Archéologie et sociologie
Le cas de l’Orient ancien
Archaeology and sociology: The Ancient Orient
p. 184-192
Résumé
Since its beginnings, near eastern archaeology has been the theater of a very stimulating mixture of archaeology and sociology: this paper is devoted to the identification of the routes of a very complex relationship between orientalism and sociological theory. We sustain that neo-evolutionism didn’t really extract near eastern archaeology from the orientalist mind and that explains why this field of research has not contributed to general sociology during the last decades. We need therefore to define in a new way the conditions of a new theoretical foundation for near eastern archaeology.
Texte intégral
1Que l’archéologie est une science qui étudie les sociétés anciennes est un truisme que peu de monde contesterait. Il n’en reste pas moins que l’archéologie entretient depuis sa naissance des relations ambiguës et polémiques avec les autres sciences humaines, dont elle a accompagné la naissance. Cela tient pour une bonne part à l’état d’inachèvement d’une théorie complète des sciences humaines qui n’a cessé de buter à répétition depuis la fin du XVIIIe siècle sur le problème de l’évolutionnisme, dont le dernier avatar le néo-évolutionnisme américain est aujourd’hui très largement contesté. La place de l’archéologie dans les sciences humaines et sociales est souvent celle de l’étude des données matérielles, celle des monuments par opposition à celle des documents. Ces données matérielles permettent quand cela est possible de restituer des situations statiques, celle de dépôts stratifiés, figés dans le temps puis soumis aux dynamiques de la sédimentation et de l’érosion. Passer de cette situation figée, fossilisée à une dynamique sociale, voire à l’étude de processus entiers fut la grande ambition de l’archéologie dite processuelle, qui se développa contre l’archéologie taxinomique de la première moitié du XXe siècle.
2L’archéologie orientale est une parfaite illustration de ces contradictions dans un contexte qui recouvre des problématiques de grande ampleur, bien mises en évidence par Gordon Childe dès les années 1930 : néolithisation, urbanisation puis développement des grands empires sont autant de jalons classiques qui ont fait de l’archéo logie orientale l’un des moteurs de la théorie archéologique, avec l’archéologie précolombienne, dès les années 1930. Gordon Childe d’une part, Karl Wittfogel d’autre part, se servirent des résultats des recherches des archéologues orientalistes et colonialistes pour bâtir une vision d’ensemble de l’évolution des sociétés humaines, une vision ajustée dans les années 1960 par les travaux d’Adams par exemple en Irak. Sous l’impulsion de l’anthropologie culturelle américaine, s’est construit un schéma composite de l’évolution des sociétés du Proche-Orient ancien qui combine néo-évolutionnisme et orientalisme. Le propos de cet article est de mesurer les limites de ce néoorientalisme aujourd’hui remis en cause dans une profession en pleine mutation. Après avoir fait le point sur ce néo-orientalisme, nous présenterons quelles sont les contradictions d’une sociologie archéologique et orientaliste. Nous nous concentrerons sur la période cruciale des IVe et IIIe millénaires avant notre ère en posant le double problème de la chefferie et de la Cité-État, chaînons majeurs de la théorie néo-évolutionniste qui s’avèrent particulièrement difficiles à identifier clairement.
Les contours d’un néo-orientalisme
3Les pionniers de l’archéologie orientale parvinrent à convaincre les Académies occidentales puis le grand public visitant les nouvelles salles du British Muséum et du Louvre qu’ils avaient exhumé les restes de brillantes « civilisations », certes barbares mais policées, en somme des prototypes de la Sublime Porte avec laquelle ils traitaient pour travailler à Ur, Ninive ou Tello. Dans les années 1920, alors que les fouilles au Proche-Orient connaissent leur « âge d’or », sur fonds de colonialisme mandataire, l’orientalisme romantique cède le pas progressivement au matérialisme avec la formulation du double paradigme du despotisme oriental et de la révolution urbaine, respectivement par Karl Wittfogel et Gordon Childe.
4On aboutit ainsi dans les années 1930 à une thèse matérialiste et orientaliste du décollage sumérien : le management du réseau hydraulique impose une nécessaire coordination des efforts par une bureaucratie et une élite d’État qui gèrent à leur profit la rente de l’agriculture irriguée. Ce « miracle sumérien » domine les écrits des orientalistes de Léonard Woolley à André Parrot (Parrot 1974) qui fait ainsi de Mari l’avant-poste en Syrie sémitique du monde sumérien (fig. 1). Derrière ces théories se trouve un paradigme : la théocratie suméro-akkadienne telle que la conçoivent les philologues Deimel ou Adam Falkenstein ou un archéologue comme Henry Frankfort. Des rois-prêtres gestionnaires qui sont remplacés au milieu du iiie millénaire par des despotes universalistes qui annoncent en somme l’empire ottoman.
5Le second volet de ces théories est le diffusionnisme : les Sumériens créateurs de l’écriture et de la Cité auraient civilisé le Proche-Orient, par conquête ou acculturation. Ce bref rappel est destiné à montrer que nous ne sommes pas fondamentalement sortis de ces schémas. Non seulement le cadre chronologique de base, mais aussi les fondements théoriques de la discipline sont alors fixés, une discipline qui peine à obtenir une véritable reconnaissance académique, à l’ombre souvent de l’égyptologie.
6La discussion sur les origines de l’État, sur la nature même des sociétés du Proche-Orient ancien fut profondément renouvelée par l’application de la terminologie néo-évolutionniste au cadre chronoculturel défini dans les années 1930. La grande question fut dès lors, dans la ligne définie par Leslie White de rechercher the Great Divide, le moment du passage de sociétés fondées sur des relations claniques à celles qui seraient fondées sur la territorialité et des relations contractuelles. En d’autres termes, comment est-on passé de la chefferie éclairée de Service à l’État coercitif ?
7Les mots-clefs de ces recherches ont été intégration et différenciation sociale : l’archéologie devient étude des processus de transformation sociale. En Europe, les ouvrages de Hans J. Nissen, Jean-Daniel Forest et Marcella Frangipane sont chacun à leur mesure l’expression de ces orientations de la recherche néo-évolutionniste, selon des colorations idéologiques variées, de l’écologie culturelle au fonctionnalisme (Frangipane 1996, Forest 1996, Nissen 1988). Il en résulte un schéma hybride qui combine le vieux schéma chronologique hérité de l’archéologie taxinomique des années 1930 avec des schémas néoévolutionnistes. C’est un curieux paradoxe quand on sait que l’anthropologie contemporaine a, quant à elle, complètement renoncé à l’évolutionnisme comme elle l’avait déjà fait au début du XXe siècle.
8Les archéologues de l’ancien Orient ont appliqué des recettes de cuisine néo-évolutionnistes par analogie avec les chefferies observées par les ethnologues ou anthropologues. Le concept de chefferie a fini par se vider de toute substance à force d’adaptation du dogme néoévolutionniste. Il a surtout perdu son pouvoir heuristique qui était sa seule vertu. Il en est de même quand on aborde le problème de la Cité-État qui est censée être, dans la majeure partie des cas, l’aboutissement naturel de la maturation de la « chefferie complexe », chaînon intermédiaire hautement controversé de la chaîne évolutionniste, entre chefferie et État. La Cité-État se voit ainsi reconnaître des vertus universelles, comme forme de gouvernement archaïque ou plus récent, dans les publications par exemple du groupe de Copenhague autour de Donald Hansen (Hansen 2000). Derrière ces recherches, le spectre de l’État-Temple, du roi-prêtre sumérien et de la théocratie sont toujours présents : le néo-évolutionnisme a accouché d’un néo-orientalisme, mis au goût du jour. Voyons de plus près comment ces notions opèrent.
Les contradictions d’une sociologie archéologique et néo-orientaliste
9L’ensemble de la théorie néoévolutionniste est aujourd’hui contesté et les différentes étapes identifiées par les archéologues – chefferie, chefferie complexe, Cité-État, etc. – sont de plus en plus difficiles à saisir dans la documentation archéologique. Sans entrer dans le détail, rappelons rapidement où en est aujourd’hui le débat.
10L’évolutionnisme tel que le conçut Leslie White (1959) entre les années 1940 et 1960 était une séquence temporelle de formes, chaque état de civilisation procédant d’un état antérieur, selon les théories d’Edward Tylor (1881). Adopté par les étudiants de Lewis Binford à Chicago, le néo-évolutionnisme a été la base de l’archéologie « processualiste » de la fin des années 1960 et des années 1970. L’évolution sociale était le résultat de l’évolution technologique et White identifia une césure majeure – the Great Divide – entre les sociétés fondées sur les relations familiales claniques, personnelles, et sur celles qui seraient fondées sur la territorialité, les relations contractuelles de propriété et de cession. La cheville ouvrière de ses raisonnements est précisément l’affaiblissement des liens de parenté au profit des contraintes de la territorialité. White était essentiellement soucieux d’identifier une ligne unique et universelle d’évolution, sans tenir compte des conditions locales, notamment des conditions écologiques. Julian Steward (1955) fit de ce problème la pierre d’achoppement de sa théorie de l’évolution multilinéaire, la Mésopotamie étant le type même d’une évolution placée sous le signe des contraintes de l’aridité et de l’irrigation, rejoignant en cela son contemporain Wittfogel (1957). Chez Karl Wittfogel, de la même manière, on passe d’une irrigation domestique à une irrigation institutionnalisée. La grande césure évolutionniste est donc clairement présente chez lui. Le compromis entre ces vues universalistes et particularistes fut l’œuvre de Mars hall Sahlins et Elman R. Service (Sahlins et Service 1960, Service 1975) qui introduisirent les notions d’évolution spécifique et d’évolution générale, en tentant d’identifier dans chaque civilisation une séquence qui puisse être ramenée à des catégories générales complètement anhistoriques, la fameuse tétrade band-tribe-chiefdom-state (fig. 2).
11Service lui-même assortit cette division d’une ligne radicale de partition entre, d’un côté, la « chefferie éclairée » dominée par des sages gérant les ressources communautaires et, de l’autre, l’État coercitif et répressif défini comme « une institution répressive fondée sur l’usage de la force séculière » (Service 1975, p. 306). On le sait, cette théorie fut contestée par Morton Fried pour lequel la différenciation sociale se mit en place avant la naissance de l’État, quels que soient les mécanismes invoqués par la suite pour sa naissance (explosion démographique, confrontations violentes) (Fried 1967). Au-delà de querelles où se cachent des présupposés idéologiques (adhésion ou non au marxisme), il importe surtout de souligner deux faits essentiels :
d’une part, les archéologues ont appliqué des recettes de cuisine néo-évolutionniste en présupposant que les chefferies observées par les anthropologues étaient nos ancêtres communs, des fossiles vivants ;
d’autre part, la littérature produite par les archéologues sur les chefferies est tellement contradictoire que le concept même de chefferie s’est progressivement vidé de toute signification (Yoffee 2005).
12Norman Yoffee en a conclu sévèrement mais avec raison récemment que : « les archéologues en devenant les vrais croyants de la théorie néo-évolutionniste produisirent des confirmations d’une vérité révélée et n’ont apporté aucune contribution à la théorie sociologique en général » (Yoffee 2005, p. 20). En effet, l’archéologie a beaucoup plus à apporter dans la discussion qu’une simple confirmation de modèles élaborés dans des contextes qui n’ont que très peu en commun avec les sociétés anciennes.
13Norman Yoffee, on y reviendra, a bien insisté sur le fait que les chefferies étudiées par les ethnologues n’ont pas, pour la plupart, abouti à la naissance d’États premiers et propose donc de distinguer soigneusement les chefferies modernes de ce que l’on peut éventuellement observer dans l’Antiquité ou avant (Yoffee 2005, p. 25). Cette idée de la chefferie comme alternative au développement de l’État et non comme prémisse a été soutenue par William Sanders et David Webster dès 1978 (Sanders et Webster 1978) alors que dans les années 1990, on a continué à développer des théories néo-évolutionnistes fondées sur des analogies anthropologiques, notamment en France. Yoffee toujours propose de réhabiliter la notion de Cité-État pour raisonner sur le développement de l’État, suivant ainsi tout un courant historiographique qui s’est développé dans les années 1990 autour de Hansen.
14Le débat était donc largement bloqué. J’ai moi-même critiqué longuement ce type de raisonnements dans mon étude sur l’expansion urukéenne (Butterlin 2003, chap. 3) et montré à quel point ils parasitaient la démarche scientifique, empêchant du même coup l’archéologie de jouer son rôle. Le débat s’est déplacé progressivement : les évidentes faiblesses du néo-évolutionnisme, – notamment sa rigidité conceptuelle patente, ont conduit les archéologues à moins vouloir coller des étiquettes qu’à comprendre les mécanismes de fonctionnement de ces sociétés et surtout leurs divers niveaux d’intégration et de différenciation (Matthews 2004).
15Un des faits les plus communément avancés aujourd’hui est l’idée d’acteurs multiples, qu’il s’agisse de « chefferies » ou d’État et l’insistance mise sur la compétition relative et les profondes tensions qui existent dans des sociétés qui sont loin d’être homogènes, même quand elles sont dominées par un État bureaucratique centralisé. On insiste donc sur les dimensions multiples du pouvoir, dans la foulée des théories développées notamment par Michael Mann (1986). C’est là et seulement à ce point-là de l’analyse que se posent deux questions cruciales : celle de la définition des unités heuristiques utilisées d’une part et celle de l’échelle ou des échelles d’intégration de ces sociétés d’autre part.
16Il s’agit avec le terme de différenciation des mots magiques de la théorie néo-évolutionniste dont on a vu plus haut les limites. Celui d’intégration que nous empruntons au vocabulaire de l’anthropologie culturelle a été défini ainsi par Norman Yoffee, en reprenant Eisenstadt : « Intégration signifie le processus politique par lequel des groupes sociaux différenciés en viennent à exister au sein d’un cadre institutionnalisé1 » (Yoffee 2005, p. 32). Norman Yoffee poursuit en insistant sur les deux aspects assurément cruciaux de ces mécanismes d’intégration : le nombre et la nature des symboles d’incorporation ainsi que les outils de la répression. Ce sont là les paramètres de base de ce que Mann appelle la coopération compulsive qu’il considère comme la caractéristique majeure des États proche-orientaux (Mann 1986).
17Norman Yoffee a soutenu récemment que le développement de l’État était fondamentalement lié à celui de la « Cité », rendue par le terme anglo-saxon si ambivalent de City. Sa thèse est la suivante : « Bien que ma revue des cités d’Égypte, d’Amérique du Sud, et de Teotihuacan se situe dans des trajectoires historiques spécifiques à ces régions, cela montre cependant que dans chaque région du monde où les premiers États sont apparus, les cités ont été les bassins collecteurs dans lesquels des tendances de longue durée vers la différenciation sociale et la stratification ont cristallisé2 » (Yoffee 2005, p. 60). En remettant au goût du jour le terme de Cité-État, Yoffee s’est contenté de rencontrer les vieux écueils classiques de ce type d’étude sur lesquels on reviendra en détail plus bas. En revanche, il a le mérite d’insister sur le cadre physique – la ville mais aussi la campagne constituée comme telle (sur la notion de ruralisation, voir Yoffee 2005, p. 60-61) – dans lequel s’opère la cristallisation. C’est là, on s’en doute, une très vieille discussion sur les origines de l’État et de la ville, mais qui a le mérite de revenir à une discussion concrète et culturellement transversale dans ces débats. Ce comparatisme qui inquiète tant les chercheurs est pourtant une nécessité et une contrainte de la discipline néo-orientaliste, nourrie de sciences sociales et d’anthropologie culturelle, c’est un point sur lequel on reviendra.
18Notre idée ici est la suivante : on ne sortira pas du débat sur la ville qui fait l’État ou l’État qui fait la ville et la civilisation urbaine en continuant à utiliser de manière trop schématique les concepts de ville, d’État et pire, de Cité-État. L’importation dans ce débat de la terminologie néo-évolutionniste a conduit à une série d’obstacles méthodologiques et épistémologiques : l’État et la Cité ne sortent pas, armés et casqués, de la chefferie ou de la chefferie complexe (Butterlin 2009). Je soutiens ici que les « bassins collecteurs » dont parle Norman Yoffee ne sont pas des « villes » mais des centres proto-urbains, que ces centres proto-urbains ne sont pas, loin s’en faut, identiques, mais que certains d’entre eux créent les conditions spécifiques d’une intégration plus poussée qui donne naissance à la « Cité-État » ou plutôt à des micro-États alors que d’autres au contraire vont s’effondrer et ne parviennent pas à consolider leur emprise sur l’espace. Je parle donc de Cité-État introuvable tout simplement parce que je ne vois pas en quoi il existe des « Cités-États » à l’époque d’Uruk. On est bien loin de la Cité-État triomphante chère à Forest (Forest 1996, chap. III), qui fait de l’Eanna (fig. 3) un « gigantesque complexe palatial » (ibid., p. 133), et ne retient comme temples à Uruk que le Riemchengebäude et le Steingebäude (ibid., p. 133-134, et Forest 1999, p. 57-90) et fait des édifices tripartites sur terrasse des salles de conseil (Butterlin 2010). Tout en faisant une présentation très conventionnelle d’un État redistributif et coercitif, Forest ne se prononce guère sur la notion de Cité. Les acteurs à l’œuvre dans ce monde proto-urbain arrivé à maturité à la fin du ive millénaire restent encore très largement énigmatiques.
Chefferies et Cité-État introuvables
19À ce point de l’analyse concentrons-nous sur la période charnière des ive et iiie millénaires, celle du grand décollage, en terme néo-évolutionniste, le passage de la chefferie complexe à la « Cité-État ». Plutôt que de coller des étiquettes équivoques et trompeuses, il vaut mieux poser quelques questions de base.
20– Quelle est la nature du financement de la complexité sociale ?
21– Qui contrôle la rente issue des surplus dégagés par une économie proto-urbaine en pleine mutation ? Quels sont les acteurs institutionnels (ou non), quels sont leurs relais et l’étendue du contrôle exercé ?
22Cette dernière question est directement fonction de la logistique et des modalités du contrôle exercé, en somme une question de gestion et d’émergence de la mentalité bureaucratique.
23Forte de l’apport de l’écologie culturelle et du développement des recherches en Haute-Mésopotamie dans les années 1980, la recherche contemporaine a développé une opposition canonique entre un modèle de développement sud mésopotamien et un autre nord mésopotamien (fig. 4). Nul besoin ici d’insister en détail sur cette question que nous avons abordée ailleurs (Butterlin 2008) : elle oppose de manière schématique pays d’agriculture irriguée et pays d’agriculture sèche. Rappelons toutefois que les années 2000 ont vu la liquidation du modèle hollandais du développement du pays de Sumer, un modèle que les recherches d’Adams avait déjà amendé en partie dans les années 1970. La dynamique du peuplement villageois du pays de Sumer reste un sujet très débattu, faute en particulier de recherches archéologiques sur des sites villageois des périodes historiques, tant l’attention a été exclusivement tournée vers les grandes métropoles politiques et religieuses. Si les éléments d’un paysage sumérien se dessinent, c’est surtout à travers une documentation écrite tardive que l’on croise maladroitement avec les données hautement problématiques des prospections. Dans le Nord mésopotamien, l’une des questions qui reste très débattue est la part jouée dans le peuplement par des populations semi-nomades bien connues dans les textes tardifs : là encore l’attention s’est concentrée sur les tells principaux et l’établissement de phases de retour au nomadisme qui cachent souvent notre ignorance de ce qui a pu se passer pendant les phases de « crise » ou de « déclin ». Enfin, l’impact des conditions climatiques ou environnementales sur ces sociétés reste discuté tant dans le Nord que dans le Sud mésopotamien : on pense là aussi bien aux modalités du décollage sumérien au ive millénaire, qu’aux crises de la deuxième moitié du iiie millénaire, où la chute des grands empires est expliquée par des phénomènes météorologiques de grande ampleur (sur cette question voir en dernier lieu Kuzüglüoglü et Marro 2007). C’est vrai aussi pour le déclin du grand système hydraulique mis en place en Mésopotamie du Sud à la fin du iiie millénaire par les rois d’Ur III, ou par les Shakkanakkû de Mari, dans la vallée de l’Euphrate (Adams 1981, Butterlin 2007).
Qui contrôle la rente ?
24Le schéma qu’a imposé le modèle évolutionniste est celui du passage de la maison du chef préhistorique, bien mise en évidence à partir au moins de l’époque d’Obeid en Mésopotamie centrale (fig. 5) au système palatial, un système matérialisé par les énormes complexes palatins exhumés en Mésopotamie, d’Uruk à Mari (fig. 6). La compréhension de l’évolution de cette architecture monumentale achoppe sur plusieurs questions cruciales : la première est celle de la part du religieux dans ces développements. En substance nous dirons qu’une école défendant la théocratie, selon une ligne proche de celle de Service, insiste sur le développement d’une élite sacerdotale qui monopolise à son profit les surplus de la rente agraire pour faire fonctionner de véritables « palais-temples ». D’autres notamment en France ont développé une approche qui minimise complètement cette dimension au profit d’une approche « séculière » de ce développement : elle insiste sur l’autonomisation précoce d’un pouvoir politique à travers un bâti distinct de celui de sanctuaires dont le développement est contemporain de celui des palais, mais ne le précède nullement. En somme l’État ne sort pas du temple, c’est le temple qui est un des maillons du développement de l’État.
25Dans toutes ces discussions, la deuxième question est celle de l’oikos. La cheville ouvrière est le concept d’oikos et la discussion sur son institutionnalisation. Le palais est une « grande maison » ou maisonnée, pour en rester à la dénomination suméro-akkadienne de ces édifices, c’est un fait assuré. Reste à comprendre ce qu’il faut mettre derrière le terme de maison. Une conception globalement néowébérienne du problème prévaut toujours : elle demeure primitiviste et se teinte aujourd’hui d’institutionnalisme. La conception de base est que la ville et son élite sont rentières de la terre, que cette puissante élite dirigeante dont les contours sont à définir précisément contrôle cette rente, la consomme et la redistribue pour faire fonctionner des unités indépendantes et idéalement autarciques (Pollock 1999). Le paysage urbain qui résulte d’une telle organisation sociale reste encore à définir précisément, tant les exemples sont rares et limités.
26Ces maisonnées bien connues des textes sont difficiles à appréhender à travers la documentation archéologique. Qui plus est, cette documentation textuelle est pour l’essentiel tardive (paléobabylonienne à Ur ou Nippur) et n’est pas l’outil le plus approprié pour définir une situation sociale antérieure de mille ans. Un bon exemple de ces difficultés est la controverse toute récente sur l’interprétation des tombes dites royales d’Ur : les rituels complexes d’accompagnement sontils l’expression de la mort de maisons institutions ou bien d’un système de fidélités personnelles ou familiales comme l’a proposé récemment Alain Testart (2004) ?
Les modalités de la gestion
27La discussion conduit très naturellement aux modalités de la gestion d’une économie domaniale et à l’émergence de la mentalité bureaucratique et de ses agents privilégiés, scribes, comptables et administrateurs. L’accent mis sur la genèse puis sur l’évolution du système palatial dans les recherches sur le Proche-Orient ancien a permis des percées spectaculaires. Les études architecturales de Jean Margueron (1982 et 2004), les études sur la glyptique, notamment de Enrica Fiandra et Piera Ferioli ont permis de décoder une véritable grammaire des espaces palatins dans la longue durée (Frangipane 2004). Combinées aux documents textuels, quand ils existent, ces études permettent de saisir la complexité d’une véritable microsociété palatine, arrivée à maturité au début du iie millénaire.
28Il reste qu’entre cette société palatine dont le palais de Mari est assurément l’exemple le mieux connu, pour l’époque amorrite en tout cas, et les maisons de chefs préhistoriques, il demeure une longue solution de continuité. Les extraordinaires découvertes d’Arslan Tepe ont permis de montrer comment fonctionnait une remarquable bureaucratie, avant même l’invention de l’écriture (Frangipane 2004 et 2007). Celle-ci n’est que le résultat de la lente maturation d’une société proto-urbaine qui a permis des expérimentations multiples avant que ne se fige une tradition scribale et que les scribes ne forgent de toutes pièces l’espace-temps dans lequel vivront les Mésopotamiens pendant plusieurs millénaires, celui d’une société agro-urbaine, dominée par ses rois justiciers et les souvenirs mythiques de Cités-États devenues des villes sanctuaires.
Notes de bas de page
1 “Integration denotes the political process in which differentiated social groups come to exist within an institutionalize framework”.
2 “Although my survey of Cities in Egypt, South America, and Teotihuacan refers to particular historical trajectories of theses regions, it also shows that in every region of the world where the first states appeared, cities were the collecting basins in which long term trends towards social differentiation and stratification crystallized”.
Auteur
Professeur d’archéologie orientale à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et chercheur au laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041). Il dirige la mission archéologique française à Tell Hariri Mari depuis 2004. Spécialiste des ive et iiie millénaires avant notre ère, il a notamment publié, à CNRS Éditions, Les temps proto-urbains de Mésopotamie en 2003.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012