Paléoclimats et sociétés
Du local au global, du passé au futur1
Paleoclimates and societies: from local to global, from past to future
p. 136-143
Résumé
On the basis of data collected in west-central Europe for the Neolithic and Bronze age periods, the present paper addresses key issues for a better understanding of interactions between climate and societies. It also suggests how the study of the past may help to place the current climate warming in a long-term Holocene perspective.
Texte intégral
1Dans un article publié en 2010, Christian Pfister observait que parmi les 500 derniers articles publiés par la revue Climatic Change, moins d’une douzaine évoquaient les questions relatives à la vulnérabilité des sociétés face au climat avant la période moderne (dite instrumentale). Cette question des relations entre paléoclimats et histoire des sociétés apparaît effectivement comme un domaine peu défriché. Cette situation renvoie probablement à des interfaces académiques encore très étanches entre, d’un côté, spécialistes de la reconstitution des climats du passé et, de l’autre, archéologues et historiens. Cet état de fait peut conduire à des vues déterministes et réductrices quand les paléoclimatologues s’interrogent sur l’impact possible du climat sur les sociétés passées, souvent perçues comme passives, ou à des hypothèses mal fondées et parfois erronées quand archéologues ou historiens s’efforcent d’expliquer par le climat des processus dont aucun paramètre social, économique, ou politique ne peut rendre compte.
2On citera ici l’exemple de la néolithisation qui a suscité des hypothèses contradictoires. Le développement des premières activités agricoles a pu être perçu par certains auteurs comme la réponse au stress climatique du Dryas récent (assèchement) qui aurait encouragé les sociétés de chasseurs-cueilleurs du Proche-Orient à expérimenter l’agriculture (Bar-Yosef 2006), tandis que d’autres mettaient en avant les conditions climatiques favorables du début de l’Holocène (Feynman et Ruzmaikin 2007). L’évolution des paysages méditerranéens, marquée par un recul des forêts et une extension du maquis et de la garrigue pendant la seconde moitié de l’Holocène, offre un autre exemple des questions posées par les interactions possibles entre l’homme, l’environnement et le climat. Cette évolution du couvert végétal renvoie-t-elle à une aridification du climat associée aux forçages orbitaux, ou traduit-elle, à l’inverse, la fragilité de formations végétales face aux perturbations anthropiques initiées dès le Néolithique et renforcées ensuite de façon inconsidérée à l’époque romaine comme le soulignait dès 1864 le géographe américain George Perkins Marsh ?
3On pourrait évoquer ici bien d’autres exemples de la complexité des interactions entre l’histoire des sociétés et celle du climat, comme l’effondrement de la civilisation maya à la fin du premier millénaire de notre ère, ou, plus loin dans le temps, la naissance de sociétés très hiérarchisées au Moyen-Orient et dans la vallée du Nil au quatrième millénaire avant notre ère. Plus simplement, l’objet du présent article est essentiellement de s’interroger sur les conditions susceptibles de favoriser l’analyse de ces interactions entre climats et sociétés dont il convient, pour les uns comme pour les autres, de reconnaître la complexité des dynamiques. Les exemples choisis pour illustrer la discussion seront empruntés à l’histoire des sociétés du Néolithique et de l’âge du Bronze au centre-ouest de l’Europe. Il s’agit effectivement d’une zone aujourd’hui bien documentée et particulièrement favorable pour envisager ce genre de problématique. Les lacs et les tourbières y sont nombreux et offrent d’excellentes archives sédimentaires pour la reconstitution des environnements et des climats passés. Cette région est également connue pour le nombre de ses sites palafittiques et la qualité exceptionnelle des vestiges archéologiques qu’ils recèlent.
Stratégies d’approche et chronologie
4Découverts au milieu du XIXe siècle, ces vestiges d’habitat retrouvés sous le niveau actuel des lacs péri-alpins et jurassiens ont suscité très vite de vives controverses au sein de la communauté archéologique (« Pfahlbauproblem »). Pour le suisse Ferdinand Keller, il s’agissait des restes d’authentiques palafittes, c’est à dire de villages construits sur pilotis. Pourtant, dès 1922, l’allemand Hans Reinerth propose une interprétation différente (fig. 1). D’après lui, les villages lacustres auraient été construits directement sur le sol (plages exondées), ou sur des planchers rehaussés alors que le niveau des lacs était plus bas qu’aujourd’hui en raison de conditions climatiques plus sèches. À l’appui de cette hypothèse nouvelle, il évoquait les structures architecturales qu’il avait observées lors de fouilles rigoureuses, mais également des résultats nouveaux acquis par les palynologues et les géologues sur les variations du climat en Europe au cours de l’Holocène.
5La multiplication des fouilles archéologiques au bord des lacs à partir des années 1970 et l’adoption de techniques d’investigation plus rigoureuses ont permis de montrer que tous les types d’architecture avaient existé pendant le Néolithique et l’âge du Bronze en bordure des lacs : maisons à même le sol, planchers rehaussés, ou maisons sur pilotis. Toutefois, la désertion des bords de lacs pendant l’âge du Bronze moyen entre 1500 et 1150 BC (environ 3450-3100 cal BP), puis vers 800 BC (environ 2800 cal BP) à la fin de l’âge du Bronze final, suggérait de possibles interactions entre climat et habitat lacustre.
6C’est dans ce contexte général que, dans les années 1980, a été entreprise l’analyse systématique de séquences sédimentaires au bord des lacs du Jura et du domaine péri-alpin. Il s’agissait de reconstruire, sur la base de marqueurs sédimentologiques indépendants des observations archéologiques, les fluctuations du niveau qui avaient pu affecter ces plans d’eau tout au long de l’Holocène en réponse aux variations du climat. La stratégie choisie a été de multiplier le nombre des séquences étudiées, sans privilégier les lacs où avaient été reconnus des sites archéologiques, ni les seules périodes du Néolithique et de l’âge du Bronze caractérisées par un développement remarquable des villages lacustres. L’objectif était de tester l’origine climatique des variations du niveau des lacs et de remettre dans une perspective holocène les périodes du Néolithique et de l’âge du Bronze.
7Les résultats accumulés au cours des vingt dernières années par l’analyse des remplissages sédimentaires de près de 30 cuvettes lacustres dans le Jura et le domaine péri-alpin, permettent aujourd’hui de connaître avec une relative précision les variations holocènes du niveau des lacs de cette région. La distribution de toutes les dates radiocarbone ou dendrochronologiques obtenues pour fixer l’âge de ces fluctuations des plans d’eau montre que l’ensemble de l’Holocène a été ponctué par l’alternance de hausses et de baisses en réponse à des variations du climat liées principalement aux forçages orbital et solaire (Magny 2006) (fig. 2).
8Ces résultats confortent l’image de la relative instabilité du climat pendant l’Holocène mise en évidence dès les années 1970 par les glaciologues et les palynologues dans les Alpes suisses et autrichiennes (Zoller 1977). Considérés dans leur ensemble, on observe que la seconde partie du Néolithique, l’âge du Bronze et le premier âge du Fer correspondent ainsi à la succession de deux cycles climatiques, marquant des conditions plus fraîches et plus humides favorables à la hausse du niveau des lacs et à l’avancée des glaciers alpins vers 5500-5000 et 2800-2500 cal BP (fig. 2).
9Sur la base de ce schéma général qui permet de vérifier que les fluctuations du niveau des lacs sont effectivement associées à un signal climatique et plus particulièrement à des variations de l’activité solaire, il est possible de tester les relations qui ont pu exister entre climat et habitat lacustre tout au long du Néolithique et de l’âge du Bronze, comme l’illustre la figure 3. On dispose ici d’un excellent cas d’étude avec, d’une part, la fréquence des habitats lacustres que l’on suit avec une très grande précision grâce aux dates dendrochronologiques livrées par les bois des sites archéologiques et, d’autre part, la courbe des variations du radiocarbone atmosphérique résiduel qui elle aussi repose sur des données dendrochronologiques et bénéficie d’une précision d’ordre décennal. La figure 3 fait apparaître une corrélation entre les pics de fréquence des habitats lacustres et les phases de plus forte activité solaire associées à une baisse du niveau des lacs (conditions climatiques plus chaudes et plus sèches). Il est évident que cette corrélation vaut en termes de tendance générale, les situations pouvant être plus complexes et variées dans le détail. La seule exception notable que l’on observe sur la période 6000-2800 cal BP (environ 4 000-800 BC) est la phase d’abandon des sites de bord de lacs centrée sur 4 000 cal BP (environ 2000 BC). Elle correspond paradoxalement à une phase de plus forte activité du soleil. Deux phénomènes, qui ne s’excluent pas forcément l’un l’autre, pourraient expliquer cette phase d’abandon : une rupture culturelle liée à l’expansion du Campaniforme, et/ou une phase de climat marquée par des conditions plus humides. Cette augmentation des flux hydriques à l’origine d’une hausse du niveau des lacs vers 4 000 cal BP (Magny et al. 2009a) a été également bien enregistrée par une augmentation majeure du détritisme dans les lacs du Bourget et de Constance (Arnaud et al. 2008). Notons encore qu’elle obéit plus probablement à un forçage orbital (Zhao et al. 2010) et non pas à un forçage solaire, d’où l’apparente opposition que l’on peut observer dans la figure 3 entre une désertion des bords de lacs et un maximum solaire, contrairement à ce que l’on peut observer au cours des périodes immédiatement antérieure et postérieure.
Quantification des paramètres climatiques et histoire des sociétés
10Si les observations précédentes suggèrent qu’au moins dans ses grandes lignes, le développement des habitats lacustres suit un rythme climatique, il reste encore à identifier les paramètres du climat susceptibles d’expliquer les variations du niveau des lacs au centre-ouest de l’Europe et, plus généralement, d’avoir affecté le développement des premières sociétés agricoles. Les questions sous-jacentes peuvent être déclinées comme suit : de quoi parlet-on quand on parle de crise climatique au Néolithique et à l’âge du Bronze ? Quelle a été l’amplitude des variations du climat qui ont ponctué l’Holocène dans l’Europe tempérée ?
11Plusieurs équipes s’efforcent aujourd’hui de quantifier les différents paramètres du climat et leurs variations tout au long de l’Holocène. En Europe, la plupart des données quantitatives sont fondées sur l’étude des restes de coléoptères, des grains de pollen, des chironomidae, ou des analyses isotopiques. Les données polliniques offrent l’avantage de documenter non seulement les températures, mais aussi les précipitations, la distribution des végétaux répondant à la fois aux variations des températures d’été et d’hiver, et du budget hydrique. La méthode des analogues actuels est l’une des approches les plus communément utilisées pour reconstituer températures et précipitations passées à partir des données polliniques. Le principe est de trouver pour chaque assemblage pollinique fossile plusieurs spectres polliniques actuels similaires (ou analogues actuels) à partir d’une collection de spectres (base de données polliniques). Une moyenne du climat de ces analogues est alors établie pour fournir une estimation des paramètres du climat correspondant à l’assemblage pollinique fossile. Les données paléohydrologiques obtenues en reconstituant les fluctuations passées des niveaux des lacs offrent une contrainte supplémentaire pour affiner la reconstitution des précipitations : les analogues qui ne sont pas compatibles avec le niveau reconstruit du lac sont rejetés (Magny et al. 2001).
12La figure 4 montre l’exemple d’une telle reconstitution à partir de la séquence sédimentaire analysée sur le site archéologique de Tresserve au bord du lac du Bourget (Savoie, France) (Magny et al. 2009b). On remarque que les phases de haut niveau du lac pendant le Bronze moyen et le premier âge du Fer coïncident avec des conditions climatiques plus fraîches et plus humides (abaissement des températures moyennes annuelles atteignant 0,7 °C, augmentation des précipitations annuelles de l’ordre de 70 mm). Ceci explique un bilan hydrique excédentaire des lacs (hausse), de même que l’avancée des glaciers dans les Alpes. Durant les mêmes périodes, on observe également une détérioration des conditions estivales marquées par une augmentation sensible des précipitations et un raccourcissement de la période de croissance. Ce schéma général a pu être vérifié également pour la première moitié et la fin de l’Holocène dans le Jura et les Alpes du Nord (Magny et al. 2001).
13Si l’on comprend comment des conditions plus fraîches et plus humides ont pu entraîner une hausse des plans d’eau dans le domaine périalpin et provoquer ainsi à plusieurs reprises l’abandon de la plupart des villages lacustres, on peut s’interroger aussi sur l’impact qu’ont pu avoir, sur l’économie des premières sociétés agricoles néolithiques et protohistoriques, ces phases de péjoration du climat marquées en particulier par une détérioration des conditions estivales (fig. 4). La figure 5 permet de tester cet impact à l’échelle de la Franche-Comté, une région bien documentée sur les plans paléoclimatique et archéologique. La distribution chronologique de plus de 500 sites archéologiques recensés dans cette région du Néolithique moyen aux débuts de l’âge du Fer (Pétrequin et al. 2005) dessine une courbe qui peut être interprétée comme une approximation des variations de la densité du peuplement de 3 800 à 400 BC. On reconnaît tout d’abord deux importants déclins du peuplement au Néolithique vers 3400 et 2900 BC que l’on peut mettre en relation avec deux crises climatiques bien identifiées (débuts du Néoglaciaire, Magny et Haas 2004). La situation paraît très différente au cours de l’âge du Bronze, d’abord caractérisé par un dépeuplement progressif et jusqu’ici inexpliqué pendant le Bronze ancien, puis par une forte expansion qui s’amorce au cours du Bronze moyen et se prolonge sans discontinuité majeure pendant les débuts de l’âge du Fer. La dégradation des conditions climatiques vers 800 BC semble n’affecter que les habitats de bords de lacs tandis que le refroidissement de la période 1550-1150 BC coïncide avec une forte expansion du peuplement lors de la transition Bronze moyen/Bronze final. L’ensemble de ces données franc-comtoises suggère que malgré des contraintes climatiques plus difficiles, les sociétés ont connu à partir de 1500 BC (3 450 cal BP) une forte expansion qui renvoie à de nouveaux et puissants ressorts socio-économiques. On se gardera toutefois d’élargir ces conclusions trop hâtivement aux régions voisines. Dans un environnement plus rude et plus sensible comme les Alpes, Tinner et al. (2003) ont montré comment les oscillations du climat semblent avoir laissé une forte empreinte sur l’histoire des premières sociétés agricoles de l’âge du Bronze ancien jusqu’aux débuts du Moyen-Age.
Un signal climatique identique, mais des évolutions culturelles distinctes
14Alors que de récentes études ont pu montrer que les variations pluriséculaires du climat s’inscrivaient dans le même schéma paléohydrologique au nord et au sud des Alpes (Magny et al. 2009c), les lacs nord-italiens et la plaine du Pô donnent une image des habitats en zones humides différente de celle observée au nord des Alpes (fig. 6). Paolo Bellintani (1996) a effectué un recensement de tous les habitats de milieux humides découverts en Italie septentrionale pour les périodes du Néolithique et de l’âge du Bronze. Ces données (fig. 6) suggèrent une continuité de l’habitat littoral pendant tout l’âge du Bronze, continuité qui contraste avec l’abandon des rivages lacustres observé au nord des Alpes pendant la détérioration des conditions climatiques entre 1550 et 1150 BC (3500-3100 cal BP). Qui plus est, cette phase plus fraîche et plus humide coïncide avec un développement maximal des habitats palafittiques en Italie du nord, tandis qu’ils paraissent moins fréquents pendant le Bronze ancien et le Bronze final pourtant plus favorables sur le plan des conditions climatiques. Les sites de Fiave-Carera dans le Haut-Adige et de Lavagnone au sud du lac de Garde (Perini 1994, de Marinis et al. 2005) témoignent de cette remarquable continuité de l’habitat littoral en Italie du nord pendant l’âge du Bronze, ainsi que de l’originalité des techniques architecturales qui lui sont associées.
15Les terramare offrent un autre exemple spectaculaire du développement des habitats en zones humides qui caractérise l’Italie du nord au cours du Bronze moyen. Près de 200 terramare, villages aux plans généralement quadrangulaires et très structurés, ont été répertoriés pour la période 1650-1150 BC (3600-3100 cal BP) dans une région qui comprend l’Emilie, le sud de la Lombardie et le sud-ouest de la Vénétie (Cremaschi et al. 2006). Ces villages témoignent d’une forte expansion démographique à partir de 1450 BC et, d’après les récentes investigations dont ils ont fait l’objet, ils paraissent s’inscrire au cœur de terroirs agricoles parfaitement structurés par des canaux qui captent l’eau (rivières naturelles ou puits) et la redistribuent vers les zones exploitées. Les données polliniques témoignent par ailleurs de la forte ouverture du milieu associée à cette exploitation. Ainsi que le suggèrent les recherches menées par Cremaschi et al. (2006) sur le terramare de Poviglio - Santa Rosa, la brusque fin des terramare vers 1150 BC résulterait de l’assèchement du climat qui marque la fin de l’âge du Bronze et qui aurait ruiné le système hydraulique des terramare en précipitant leur abandon.
16Les particularités qui caractérisent l’Italie du nord pendant l’âge du Bronze au regard de ce qui a pu être observé au nord des Alpes ne renvoient pas à une singularité de l’évolution climatique. Elles mettent plutôt en évidence la question que pose la fonction des villages littoraux qui, en des lieux et à des époques différents, pourraient témoigner d’une même forme de réponse à des préoccupations défensives (Pétrequin et al. 2005). Quant au remarquable développement des terramare et à leur abandon vers 1150 BC, ils montrent la prudence qui doit être de mise lorsque l’on envisage l’impact possible de conditions climatiques plus fraîches et plus humides sur les civilisations agricoles au cours de la Protohistoire en Europe. L’image livrée par les données polliniques doit être confrontée aux observations archéologiques. S’il n’y a pas lieu de remettre en cause la possibilité d’un fort impact du climat tel qu’il apparaît dans certains sites (Tinner et al. 2003), le développement et le remarquable maintien pendant toute la durée du Bronze moyen des habitats palafittiques des lacs du Ledro et de Fiave-Carera à plus de 700 m d’altitude illustrent la capacité d’adaptation et de réponse des sociétés de l’âge du Bronze à des contraintes climatiques plus difficiles. Le brusque abandon des terramare vers 1150 BC suggère l’importance des structures socio-économiques pour déterminer la sensibilité d’une société aux variations des conditions climatiques. En parfaite adéquation aux conditions du milieu, l’organisation des terramare et le système hydraulique mis en place par leurs habitants a pu soutenir une remarquable expansion démographique dont témoignent la taille des villages et leur nombre et qui, d’une certaine manière, reflète elle-même le succès de cette société. La gravité de la crise provoquée par l’assèchement du climat a sans doute été d’autant plus forte qu’était plus marquée la pression anthropique exercée sur le milieu. Comme le proposent Cremaschi et al. (2006) sur la base de données archéologiques et paléoenvironnementales, le changement des conditions climatiques n’aurait fait ici que précipiter la rupture d’un équilibre déjà rendu précaire par le double jeu de l’expansion démographique et de la pression anthropique.
Une archéologie du climat
17On ne saurait terminer cette étude sans évoquer la spectaculaire découverte archéologique faite dans les Alpes en septembre 1991. Elle offre l’opportunité de mettre le réchauffement climatique actuel dans la perspective générale de l’Holocène et apporte ainsi un éclairage original sur l’avenir climatique de nos sociétés contemporaines. Il s’agit de la momie d’un homme préhistorique (« Ötzi ») retrouvée à 3 280 m d’altitude dans le Tyrol italien à la suite du retrait du glacier de Niederjoch. Le corps était lui-même accompagné d’un ensemble d’objets et d’équipements remarquablement conservés : bonnet en peau d’ours, veste en peau, chaussures, arc, carquois, boîtes en écorce de bouleau… Quarante-trois dates radiocarbone effectuées sur le corps d’Ötzi et sur son équipement situent sa mort vers 3370-3100 BC (5320-5050 cal BP) (Kutschera et Müller 2003), au cours d’une phase de refroidissement du climat qui a favorisé le rapide enfouissement et la conservation du corps et du matériel associé (Magny et al. 2004).
18Pour mieux comprendre les conditions expliquant la conservation de cette spectaculaire trouvaille archéologique dans les Alpes italiennes, la figure 7 présente le contexte climatique général de l’Holocène pour les Alpes. Les variations de la limite forestière établies par Nicolussi et al. (2005) dans la vallée de Kauner (Alpes autrichiennes), c’est-à-dire à proximité du site où a été découvert Ötzi, montrent clairement un schéma tripartite, avec une première partie de l’Holocène caractérisée par une rapide reconquête forestière, une seconde partie correspondant à l’Optimum climatique holocène (OCH) pendant lequel la forêt atteint son altitude la plus élevée (environ 2 400 m vers 7 000 cal BP), et une troisième partie marquée par une tendance longue au refroidissement soulignée par la baisse de la limite forestière qui atteint 2 180 m vers 1850 à la fin du Petit Âge Glaciaire (PAG). La courbe reconstituée par Joerin et al. (2006) pour les Alpes suisses à partir de bois subfossiles et de fragments de tourbes vêlés par les torrents glaciaires suggère un schéma similaire, avec une extension maximale des forêts en altitude et un large retrait des glaciers vers 7 000 cal BP, suivis par une tendance plurimillénaire à une nouvelle avancée des glaciers (Néoglaciaire) atteignant son apogée au cours du PAG. Ces deux enregistrements alpins reflètent l’influence des facteurs orbitaux déterminant l’insolation estivale, à l’image des enregistrements livrés par les glaces du Groenland.
19Ainsi, après l’OCH, le long trend plurimillénaire au refroidissement du climat culminant au cours du PAG est bien la caractéristique majeure de ces enregistrements alpins. La croissance des arbres dans la zone de la limite supérieure de la forêt dans les Alpes est principalement contrôlée par les variations de la température estivale. Sur la base d’un gradient thermique d’environ 0,6/0,7 °C par 100 m (Nicolussi et al. 2005), les variations de la limite supérieure de la forêt dans les Alpes autrichiennes suggèrent que l’amplitude du trend au refroidissement de l’OCH à la fin du PAG atteint environ 1,3-1,6 °C en termes de températures estivales. Cette amplitude qui semble plutôt limitée apparaît tout à fait comparable aux estima tions faites pour quatre régions différentes en Europe par Renssen et al. (2009).
20La seconde caractéristique importante que révèlent les variations de la limite supérieure de la forêt dans les Alpes autrichiennes est le fait que, surimposées au trend plurimillénaire de refroidissement du climat, apparaissent des oscillations pluriséculaires qui ponctuent l’ensemble de l’Holocène, comme le PAG ou la Période Chaude Médiévale (PCM). Toutefois, ces oscillations d’ordre pluriséculaire apparaissent comme des phénomènes d’ordre secondaire en amplitude, alors que le trend plurimillénaire à la baisse de la limite forestière en réponse aux facteurs orbitaux reste le fait majeur qui caractérise l’évolution du climat depuis l’OCH.
21La conservation spectaculaire de la momie d’Ötzi dans les Alpes du Tyrol italien de même que la série d’artéfacts néolithiques, protohistoriques, romains et médiévaux, en matériaux périssables, retrouvés au Schnidejoch dans les Alpes suisses (Grosjean et al. 2007), peut être comprise en replaçant toutes ces découvertes exceptionnelles dans le cadre du long trend plurimillénaire au refroidissement (Néoglaciaire) qui caractérise les derniers millénaires depuis l’OCH et culmine dans le PAG. Les oscillations pluriséculaires, de second ordre, qui ont ponctué le développement du Néoglaciaire probablement en réponse à des variations de l’activité solaire, n’ont jamais eu une durée et/ou une amplitude suffisantes pour mettre au jour durablement la momie d’Ötzi et les artéfacts du Schnidejoch et entraîner leur détérioration, et cela même durant les phases de réchauffement survenues à la fin de l’âge du Bronze, pendant la période romaine, ou encore durant la PCM.
22Au contraire, le caractère inhabituel du réchauffement climatique en cours est révélé par le fait que, en quelque 150 ans depuis la fin du PAG, il a été capable de provoquer un retrait de glaciers alpins jusqu’à leur position de 5300-5000 cal BP. En se référant à la différence d’altitude de la limite supérieure de la forêt à l’époque d’Ötzi (environ 2 300 m ; fig. 7) et vers 1850 à la fin du PAG (2 180 m), le réchauffement en cours peut être estimé à au moins 0,7-0,8 °C en termes de température estivale (fig. 7). Cette valeur apparaît tout à fait proche de celle reconstruite pour la région alpine par Corona et al. (2009) qui observent que les étés du PAG (1420-1830 AD) étaient 0,8 °C plus froids que ceux de la période de référence 1901-2000. Elle est proche également de celle établie par Böhm et al. (2001) à partir de données instrumentales. On doit noter, en outre, qu’en 2000, dans la vallée de Kauner, des arbres pionniers atteignaient déjà une altitude de 2 370 m, soit un niveau très proche de celui atteint au cours d’OCH vers 2 400 m (Nicolussi et al. 2005).
23Ainsi, en considérant la zone des Alpes en Europe, le niveau de températures estivales atteint par le réchauffement climatique en cours (même avec une amplitude relativement faible d’environ 0,8 °C) apparaît tout à fait inhabituel par comparaison avec (1) le trend plurimillénaire au refroidissement (pas plus d’environ 1,6 °C de l’OCH à la fin du PAG), et (2) les oscillations climatiques pluriséculaires qui ont ponctué la seconde moitié de l’Holocène, c’est-à-dire les deux types de variations qui ont caractérisé l’Holocène depuis l’OCH.
En guise de conclusion
24Les données qui viennent d’être présentées et discutées suggèrent que l’étude des possibles interactions entre l’histoire du climat et celle des sociétés doit prendre en compte la complexité à la fois de la dynamique du climat et de l’évolution des sociétés. Quelques remarques se dessinent.
25Pour établir un signal climatique, les stratégies d’approche doivent s’appuyer sur un ensemble de sites cohérent et suffisamment important en termes d’espace et de durée documentés (possibilité de replicats), ainsi que sur des marqueurs spécifiques, indépendants des données archéologiques.
26La robustesse et la précision de la chronologie détermine la qualité des corrélations entre données paléoclimatiques et archéologiques et, par extension, des interprétations proposées.
27La quantification des paramètres climatiques permet d’identifier et d’évaluer les éléments en cause dans un changement climatique, et de mieux comprendre l’impact possible de ce changement sur l’environnement et sur les sociétés.
28La constitution de bases de données indépendantes (archéologiques et paléoclimatiques) apparaît comme un outil décisif pour cerner les interactions entre climat et sociétés à l’échelle d’une région. Les bases de données archéologiques permettent en particulier de dépasser les incertitudes sur la représentativité d’un site archéologique, et de mieux approcher l’évolution des sociétés (démographie, chronologie).
29Le croisement des données archéologiques et paléoclimatiques à l’échelle régionale permet d’identifier des différences entre régions qui mettent en évidence des contextes environnementaux distincts, ou renvoient à des évolutions originales des sociétés. Loin des amalgames trop rapides, ces particularités régionales nous ramènent à notre connaissance souvent insuffisante des mécanismes du climat et/ou des fonctionnements sociaux.
30Il est intéressant enfin de noter que des découvertes exceptionnelles comme celle d’Ötzi nous interrogent sur notre propre histoire et sur notre propre devenir climatique. Si, comme le soulignent Messerli et al. (2000), on peut reconnaître tout au long de l’Holocène le passage progressif des sociétés agricoles d’un statut passif à une dynamique marquée par des réponses innovantes aux contraintes du milieu et du climat, on assiste aujourd’hui au développement d’un impact majeur de l’homme sur la nature, en même temps qu’à celui d’une vulnérabilité accrue de nos sociétés et de nos économies face à la variabilité de cette même nature.
Notes de fin
1 Les recherches présentées dans cet article ont été financées par le CNRS et l’ANR.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS, au laboratoire Chrono-environnement (UMR 6249) associé à l’université de Franche-Comté à Besançon. Ses recherches portent sur les variations du climat et leur possible influence sur l’histoire des sociétés au cours du Tardiglaciaire et de l’Holocène au Centre-Ouest de l’Europe et dans le bassin méditerranéen.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012