L’imaginaire entre objets et textes1
Imagination between objects and texts
p. 123-129
Résumé
This talk focuses on the representation and imaginary perception of colour in the Greco-Roman world. It will be argued that from the Renaissance onwards every “discovery” of antiques is accompanied by a specific way of imagining a coloured version of ancient monuments and artefacts. Examples include ancient masterpieces reconstructed by contemporary painters using Philostratus’s or Lucian’s ecphraseis, controversy about the artistic value of the mural paintings from the Vesuvian cities, Pompeii and Herculaneum, discovered in the XVIIIth century, or discussions about the polychromatic decorations of the Greek temples in the next century. The amazing archaeological discoveries made in the past 30 years, the new highly sophisticated methods of analysis of pigments and materials and the new resources from computerized imagery radically modify our vision of this “antiquity in full colour”. If we limit our examples to ancient painting, the famous pictures are still missing but the recent discoveries have demonstrated that the painters from the second half of the IVth century B.C. could use numerous and varied techniques to introduce colour and complex movement of figures in space. These technical innovations are based on a keen observation of the subjective perception of colors and geometrical volumes. Some very significant echoes of these experiments can be found in some of Plato’s and Aristotle’s treatises.
In the same historical context, a literature specializing in art criticism developed in the first decades of the IIIrd century B.C. The recent discovery of a papyrus containing 112 epigrams attributed to Posidippus of Pella provides further evidence for the definition of some major critical concepts elaborated for visual arts in the Aristotelian tradition. It can be argued that among the main criteria applied to the classification of great painters and sculptors were the use of colour and the capacity of building images in interplay with an ideal viewer. The psychological disposition which allows this communication is called phantasia (imagination).
The purpose of this talk is to analyze some of the cognitive issues in the realization and perception of ancient artefacts through a cross-examination of texts and archaeological evidence.
Texte intégral
1Afin d’apporter quelques éléments de réponse au thème complexe proposé par les organisateurs du colloque, on a retenu comme fil directeur les questions soulevées par la couleur et l’imaginaire de la couleur dans l’Antiquité gréco-romaine. Ce thème a en effet suscité l’intérêt des spécialistes de tous les champs disciplinaires touchant aux sciences de l’Antiquité, comme le montrent les actes de colloques, les catalogues de collections ou d’expositions qui jalonnent la recherche des dix dernières années (entre autres Tiverios et Tsiafakis 2002, Villard 2002a, Beta et Sassi 2003, Brinckmann et Wünsche 2004, Rouveret et Walter 2004, Guimier-Sorbets et al. 2006, Rouveret et al. 2006, Descamps-Lequime 2007, Lapatin 2008, Carastro 2009, Jockey sous presse). De leur côté, les recherches en sciences cognitives accordent une place éminente aux phénomènes visuels et perceptifs – on sait le rôle fondateur du livre de David Marr Vision (1980) – et offrent un champ de comparaison précieux pour les recherches interdisciplinaires sur l’anthropologie de la couleur (MacLaury et al. 2007, Biggam et Kay 2006, Pitchford et Biggam 2006)1. On assiste enfin, depuis une dizaine d’années, à des progrès sans précédent dans l’imagerie informatique et dans l’analyse physico-chimique des matériaux, notamment grâce aux méthodes toujours plus performantes d’analyses non-invasives des objets (Collectif, 2010a et 2010b).
2Or ces avancées de la recherche contemporaine coïncident avec des découvertes majeures advenues sur le pourtour méditerranéen depuis plus de trente ans, en premier lieu, celle des peintures funéraires du royaume de Macédoine (fig. 1 et 5) (Andronikos 1994, Saatsoglou-Paliadeli 2004, Kottaridou 2006 pour la nécropole royale de Vergina, Tsimbidou-Avloniti 2005 pour la tombe d’Aghios Athanasios, Rhomiopoulou et al. 2010, pour la tombe des Palmettes à Lefkadia)2, qui ont conduit à un nouvel examen de monuments connus depuis longtemps, comme l’Hypogée C de la Via dei Cristallini de Naples (fig. 2) (Baldassarre 1987 et 2010, Valerio 2007) ou le sarcophage des Amazones de Tarquinia (fig. 3) dont l’étude est enrichie par la comparaison avec le décor peint sur le trône de la Tombe d’Eurydice à Vergina et le mobilier en marbre d’Ascoli Satriano, l’antique Ausculum (Brécoulaki 2001, Bottini et Setari 2007 et 2009)3. L’ensemble de ces monuments se situe dans un arc de temps circonscrit entre la deuxième moitié du IVe siècle et la première moitié du IIIe siècle av. J.-C., qui correspond à l’affirmation de l’empire macédonien et des royaumes hellénistiques issus de la conquête d’Alexandre. Au regard de la tradition des études sur la peinture grecque, le rapport entre documents grecs et romains se trouve en partie inversé. Au lieu de chercher dans ces derniers les traces de prototypes perdus, on est aujourd’hui en mesure d’analyser, à partir d’œuvres qui sont contemporaines des chefs-d’œuvre cités dans les sources écrites, le travail de transfert et de réélaboration de techniques et de modèles mis en œuvre dans les monuments réalisés entre la fin de la République et le début de l’Empire, lorsque Rome étend son hégémonie sur l’oikoumène (fig. 4), même si le royaume parthe constituait la limite bien tangible d’une telle ambition.
3Or, dans la dernière décennie, la publication de nouveaux documents papyrologiques (Bastianini et Galazzi 2001, Austin et Bastianini 2002, Prioux 2007, 2008 et 2010) a imprimé à l’étude des premières histoires des peintres et des sculpteurs, élaborées entre la fin du IVe et le IIIe siècles av. J.-C., un mouvement de balancier similaire à celui qui s’est établi pour l’analyse des œuvres figurées4. La trame de ces traités, conçus dans la mouvance de l’enquête aristotélicienne sur les arts et les techniques, était jusqu’alors reconstruite, pour l’essentiel, à partir des sources latines, en premier lieu, les livres 33 à 37 de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. Les 112 épigrammes attribuées au poète Posidippe de Pella, actif à la cour de Ptolémée Philadelphe dans le deuxième quart du IIIe siècle, notamment les deux sections consacrées aux pierres précieuses (lithika) et aux statues (andriantopoiika) confirment et précisent les données relatives à ces premiers traités d’histoire de l’art. On y retrouve l’association systématique entre quatre critères d’excellence de l’œuvre peinte ou sculptée dont Bernhard Schweitzer (1963 [1932]) avait clairement démontré les liens avec l’œuvre du sculpteur-théoricien, Xénocrate d’Athènes, formé dans le milieu artistique de Sicyone dominé par les figures d’Apelle et de Lysippe. Ces critères sont élaborés par des praticiens de l’art et la documentation nouvelle souligne les rapports étroits qui existent entre peintres, sculpteurs mais aussi poètes dans l’élaboration d’un art défini comme « nouveau » par rapport aux formes archaïques mais aussi à la tradition classique du Ve siècle av. J.-C. Si trois d’entre eux (l’acribeia, la précision du détail – cf. fig. 3 et 5 –, le rhythmos, le mouvement et la symmetria, l’art des proportions) appartiennent à la tradition critique grecque, même si leur contenu varie avec l’histoire du goût (Pollitt 1974, p. 117-125, p. 132-159, p. 160-161), le quatrième critère s’inscrit dans la réflexion sur les rapports entre les œuvres d’art et leur public qui accompagne l’essor de l’art classique et répond précisément à notre propos.
4Il s’agit, en effet, d’évaluer la manière dont l’artiste prend en compte la perception subjective (par un spectateur idéal) de l’objet figuré pour réaliser son œuvre. L’image est ainsi construite, de façon rationnelle, en fonction de l’apparence (cf. fig. 1) (pros phantasian ; traduction latine : speciem exprimere) (Pollitt op. cit., p. 28-29, p. 201-205 et p. 190-194). Dans le domaine de la rhétorique et de l’historiographie, l’attention portée à l’effet produit sur le lecteur ou l’auditeur marque également l’œuvre de Douris de Samos, l’autre source majeure citée par Pline l’Ancien dans ses index à propos des traités sur l’art. Ce disciple de Théophraste, homme politique et historien, auteur notamment de biographies, semble avoir fait de la mimésis le principe majeur de l’écriture de l’histoire et avoir recherché les effets pathétiques, propres à l’histoire « tragique » (Mahé-Simon et Naas sous presse). Malgré le caractère fragmentaire de la documentation, ces données nouvelles renforcent donc les connexions entre sources textuelles et représentations figurées et ouvrent des pistes inédites pour approfondir l’exploration des rapports entre art et cognition à l’époque hellénistique et romaine.
5Les nouvelles épigrammes de Posidippe, en particulier la section des lithika (Prioux 2010, Rouveret sous presse b), montrent ainsi une attention particulière à deux questions centrales pour ce type de recherche : les phénomènes de perception de l’apparence colorée, les contrastes d’échelle entre le colossal et le minuscule, à la limite de la visibilité, deux questions qui correspondent aux préoccupations des artistes, sculpteurs d’œuvres colossales, comme Charès de Lindos, ou experts dans la technique des ombres et des lumières dont l’« invention » par Apollodore d’Athènes et Zeuxis, dans la deuxième moitié du Ve siècle, instaurait, pour le courant critique attaché au nom de Xénocrate, une coupure majeure dans l’histoire de la peinture grecque. Une telle hypothèse a été formulée à partir de l’étude critique du texte plinien, en particulier l’analyse du passage de l’Histoire Naturelle (35, 29) sur la technique des ombres et des lumières qui précède le long développement sur les couleurs employées par les peintres, leur mode de classement, leur histoire, leur technique et leur lieu de fabrication (NH 35, 30-50).
6Pour Pline, c’est avec le rendu de l’ombre et de la lumière (lumen atque umbras), elle-même distinguée de l’éclat (splendor), que l’art pictural se détache comme art autonome par rapport à l’architecture ou à la sculpture (fig. 4 et 5).
7Or on constate que la description de la perception colorée proposée par Aristote dans des traités comme le De Anima ou le De Sensu et sensibilibus, ou dans son étude de l’arc-en-ciel au troisième livre des Meteorologica, offre des points de ressemblance précis avec le commentaire de Pline sur la technique picturale, notamment pour l’analyse de la lumière et de la distribution des couleurs entre les deux extrêmes du blanc et du noir, qui matérialisent l’opposition naturelle entre la lumière et l’obscurité (Rouveret 2007a). Les travaux récents des spécialistes de la philosophie antique (Sassi 2009 avec bibliographie) soulignent l’originalité de la théorie aristotélicienne de la lumière et du transparent (ou diaphane) élaborée par le philosophe pour expliquer le mécanisme d’interaction entre le milieu et celui qui perçoit. Le visible, qui est l’objet propre de la vue, est essentiellement constitué par la couleur (De Anima 418 a 26-9 ; 419 a 1-9 pour les objets phosphorescents ; De Anima 422a 20 ; 425b 20-2 pour la vision de l’obscurité), elle-même définie comme « la limite du transparent dans un corps déterminé » (De Sensu 439 b11) (cf. fig. 2). Aristote insiste sur l’éclat qu’il distingue de la lumière et met en évidence plusieurs phénomènes de phosphorescence, déduits de l’observation de certains animaux ou végétaux.
8On remarque aussi que les trois procédés envisagés successivement dans le De Sensu et Sensibilibus (439 b 20 sq) pour justifier la genèse des couleurs dans le monde sensible – juxtaposition du noir et du blanc à échelle infinitésimale, superposition de couches colorées et mélanges, conçus, comme l’a montré Richard Sorabji (1972), sur le modèle de l’acoustique – correspondent à des procédés picturaux. On peut les observer sur les peintures contemporaines qui entrent en résonance étroite avec les analyses du visible, presque phénoménologiques avant la lettre, du philosophe qui fut aussi le précepteur d’Alexandre. On mentionnera, à titre d’exemple, les effets de fusion optique sur le visage d’Hadès, dans la tombe de Perséphone à Vergina (cf. fig. 1) (Brécoulaki 2006a, 1, p. 85 sq., 2, pl. 13-14) ou les empâtements de couleur associés à de savants dégradés à l’intérieur du même ton sur le trône peint de la Tombe d’Eurydice (fig. 5) (Brécoulaki 2006a, 1, p. 69-72, 2, pl. 9).
9Si nous avons centré notre propos sur la peinture pariétale, il est clair que ces analyses concernent l’ensemble des « arts de la couleur », pour citer le titre du colloque organisé en avril 2009 à l’École française d’Athènes par Philippe Jockey. Le dynamisme des recherches en cours sur les techniques artisanales et artistiques et sur les matériaux offre une abondante matière de comparaison pour les questions abordées ici. Ainsi l’art de la mosaïque dont les sources anciennes soulignent le rapport d’émulation qu’il entretient avec la peinture à l’époque hellénistique5, se prête-t-il de façon exemplaire à l’analyse des surfaces colorées et des effets d’illusionnisme (fig. 6) (Guimier-Sorbets et Nenna, 1995, Guimier-Sorbets 2004 et 2007). Des découvertes exceptionnelles, comme celles effectuées lors des travaux de la Bibliotheca Alexandrina, permettent d’apprécier la finesse des décors de sol réalisés dans les palais d’Alexandrie au IIe siècle av. J.-C., au même titre que les œuvres découvertes à date plus ancienne dans les palais de Pergame (Salzmann 1995, p. 108 sq., pl. 18-21). À côté des recherches sur les effets polychromes dans la statuaire de bronze et sur la composition du bronze noir, identifiable avec le « bronze de Corinthe » célébré dans les sources antiques (Descamps-Lequime 2005 et 2006 avec bibliographie), les progrès effectués dans l’enregistrement, l’analyse et la restitution de la peinture sur supports de pierre, ont permis à Brigitte Bourgeois et Philippe Jockey (2001 et 2007) de montrer l’importance de l’emploi de la dorure sur les statues décorant les maisons de Délos. La restitution virtuelle en 3D qui a été réalisée en offre une image suggestive pour la sensibilité moderne.
10Ces nouvelles données confirment le goût pour les matières précieuses et brillantes et pour la représentation de l’éclat dont les textes nous ont aussi montré l’importance. Elles contribuent aussi à mieux définir les modes de diffusion d’un tel goût depuis les cours princières vers des milieux aisés comme celui des négociants présents dans l’île. Un autre exemple d’une telle diffusion est apporté, sous une forme plus modeste, par les stèles et plaques de loculi destinées aux tombeaux des mercenaires, stationnés à Alexandrie, et décorées d’une vive polychromie, dont les traces ne sont plus toujours visibles à l’œil nu aujourd’hui (Rouveret et Walter 2004). L’étude du verre et de ses usages décoratifs apporte aussi une contribution essentielle à ces recherches. Ce domaine en pleine expansion qui prend appui sur l’archéométrie des matériaux et sur l’exploration des lieux de production, permet d’observer dans la longue durée, depuis l’époque hellénistique jusqu’à l’Antiquité tardive, sur des objets comme la vaisselle de table ou la parure, des variations significatives dans le choix des couleurs dominantes et dans leurs associations (Nenna 2007 et sous presse a et b). Ces observations et ces résultats livrent des indices précieux pour l’histoire des techniques et de l’innovation dans l’acquisition et la fabrication des matériaux.
11Mais ils peuvent contribuer également, par comparaison avec d’autres ensembles, par exemple la polychromie des décors domestiques, à mieux jalonner les phases d’une histoire du goût et de la sensibilité à l’époque hellénistique et romaine. Dans ce domaine, la tradition des études s’est concentrée jusqu’à présent sur quelques données textuelles d’interprétation controversée, la définition des couleurs « florides » et « austères » et la question de la limitation à quatre couleurs de la palette des peintres classiques, le noir, le blanc, le rouge et le jaune, ce qui semble exclure le bleu, pourtant bien attesté dans la documentation archéologique gréco-romaine6. À cette harmonie austère, propre à la période classique, les sources écrites, en majeure partie d’origine rhétorique, opposent le goût prononcé pour une polychromie enrichie par de nouveaux pigments, souvent d’origine exotique, à la suite des conquêtes d’Alexandre (pourpre, bleu indigo, rouge vermillon, vert) qui s’affirment dans la phase de transition entre les dernières décennies du IVe et le IIIe siècles av. J.-C. et dont nous trouvons effectivement les traces dans les données archéologiques (fig. 7). S’y ajoute l’éclat de l’or, du marbre ou de l’ivoire (et de leurs succédanés). C’est dans un tel contexte que pourrait aussi se situer la dénonciation de l’« audace » des Égyptiens (c’est-à-dire les Alexan drins), proclamée au début du Satiricon (2, 7-8) dans une comparaison – désormais d’école – entre le clinquant de la rhétorique et les artifices de la peinture « décadente ».
12On ne doit pas non plus oublier l’importance des tissus et des procédés de teinture, constamment associés dans les sources classiques avec les techniques de la peinture, et objet de fines réflexions sur la variabilité et l’instabilité des couleurs suivant les conditions de perception7. Enfin, même si nous nous sortons des limites chronologiques et géographiques du domaine que nous nous sommes fixées, on mentionnera, pour leur potentiel heuristique, les recherches interdisciplinaires en cours sur les momies du premier millénaire avant notre ère mises au jour à Djoumboulak Koum par la mission franco-chinoise au Xinjiang (Debaine-Francfort et Idriss 2001, Brunet et Debaine-Francfort ce volume, p. 160). Elles concernent à la fois les textiles et les peintures corporelles et fourniront des référentiels de première importance pour l’étude de la parure et du maquillage. Pour le monde grécoromain, ce dernier domaine se relie étroitement à celui de la peinture, depuis l’enquête sur les matériaux jusqu’aux réseaux métaphoriques associés aux cosmétiques8.
13Dans le contexte classique et hellénistique que nous étudions, un dernier aspect est étroitement lié aux deux précédents, l’éducation de l’œil. En effet, un des traits de la peinture classique dont le foyer majeur dans la seconde moitié du Ve siècle est Athènes repose sur le souci d’éduquer l’œil du citoyen, par l’intermédiaire de la performance théâtrale et grâce aux autres arts visuels (Goldhill 2000). Le rôle actif de l’imitation (mimésis) dans les processus éducatifs explique les vives critiques de Platon contre les aspects illusionnistes de l’art de son temps qui ont inspiré des études désormais classiques, comme celles de Pierre-Maxime Schuhl (1952), de Ranuccio Bianchi Bandinelli (1955) ou de Jean-Pierre Vernant (1979 et 1983), ou encore les remarques d’Aristote sur le caractère éthique insurpassé des maîtres de la première moitié du Ve siècle, Polygnote et Mikon9, même si l’attention que le philosophe porte au monde sensible le conduit à une attitude bien différente de celle de Platon, comme on l’a rappelé plus haut.
14Les peintres du IVe siècle, d’après ce que les sources écrites laissent entrevoir, en particulier le groupe des artistes de Sicyone auquel se rattache Xénocrate, posent un lien étroit entre art et science afin de rehausser leur prestige et plaident pour l’introduction de l’enseignement du dessin dans le premier degré des études libérales10.
15Cette éducation de l’œil, relayée par les professeurs de rhétorique, contribue à l’essor, à l’époque impériale, de formes particulières de description (ekphrasis), prenant pour thème des tableaux comme la Centauresse de Zeuxis, les noces de Roxane et la Calomnie d’Apelle de Lucien ou les « Images » (Eikones) de Philostrate l’Ancien. Si ces descriptions célèbres alimentent, chez les artistes de la Renaissance, la nostalgie du tableau perdu et les incitent à les retranscrire en peinture (voir le cas exemplaire de la Calomnie d’Apelle), leur but principal dans l’Antiquité n’était pas de livrer des descriptions de tableaux, mais de contribuer à l’éducation des jeunes gens par des exercices de visualisation propres à la formation rhétorique au même titre que les arts de la mémoire, comme l’a bien établi la recherche récente (Webb 2009 avec bibliographie). Loin d’être des tableaux fossilisés, les ekphraseis des rhéteurs de la seconde sophistique représentent de formidables conservatoires des procédés rhétoriques de visualisation des anciens. Replacées dans une perspective sans doute plus exacte, ces descriptions nous livrent des clés pour mieux explorer cet espace fictionnel et en mieux saisir la singularité par rapport à nos propres pratiques. Comment l’art de la parole permettait-il de « mettre sous les yeux » de l’auditeur ou du lecteur la représentation vivante d’un objet absent et par la force entraînante de la mimésis, pouvaitil assurer le processus éducatif par imitation contraignante du modèle ? Par cet autre biais, nous disposons sans doute de nouvelles clés pour reconstituer certains traits de la cognition dans le monde antique. Ainsi la documentation archéologique et la lecture des textes anciens à la lumière de ces découvertes et des acquis récents de la théorie littéraire nous permettent d’affronter sous un jour nouveau les liens entre les textes et les images en modelant nos analyses sur l’étude des points de vue qui organisent l’échange entre le spectateur et l’auteur des représentations, qu’il soit peintre ou sculpteur. Les hypothèses formulées à partir de l’analyse littéraire des espaces fictionnels pourraient aussi trouver des éléments de contre-épreuve et de validation dans la confrontation avec les résultats acquis par l’étude archéologique de contextes riches, cohérents et bien datés, comme les décors domestiques de Délos, d’Herculanum ou de Pompéi.
16Depuis l’époque moderne, une certaine image de l’« Antiquité en couleur » s’est forgée autour de l’œuvre absente : imaginaire du tableau perdu et reconstruit par les peintres de la Renaissance, à partir des ekphraseis de Philostrate ou de Lucien, polémiques au XVIIIe siècle sur la valeur des peintures murales de Pompéi et d’Herculanum ou débats sur la polychromie des temples grecs au siècle suivant. Les découvertes spectaculaires réalisées dans les trente dernières années associées aux nouvelles méthodes d’analyse des pigments et des matériaux ainsi qu’aux ressources de l’analyse des images ont modifié radicalement notre vision de cette Antiquité en couleur. Ainsi dispose-t-on d’une gamme très variée de peintures pariétales, de reliefs et de sculptures, de décors architecturaux de facture très dissemblable, en fonction des contextes, qui deviennent autant de textes ou de palimpsestes à déchiffrer.
Notes de bas de page
1 Pour l’histoire culturelle de la couleur de l’Antiquité à nos jours, on citera également l’ouvrage classique de John B. Gage 1993 (2008 pour la traduction française).
2 On renverra en priorité à l’étude exemplaire d’Hariclia Brécoulaki (2006a) pour son approche interdisciplinaire entre archéologie et archéométrie attentive au geste pictural. Sur les liens avec la peinture pariétale du bassin occidental de la Méditerranée, voir Collectif, 2007, Brécoulaki 2001, Pontrandolfo 2002, Bragantini 2010, Rouveret sous presse a.
3 Pour la peinture sur marbre voir également Georgiou 2009.
4 Le projet CAIM (Culture Antiquaire et Invention de la Modernité), soutenu depuis décembre 2008 par l’ANR dans le cadre du programme « La création : acteurs, enjeux, contextes » (ANR-08-CREA-020) regroupant les équipes LIMC et ESPRI de l’UMR 7041 ArScAn de Nanterre ainsi que l’UMR 5189 HiSoMA (Lyon, ENS) (coord. A. Rouveret), consacre une partie de ses travaux à l’analyse de cette terminologie critique renouvelée [http://www.anr-caim.fr/].
5 Pline l’Ancien, NH 36, 184.
6 Pline l’Ancien, NH 35, 30 ; Rouveret 1989, p. 255-278, 2006 et 2007b, Brécoulaki 2006b.
7 Voir par exemple la remarque d’Aristote sur les ateliers de brodeurs et de tapissiers dans le développement qu’il consacre aux couleurs instables de l’arc-en-ciel, Meteorologica 375 a 20. Les textiles constituent, grâce à des travaux pionniers comme ceux de Dominique Cardon, un champ de recherche autonome aux fortes implications interdisciplinaires. Pour la période hellénistique, l’apport des tombes de l’Altaï est essentiel, cf. Francfort et al. 2000a et b, Polos’mak et Barkova 2005, Polos’mak et Kundo 2005. Pour les comparaisons avec le Proche-Orient ancien, cf. Michel et Nosch 2010.
8 Sur l’analyse des cosmétiques, voir les travaux du C2RMF : Walter et al. 2009. Sur la « couleur chair », cf. Villard 2002b et 2006, Carastro 2009.
9 Aristote, Poétique 1448 a1 ; 1450 a25 ; Politique 1340 a35 ; pour Théophraste, Pline l’Ancien, NH VII, 205 ; Rouveret 1989, p. 124-133.
10 Pline l’Ancien, NH 35, 76-77 (à propos de Pamphilos, le maître d’Apelle).
Notes de fin
1 Je remercie Hariclia Brécoulaki, Anne-Marie Guimier-Sorbets et Maud Mulliez pour les clichés qui m’ont permis d’illustrer cet article.
Auteur
Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et responsable de l’équipe Espace, pratiques sociales et images dans les mondes grec et romain au sein du laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041). Auteur de nombreuses publications sur l’histoire de la peinture et des théories artistiques dans l’Antiquité et sur l’histoire et l’archéologie de l’Italie préromaine et romaine, elle est responsable d’un programme de recherche franco-italien sur le site italien de Poseidonia-Paestum et coordonne le projet ANR Culture antiquaire et invention de la modernité.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012