Organisation politique et archéologie
Political organization and archaeology
p. 193-201
Résumé
The archaeology of politics is a domain of research that has long been considered, at least in France, difficult to access, in the absence of ad hoc theoretical references (or models), and analytic methods adapted to, or even clear markers of, this dimension of life in society in the archaeological record. While it is true that the division, sometimes blurry, between social organizations and political systems can complicate reconstructions, archaeology of the political sphere proper provides crucial information. We offer here a brief “state of the art” on this domain, following two axes of investigation supplemented by an addendum.
1/ The forms of political organization that originated in the past —in reality, well before the emergence of states— need to be constantly redefined, and not only because the variability of the systems identified does not correspond well to the simple (or even the detailed) typologies that have been proposed. In addition, an examination of the material markers of political structures brings to light, in addition to the data that are traditionally called upon, new fields that are beginning to open and that will certainly develop further in the future, such as the study of kinship via biological anthropology, applicable to questions of successions, notably in dynasties.
2/ The study of political dynamics constitutes another problem orientation that is also essential, because it is archaeology that traces the forms of the emergence of politics within pre-and protohistoric societies. Beyond simply identifying the evolution through which a given region may pass, it is, in fact, the why and how of the appearances, disappearances, and transformations of political systems that must also be investigated, taking into account the complementary relationship between the processes and their agents (or actors).
3/ Finally, the archaeology of political structures and their functions in more recent periods must not neglect the clarification of these relationships that the discipline gains through reference to history and written sources on the subject.
Texte intégral
1Dans la plupart des sociétés, que l’on peut concevoir en termes de systèmes socioculturels, il existe un domaine, ou sous-système, que l’on qualifie traditionnellement de « politique ». Celui-ci concerne les structures au sens large (c’est-à-dire les institutions, les personnes, les us et coutumes ou les lois) qui instituent toute communauté donnée en une entité collective [politique] et qui assurent la survie (ou la reproduction) de celle-ci, en particulier sa défense contre des membres déviants et contre les périls du monde extérieur, de l’étranger. Quoique ces structures se situent au-delà de ce que de strictes règles sociales, relatives au sexe, à l’âge, à la filiation, à l’alliance… organisent elles-mêmes, on ne peut que contester l’affirmation d’Alain Testart (2005, p. 81) selon laquelle « tout questionnement sérieux sur le politique commence par la question de la définition de l’État ». Car, on doit plutôt, à la suite de Georges Balandier (1967, p. 43), considérer que « le pouvoir politique est inhérent à toute société » (cf. également Earle 1997, Haas 2001), même s’il est souvent admis, sur des bases ethnographiques, que des groupes de taille réduite ont pu se passer d’autorité collective (sur l’existence d’une dimension politique, pourtant souvent contestée, dans l’organisation de populations contemporaines, cf. par ex. Menget 1993 ou Clastres 1974).
2Une autre prémisse mérite d’être posée. Si, entre les divers sous-systèmes qui organisent les sociétés (économique, social, politique, idéologique), il existe plus ou moins de perméabilité, tenter de séparer, pour des raisons méthodologiques sinon épistémologiques, ce qui relève de chaque sous-système s’impose (Trigger 1974, p. 96). Ainsi, les hiérarchies sociales doivent-elles être distinguées, autant que possible, des inégalités économiques, même si, bien sûr, les premières peuvent matériellement s’appuyer sur (et/ou se traduire par) les secondes (McAnany 1993). À leur tour, les inégalités sociales, ou économiques, peuvent certes avoir du sens en termes d’organisation politique, mais, dans la mesure où elles relèvent de domaines distincts et où, surtout, elles ne sont pas univoques dans le registre politique, elles ne sauraient y être utilisées sans discussion. L’archéologie de l’Homo politicus est donc, bel et bien, une tâche en soi, indispensable à aborder comme telle et qui, quoique parfois fuyante, n’est pas aussi chimérique que certains archéologues semblent le croire.
Les structures politiques du passé et leur visibilité en archéologie
3La reconnaissance par l’archéologie des organisations politiques anciennes se joue à plusieurs niveaux distincts et complémentaires : depuis le plus restreint (celui des acteurs de la vie politique, individuels ou collectifs) jusqu’au plus global (les entités elles-mêmes ou polities en anglais). De ce fait, les signes matériels des systèmes politiques sont susceptibles d’être identifiés à tous les niveaux des archives archéologiques : un simple objet, une sépulture, une structure construite (ou un groupe de structures) de quelque nature que ce soit, un site, une entité complète enfin, dans sa dimension spatiale bien sûr, mais aussi dans sa réalité sociologique et organisationnelle.
4L’archéologie du politique a fait ses premiers pas – il n’y a, en définitive, pas si longtemps (Trigger et Longworth 1974, Cherry 1992, Sinopoli 1994) – dans le sillage de l’histoire pour certaines régions du monde (Égypte, Mésopotamie, Chine entre autres, Wenke 2009, Pollock 1999, Liu 2009) et, pour d’autres, à la suite de la mise au point de schémas anthropologiques relatifs à l’évolution culturelle générale. À cet égard, il est indéniable que les catégorisations proposées par Morton H. Fried (1960 et 1967) ou par Elman R. Service (1975) ont eu, dans un premier temps, un impact fort sur une partie au moins de la communauté des archéologues, avant d’être critiquées et délaissées. Des typologies plus complexes ont vu le jour à date plus récente : peu ou prou, elles permettent de rendre mieux compte de la grande diversité des systèmes de gouvernement, laquelle excède de beaucoup ce que les schémas plus anciens avaient retenu : ainsi Jean-Wiliam Lapierre (1977), Alain Testart (2005) ou Allen Johnson et Timothy K. Earle (1987), mis en tableau (fig. 1) par Patrice Brun (1998). Un rapide examen de ce tableau suscite au moins quatre types de réflexions.
51, Aucune des catégorisations offertes n’est entièrement politique, sauf celles de Lapierre et de Johnson et Earle, si du moins on exclut de cette dernière les deux premières classes distinguées, lesquelles, dans la logique prônée ci-dessus, devraient être qualifiées de « pré-politiques ». Le télescopage, en un seul et même classement, d’attributs clairement politiques avec d’autres plus strictement sociaux peut être source de confusions.
62, Or ce dont les analyses archéologiques ont besoin, c’est de catégories (ou modèles) d’entités politiques précisément définies, de façon à éviter des malentendus, source de faux débats. Ainsi, une part importante des polémiques concernant la catégorie des chefferies et son applicabilité aux situations archéologiques aurait pu être évitée si des définitions claires étaient systématiquement fournies à leur sujet (Earle 1987 et 1991, Redmond 1998). Autre exemple, de portée distincte, le rejet récent de la qualification comme cités-États des entités politiques des basses terres mayas à l’époque clas sique (Chase et al. 2009, p. 176-177) tient, semble-t-il, à l’attention insuffisante portée aux définitions qui ont été données de ce type d’entité et, plus encore peut-être, de ce que Mogens H. Hansen (2000) décrit et systématise sous le vocable de « culture des cités-États ».
73, Ce qui freine sans doute plusieurs auteurs dans le recours aux classifications des systèmes politiques comme celles condensées dans la figure 1, c’est peut-être avant tout leur allure progressive, évoquant une vision évolutionniste unilinéaire. En réalité, ce qui est utile, sinon indispensable, à l’identification archéologique des organisations politiques, principalement d’ailleurs dans une perspective comparatiste, c’est une pure typologie de modèles de gouvernements que rien n’oblige à concevoir de façon séquentielle (l’ordre des tableaux traduisant de simples niveaux de complexité qui ne s’enchaînent d’ailleurs jamais de manière automatique et continue).
84, La plus détaillée des typologies, celle de Jean-William Lapierre (1977), comporte neuf classes, toutes politiques, comme on l’a vu. Pourtant, elle ne présente pas toute la variabilité des formes d’organisation politique qui ont existé. Par ailleurs, son évitement des dénominations courantes chez les archéologues (royauté, cité-État, principauté, chefferie) peut susciter des incertitudes quant aux correspondances à établir. Des études poussées de structures politiques concrètes confirment bien, en tout cas, l’étendue des solutions organisationnelles qui ont pu voir le jour (cf. à titre d’exemple, Fargher et al. 2010 ou Becquelin et al. 2011). Reste à indiquer que cette diversité, qu’il n’est évidemment pas question de nier (Feinman et Neitzel 1984), peut, malgré tout, s’accommoder de l’usage de catégories englobantes, ne serait-ce qu’à des fins de synthèses comparatives (Trigger 2003).
9Concernant les marqueurs matériels des structures politiques communément mobilisés par l’archéologie (leur valeur et leurs limites) – ceux qui pourraient être mieux ou davantage utilisés à l’avenir et ceux dont on peut pronostiquer le développement futur – on ne saurait prétendre faire plus ici que d’en dresser une liste simplifiée, mais raisonnée.
10Certains objets spécifiques, ou simplement informatifs du fait de leurs propriétés (rareté, qualité, quantité), conservés en contexte funéraire ou non, peuvent, dans certains cas, attester l’existence d’un pouvoir, ou même désigner la personne qui en aurait été investie, qu’il s’agisse d’un simple bâton de commandement ou de tout autre insigne. Mais l’appréciation du vrai sens de ces objets, quels qu’ils soient, est toujours affaire de contexte et de comparaison/pondération, de façon à vérifier s’ils sont effectivement représentatifs d’un pouvoir politique. Ainsi un sceptre en bois mis au jour à Teotihuacan (fig. 2) a-t-il bien été trouvé associé à un personnage enterré dans un lieu exceptionnel (sous le centre de la pyramide de Quetzalcoatl), mais comme il n’existe pas vraiment, dans cette métropole, de trace de pouvoir individualisé, on ne sait guère qu’en faire. À propos de l’organisation politique insaisissable de ce site, qui comptait pourtant plus de 100 000 habitants dès 200 après J.-C. (Cowgill 1997), un autre objet est parfois cité comme peut-être emblématique : il s’agit d’un bol en céramique non funéraire (fig. 3), dont le décor quadripartite – une forme qui coïncide avec la structuration spatiale de la ville en quatre quadrants – pourrait évoquer un gouvernement à quatre têtes… Si des objets, éventuellement associés à des individus enterrés, permettent parfois d’inférer un type d’organisation politique, il existe aussi des cas où des personnages qui, de leur vivant, furent dotés d’un pouvoir réel ne sont pas discernables dans la mort, ni par un mobilier funéraire particulier, ni même par la qualité constructive ou la localisation de leur sépulture, deux paramètres qui ailleurs peuvent être discriminants.
11Parmi toutes les structures construites ou, plus généralement, parmi les aménagements qui sont susceptibles d’informer sur un système politique, on pense d’emblée aux bâtiments occupés / utilisés par ceux qui ont détenu ou exercé un pouvoir, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes. On a à faire, en réalité, tantôt à des résidences proprement dites, tantôt à des dispositifs ad hoc pour l’exercice de l’autorité – éventuellement de purs espaces, ouverts –, voire à des structures mixtes (habitat et siège de pouvoir à la fois, « siège » au sens figuré mais aussi propre, car une prérogative assez universelle du pouvoir paraît bien avoir été de trôner ou de siéger : sur la reconnaissance d’édifices sièges de pouvoir en zone maya-puuc, voir Michelet et Becquelin 1995). Une partie des bâtiments de l’Eanna d’Uruk dès la fin du ive millénaire, aurait pu correspondre, plutôt qu’à des temples, à un ensemble palatial, cœur du pouvoir (Forest 1996).
12Mais d’autres constructions peuvent également être des indicateurs d’une organisation politique : ainsi en va-t-il des dispositifs défensifs, lesquels sont parfois l’apanage des centres de pouvoir, ou de certains édifices rituels, a priori pas directement politiques. On peut citer ici l’exemple de la vallée de Rosario, sur la bordure sud-ouest du monde maya classique (de Montmollin 1988) : dans ce secteur, la présence d’un terrain de jeu de balle désigne systématiquement les sites qui en possèdent comme des centres politiques régionaux (fig. 4), centre primaire et centres secondaires et tertiaires, le cœur de ces derniers reproduisant, en plus modeste, celui du centre primaire. Cela étant, ce qui est une règle à un endroit – comme dans cette vallée – ne fonctionne évidemment pas automatiquement ailleurs, y compris au sein du même monde et à la même époque.
13Au-delà du repérage d’objets ou d’aménagements, voire de la découverte de dépouilles de chefs, la reconstitution d’entités politiques par l’archéologie a pour instrument privilégié les études spatiales, d’envergure au moins régionale. Si désormais les différentes analyses qui peuvent être conduites dans ce domaine sont partout courantes, les débuts de leur application ont beaucoup fluctué selon les zones et les périodes. La première et la plus solide et productive des approches mises en œuvre est celle de la recherche des hiérarchies entre les établissements. Ces dernières sont fondées non seulement sur les tailles des sites, mais aussi sur d’autres critères variés, qui dépendent d’abord du genre de vestiges observables en surface ou dégagés par la fouille, mais qu’on doit toujours sélectionner en fonction du contexte culturel. À l’intérieur d’une même région, d’ailleurs, les critères à retenir peuvent changer d’une période à l’autre. Les rangs des sites, une fois établis, correspondent, quand ils s’interprètent politiquement, à autant de niveaux d’intégration des entités locales. Outre la détermination des entités politiques et de leur structuration, par le biais des hiérarchies spatialisées, on s’interroge aussi souvent sur leurs dimensions et / ou sur leurs « frontières ». Le modèle géographique des places centrales, qui fut adopté initialement avec enthousiasme par l’archéologie pour restituer les territoires, a montré ses limites : il est inadapté en particulier là où les territoires rattachables à un centre sont discontinus, un cas de figure plus fréquent qu’on ne le croit. De plus, même si une entité politique placée sous l’autorité d’un centre s’inscrit toujours dans un espace, le pouvoir politique qui s’y exerce peut être affaire plus d’allégeance d’individus ou de groupes sociaux à l’égard des titulaires du pouvoir que de contrôle effectif exercé par ces derniers sur un territoire : ainsi, l’empire aztèque était-il de type hégémonique et pas vraiment territorial (Hassig 1988, Sergheraert 2009). Les cas de cette nature mis à part, on peut prédire que l’archéologie des organisations politiques fera sans doute longtemps encore appel, et de façon prioritaire, aux analyses spatiales. Celles-ci seront d’autant plus efficaces qu’elles se situeront à des échelles distinctes et qu’elles s’intéresseront à des aspects variés de la dimension spatiale, sans oublier la recherche des marges des entités et de ce qui peut les avoir matérialisées (y compris un no man’s land).
14Enfin, au nombre des pistes (relativement) nouvelles mais qui, d’ores et déjà, ont permis, dans quelques cas, de préciser certains aspects des modes de perpétuation ou de changement des titulaires des charges politiques, on peut citer les analyses d’ADN ainsi que la mesure des degrés d’autochtonie (caractères discrets et / ou isotopes) pratiquées sur les restes osseux de personnages clés. Anecdotiques parfois, les résultats à attendre de ces analyses peuvent aussi servir à mettre en lumière des règles de comportement de portée générale.
Pour une archéologie des dynamiques politiques
15L’histoire de l’organisation politique incombe totalement à l’archéologie là où les sources écrites font défaut. En témoigne le scénario proposé par l’un de nous (Brun 1998) pour l’aire nord-alpine, durant les âges du Bronze et du Fer (2200-25 av. J.-C.). Cet exemple reconstitue une trajectoire qui appelle plusieurs commentaires et débouche sur des questionnements essentiels. Peut-être l’aspect le plus important de cette (proto) histoire politique tient-il à la mise en évidence d’une évolution non linéaire. On observe en effet des oscillations, avec le retour temporaire à des formes d’organisation plus simples. Cela dit, sur l’ensemble de la durée analysée, la complexité politique a été globalement croissante. Cet exemple permet aussi de s’interroger. D’une part, sur les modalités de l’évolution (le « comment », marqué ici surtout apparemment par le rôle que jouent l’usage des métaux et, notamment, le contrôle de leur circulation) ; d’autre part, sur les causes des transformations constatées (le « pourquoi », avec, dans ce cas-ci – mais peut-être bien aussi de façon beaucoup plus universelle –, la reconnaissance du rôle moteur qu’a eu la croissance démographique, ou, plus exactement, la croissance de la densité sociale).
16Durant la première moitié du iie millénaire av. J.-C., les habitants de la vaste zone située entre les Alpes et la grande plaine germanique ont, à la faveur d’intenses relations d’échanges, développé une culture commune. À la fois riche en cuivre et située au centre de l’Europe, cette région disposait d’atouts décisifs pour profiter des bouleversements économiques et sociaux entraînés par la généralisation du bronze. Cet alliage intentionnel de cuivre et d’étain s’était peu à peu imposé comme le matériau dominant, d’abord pour la parure et l’armement, puis pour l’outillage le plus ordinaire. La gamme des outils agricoles et artisanaux s’est diversifiée à partir du XVIe siècle av. J.-C., alors que disparaissaient leurs homologues en pierre. S’approvisionner dans les deux composants de cet alliage devenu indispensable à tout un chacun nécessitait l’entretien de réseaux d’échange et d’alliance très étendus, mais aussi plus actifs et réguliers que jamais. Le contrôle de ces réseaux a visiblement permis à quelques familles d’asseoir plus solidement et durablement qu’auparavant leur pouvoir au sein de ces sociétés agropastorales.
17L’âge du Bronze, que l’on a pris l’habitude de faire débuter vers 2200 av. J.-C., ne semble pas rompre d’emblée avec la période précédente du point de vue politique et social. Les communautés nord-alpines étaient déjà nettement inégalitaires. Les écarts de richesse détectables dans les mobiliers funéraires distinguent non seulement des individus, mais des groupes composés d’hommes, de femmes et d’enfants, c’est-à-dire des familles (Bertemes 1989). Plusieurs exemples de tombes d’enfants pourvues d’insignes d’un statut social élevé laissent penser, de plus, que les positions économiques et sociales pouvaient se transmettre de façon héréditaire (Coles et Harding 1979). Sur la frange nord de la zone nordalpine, quelques rares défunts ont été enterrés sous d’énormes tumulus. Il s’agissait d’hommes armés d’un poignard et dotés de biens rares et exotiques (or, cuivre, étain, ambre). On peut supposer que ces personnages ont détenu un important pouvoir politique, mais on ignore la taille de la population et des territoires soumis à leur autorité. On observe, par ailleurs, que ces tombeaux spectaculaires sont demeurées isolés ; comme si les successeurs directs de ces personnages n’avaient pas pu ou voulu afficher leur pouvoir. Ces éclipses apparentes d’un pouvoir ostentatoire suggèrent qu’une fragilité fondamentale minait ces tentatives, pourtant maintes fois réitérées depuis le milieu du ve millénaire. Cette précarité semble s’être estompée de manière graduelle. À partir du XVIIIe siècle av. J.-C. s’est mise en place, à l’est du complexe nord-alpin, une organisation de l’habitat à deux niveaux avec, à la base, des sites ouverts à vocation essentiellement agricole et, à l’échelon supérieur, des sites de hauteur fortifiés, où résidaient les élites sociales et où on a découvert des vestiges d’activités métallurgiques, d’échanges à longue distance, ainsi que de fortes capacités de stockage de grain (Shennan 1986).
18Une telle configuration s’est généralisée dans toute l’Europe du XVIIe au XIVe siècle. Le centre du pouvoir n’était pas toujours un site fortifié aisé à repérer, mais la répartition des tombes les plus riches plaide aussi pour l’existence généralisée de petits territoires d’une vingtaine de kilomètres de rayon, focalisés par un lieu de pouvoir. Alors que le bronze devenait indispensable, ceux qui en assuraient l’approvisionnement ont, de manière très significative, adopté le même style de vie, symbolisé par les attributs de la majesté (parure, nécessaire de toilette), du rituel (vaisselle de banquet, chariots cérémoniels), de la guerre (armement offensif et défensif) et de la vitesse (harnachement équestre, char). Sans doute par les mêmes canaux, se sont aussi diffusés les éléments d’un thème mythologique faisant référence à la course du soleil dans son alternance diurne et nocturne (Brun et Ruby 2008).
19Entre le XIVe et le IXe siècles av. J.-C., des tombes caractérisées par la présence d’armes ou de riches parures, mais aussi par le dépôt de luxueuses vaisselles en bronze apparaissent entre les Carpates et le Rhin (Kytlicová 1988). Elles jalonnent les vallées, voies de transport et de communication privilégiées. Les données sur l’habitat de cette époque sont aussi plus détaillées.
20La hiérarchie fonctionnelle des établissements se montre assez diversifiée. Au-dessus d’une trame de base composée de fermes dispersées, existent, selon les secteurs, soit des sites fortifiés sur des hauteurs, mais aussi en basses terres, soit des villages ouverts ou des fermes dominantes. Le module des ensembles sociaux intégrés sous une même autorité politique autonome reste, quoi qu’il en soit, modeste, butant, semble-t-il sur un seuil universel, difficile à dépasser : l’aire contrôlable dans la journée par le détenteur du pouvoir, c’est-à-dire un cercle de 25 km de rayon en terrain plat et sec. Pour les VIIIe et VIIe siècles, les données redeviennent très lacunaires en-dehors des sépultures. Celles-ci indiquent pourtant que l’organisation hiérarchique est demeurée équivalente, dirigée par une élite masculine qui a, toutefois, promu, mais à son usage propre, une nouvelle métallurgie, celle du fer.
21C’est au VIe siècle que s’opère un nouveau changement important. Les échanges avec les cités-États grecques et étrusques s’intensifient. On a coutume d’appliquer le qualificatif de « princier » aux sites d’habitat et aux tombes très riches qui les environnent lorsqu’ils renferment des objets importés de ces cités-États (Brun 1987). Dans la plupart des cas, le site princier occupe une hauteur fortifiée et s’étend parfois sur des dizaines d’hectares au pied de cette élévation. Le Mont-Lassois, en Bourgogne (fig. 5 et 6) (Chaume et al. 2008), et la Heuneburg, dans le Wurtemberg (Kurz 2008), en sont les archétypes. Bien que tous les critères de définition ne soient pas toujours réunis, on peut supposer qu’une quinzaine d’ensembles princiers se sont développés dans le sudouest du complexe nord-alpin. Leur espacement moyen est d’une centaine de kilomètres, ce qui suppose, pour les plus vastes de ces principautés, un module territorial politiquement autonome jamais atteint auparavant en Europe. Le terme de « chefferie complexe » correspond bien à ces formations politiques, au sein desquelles quelques-unes connurent un processus d’urbanisation. C’est là un phénomène de complexification longtemps sousévalué, il est vrai de courte durée puisque ces principautés se sont désintégrées un siècle plus tard. La densité du peuplement semble même alors décroître. Les chefferies complexes disparues, les communautés locales retrouvent leur autonomie politique et leur hiérarchie interne préexistantes, formant des chefferies simples (Brun 1987).
22Pendant les deux siècles suivants, des mouvements migratoires massifs ont bouleversé l’évolution du continent. Une certaine stabilité du peuplement n’est perceptible que vers la fin du IIIe siècle. La production de fer a fortement augmenté. Utilisé pour fabriquer l’outillage agricole, ce métal a permis une intensification déterminante de l’économie vivrière. Des terres plus lourdes ont pu être mises en culture. Des établissements de grande taille, qui regroupaient un nombre d’habitants rarement atteint auparavant dans cette zone et une grande diversité de spécialités artisanales, ont pu alors être approvisionnés durablement, croître et se multiplier. Entre 130 et 70 av. J.-C., quelques-uns ont été entourés d’un rempart qui protégeait une surface très supérieure à celle de la zone bâtie. Mais, dans la plupart des cas, la population et de nombreuses activités ont été transférées sur une hauteur voisine, fortifiée pour l’occasion. La plupart étaient ainsi de véritables villes neuves où des surfaces de 20 à 40 ha étaient bâties, ce qui, même avec une densité relativement faible, implique une population permanente de l’ordre de cinq à dix mille habitants. Des activités variées de service s’y trouvaient réunies. On y produisait la monnaie qui a émergé avec l’urbanisation et l’écriture. C’était, pour les plus importantes, le siège du pouvoir politique et économique. Il s’agissait des capitales de ces États indépendants que Jules César a appelé des civitates (fig. 7). D’une taille analogue à celle d’une chefferie simple dans le cas de celui des Parisiens, certains territoires excédèrent cependant de beaucoup la taille des chefferies complexes du passé, et atteignirent, comme celui des Éduens, un rayon de 150 km. Les sources textuelles confirment la très stricte stratification de ces sociétés avec deux catégories nettement séparées : les aristocrates, parmi lesquels se recrutaient les souverains ou les magistrats suprêmes, et les druides ; et la grande majorité de la population, c’est-à-dire les gens du commun et les esclaves.
23Ce que l’on constate donc, c’est une évolution discontinue du niveau de complexité politique, avec toutefois une première consolidation au milieu du iie millénaire. Une accentuation spectaculaire de la complexité s’est produite aux VIe et Ve siècles, mais elle a échoué assez vite pour ne reprendre qu’au IIe siècle jusqu’à la naissance d’États, ce qui a facilité l’expansion de l’impérialisme romain (fig. 8).
24Au-delà de ce cas précis, les tentatives de compréhension de la naissance et/ou de l’évolution des formes d’organisation politique (le sujet le plus traité par toutes les archéologies dans le monde étant incontestablement celui de l’apparition de l’État – les pristine states : voir, par exemple, Stanish 1999 ou Spencer et Redmond 2004), nous mettent en présence de deux voies d’accès, parfois suivies de façon indépendante au point de constituer des points de vue antinomiques, là où elles devraient être combinées. Il s’agit de l’approche que l’on peut qualifier de « processuelle » et de celle qui priorise le rôle des acteurs et/ou des agents (voir, à ce sujet, le compte rendu de Robert N. Zeitlin (2000) sur deux façons divergentes d’expliquer l’apparition et le développement de Monte Alban comme capitale d’un des premiers États en Mésoamérique).
25En tout état de cause, au moins pour les périodes pré-et protohistoriques, l’archéologie a à sa charge, et à sa charge seule, la construction des histoires politiques locales et celle de l’Histoire (générale) de l’invention du politique dans les sociétés humaines, puis des transformations des systèmes politiques les uns dans les autres.
Commentaires additionnels sur les relations entre archéologie et histoire dans le champ du politique
26Dans les contextes où il existe des sources écrites, celles-ci véhiculent presque toujours des informations sur les structures politiques. La naissance de l’écriture n’a-t-elle pas été mise souvent en relation directe, soit avec des nécessités de gestion économique, soit avec la volonté, de la part des titulaires de l’autorité, de transmettre et de pérenniser des messages d’ordre politique ? Cependant, là où informations historiques et données archéologiques coexistent, on doit se garder de considérer que l’histoire est forcément plus éloquente, plus précise et plus fiable que l’archéologie sur le domaine dont on s’occupe ici, et que cette dernière ne doit être convoquée que pour pallier les silences des textes, jugés somme toute assez rares. D’une façon générale, il est contre-productif de qualifier, en plus ou en moins, les deux disciplines. Ce qui est requis au contraire, c’est une approche combinée (conjunctive approach), laquelle sera d’autant plus efficace qu’on aura explicité les atouts et les faiblesses de chaque registre. Dans le cas des organisations étatiques par exemple, l’archéologie est généralement mal armée pour mettre en lumière des formes de gouvernement complexes, notamment celles où l’autorité a été dédoublée ou partagée encore davantage. De leur côté, les sources écrites, même les plus elliptiques, renseignent couramment sur le fonctionnement des entités politiques et sur leurs chefs (dont elles donnent souvent les noms, et plus), en particulier quand elles relatent des événements. Mais, ce faisant, c’est là aussi que les écrits historiques affichent leurs limites.
27En effet, l’événementiel transmis par les textes brouille souvent la vision des réalités politiques dont pourtant ils parlent. Ainsi, le site de Calakmul n’a pas été la capitale d’une des plus puissantes entités mayas classiques seulement au cours des quelques décennies où la dynastie Kaan y a régné, et l’histoire de cette dynastie, mise justement en avant par l’épigraphie, parviendrait aujourd’hui presque à faire oublier que le site a été un des principaux centres mayas sur une longue période. C’est que l’histoire (celle fournie par les inscriptions surtout) livre des informations souvent ponctuelles et discontinues. L’archéologie, à l’inverse, permet généralement de traiter la longue durée dans sa continuité.
28Comme on le sait bien aussi, les témoignages écrits, quelle que soit l’aire culturelle ou l’époque à laquelle ils se rattachent, sont loin de rendre compte objectivement des réalités, politiques en particulier. Les débuts des organisations étatiques en Chine ont ainsi longtemps été abordés par le seul biais d’histoires dynastiques largement légendaires et c’est l’archéologie qui a précisément permis de corriger l’image de ces transformations (Liu 2009). L’écrit, instrument de pouvoir, a, par nature même, une propension à la distorsion, tout comme d’ailleurs bien des iconographies. On réécrit l’histoire ou on l’illustre à sa convenance. C’est plus difficile de faire de même avec des vestiges archéologiques.
29Les textes renseignent, certes, parfois sur des aspects du fonctionnement des systèmes politiques peu accessibles par l’archéologie, encore que les preuves fournies par les archives du sol soient toujours utiles, là où elles existent, pour infirmer, corriger ou valider la véracité des écrits. À l’inverse, les sources historiques sont souvent lacunaires ou muettes sur des aspects importants pour comprendre les entités politiques et / ou leurs transformations : les limites territoriales, la démographie, les ressources techniques.
30Enfin, qu’il s’agisse d’inscriptions, de récits d’auteurs, connus ou anonymes, ou d’autres documents, les sources historiques sont globalement peu abondantes jusqu’au Moyen Âge, et la découverte de nouveaux documents textuels ne peut être, à l’avenir, que faible, comparée à celle de données archéologiques, surtout dans le contexte d’opérations archéologiques préventives.
En guise de conclusion
31L’archéologie des systèmes politiques et de leurs évolutions continuera certainement, à l’avenir, à constituer un champ de recherche important et qui enregistrera des progrès substantiels. Des techniques analytiques encore relativement peu utilisées – on a cité plus haut la bioanthropologie – pourront certainement apporter des précisions sur quelques aspects du sujet, en l’occurrence les individus qui ont exercé le pouvoir. L’application d’autres techniques nouvelles, notamment dans l’acquisition des données spatiales (comme le Lidar) (fig. 7), et les changements systématiques d’échelle dans l’étude de ces dernières permettront sans doute aussi de progresser dans la connaissance des territoires correspondant aux entités politiques du passé et dans celle de leurs modalités d’intégration. Mais, pour bien interpréter les informations croissantes dont on va disposer, la remise en chantier de modèles (ou de référents analogiques) des systèmes politiques, à enrichir et préciser toujours, restera tout autant nécessaire, sinon plus.
Auteurs
Professeur d’archéologie à l’université Paris 1 et membre de l’équipe Protohistoire européenne de l’UMR 7041 Archéologies et sciences de l’Antiquité. Son champ de recherche couvre les âges du Bronze et du Fer en Europe. Il travaille à la fois sur des programmes d’échelle micro régionale (vallée de l’Aisne), régionale (Bassin parisien) et continentale : modalités d’occupation de l’espace, commerce, échanges et relations intercommunautaires. Cette approche multiscalaire est mise au service de sa problématique de prédilection : les changements sociaux ayant conduit à l’émergence de l’État.
Directeur de recherche au CNRS, dans l’UMR 8096 Archéologie des Amériques. Archéologue spécialiste de la Mésoamérique précolombienne, il a participé à – ou dirigé – une douzaine de programmes internationaux dans les basses terres mayas centrales et du nord, les marges septentrionales et le Centre-Ouest mexicain. Certains de ses travaux sont centrés sur la reconstitution d’entités sociopolitiques complexes à partir de données archéologiques telles que les structures régionales de l’habitat, l’organisation interne des sites et l’analyse fonctionnelle d’édifices et d’espaces spécialisés.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012