Introduction
p. 133-135
Texte intégral
1Le temps est la mesure du mouvement, pensait Aristote, et l’on en tire par conséquent que « l’espace est la mesure du temps », une proposition qui, en première approximation, se vérifie particulièrement bien dans l’archéologie (voir aussi le chapitre « Une science du temps »).
2D’abord, toutes les données des fouilles archéologiques s’ordonnent selon des coordonnées tridimensionnelles XYZ. L’axe vertical, celui de la succession des couches stratigraphiques, est en gros celui du temps, celui de l’accumulation des vestiges. Celle-ci s’opère à des vitesses variables selon le type de dépôt, avec des solutions de continuité. D’une durée de quelques mois ou années à des millénaires, les stratigraphies des sites archéologiques sont attentivement feuilletées par les archéologues qui enregistrent scrupuleusement toutes les traces et les assemblages matériels laissés par les successions des cultures et des civilisations qui ont produit tous ces vestiges au cours de leur activité, débris de leur vie passée. Mélanie Fondrillon (ce volume, p. 144), avec les révélations apportées par les « terres noires » sur un mode de vie urbaine inattendu de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, apporte des connaissances inédites, tant sur l’échelle de l’observation « microarchéologique » du site que sur l’origine et le processus de formation de ces dépôts entre nature et culture. Il s’agit d’une autre façon d’habiter en ville. Michel Magny (ce volume, p. 136) pose le problème du déterminisme environnemental, de l’échelle « locale à globale », qui est celui de la relation historique (mono-causale ?) et du poids respectif des facteurs climatiques et socio-économiques dans l’étude des raisons des changements des cultures. Il présente pour cela les études des occupations protohistoriques, notamment en milieu alpin et lacustre (avec même le cas d’Ötzi !), cas exemplaires qui lui permettent de plaider avec justesse pour une approche duelle, environnementaliste et archéologique autonomes, mais dont les données sont croisées au moment de l’interprétation.
3Ensuite, dans les deux dimensions du plan, XY, l’archéologie localise évidemment aussi les vestiges sur des plans et des cartes. L’archéologue n’a garde d’oublier que ces espaces plans et réduits sont toujours des images d’espaces qui ont été par le passé chargés de vie. L’espace et l’environnement ne sont pas simplement une matrice abstraite séparée à laquelle les sociétés passées n’auraient fait que réagir passivement pour s’adapter ou sinon disparaître. Ces sociétés ont aussi construit un espace culturel en transformant leur milieu à l’aide de moyens matériels techniques et économiques, mais aussi de connaissances symboliques et de savoirs calculatoires (voir DeMarrais et al. 2004, Keller, 2004 et 2006, Morley et Renfrew 2010). Frédérique Brunet et Corinne Debaine-Francfort (ce volume, p. 160), prenant appui sur les résultats de leurs travaux de terrain dans les milieux sensibles de déserts d’Asie, présentent deux modes d’habiter ces milieux rudes et changeants, soit en les transformant par l’irrigation artificielle (Taklamakan au Xinjiang protohistorique agraire), soit en s’y adaptant par le nomadisme (Kyzyl-Koum en Ouzbékistan néolithique) : une domestication et une exploitation. Dans les deux cas, des transformations spatio-temporelles apparaissent. Dans l’exemple de la Patagonie, présenté au colloque par Dominique Legoupil, l’exploitation d’une autre sorte de milieu extrême, côtier humide et froid, et son évolution liée à celle des peuplements sont reconstitués. C’est donc la combinaison d’informations archéologiques au sens large (artefacts, substances ; voir aussi de Beaune ce volume, p. 89-91), mais aussi chronologiques et spatiales qui permettent le rendu graphique des échanges et des migrations c’est-à-dire de montrer le passage d’un état originel, au lieu et au temps « A », aux états suivants aux lieux et aux temps « B », « C », etc. Un énorme travail de collecte, d’analyse et d’interprétation permet seul de rendre possible et valide l’élaboration des dessins de ces successions dynamiques de semis de points, de vastes taches colorées ou de grandes flèches qui traversent l’Eurasie, l’Afrique, l’Amérique ou les océans sur les cartes qui nous montrent les peuplements, les migrations, les invasions et les voies d’échanges. Ainsi par exemple de « l’expansion d’Homo sapiens » à la « néolithisation de l’Europe » et du « peuplement des Amériques » à « l’expansion Lapita », aux « migrations cimmériennes », aux « conquêtes d’Alexandre le Grand », ou à la « route de la soie », toute cette spatialisation de l’histoire ou des histoires que l’archéologie permet d’écrire est une démarche qui affine et augmente sans cesse sa base de connaissances. Ainsi, les fortes schématisations et les nécessaires simplifications de ces schémas évolutifs dynamiques gagnent en précision et en exactitude car les « corrélats archéologiques » des notions et des entités historiques, tout comme les « proxys » de la matrice environnementale évoluent et s’enrichissent eux aussi en permanence.
4Aujourd’hui, les cartes et les plans, informatisés, sont souvent devenus des systèmes d’information géographique (SIG). Ces systèmes numériques permettent des localisations spatiales quantitatives que l’on peut imaginer comme des histogrammes ou des « camemberts » localisés, géo-référencés, indiquant des densités d’artefacts ou d’ecofacts. Les organisations spatiales en réseau par exemple sont aussi mises en évidence pour les vestiges archéologiques tout comme les géographes le font avec les données contemporaines. De façon dynamique, l’espace plan est le lieu mathématisé de la représentation des transferts et des migrations, des échanges, des croissances et des expansions. Des graphes et réseaux peuvent en dessiner des représentations plus élaborées. Laure Nuninger et ses sept collègues (ce volume, p. 152) illustrent par leurs résultats du Sud-Est et du Centre de la France une démarche de ce type, sur la longue durée, qui a amené à repenser le cadre théorique, systémique et conceptuel de l’histoire de la structuration des territoires en usant de mathématiques rigoureuses. Leur modèle comporte des dimensions qui sont les abstractions calculées des corrélats archéologiques de notions bien humaines et historiques, celles qui donnent du poids, du sens et de la durée aux établissements. Une vision historique nouvelle ainsi que des questions originales sont issus des déroulements et des simulations de ce programme.
5Mais il est aussi possible de prolonger cette démarche, en théorie, et d’ajouter encore des dimensions complémentaires aux espaces, pour des domaines différents. Dès lors, l’espace de l’archéologue devient un espace conceptuel, intuitif ou calculé, celui d’entités ou de notions, une sorte d’analogue à l’espace des phases des physiciens. Il peut alors modéliser divers aspects des sociétés anciennes en utilisant des symbolismes et des schématismes issus des méthodes des sciences mathématiques, physiques ou biologiques : morphogenèse, chaos, physique non-linéaire, fractales, expressions de graphes ou d’arborescences statistiques ou phylogénétiques (arborescences, courbes et nuages de points). Toutes ces modélisations sont à ne pas confondre avec la modélisation 3D de structures qui aide à réfléchir aux reconstitutions d’espaces disparus et à leur présentation publique. Elles possèdent cependant en commun la propriété d’être exprimées sous la forme de graphiques, c’est-à-dire d’une expression spatiale, sur papier ou sur écran, quelle que soit la nature des éléments représentés, lesquels ne sont plus nécessairement ni environnementaux, ni des artefacts, ni même des éléments physiques. Un travail intense de réflexion sur l’expression des entités, surtout quantifiables, accompagne ces modélisations. Nous n’en sommes encore qu’au début de la conception de telles modélisations multidimensionnelles, soit que les objets archéologiques ne soient pas encore suffisamment préparés à cet usage par les archéologues peu familiers de tels questionnaires et méthodes, soit que les symbolismes mathématiques requis doivent encore être adaptés ou élaborés pour l’usage archéologique. Certains projets de l’institut de Santa Fe1, le programme européen « simulpast »2 par exemple et d’autres encore (voir un texte documenté de Jim Doran3) se sont engagés dans des recherches de cette sorte (voir aussi Kohler ce volume, p. 211, et aussi récemment Enquist et al. 2011, Evans et al. 2010, Marston 2011, Lemmen et al. 2011).
6Pourtant, il ne s’agit encore ici que de la vue de l’extérieur de la matière historique traitée par les archéologues. La spatialisation de la vision intérieure de l’homme d’autrefois peut revêtir, toujours en théorie, un aspect élaboré sur un autre plan, celui de la reconstitution de la pensée. L’archéologie cognitive, au-delà de la perception, celle des visions du monde, de la cognition, de la religion peut dessiner aussi des cartes mentales ou cognitives, car tout n’a pas été pensable (ni donc visible) à toute époque. Avec ou sans imagerie cérébrale (expérimentale), avec ou sans description d’assemblées de neurones, les espaces imaginaires ne sont plus aujourd’hui hors de la portée de la recherche archéologique qui peut ainsi établir des liens, entre par exemple la production plastique d’une culture et le fonctionnement de son univers mental, qui peuvent s’exprimer, c’est-à-dire être construits, de façon spatiale. Mais, même si la modélisation cognitive progresse, nous n’en sommes encore qu’au début de telles recherches, tant en archéologie préhistorique qu’historique (voir le chapitre « Autour de l’objet » et l’introduction de Sophie A. de Beaune, p. 89).
7À ce point, où nous avons indiqué que l’environnement n’est pas seulement l’espace d’une matrice naturelle changeante à laquelle les sociétés humaines doivent s’adapter, il est important de redire ici, mais d’une autre manière, que l’espace anthropisé que présentent les textes de la présente section et dont nous venons de parler agit lui-même à son tour sur les groupes humains et leur vision du monde, induisant une capacité sans cesse renouvelée à le modifier. Je veux dire que la pensée visuelle, qui est une pensée spatiale, a été un puissant outil de raisonnement et de création pour les sciences et les arts au cours de l’histoire et que ses éléments, en dehors de modules de l’esprit4, sont aussi acquis à partir de la perception de l’environnement depuis la petite enfance. Aussi la pensée discursive et la verbalisation, le langage et les langues, n’épuisent-ils aucunement la capacité de raisonnement et de fabrication des hommes de jadis. Le réel, le symbolique et l’imaginaire sont doués de qualités spatiales très fortes, et premières semblet-il. Le modèle, qu’il soit mental ou matériel, est aussi essentiel à la pensée dans les arts, tant mimétiques que schématiques, que dans les calculs sur les tables de jeu ou les abaques ainsi que pour la chasse, la guerre ou l’architecture. De telles constructions mentales ont joué un grand rôle dans l’histoire, du biface à la grande pyramide ; les chaînes opératoires technologiques sont indissociables d’images mentales tridimensionnelles, à chaque étape ou dans la conception du produit final, tout comme le sont les concepts scientifiques. Et en un certain sens, l’écriture aussi est une image spatiale de la langue. Je ne fais qu’indiquer très sommairement quelques pistes, mais quelques constatations sont frappantes. Jacques Pelegrin (2009, p. 108) comparant les habiletés de l’homme et du chimpanzé exercé observe que le domaine technique est plus une affaire de conceptualisation que de dextérité motrice. Miriam Noël Haidle (2009) remarque la distance très grande, mesurée en termes de chaîne opératoire, qui sépare un outil utilisé à la chasse par le chimpanzé d’une « simple lance » chez Homo heidelbergensis (retrouvant ainsi la mesure de la complexité ou de l’information par celle de l’algorithme ou du programme qui la décrivent). Comme Stout et Chaminade (2009) ou Renfrew et al. (2008), ils font le lien entre les capacités motrices et cognitives préhistoriques et le langage, mais pas distinctement avec l’intelligence visuo-spatiale ni avec l’imagerie mentale. Pierre Jacob (2010), dans une autre perspective, comparant les capacités de l’enfant, du chien et du chimpanzé, s’en approche, mais c’est avec Nancy Nersessian (2008) que le rapport est véritablement établi, pour la construction des concepts scientifiques. Il semble donc qu’à côté de la pensée discursive et séquentielle, nous pourrions prendre plus nettement en compte la « pensée visuelle5 », qui est spatiale (une représentation mentale spatiale). Cette suggestion vient en complément des hypothèses sur la mémoire de travail de l’homme préhistorique (Wynn et Coolidge, 2009 et 2010), mais la pensée visuelle, même à un niveau iconique préconceptuel, y dépasserait le rôle de simple calepin visuospatial (visuospatial sketch pad) de la mémoire à court terme.
Notes de bas de page
1 http://www.santafe.edu/
2 www simulpast.es/
3 http://jasss.soc.surrey.ac.uk/11/3/reviews/doran.html
4 Fodor 1983. Pour toutes les discussions récentes sur le « langage de l’esprit » ou « mentalais », voir Fodor 2008.
5 L’ouvrage de Rudolf Arnheim (1969), Visual thinking, est pionnier mais dans une approche gestaltiste.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS au laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041). Spécialiste de l’archéologie de l’Asie centrale, de l’âge du bronze au début de l’Antiquité, il a fouillé notamment en Afghanistan, au Kazakhstan et au Tadjikistan et a procédé à des études d’art rupestre de l’Ouzbékistan jusqu’à la Sibérie. Il participe en outre à un certain nombre de recherches théoriques en archéologie et en histoire de l’art
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012