural models for genealogical connections » (Rival 1998).
Le temps court de l’environnement
7Par le lien du témoin ligneux et de sa bivalence en tant qu’artefact et produit naturel, la haute résolution chronologique se retrouve également dans l’étude environnementale, par exemple dans le cas d’événements naturels précis ou dans celui de l’action humaine en milieu forestier.
8Abordons en premier lieu la question de l’approvisionnement en bois et de ses étapes de transformation pour les besoins de la construction. L’âge des arbres utilisés et leur tendance de croissance reflètent la structure des peuplements exploités, autorisant ainsi une modélisation des premières formes de l’économie forestière. En revenant sur l’exemple de Hornstaad-Hörnle IB (fig. 3), la dendrotypologie met en évidence une relation très nette entre dimensions du village et catégories de bois mises en œuvre : emploi d’arbres âgés au cours des phases initiale et finale de l’occupation, caractérisées par un nombre réduit de maisonnées et en revanche, utilisation systématique de jeunes arbres issus de rejets de souches dans l’entre-temps, lors de l’expansion massive du village. Ainsi, l’évolution de la forêt, dans ses phases de régénération et de dégradation, est le reflet de l’impact de l’activité humaine et de la densité de population. En liaison directe avec les changements opérés dans l’environnement proche, la dynamique interne des villages autorise un autre éclairage sur les mutations des communautés au plan socio-économique. Dans la première moitié du ive millénaire avant notre ère, l’occupation néolithique des bords du lac de Constance se déroule sur un modèle caractéristique reposant sur le développement asynchrone et sur le relais d’unités d’occupation imbriquées dans le temps, la phase d’abandon des unes correspondant à la phase d’installation des autres. Sans aucun doute, ce modèle est en liaison avec une pratique de jachère longue impliquant la régénération forestière et il devrait s’appliquer à l’ensemble du domaine palafittique nord-alpin pour la période considérée. Sans vouloir revenir sur de vaines discussions entre déterminismes naturel ou culturel, il semblerait qu’à cette époque le déroulement des occupations et leur rythmicité se calquaient sur ceux de la régénération forestière et que les velléités d’affranchissement de la contrainte naturelle se traduisaient le plus souvent dans une situation de crise, qui se résolvait par la dissolution des communautés, et pour une large partie d’entre elles, par le mouvement et la recherche d’autres terroirs.
9En outre, la connaissance précise de contextes régionaux permet de mieux relativiser le degré d’influence du climat sur l’occupation humaine en fonction du potentiel des terroirs, de leur vulnérabilité et des stratégies de subsistance définies dans les choix de société. Dans l’optique de l’étude des relations entre impact climatique, cadre environnemental et action humaine, l’analyse des cernes de croissance permet de développer et de préciser les approches présentées dans le domaine de la paléoclimatologie (cf. Magny ce volume, p. 136). Dans une démarche semblable à celle de la météorologie, la reproduction d’observations ponctuelles permet d’étudier les conditions de climat dans leur caractère événementiel ou leur cyclicité. À titre d’exemple, les lacunes de l’habitat palafittique nord-alpin au cours du Bronze final correspondent à des périodes de détérioration climatique de courte durée, inférieure à la décennie (fig. 4). Ces dernières sont mises en évidence par la concentration des marqueurs négatifs de croissance dans la distribution des années caractéristiques de différentes essences de la végétation zonale et azonale. Avec la référence dendro-écologique et en complément d’autres méthodes portant sur une résolution chronologique plus faible, l’étude des variations annuelles voire saisonnières du climat est nécessaire pour la compréhension du développement des sociétés agricoles dans le passé. Pour la période historique, je renvoie aux nombreuses études de chroniques et de documents relatifs aux particularités et aux phénomènes extrêmes du climat. Là encore, il existe sans doute la possibilité d’impliquer d’autres méthodes susceptibles d’approcher le temps court dans une telle optique (par exemple, l’étude de dépôts laminés ou de phénomènes biologiques de courte durée ou de haute fréquence, sans oublier bien sûr l’analyse de rapports isotopiques). Dans ce sens, il convient de citer à la suite des travaux initiés par Emmanuel Le Roy Ladurie sur les données historiques, deux articles récents traitant de la reconstruction des températures estivales au cours des derniers siècles en se servant pour l’un de l’indicateur climatique de la date des vendanges (Daux et Le Roy Ladurie 2008) et pour l’autre des rapports isotopiques δ13 C et δ18 O dans la cellulose du bois final de chêne (Etien et al. 2008).
10Pour la saisie de la variabilité saisonnière du climat, la dendrochronologie offre la possibilité d’opérer par combinaison de proxies. Par exemple, l’étude de la texture du bois initial du chêne, notamment au plan de la représentation de son système vasculaire, tributaire des précipitations de la fin du printemps, pourrait être combinée avec les données de densité du bois final des résineux, reflet de la température estivale. Cette combinaison permettrait de mettre davantage en évidence les années chaudes et riches en précipitations, propices au développement de la végétation et de la production agricole tout en les distinguant de celles trop sèches, conduisant à la mise en place d’un cerne à bois final réduit.
11A ceci s’ajoute la considération de phénomènes écologiques de cycle court tels que le vol du hanneton. En fonction du gradient de continentalité et de la température du sol en Europe, le cycle de reproduction du hanneton s’effectue sur un pas de 3, 4 voire 5 ans, la première année du cycle correspondant à celle du vol de l’insecte mature et à la ponte des œufs et les suivantes aux stades plus ou moins prolongés selon le cas du développement « larve-nymphe-imago » dans le sol. Les dommages causés par les populations de hanneton dans le feuillage des chênaies au cours des années de vol trouvent une répercussion sur la formation ligneuse avec la mise en place d’un cerne particulièrement mince suivi d’un retour à la normale au cours du stade larvaire. Ces empreintes cycliques dans les séries de cernes permettent de suivre l’extension et le mouvement des populations dans leur cycle de reproduction et de les comparer avec les variations climatiques et les changements du milieu. Un exemple nous est fourni au nord du lac de Constance pour la période médiévale (fig. 5). Avec ce marqueur écologique sur près de deux décennies entre les années 1072 et 1090, on peut suivre l’adaptation de populations d’insectes à un cycle de 3 ans dans la région d’Ulm, habituellement soumise au régime de 4 ans. Ce développement témoigne d’une amélioration climatique à la suite du minimum d’activité solaire d’Oort dans la première moitié du XIe siècle, avec une plus grande ouverture du paysage et l’essor de la ville d’Ulm à l’aube d’un nouveau développement sous le lignage des Staufer. Des phénomènes semblables, à l’échelle régionale, ont été reconnus pour d’autres périodes et il est important de souligner, que pour la période antérieure à la mise en place de paysages ouverts privilégiés par les femelles pour la ponte des œufs, les clairières ont dû souvent faire l’affaire. Par le fait, les jeunes chênes sur les surfaces de régénération forestière ont été particulièrement affectés par le vol du hanneton : là encore, un marqueur intéressant de la convergence entre amélioration climatique, développement de l’activité humaine et impact environnemental.
Conclusion et perspectives
12Dans l’approche du temps court en archéologie et sans oublier les possibilités d’autres méthodes, je relèverai les apports majeurs de la dendrochronologie : de par la précision chronométrique, elle autorise un autre éclairage sur le temps. Au lieu d’un découpage rétrospectif de ce dernier sous forme d’une périodisation plus ou moins grossière, les données calendaires permettent une relecture du temps dans le sens de sa marche. On peut ainsi revivre la chaîne opératoire de l’activité constructrice au fil des années, définir l’organisation, la dynamique et la rythmicité de l’habitat et enfin à plus long terme, déchiffrer précisément le jeu complexe des interférences entre homme et milieu. Et conscient de ne pas échouer sur les écueils d’une « para-histoire » – il s’agit bien d’une relecture du temps et de son interprétation et non de sa réécriture – et on retrouve là les différents niveaux de l’approche historique définis par Fernand Braudel.
13Dans une perspective de développement de la dendrochronologie en archéologie, et spécialement dans le cadre du temps court, je relèverai les aspects suivants.
14L’extension du réseau dendrochronologique régional s’avère nécessaire pour les besoins de la chronologie fine et, dans un deuxième temps, pour le croisement des données documentaires de haute résolution ou issues d’autres archives naturelles en contexte on site ou off site.
15La forte dynamique attestée actuellement dans la recherche relative aux cernes annuels de la croissance ligneuse et les diverses applications développées dans le champ de sciences naturelles (par exemple en dendroécologie et en dendrochimie) permet une meilleure interprétation du signal dendrochronologique au plan individuel de l’arbre et dans le contexte plus large du développement des peuplements forestiers. De cette conjoncture devrait profiter largement l’application dendroarchéologique avec une référence nécessaire aux données actuelles dans l’évaluation et l’interprétation du contenu des cernes de ses propres archives ligneuses.
16Enfin, relevons l’importance du potentiel dendroarchéologique pour l’étude combinée des histoires naturelle et humaine, que ce soit au plan de l’évolution technologique liée à l’usage du bois, du développement des habitats et de leur socio-économie, de l’impact du climat et des changements environnementaux effectués dans ce cadre. Si la performance technique du traitement de masse de données et les avancements de l’analyse spatiale représentent des aspects particulièrement positifs, je soulignerai encore l’insuffisance de la formation et la rareté des études substantielles dans ce domaine. Le potentiel mis en exergue dans ce texte est sans aucun doute digne d’une plus grande attention.
Auteur
Responsable du laboratoire de dendrochronologie du Landesamt für Denkmalpflege Baden-Württemberg (D Hemmenhofen). Ses travaux portent sur la relation homme, bois et forêt au cours des six derniers millénaires et plus particulièrement dans le cadre des habitats palafittiques autour des Alpes. Sa modélisation dendrotypologique des premières formes de la foresterie offre un éclairage nouveau sur l’environnement et la socio-économie de communautés encore largement dépendantes du contexte forestier et de ses ressources.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012