Archéologie et rituels1
Archaeology and rituals
p. 202-210
Résumé
We present some recent developments in how archaeologists study religion, and how these approaches transform what we are learning in a specific time and place. The last twenty years have seen significant changes in the approach to the sanctuaries and cult places of the late Iron Age and the Roman period. These developments are linked to a broadening of the field of study and to numerous methodological innovations in the treatment of cult structures and cult places, and in the analysis of their material culture. Further progress in these directions will require a significant increase in the number of sites furnishing high-quality data, collected to a suitable standard.
Texte intégral
1Le thème proposé par les organisateurs du colloque, au départ très large, ne pouvait être raisonnablement traité en quelques pages. Nous avons choisi de réduire notre présentation au territoire national, pour une période chronologique assez restreinte, d’une part, et de limiter notre propos à quelques avancées remarquables de la recherche, illustrées par un petit nombre d’exemples, d’autre part.
2L’approche des sanctuaires et lieux de culte de la fin de l’âge du Fer et de l’époque romaine, longtemps circonscrite à l’étude des textes antiques et des objets remarquables, a connu une véritable mutation ces vingt dernières années. Cette évolution est liée à la fois à un élargissement du champ de l’étude et à de nombreuses innovations ou approfondissements méthodologiques, tant du point de vue de l’approche des lieux et structures à vocation cultuelle, que de l’analyse des vestiges mobiliers associés aux gisements. Le développement de l’archéologie préventive, qui a fourni des séries de sites permettant d’identifier des traits cultuels récurrents (par exemple, les dépôts non strictement domestiques dans les établissements ruraux) et l’adoption en archéologie programmée de méthodes d’investigation complémentaires (prospections géophysiques, décapages extensifs…), entrent également en ligne de compte dans cette évolution récente.
Déceler les traces des pratiques rituelles
3Le champ d’investigation lié aux manifestations rituelles en Gaule indépendante puis romaine s’est considérablement étendu ces dernières années. Si les sanctuaires occupent une place prépondérante dans la recherche sur le fait religieux, les vestiges cultuels au sens large sont de plus en plus régulièrement décelés dans d’autres catégories de sites comme les nécropoles, fermes, grottes, avens, rivières… (Barral et al. 2007). Sur les sites d’habitats agglomérés complexes, des espaces dévolus aux pratiques religieuses sont de mieux en mieux identifiés (voir le cas d’Acy-Romance, Lambot et Méniel 2000). Cet élargissement de la sphère des sites, tout ou en partie à vocation cultuelle, offre désormais la possibilité de pouvoir approcher, dans une perspective synchronique ou diachronique, la notion de géographie ou paysage religieux, à différentes échelles.
4Si l’éventail des sites s’est considérablement étoffé, c’est en grande partie parce que la notion même de fait cultuel s’est étendue, grâce aux avancées de la recherche sur les sanctuaires, permettant de différencier de façon de plus en plus assurée les regroupements de vestiges de nature domestique de ceux que l’on qualifie de dépôts particuliers ou à vocation cultuelle. L’identification du fait symbolique ou cultuel repose sur un faisceau d’observations dans la localisation de la structure, la disposition des restes, la composition de l’ensemble de mobilier, les stigmates présents sur certaines pièces… Dans certains cas, le caractère inhabituel ou exceptionnel du rassemblement reste un critère majeur (amas d’amphores ou d’ossements animaux, par exemple) mais des assemblages a priori anodins peuvent être aussi lus comme dépôts particuliers, par analogie avec ceux observés dans des lieux de culte bien identifiés en tant que tels ; c’est le cas notamment de dépôts d’outils en contexte d’établissement rural (cf. par ex. Nilesse 2006) (fig. 1). Le jeu des comparaisons joue ici à plein. Un bon exemple des développements méthodologiques dans ce domaine nous est offert par l’analyse des restes d’animaux.
5L’archéologie des pratiques sacrificielles en Gaule a connu un développement remarquable depuis la publication du sanctuaire de Gournay-sur-Aronde (Brunaux et al. 1985). La découverte de plusieurs sanctuaires et l’analyse des restes animaux qui y ont été retrouvés (Mantel 1997, Bourgeois 1999) ont permis de jeter les bases d’une archéologie du sacrifice animal et la mise en place d’une méthodologie visant à restituer certaines étapes des séquences sacrificielles (Méniel 2008). Mais il s’est avéré depuis que, si certains lieux de culte pouvaient être facilement reconnus, il n’en allait pas de même pour d’autres, du fait de l’absence de l’un ou l’autre de ces deux paramètres. En effet, certains sanctuaires livrent des os qu’il est bien difficile de distinguer de simples déchets domestiques, alors que certains dépôts sacrificiels sont trouvés sans que n’apparaissent les traces d’un sanctuaire. Cette absence d’une relation constante entre sanctuaires et restes sacrificiels a conduit à développer des approches pluridisciplinaires en deux temps, en étudiant indépendamment les contextes et les mobiliers, avant de synthétiser l’ensemble des observations.
6Les ensembles de restes animaux sont caractérisés par leur composition qui peut être déclinée selon divers critères : liste et fréquence des espèces animales, nature des parties présentes, état de fragmentation des os et traces de découpe, de feu, de dents, d’exposition… L’objectif étant de mettre en évidence des pratiques rituelles, il importe d’abord d’essayer de distinguer les os issus des pratiques domestiques ou artisanales des autres, sachant déjà qu’un sacrifice très élaboré peut déboucher sur un dépôt d’ossements tout à fait insignifiant. Ce que l’on peut déceler relève avant tout d’anomalies par rapport à ce que l’on recueille dans les dépotoirs domestiques et artisanaux, d’où l’intérêt de travailler dans des régions où les sites archéologiques ne sont pas trop isolés. Les principaux outils à notre disposition varient selon la nature des restes. Lorsqu’il s’agit de parties de squelettes (fig. 2), voire de squelettes complets, l’approche est beaucoup plus aisée qu’avec des os isolés, fragmentés et découpés, qui se présentent de prime abord comme des déchets domestiques.
7Les squelettes d’animaux complets sont assez rares sur les sites protohistoriques et antiques, et lorsqu’ils portent des traces de mise à mort, comme les chevaux de Vertault (Jouin et Méniel 2001), il est assez facile de mettre en évidence un sacrifice, même en l’absence de trace d’un sanctuaire. Un autre cas est celui des parties de squelettes transportées dans un fossé ou dans une fosse, à la suite d’une phase de décomposition dans un autre lieu, dans une fosse ou lors d’une exposition, comme c’est avéré à Gournaysur-Aronde. Dans ce cas, le contexte est déterminant, car il ne faut pas confondre ces dépôts de parties de carcasses avec ceux des premiers équarrissages de la périphérie de certaines villes de la période romaine, comme Chalons-en-Champagne ou Mâcon (Lepetz 2002).
8Plus délicate est l’interprétation des os d’animaux consommés lors de banquets faisant suite à des sacrifices. Mais si on les compare aux usages du quotidien, les sacrifices pratiqués en Gaule répondent habituellement à des prescriptions. Celles-ci se traduisent par des choix d’animaux ou d’éléments qui se singularisent par des fréquences particulièrement élevées de porc, de mouton ou de bœuf. Par ailleurs, les parties de ces animaux font également l’objet de sélections, qui peuvent se traduire, par exemple, par l’absence d’os de pieds.
9Enfin, des pièces particulières, comme des crânes complets, parfois associées à d’autres catégories d’objets (grosses pierres, meules, vases…), ou disposées de manière symétrique, peuvent signaler des gestes particuliers. C’est le cas dans un certain nombre d’établissements ruraux (Auxiette 2000) où diverses manifestations ont pu être décelées et donner lieu à l’élaboration d’une grille de lecture (Auxiette et Ruby 2009).
10Mais la frontière entre pratiques profanes et rituelles est insaisissable. Malgré le soin apporté aux analyses, il paraît illusoire de vouloir établir une dualité entre deux domaines de préoccupation qui devaient être bien imbriqués et dont les seuls aspects matériels ne suffisent pas à rendre compte. Malgré tout, certains critères s’avèrent assez pertinents, comme le choix de quartiers ou d’os droits ou gauches. C’est le cas dans l’amas coquillier découvert au centre de l’île d’Ouessant (Le Bihan et al. 2007). Cet amoncellement, accumulé pendant une très longue période, de l’âge du Bronze – XIIIe siècle avant notre ère – à la période antique – IIe siècle de notre ère, recelait environ 35 000 restes de mammifères et d’oiseaux, sans compter plusieurs dizaines de milliers de restes de poissons étudiés par Benoît Clavel. Il s’agit presque exclusivement de restes de mammifères domestiques (99,4 % du total), surtout de mouton, puis de bœuf, de porc et de chèvre, avec de très fortes proportions d’os d’épaules droites pour toutes ces espèces ; ce phénomène ne fait que s’accroître au cours du temps. Une telle prescription a été en vigueur sur des sanctuaires, à Gournay-sur-Aronde ou dans le sud de l’Angleterre, au début de la période romaine (Legge et al. 2000). Ici, le dépôt est situé à proximité d’un village occupé surtout au premier âge du Fer (VIIIe-VIe siècle avant notre ère), mais aucune structure permettant d’évoquer un sanctuaire n’a été découverte.
11Un autre site, « le Mormont », découvert récemment en haut d’une colline calcaire à Eclepens (Vaud, Suisse), a été fréquenté brièvement autour de 100 avant notre ère. Il s’agit d’une importante série, de plus de deux cents fosses cylindriques creusées jusqu’à six mètres de profondeur (Dietrich et al. 2009). Ces fosses recèlent un mobilier très riche et très diversifié – céramiques, objets métalliques (outils, bijoux, vaisselle…), meules, restes humains et animaux. Ces derniers (fig. 3) se présentent sous trois formes, une quarantaine de squelettes complets, plus de cent vingt ensembles anatomiques et dix mille os, isolés ou constituant des amas, parfois très volumineux, mêlés de charbons de bois et de restes de vaisselle. Cette typologie, qui s’applique aux autres vestiges (vases entiers, demi-vases et tessons, par exemple), témoigne de la diversité des pratiques impliquant l’animal sur le site. Certains sujets, cuits et découpés, ont été consommés, d’autres ont été tranchés sans que leur viande n’ait été consommée, et les derniers n’ont été ni cuits ni découpés. Ces pratiques ont été constatées pour toutes les espèces, mais avec des fréquences différentes, le bœuf étant manifestement plus « comestible » que le cheval. Nous sommes en présence de vestiges de pratiques rituelles, mais aucune trace de sanctuaire n’a encore été découverte sur le site, malgré des fouilles de grande ampleur (6,5 ha explorés, avec des structures sur environ 3 ha).
Appréhender les lieux de culte dans leur intégralité
12Pendant longtemps, les sanctuaires ont été appréhendés de façon fragmentaire, ponctuelle et en rupture avec leur contexte d’occupation local et micro-régional. Des exemples récents comme Mirebeau, en Côte-d’Or (Joly et Barral 2007) (fig. 4) ou Mandeure, dans le Doubs (Barral 2007) montrent l’intérêt de fenêtres d’investigation larges au sein desquelles différentes approches complémentaires – prospections géophysiques, télé détection, prospections systématiques au sol, transects géoarchéologiques… – vont être mobilisées pour percevoir le site dans son intégralité et appréhender ses relations avec la trame de l’habitat et les réseaux de différentes natures formant l’ossature d’un territoire civique et religieux. La prise en compte des contextes géoarchéologique et paléoenvironnemental, au sens large, figure également parmi les préoccupations nouvelles, pour la compréhension des critères régissant la création de cette catégorie de sites.
13L’exemple des recherches réalisées sur l’agglomération antique de Mandeure offre une bonne illustration des résultats obtenus, en quelques années, dans la connaissance de la topographie et du fonctionnement religieux d’une ville antique, grâce à une approche intégrée pluridisciplinaire. Les prospections géophysiques extensives ont permis, d’une part, d’identifier plusieurs édifices cultuels inédits dans la trame de l’agglomération antique, et, d’autre part, de compléter et préciser l’organisation du complexe monumental et religieux, dont on ne connaissait, avant la reprise des recherches, qu’un théâtre, encore partiellement en élévation, et un seul sanctuaire (fig. 5). Différents édifices ont été reconnus (temples et thermes probables), ainsi qu’un grand péribole rectangulaire cernant l’ensemble. Les transects géoarchéologiques réalisés, appuyés sur la cartographie des formations géologiques superficielles obtenue par prospection électromagnétique, ont permis de mieux comprendre dans quel contexte environnemental s’insérait la création du sanctuaire principal, à la fin de l’âge du Fer. Il a été installé sur une butte graveleuse, entourée de chenaux colmatés, marécageux en période de fortes pluies (Thivet et al. 2009).
Percevoir les dynamiques cultuelles dans toute leur profondeur chronologique
14Faute de sites suffisamment bien conservés et stratifiés, faute également de méthodes d’approche adaptées, l’étude des sanctuaires s’est longtemps limitée à une appré hension globale, synchronique, débouchant sur une vision statique, sans profondeur temporelle des gisements et des manifestations associées. L’analyse de sites complexes et stratifiés débouche désormais sur une perception dynamique des gisements et des pratiques rituelles. Plusieurs exemples récents montrent en particulier que cette catégorie de sites constitue un réservoir remarquable pour étudier dans toute leur complexité les mutations de la fin de l’âge du Fer et du début de l’époque romaine, qu’il s’agisse de l’organisation des sites, de leur architecture ou encore de la composition des dépôts. Peuvent être mentionnés à ce titre les sites de Corent (Poux et al. 2002), d’Allonnes (Brouquier-Reddé et Gruel 2004), de Mirebeausur-Bèze et de Mandeure. Ce type d’approche, qui permet de caractériser les sites dans la longue durée, nécessite de nombreuses études spécialisées, ainsi que le croisement et l’intégration des données au moyen d’outils d’analyse statistique et spatiale.
15À Mirebeau-sur-Bèze, six étapes d’évolution du sanctuaire ont pu être restituées, couvrant approximativement cinq siècles (Joly et Barral 2007) (fig. 6). Un point essentiel réside dans la pérennité sur la longue durée de l’organisation bipolaire de l’espace sacré. Les transformations architecturales successives n’ont pas modifié sensiblement l’agencement initial du sanctuaire reposant sur deux espaces aux fonctions différentes, mais contigus et étroitement liés (fig. 7).
16Deux étapes du sanctuaire laténien (étapes 2 et 3) s’individualisent clairement du point de vue de l’architecture et des modalités rituelles. Sur le plan architectural, l’étape 2 est marquée par un renforcement et un agrandissement remarquable de l’enclos trapézoïdal initial, tandis que l’étape 3 voit une reconstruction générale des bâtiments et systèmes de clôture, avec une préservation de certains éléments structurants de l’organisation primitive. Dans le domaine des pratiques rituelles, l’étape 2 est avant tout marquée par un accroissement très sensible du nombre d’objets déposés – parure, armes, outillage…, qui va de pair avec une diversification des catégories de dépôts et de mobiliers. L’étape 3 marque en revanche une rupture assez nette avec ce qui précède, par deux aspects principaux, d’une part la raréfaction sensible des dépôts d’objets manufacturés – armes, objets de parure, céramiques…, d’autre part l’apparition de dépôts de faune dont la composition témoigne d’abattages massifs sans doute liés à des consommations collectives. De façon générale toutefois, les dépôts de faune de Mirebeau se signalent par une très grande complexité qui ne permet pas, dans l’état d’avancement de l’étude, de discerner un modèle ou une évolution simple et linéaire, contrairement aux sanctuaires du Nord de la France. Les ensembles de vaisselle céramique de Mirebeau offrent un tableau moins complexe et permettent de saisir certaines constantes, qui transcendent en particulier la césure entre âge du Fer et époque romaine, pourtant bien perceptible dans l’évolution des formes, décors et techniques de fabrication, commune à tous les sites de la région. L’une des continuités les plus remarquables réside dans l’utilisation, au sein du vaisselier céramique, de micro-vases et vases de petit module, fabriqués spécifiquement pour les besoins du sanctuaire (fig. 8). Le dépôt de vases en série (rite de répétition) et de vases miniatures issus d’une fabrication artisanale peut être suivi sur la longue durée, sans effet sensible de la romanisation du sanctuaire (Joly et Barral 2008).
17En dehors des évolutions propres à telle ou telle catégorie de mobilier, des phases d’activité plus ou moins dynamique peuvent être mises en évidence, en fonction des quantités de vestiges d’offrandes et de sacrifices mis au jour. Mais cette évaluation demeure précaire, compliquée à la fois par le contexte taphonomique du gisement – notamment la conservation différentielle des restes selon les secteurs – et d’autres facteurs qui interagissent, tels que la diminution des enfouissements en fosses, au passage de l’âge du Fer à l’époque romaine, par exemple. Il importe donc d’étudier précisément les conditions de conservation et de fossilisation des vestiges mobiliers pour déterminer leurs trajectoires au sein du sanctuaire et en déduire leur fonction et leur lien éventuel avec une activité rituelle. Un bon exemple de ces difficultés d’interprétation est offert par les découvertes monétaires. À Mirebeau, dans l’étape 2, les monnaies figurent sous deux formes, soit en dépôt de masse dans un vase, lui-même inséré dans une fosse, soit en petit nombre, dispersées dans des niveaux et fosses de différentes natures. La question primordiale est de savoir si ces monnaies isolées résultent de la dispersion d’un ou plusieurs dépôts analogues à celui retrouvé intact, ou bien s’il s’agit d’une manifestation précoce de la pratique du jet de monnaies (iactatio stipis). Seule une analyse minutieuse pourra éventuellement permettre de trancher entre ces deux hypothèses.
18On se rend compte avec cet exemple qu’il n’est pas aisé, à partir de vestiges matériels ayant subi maints remaniements, de restituer la chaîne de faits, procédant d’une activité rituelle ou non, qui se conclut avec l’enfouissement des restes.
19Pour les mêmes raisons, il est tout aussi difficile de mettre en évidence les ruptures et transformations dans les modalités de dépôt, les assemblages et le traitement des mobiliers, d’autant que le seuil statistique pertinent, dans cette optique, est assez élevé. On prendra pour exemple les séries d’armes laténiennes de Mirebeau, qui ne comprenaient aucun casque et umbo circulaire avant la dernière campagne de fouille, alors que plus d’un hectare du site avait déjà été fouillé et des dizaines de fragments d’armes mis au jour. Un cas analogue peut être évoqué à propos de la découverte récente, sur le site de Corent, d’un dépôt avec cotte de mailles, armes et fragments d’enseigne, vestiges probables d’un trophée militaire exposé dans le sanctuaire, concentrés sur quelques mètres carrés qui avaient échappé à une fouille pourtant quasi-exhaustive. Les découvertes de Tintignac (Maniquet 2008) et Corent ainsi que le réexamen d’objets ou fragments d’objets passés presque inaperçus – comme ceux provenant des fouilles du XIXe siècle réalisées à Mandeure (Barral et al. 2009) – ont révélé une facette originale des sanctuaires laténiens : la présence de pièces militaires remarquables tant par leur rareté que par la qualité technique de leur réalisation (carnices, enseignes, panoplies guerrières ostentatoires…) qui viennent renforcer la dimension publique, politique et territoriale de ces sites. Soulignons toutefois que le caractère « exceptionnel » de ces sites ou dépôts, remarquablement conservés (Tintignac, « le Mormont »), n’est sans doute, pour une part, qu’une apparence trompeuse liée à l’état de nos connaissances actuelles des lieux de culte laténiens.
20Dans un autre ordre d’idées, les tentatives pour comparer les faciès de sanctuaires au sein d’une même région et entre différentes régions n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Cette approche achoppe clairement sur la faiblesse du corpus d’ensembles réellement exploitables. L’essai proposé par Gérard Bataille (Bataille 2008), exemplaire dans la méthode d’analyse des mobiliers adoptée, illustre parfaitement les pistes à approfondir dans l’avenir : spécificités régionales, hiérarchisation des sites cultuels, évolutions globales à large échelle… et les limites rencontrées actuellement dans ce domaine. Celles-ci sont clairement liées au très faible nombre de fouilles récentes de sanctuaires fournissant une documentation de qualité (Izri et al. sous presse).
Le sanctuaire dans son contexte : sacrifices et boucheries
21Une nouvelle approche consiste à considérer les lieux de culte dans leurs relations avec le monde extérieur, car il s’avère que le sanctuaire n’est pas un lieu refermé sur luimême. C’est ce que révèlent les complémentarités qui apparaissent sur certains sanctuaires urbains entre les dépôts d’ossements conservés dans l’espace sacré et ceux enfouis dans l’habitat. Ces relations permettent d’aborder, entre autres, la question du statut des viandes et des rapports entre pratiques sacrificielles et contraintes économiques.
22Le point de départ de cette réflexion réside dans le fait que seule une partie des restes animaux est conservée dans l’enceinte des sanctuaires, ce qui implique une autre destinée pour les os manquants. On peut bien sûr évoquer leur destruction, mais d’autres possibilités peuvent désormais être suggérées à la lumière de découvertes récentes.
23Le premier exemple est celui de l’organisation qui ressort de la distribution spatiale des restes de grands animaux dans le village gaulois d’Acy-Romance (Ardennes) au IIe siècle avant notre ère (Méniel 1998 et 2010), où une complémentarité apparaît entre les dépôts d’os de bœufs et de chevaux conservés dans l’espace sacré et ceux enfouis dans l’habitat. Trois étapes de la découpe et du partage de ces grands animaux se trouvent ainsi illustrées : 1, découpe primaire, par levée de l’échine (cf. fig. 2), sur la grande place centrale ; 2, désarticulation et désossage de certains morceaux dans divers lieux du village et 3, rejets d’assiettes dans les dépotoirs domestiques de certaines maisons. Les échines et les têtes ont été conservées dans l’enceinte, ce qui témoigne du caractère particulier affecté à ces opérations de boucherie, qui devaient sans doute faire suite à un sacrifice à proximité des temples (Lambot et Méniel 2000).
24Au Ier siècle avant notre ère, sur l’oppidum du Titelberg, on peut également établir des complémentarités entre ce qui a été conservé aux abords du sanctuaire, à savoir des vertèbres, des scapula et des mandibules de bœufs, et ce qui figure dans les dépotoirs domestiques, où ces éléments sont sous-représentés. Là encore, on peut penser que le sacrifice pratiqué aux abords de l’autel était suivi d’une activité de boucherie destinée à produire une partie de la viande consommée dans la cité.
25Un phénomène analogue peut être perçu dans des cités romaines comme à Mandeure, où ce sont des milliers de vertèbres et de fragments de rachis qui ont été conservés dans l’espace sacré, le reste des animaux étant sans doute à rechercher dans la cité (Laetitia Huguet, doctorat en cours).
26Ces complémentarités entre les dépôts d’os retrouvés dans les sanctuaires et dans les habitats voisins permettent d’aborder, entre autres, les rapports entre pratiques religieuses et réalités économiques lors de l’apparition des grandes cités. À ce moment-là, les restes de banquets si abondants dans les sanctuaires de l’âge du Fer deviennent imperceptibles, au profit de traces d’activités de boucherie qui acquièrent alors une dimension quasi industrielle.
Conclusion
27À partir de ces quelques exemples, quelles perspectives de recherche peut-on évoquer pour les années qui viennent ? Il est tout à fait évident que l’archéologie des lieux de culte et des pratiques rituelles a un bel avenir devant elle si l’on en juge simplement par le nombre, la qualité et la variété des approches, dont témoigne une bibliographie abondante. La rupture avec une tradition de recherche ancienne, focalisée sur l’exégèse des textes antiques, l’analyse monumentale et iconographique de quelques sites privilégiés explorés anciennement, est désormais entièrement consommée. C’est au renouvellement et à l’accroissement sans précédent des données, issues prioritairement – mais pas seulement – des fouilles de quelques grands sanctuaires, que l’on doit la dynamique de la recherche actuelle. L’un des apports de ces recherches est, au-delà de la description de nouveaux sites, la mise en évidence de la diversité des organisations, des statuts, des pratiques et des fonctions. Mais désormais, l’étude des manifestations cultuelles n’est plus réservée aux seuls sanctuaires bien identifiés ; elle s’étend peu à peu à d’autres catégories de sites, ce qui permet d’inscrire l’étude du fait rituel dans différents territoires et d’approcher une véritable géographie cultuelle, dans un processus très dynamique de renouvellement des données.
28C’est donc à une extension et à une complexification remarquables de l’archéologie des pratiques cultuelles que l’on assiste depuis quelques années. L’interprétation en termes de rituels codifiés des restes matériels conservés dans les lieux de culte – seuls éléments tangibles qui nous soient parvenus – est délicate et nécessite un protocole d’enregistrement sans faille, afin de pouvoir évaluer précisément leur rôle, leur statut dans le sanctuaire. On ne saurait trop insister également sur l’indispensable détermination chronologique des faits observés, sans laquelle il est illusoire d’espérer aboutir à des indications d’ordre socioculturel pertinentes. Ce sont là deux points essentiels à ne pas perdre de vue, même s’ils ne font plus partie des priorités méthodologiques, comme c’était le cas lors des premières découvertes.
29Finalement, les pistes esquissées par les recherches récentes nécessitent, pour être pleinement développées dans les années qui viennent, un accroissement sensible du corpus de sites bénéficiant d’une documentation de qualité. Celle-ci doit notamment intégrer des données précises sur l’environnement naturel et humain des gisements considérés. Par ailleurs, en raison des nombreux biais induits par des fouilles partielles, l’exploration exhaustive des sites où s’inscrivent les structures cultuelles, au moyen de différentes approches complémentaires, doit être perçue comme une priorité.
Notes de fin
1 Merci à Iann Ralston la traduction du résumé.
Auteurs
Ingénieur de recherche (HDR) à l’université de Franche-Comté (UMR 6249 Chronoenvironnement). Il a entre autres participé aux recherches sur l’oppidum de Bibracte (Saône-et-Loire, Nièvre) et sur les travaux du siège césarien à Alésia (Côte-d’Or). Il dirige un PCR consacré à l’agglomération antique de Mandeure (Doubs). Ses recherches portent sur les mutations de la fin de l’âge du Fer et du début de l’époque romaine dans l’Est de la France. Il s’intéresse particulièrement aux questions de dynamique des sanctuaires, de topographie religieuse et structuration territoriale.
Maître de conférences en Antiquités nationales à l’université de Paris-Sorbonne et membre du laboratoire Orient et Méditerranée (UMR 8167). Spécialiste de la période gallo-romaine et archéologue de terrain, elle a dirigé plusieurs chantiers de fouille programmée dans l’Est de la France, entre autres à Langres et Mirebeau-sur-Bèze. Ses recherches concernent en particulier la naissance et le développement des villes, les lieux de culte, et l’économie en Gaule romaine.
Directeur de recherche au CNRS au laboratoire Archéologie, cultures et sociétés (UMR 5594) dont il dirige le laboratoire d’archéozoologie. À partir des ossements dégagés lors des fouilles archéologiques, il travaille sur les relations entre l’homme et l’animal durant la Protohistoire et la période romaine, avec un intérêt particulier pour les pratiques funéraires et sacrificielles en France et dans les pays voisins. Il a rédigé plusieurs ouvrages de synthèse et des manuels d’archéozoologie.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012