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De la complexité des sociétés paléolithiques

On the complexity of Paleolithic societies

p. 176-183

Résumé

A profound revision of the frameworks through which we attempt to understand the evolution of human societies is necessarily based on long-term research conducted by Paleolithic archaeologists. These studies, along with those carried out by other anthropologists, now, more than ever, challenge the simplistic notion of a historic progression from simplicity to complexity, and this for only a few societies. To circumvent this non-operative notion of social simplicity, we draw upon the more subtle distinctions proposed by Bruno Latour and Shirley Strum between unstable complex societies, constructed through recurring individual negotiations, and complicated societies that fabricate the means necessary for a durable regulation of relationships between individuals. In light of this contrast, we then discuss the social significance of the transformations that occurred at different momentums between 80,000 and 20,000 years ago, with the development of what is commonly referred to as “behavioral modernity”. It is clear that in the late Paleolithic significant thresholds were attained in the representation of social relations, which were perhaps based on increased differentiation between individuals, even though clear social inequalities cannot be detected. These representations can be observed in both the techniques employed and in the symbols conveyed by art and personal ornaments, often at a very broad geographic scale and thus indicating powerful social networks. Without denying the role of environmental and demographic factors, we conclude that part of this new social dynamic seems to have been liberated from their influence.


Texte intégral

1Avec le titre de cette contribution, peut-être atteignons-nous cette « archéologie de l’extrême » évoquée dans l’argumentaire du colloque précédant cet ouvrage. À propos du Paléolithique, c’est tout de même un sérieux défi de prétendre reconstituer, autrement qu’en des termes très généraux, des organisations sociales (de Beaune 2007) puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Ces organisations se fossilisent mal, tous les archéologues le savent bien. En outre, pour le Paléolithique couvrant plus de 99 % de notre histoire, les meilleurs contextes de fossilisation sont particulièrement rares : très peu de sépultures et d’architectures sur lesquelles repose une bonne part des hypothèses pour la préhistoire plus récente, sans parler des époques historiques éclairées aussi par les textes.

2En plus, le titre de la contribution qui nous a été demandée fait allusion aux sociétés réputées complexes, autrement dit, selon les définitions très diverses de cette notion un peu vague, à des sociétés étatiques si l’on retient les définitions les plus strictes. On ne va évidemment pas les retenir. Ou bien, au minimum, il s’agit de sociétés inégalitaires, si l’on adopte les définitions les plus larges. Autant avouer tout de suite que sur cette question d’une éventuelle stratification sociale chez certains chasseurs-cueilleurs préhistoriques, nous sommes encore fort dépourvus, et qu’il n’y a que des interrogations. Or c’est justement cette voie que nous avons choisi d’emprunter dans cet article : celle qui consiste à poser des problèmes puisqu’il est question dans cet ouvrage d’une archéologie en mouvement.

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Fig. 1 – Incisives de renne (en haut) et craches de cerf (en bas) perforées provenant du site magdalénien de Saint-Germain-la-Rivière, Gironde (collection Mirande), ca-19 000 (© M. Vanhaeren / F. d’Errico, Musée de la Société historique et archéologique de Libourne / Paléo).

Des sociétés de plus en plus complexes ? Ce n’est pas si simple

3Au préalable, il convient d’interroger la notion même de complexité. Et en l’interrogeant de se libérer peut-être d’un paradigme hérité de l’évolutionnisme le plus caricatural, paradigme assez lourd selon lequel l’histoire des sociétés humaines procéderait du simple vers le complexe. Renvoyons à plusieurs belles pages d’Alain Testart (2005) pour la critique radicale de cette naïveté qui voudrait que les sociétés sans inégalités, a fortiori celles sans État, soient des sociétés simples :

« Et pourquoi la naissance de l’État rendrait-elle la vie sociale plus complexe ? On pourrait soutenir qu’elle la simplifie au contraire puisqu’il existe désormais des organes spécialisés destinés à régler les conflits. Maintenir l’équilibre politique dans une société sans État comme celle des Nuer, partagée entre de nombreux lignages indépendants, prêts à prendre les armes les uns contre les autres, traversée d’alliances fragiles et révisables, apparaît bien plutôt comme une entreprise complexe et toujours en sursis » (Testart op. cit., p. 19).

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Fig. 2 – Dessins dans la grotte Chauvet, Ardèche (salle du fond : niche au cheval et panneau des félins), ca-35 000 (© J. Clottes).

4Osons même aller plus loin, en compagnie cette fois de Shirley Strum et de Bruno Latour (1987). Dans cet article, les deux auteurs rappellent comment les babouins dépourvus de culture matérielle, ne disposant donc que de leur corps, construisent leur société plutôt instable à coup de négociations individuelles sans cesse réitérées, les babouins ne disposant pas de ressources pour un marquage durable des relations sociales. Pour Strum et Latour, ce genre de société est l’exemple même d’une société complexe, ce qui défie le sens commun modelé par l’évolutionnisme caricatural évoqué à l’instant. Il faut alors se tourner vers la théorie des systèmes pour trouver l’origine du distinguo subtil proposé par Strum et Latour entre complexe et compliqué. Dans le cas présent, la société des babouins est considérée comme complexe parce que les relations entre individus « incluent simultanément une multitude de variables dont aucune ne peut être clairement distinguée des autres et prise à part des autres dans une procédure séquentielle procédant pas à pas » (Strum et Latour op. cit., p. 71). Les auteurs confrontent ce genre de société complexe et peu stable aux sociétés compliquées du type de celles que les hommes ont construites successivement, disposant eux de moyens extrasomatiques – techniques, langage, symboles – pour fabriquer des marques sociales, et réguler ainsi les négociations entre individus tout en les organisant. Cette complication équivaudrait donc à une réduction de la complexité – non pas à une simplification, bien entendu, réduction en une « succession d’opérations simples dont chacune peut être traitée séquentiellement dans une procédure pas à pas qui ne traite à chaque fois qu’un petit nombre de variables » (op. cit., p. 7). Et Latour l’illustre dans un autre texte par un exemple trivial mais explicite :

« Pendant que je suis au guichet pour acheter des timbres-poste et que je parle dans l’hygiaphone, je n’ai sur le dos ni ma famille, ni mes collègues, ni mes chefs ; la guichetière, Dieu merci, ne me fatigue pas non plus avec sa belle-mère, ni avec les dents de ses poupons. Cette heureuse canalisation, un babouin ne pourrait se la permettre. Dans chaque interaction, tous les autres peuvent intervenir » (Latour 2007, p. 44).

5Il n’est pas sûr, en revanche, que l’on puisse suivre jusqu’au bout Strum et Latour (1987) dans l’hypothèse selon laquelle la complexité des sociétés baisse mécaniquement et constamment en proportion de sa complication. N’y a-t-il pas plutôt des effets de seuils instaurant une complexité d’un nouvel ordre, et expliquant, après des paliers de stabilisation sociale, de nouvelles phases d’entropie, ce que pourrait suggérer l’évolution de nos propres sociétés en quête de nouvelles régulations ?

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Fig. 3 – Cerf gravé dont on discerne bien la ramure à Penascosa, Vallée du Côa (Portugal) Paléolithique récent indéterminé (© E. Guy).

6Considérons donc le modèle de Strum et Latour comme une ébauche à retravailler, c’est cela aussi qui le rend intéressant, y compris du point de vue politique. Et retenons déjà cette idée stimulante que la complexité n’est pas un aboutissement dans l’histoire des sociétés, à la différence peut-être de la complication avec cette régulation qui peut l’accompagner. Il y aurait sans doute beaucoup à discuter sur ce modèle, présenté ici de façon évidemment trop rapide. Des choses à ajouter peut-être sur de récents développements socio-philosophiques contenus dans l’Anthropologie existentiale d’Albert Piette (2009), un essai qui s’appuie sur la recherche des préhistoriens et qui souligne le rôle progressif de cette production extra-somatique dans un « mode d’exister » propre à l’homme, en particulier à notre espèce. Un mode comportant la capacité à se reposer – au sens strict – sur toutes les marques sociales, tout en développant ce que Piette identifie comme « un mode mineur » de présence au monde. Ces marques amortissent le travail interactionnel, tandis que la distraction, et donc une certaine tranquillité, peuvent facilement se glisser dans nos actes, au risque d’ailleurs de l’indifférence et de la docilité. Là encore, la place nous manque pour développer quelquesunes des riches implications, notamment éthiques, de cette réflexion.

Entre Paléolithique moyen et récent, un seuil dans la complication ?

7Revenons alors à Strum et Latour, et voyons maintenant si ce modèle de complication des sociétés humaines présente quelque valeur heuristique pour penser l’histoire paléolithique dans sa très longue durée. De fait, il nous semble déjà qu’on se donne des moyens supplémentaires avec ce modèle pour apprécier la valeur sociale des transformations qui se sont produites à diverses vitesses entre-80 et-20 0002 avec la construction de ce qu’on désigne par « modernité comportementale » chez des Hommes modernes par leur anatomie, et éventuellement, c’est en débat, chez les Néandertaliens.

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Fig. 4 – Nucléus du Paléolithique moyen débité selon une méthode Levallois « linéale » et l’éclat produit, Garris 2 à Creysse (Dordogne), ca-135 000 (© L. Bouguignon/INRAP).

8Cette construction est un phénomène mondial qui, en Europe, se cristallise autour de la fameuse « transition » entre Paléolithique moyen et récent (cf. « supérieur »), soit entre-40 et-30 000. Recentrons-nous sur cette région du monde particulièrement étudiée, où les nouveautés du Paléolithique récent s’affirment précocement et avec beaucoup d’éclat.

9Autour de cette transition, les objets de parure apparaissent en Europe et deviennent de plus en plus nombreux, éventuellement d’origine distante et dessinant alors des réseaux trans-communautaires (Taborin 2004) (fig. 1). Apparaissent aussi des images gravées, sculptées et peintes, d’emblée stéréotypées, elles aussi susceptibles de diffusion large, tout cela est bien connu et tous les chercheurs insistent sur l’augmentation corrélative des capacités de communication et d’échange de l’information. Quant à l’hypothèse d’une régulation accrue des relations sociales, assez naturelle quand il s’agit de marquage par la parure, elle peut facilement être étendue à l’art, et même amplifiée, étant donné la débauche de sens – probablement mythologique – contenue il y a au moins 35 000 ans dans certains mises en scène de la grotte Chauvet (Clottes 2001) (fig. 2). L’hypothèse vaut aussi quand on observe le jalonnement minutieux de certains territoires révélé par la découverte récente d’un art de plein air foisonnant (BalbÍn Behrmann 2009) (fig. 3).

Complication des techniques

10Régulation des relations sociales, c’est une hypothèse qui éclaire aussi les changements techniques, ceux à travers lesquels on peut confronter le plus facilement Paléolithique moyen et récent. Il n’y a pas dans ce domaine de mutation proprement radicale, comme du reste en matière d’économie (voir par ex. Delpech et Grayson 2007), mais il existe toutefois des reconfigurations profondes. Si l’on en juge par les savoir-faire mis en jeu, bien des techniques de taille de la pierre au Paléolithique moyen paraissent « complexes » au sens trivial du terme, que l’on pense par exemple au raffinement de certains débitages Levallois (Delagnes et al. 2007) (fig. 4). Mais elles se révèlent également « complexes » selon l’acception beaucoup plus subtile de Strum et Latour : ces techniques servent en général à produire une gamme diversifiée d’outils, dont l’obtention est souvent intriquée au sein des mêmes chaînes opératoires, parfois même selon une sorte de « ramification » (Bourguignon et al. 2004), certains outils servant par exemple de matrices pour en produire d’autres plus petits. Globalement, les techniques du Paléolithique récent ne sont pas plus difficiles à réaliser, les débitages de lames (fig. 5) ou de lamelles n’exigeant pas plus d’ingéniosité que certaines méthodes Levallois. Mais ces techniques du Paléolithique récent sont plus compliquées, en ce sens qu’elles révèlent une plus claire distinction des objectifs, avec des chaînes opératoires éventuellement différenciées selon qu’il s’agit d’armement ou d’autres instruments (Tartar et al. 2006), avec parfois une certaine hiérarchisation entre elles (investissement plus ou moins élevé dans l’acquisition des matériaux, des savoir-faire, etc.). Cette codification des chaînes opératoires, notamment de celles concernant l’armement, est d’ailleurs si forte qu’il devient alors beaucoup plus facile d’identifier des traditions distinctes dans le temps et dans l’espace, ce qui était nettement moins le cas auparavant.

Complication et différenciation sociale

11Revenons à ce partage technique assez clair entre armes de chasse et outils, car il pourrait évoquer une division accrue du travail. Sans preuve directe, on peut toutefois formuler l’hypothèse qu’un tel partage soit le signe de divisions d’ordre sexuel ou générationnel, bien connues chez les chasseurscueilleurs d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit précisément, cette évolution des techniques nous semble de toute façon refléter une individuation plus franche des acteurs sociaux : derrière la distinction accrue des objectifs et des savoir-faire, sans doute est-ce l’identité des auteurs qui est en jeu (Bon 2009). Ce phénomène de différenciation laisse-t-il alors envisager l’existence de véritables spécialistes ? C’est une question ardue, posée naguère par Nicole Pigeot (1987) à propos des débitages très difficiles de grandes lames dans le Magdalénien d’Étiolles (fig. 5), et que l’on peut évidemment formuler aussi à propos de quelques performances accomplies par les fabricants de « feuille de laurier » solutréennes (fig. 6). Mais, pour l’instant, les arguments manquent pour aller audelà du constat que ces productions exceptionnelles et ostensibles – voire ostentatoires – conféraient sûrement quelque prestige, peut-être individuel, à leur auteur (Pelegrin 2007).

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Fig. 5 – Grandes lames (L. 20 à 25 cm) abandonnées par les Magdaléniens en marge de l’habitation W11 à Étiolles (Essonne), ca-15 500 (© Centre archéologique d’Étiolles).

12Cela étant, il est un domaine pendant le Paléolithique récent, André Leroi-Gourhan l’avait souligné, où la spécialisation, même très temporaire, est plus probable encore, c’est celui de l’art, domaine où s’exprime le plus explicitement cet effort accru de marquage social. Si l’on considère le degré de savoir-faire mis en jeu dans la réalisation de certaines fresques ou sculptures et l’investissement que ces œuvres requièrent en termes d’apprentissage, de temps et de matériaux investis dans leur réalisation, ce sont autant d’indices désignant l’art paléolithique comme lié, au moins occasionnellement, à l’existence de « spécialistes » au sein de ces sociétés. Et il n’est pas anodin que ce soit dans ce domaine de l’art, donc de l’idéologie et sans doute du religieux, que se lisent le mieux les premiers signes tangibles d’une division des tâches. Peut-être est-ce là un argument de plus en faveur du primat qu’accorde Maurice Godelier (2007) au politico-religieux dans la construction des sociétés humaines, du moins dans la construction de sociétés compliquées.

Complication et « globalisation » des idées

13Cette force des idéologies au Paléolithique récent, on la ressent aussi dans la diffusion de certains emblèmes sur des espaces géographiques considérables, que l’on pense par exemple aux célèbres statuettes féminines gravettiennes réparties à travers toute l’Europe et au-delà, vers-30 000 (fig. 7). Et des diffusions d’ampleur tout aussi considérable s’observent également, en concomitance ou non avec ces emblèmes, dans le domaine des techniques, en particulier dans celles relevant de l’armement (Simonet 2009).

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Fig. 6 – Feuille de Laurier solutréenne (L. 28,4 cm) provenant d’une « cache » renfermant des pièces de facture exceptionnelle à Volgu (Saône-et-Loire), ca-23 000 (© Musée d’Archéologie nationale / L. Hamon).

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Fig. 7 – Statuette féminine gravettienne en calcite ambrée (L 8,1 cm) de Tursac (Dordogne), ca-30 000 (© Musée d’Archéologie nationale / L. Hamon).

14On cherche parfois les motivations premières des nouveautés techniques ainsi diffusées parmi les nombreuses transformations écologiques, parfois très brutales on le sait depuis peu, qui scandent le Paléolithique récent (Bard et al. 2006). L’hypothèse va de soi considérant qu’il s’agit de chasseurs-cueilleurs très dépendants des ressources naturelles et de leurs fluctuations. Mais elle n’est pas suffisante vu que les nouvelles solutions techniques transcendent souvent divers écosystèmes – et ont peut-être même vocation à cela. Ces emprunts s’inscrivent donc nécessairement dans des logiques sociales de grande ampleur. Et, à moins d’imaginer des déplacements continuels de peuples, il faut faire appel à des contacts, ou plutôt des échanges de personnes, jeunes époux par exemple, attestés par ailleurs par le déplacement des coquillages de parure. « Des contacts suffisamment prolongés ou répétés pour qu’il y ait eu transmission, c’est-à-dire apprentissage, et, au préalable, des efforts de conviction ainsi qu’un effet de séduction » (Valentin 2008, p. 75). En bref, seuls de très solides réseaux d’alliance peuvent expliquer à la fois les circulations de parure et ces phénomènes que nous avons appelés, pour frapper les esprits, des phénomènes de « globalisation culturelle » (Valentin op. cit., p. 72), vu l’étendue géographique parfois atteinte.

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Fig. 8 – Évocation de la tombe double de Sungir (Russie), ca-30 000 (© Libor Balák / Anthropopark).

15Certains interprètent la constitution de ces réseaux sociaux comme une sorte d’assurance face au risque écologique durant les crises climatiques de la fin du Pléistocène (d’Errico et al. 2006). Mais force est de constater que de tels réseaux relient encore les chasseurs-cueilleurs mésolithiques du début de l’Holocène, dans un cadre environnemental moins changeant (voir par exemple Eriksen 2002). Selon nous, ces réseaux sont donc des indices supplémentaires, et de grande importance, sur un haut degré de régulation sociale puisque transcendant très largement les territoires de chaque communauté ainsi que certaines circonstances écologiques.

Complication et stratification sociale

16Est-ce à dire que le Paléolithique récent et le Mésolithique, avec cette régulation à l’échelle parfois continentale, correspondent aussi à une sorte de palier de stabilisation sociale ? Le fait est que malgré la division sexuelle vraisemblable des tâches (Kuhn et Stiner 2006), malgré la recherche occasionnelle d’un certain prestige, malgré l’ascendant possiblement exercé par les artistes ou par ceux pour qui ils exécutaient ces œuvres puissantes, malgré cette prolifération de marques sociales, on a beau chercher, nous n’avons pas de traces irréfutables d’inégalités ou presque (pour une opinion contraire, voir Hayden, 2008). Une des tombes de Sungir (Russie) vers-30 000 est l’exception fameuse qui confirme la règle, avec deux individus, un enfant et un adolescent, dotés non seulement de parures luxuriantes mais aussi d’armes exceptionnelles (voir notamment White 1999) (fig. 8). C’est une des très rares sépultures du Paléolithique récent contenant des dotations qui ne peuvent pas s’expliquer comme simples témoignages d’affection parentale, ou a fortiori comme objets usuels des vivants (Testart 2006). Pour les quelques autres tombes abondamment dotées (par exemple Vanhaeren et d’Errico 2001), il est beaucoup plus difficile de privilégier l’hypothèse de la richesse, du reste probablement héréditaire dans le cas des enfants de Sungir. Dommage que le contexte culturel de cette tombe reste encore si mal connu.

17Toutefois, le maigre dossier des inégalités au Paléolithique récent doit rester ouvert en l’attente d’investigations approfondies sur un contexte contemporain de Sungir et possiblement apparenté, qui éveille aussi l’attention par d’autres aspects : le Gravettien d’Europe centrale et orientale vers-30 000 avec de probables cas de sédentarisation sans lendemain, une culture matérielle très innovante, et des témoignages rituels nombreux. Un nouveau seuil – dans ce cas réversible – a t-il alors été temporairement franchi dans la complication des sociétés paléolithiques ?

18Cette question est évidemment au cœur des recherches portant sur d’autres cas encore de sédentarisation paléolithiques, celles de la toute fin du Pléistocène à partir desquelles s’enclenchent parfois des néolithisations durables, comme c’est le cas au Proche-orient (fig. 9).

Épilogue

19Il est temps maintenant de conclure, très provisoirement. Revenons à cette distinction entre complexe et compliqué inspirée des travaux de Strum et Latour. Celleci, loin de se réduire à un jeu de mots, offre manifestement un cadre stimulant pour repenser la place du Paléolithique récent dans l’évolution des sociétés préhistoriques, du moins en Europe. Quant à celles du Paléolithique moyen, avouons qu’il nous est encore particulièrement difficile de nous les représenter. Retenons déjà que les considérer comme des sociétés « simples » est à l’évidence une impasse interprétative, que le modèle de Strum et Latour nous aide précisément à dépasser. À nous préhistoriens de continuer à enrichir ce modèle, nous qui nous intéressons aussi au moteur des transformations sur la très longue durée.

20On ne peut évacuer à ce propos une dernière question, la plus importante sans doute : pourquoi les sociétés humaines connaissent-elles différents degrés de complication ? Comme facteur déterminant, on pense assez spontanément aux croissances démographiques, notamment à toutes celles, éventuellement brutales, accompagnant des transformations économiques d’aussi grande ampleur que les néolithisations (Bocquet-Appel 2009). Mais pour les sociétés à faible démographie initiale qui nous intéressent ici (Delpech 1999), il faut prendre garde à l’inversion possible des causalités. Entre les communautés européennes de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique moyen et celles du Paléolithique récent, évoluant dans des environnements sensiblement comparables et tout aussi variés, n’est-ce pas plutôt l’invention de nouveaux fonctionnements sociaux (religions puissantes, larges réseaux d’alliance, partage relatif des tâches, nouvelles règles matrimoniales pourquoi pas) qui a façonné les conditions d’une augmentation démographique ? Du reste, en Europe, les premiers indices vraiment convaincants d’accroissement significatif ne remontent qu’à la fin du Paléolithique récent (voir notamment Costamagno et Laroulandie 2004, Stiner 2004). Quant aux sédentarisations observées ailleurs, et parfois bien avant le succès des économies agro-pastorales, comment les concevoir sans nouvelles régulations politiques ?

21Ces interrogations vertigineuses rappellent que s’il existe aujourd’hui un enjeu central pour les études paléolithiques, c’est celui de retracer dans le temps très long certaines des trajectoires qui ont transformé en profondeur les organisations sociales. Étant donné la maigreur des sources, c’est un très grand défi. Mais le mouvement actuel des recherches incite, plus que jamais, à le relever, et à se libérer de tous les paradigmes trop réducteurs pour penser cette gigantesque durée.

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Fig. 9 – Abri 26 du site natoufien sédentaire de Eynan/Ain Mallaha (Israël) (fouilles J. Perrot 1959-1960), ca-14 500 (© Archives Centre de recherches français de Jérusalem).

Notes de bas de page

1 Traduction Shirley Strum et Bruno Latour.

2 Les dates mentionnées dans cet article sont situées avant le présent (soit, par convention, avant 1950), et elles ont été « calibrées », l’inexactitude du radiocarbone étant corrigée par divers recoupements avec d’autres méthodes de datation.

Notes de fin

1 Tous nos chaleureux remerciements s’adressent à Libor Balák, Marjolaine Barazani, Laurence Bourguignon, Christine Boussat, Jean Clottes, Francesco d’Errico, Emmanuel Guy, Loïc Hamon, Monique Olive, Catherine Schwab, François Valla, Marian Vanhaeren pour le don généreux des illustrations. Notre gratitude également à Magen O’Farrell pour la traduction du résumé et à Sophie A. de Beaune pour sa relecture et ses suggestions.

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