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L’économie, entre objets et textes

Le cas de la Grèce mycénienne (fin du Bronze récent)

Between objects and texts: the economy of Mycenaean Greece at the end of the Bronze Age

p. 115-122

Résumé

The economy of Greek Bronze Age societies is almost exclusively known through the archaeological record. Writing appears on Crete as early in the Middle Minoan II period (ca. 1800-1700 BC), with two successive scripts, Cretan hieroglyphic and Linear A, which coexist for some time; neither is deciphered. Clay tablets written in a third script called Linear B appear at Knossos ca. 1450 BC. They record purely economic matters. For ca. 250 years, until the destruction of Mycenaean palaces, the historian is thus able to use both epigraphic and archaeological data to reconstruct a picture of the palace economy. Apparent contradictions sometimes result from the comparison of both sets of data; moreover, for a number of topics, the documentation provided by these two sources do not overlap. The texts provide us with precious information about various activities which do not leave much archaeological trace. In some cases, like textile production, the archaeological record can be partially matched with information from the texts. In spite of those limits, these sources allows us to draw, through the prism of palatial economic control, a picture of economic activities and the relationships between Mycenaean palaces and the populations they were ruling.


Texte intégral

1La documentation archéologique et épigraphique mycénienne, datée de la fin du Bronze récent, provient du continent grec et de la Crète. Les textes s’échelonnent à différentes dates comprises entre environ 1450 et 1200 av. J.-C. Ils sont notés sur argile au moyen d’une écriture dite linéaire B. Les premiers textes ont été mis au jour par Arthur Evans dans le palais de Cnossos, en Crète, au début de l’année 1900. Ensuite les archéologues en ont découvert sur plusieurs autres sites, en Crète (La Canée) et sur le continent (Pylos, Iklaina, Thèbes, Tirynthe, Mycènes, Midéa, Volos, Aghios Vasileios, fig. 1). Ces textes sont restés muets pendant une cinquantaine d’années, jusqu’au déchiffrement réalisé par Michael Ventris en 1952 (Ventris et Chadwick 1953, Chadwick 1958). Ses travaux ont montré que les tablettes notaient du grec, plusieurs siècles avant les poèmes d’Homère. Le linéaire B est un syllabaire, comprenant d’une part des syllabogrammes (signes notant chacun une syllabe ouverte : a, pa, ta…) et d’autre part des idéogrammes (signes désignant un homme, un animal, un objet…). Bien avant le déchiffrement, des progrès avaient été réalisés. Un certain nombre d’idéogrammes, en particulier ceux de l’homme, de la femme et de certains animaux, étaient très reconnaissables1. Le système de notation des chiffres, ainsi que les unités de mesure (avec trois systèmes : mesures sèches, liquides, et poids), avait été élucidé par Evans et Bennett (Evans 1906, Bennett 1950). On pouvait déjà affirmer que l’on avait affaire à une documentation économique, enregistrant des inventaires de mobilier, des listes de personnel, des animaux, etc.

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Fig. 1 – Carte de répartition des documents d’archive en linéaire B (carte P. Darcque).

2L’historien se trouve donc, pour une période assez ancienne, dans une situation documentaire privilégiée puisqu’il dispose non seulement des résultats des fouilles archéologiques mais aussi de textes économiques produits par les scribes des palais dans le cadre de leurs activités de gestion. Toutefois ce sont des textes palatiaux, qui ne fournissent, sur chaque sujet traité, que le point de vue du palais (Killen 2008). Les activités des individus « privés », des communautés rurales (De Fidio 1987), etc., n’y transparaissent que lorsqu’ils entrent en contact avec la sphère palatiale. En outre, si les textes fournissent des renseignements précieux, en particulier sur des produits et des activités qui ne laissent guère de traces archéologiques, ils sont loin de couvrir tous les secteurs de l’activité économique : une de leurs lacunes les plus frappantes réside dans l’absence presque totale d’indications sur les échanges. Dans certains cas cependant, données épigraphiques et archéologiques sont complémentaires, permettant à l’historien de dresser un tableau précis et imagé de certaines activités.

Apport de l’épigraphie mycénienne à la compréhension de l’économie en Grèce au Bronze récent

3Les textes en linéaire B sont produits par l’administration des palais, entendus comme institutions politiques centralisées, abritées dans des bâtiments monumentaux présentant des caractéristiques architecturales particulières dont le palais de Pylos (fig. 2) constitue le paradigme (Darcque 2005). Ces palais ont à leur tête un souverain (Carlier 1984). À la différence des textes mésopotamiens, souvent invoqués comme parallèles (De Fidio 1992), il n’existe pas à ce jour dans le monde mycénien d’archives privées, de lettres ou de contrats, ni de textes produits par des sanctuaires. Cela introduit donc un déséquilibre documentaire en faveur des activités et des intérêts du palais, au détriment de sphères d’activité extrapalatiales, qui n’ont pas laissé de textes (Killen 2008, p. 162). Les tablettes reflètent différents aspects d’un système hiérarchisé, avec des procédures de centralisation et de redistribution ainsi que des systèmes d’organisation de certains secteurs de la production. Les taxes sont prélevées en nature (Perna 2004) ; la redistribution prend par exemple la forme de rations alimentaires pour des personnels dépendants (Palmer 1989a), de rémunérations pour des artisans (Gregersen 1997) ou d’offrandes faites aux sanctuaires (Weilhartner 2005, Bendall 2007, Lupack 2008). Une partie des productions métallurgique et textile est organisée par le biais d’un système de corvée (Killen 2001) : les artisans reçoivent un poids de matière première brute et le restituent sous forme de produit fini.

4Parmi les transactions enregistrées figurent aussi bien des entrées de marchandises au palais – récoltes de céréales et d’olives (fig. 3, Killen 1995, Privitera 2010), livraisons d’huile provenant de différentes localités – que des sorties de matières premières (par ex. laine pour les ouvrières, fig. 4).

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Fig. 2 – Plan du bâtiment principal du palais de Pylos (plan P. Darcque).

5La documentation est constituée de brouillons de pièces comptables, notés sur des tablettes d’argile qui n’étaient pas destinées à être conservées très longtemps. Elles nous sont parvenues car les palais ont été détruits par des incendies qui les ont cuites. Paradoxalement, la documentation provisoire a ainsi été conservée, tandis que la documentation à long terme, rédigée sur un support différent (peau, papyrus ?) a été détruite par le feu (Rougemont 2009, p. 12 et n. 56). Les textes sont dépourvus de date par année ou par jour ; cinq ou six noms de mois apparaissent dans des enregistrements d’offrandes (Melena 1974, Trümpy 1989). On trouve toutefois des références à « l’année passée », « cette année », ou « l’année prochaine ». Seules les activités en cours d’enregistrement au moment de la destruction, ou dans les mois précédents, sont documentées (Chadwick 1976, p. 188-192).

6Il existe trois types principaux de documents : les nodules sont de petits prismes d’argile à trois faces, authentifiés par une empreinte de sceau, enregistrant une unité d’un produit, des animaux, etc. Une tablette de format « feuille de palmier » est plus large que haute, comporte 1 à 5 lignes de texte et enregistre, par exemple, une parcelle de terrain et son détenteur. Cette information peut ensuite être reprise sur une tablette de format page, où elle occupera une ligne. La figure 5 présente un essai de reconstitution du processus d’enregistrement des données.

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Fig. 3 – Enregistrement cnossien de récoltes de produits agricoles : tablette KN F [2] 852 (dessin L. Godart).
À da-wo (toponyme), récolte, à disposition, BLÉ 988 800 + l.
OLIVES ‘sauvages’ 6720 l, OLIVES ‘cultivées’ 1920 l., PYC+O 12 unités.

7Pour de nombreux aspects de la vie économique, il est clair que l’apport des textes est crucial. C’est le cas, tout d’abord, de l’organisation administrative du territoire, connue précisément surtout à Pylos : le royaume est divisé en deux provinces dites « proche » et « lointaine », séparées par une barre montagneuse, l’Aigaleon. La province proche inclut la capitale, Pylos. Les scribes utilisent des listes de chefs-lieux de district toujours enregistrés dans le même ordre, fixés sur la carte grâce à un enregistrement de gardes-côtes qui en situe une partie le long de la côte Ouest de la Messénie, selon un axe Nord-Sud (Chadwick 1976). Cette organisation territoriale est aussi le fondement du système fiscal.

8La fiscalité est aussi un domaine connu exclusivement par les textes : on a surtout deux séries de tablettes, une à Cnossos et une à Pylos (Perna 2004). Les taxes sont prélevées sous la forme de différents produits, dont des textiles, mais tous ne sont pas identifiés avec certitude. Dans les deux cas, il y a un rapport proportionnel fixe entre les produits et l’on a même pu parler de « loi fiscale » mycénienne (Olivier 1974).

9Enfin les textes fournissent des informations précieuses sur des aspects de l’économie qui ne laissent guère de traces archéologiques. C’est notamment le cas de la composition des troupeaux d’ovins et de l’exploitation de la laine. L’iconographie égéenne livre très peu de témoignages sur les ovins. La fresque de la Maison Ouest d’Akrotiri offre l’une des rares représentations de troupeaux connues, mais elle est plus ancienne que les tablettes en linéaire B (fin du Minoen récent IA, 1600 ou 1500 av. J.-C. selon la chronologie choisie, Treuil et al. 2008, p. 32). En revanche la documentation écrite est très riche dans ce domaine, avec plus de 900 textes à Cnossos ; les troupeaux du palais sont en majorité composés de béliers castrés exploités pour la laine, mais incluent parfois aussi des brebis et des bêtes d’âges variés (Killen 1993). Il faut aussi mentionner les parfums : la documentation archéologique comprend des amphores à étrier de plusieurs tailles, depuis les miniatures interprétées comme des récipients à parfum jusqu’aux grands vases de transport et de stockage, utilisés pour l’huile et le vin, en passant par des formats intermédiaires (Darcque 2005, p. 222-227). Ces vases sont aussi attestés dans quelques textes2, aussi bien à Cnossos (fig. 6) qu’à Pylos, où ils sont enregistrés après une transaction d’huile impliquant un bouilleur d’onguents.

10Par ailleurs les textes témoignent de l’administration palatiale d’une partie de la production d’huile d’olive. À Cnossos, on a des indications correspondant à des livraisons faites par différentes localités au palais (fig. 7).

11La tablette de Mycènes Fo 101 atteste une distribution d’onguent à différents individus. Enfin à Pylos on connaît des listes d’ingrédients alloués à des parfumeurs (Shelmerdine 1985, Dubur-Jarrige 2001) : en Un 267, la liste comprend des graines de coriandre, du souchet, des fruits, du vin, du miel, ainsi que de la laine, denrée attestée ailleurs avec la précision wi-ri-za « racine », suggérant l’utilisation de lanoline.

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Fig. 4 – Enregistrement thébain d’allocations de laine : tablette TH Of 34 (dessin L. Godart).
(Pour) la jeune servante, (pour) ko-tu-ro2 (nom propre), le [surveillant] DA, LAINE 9 kg
(pour) la fileuse âgée, LAINE 3 kg.

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Fig. 5 – Reconstitution du processus de collecte des informations et de rédaction des documents.

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Fig. 6 – Enregistrement cnossien incluant des vases à étrier : tablette KN K 778 (dessin L. Godart)
l. 1 vases à étriers VASES 180
La suite du texte enregistre une liste d’hommes.

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Fig. 7 – Enregistrement cnossien de livraison d’huile : tablette KN Fh 349 (dessin L. Godart). ru-ki-to (toponyme) / livraison HUILE 1531,2 l.

12Les parfums sont offerts aux dieux ; l’huile est parfumée, entre autres, à la sauge, à la rose et au souchet. Les parfumeurs utilisaient peut-être aussi la myrrhe, si l’on accepte cette interprétation (Sacconi 1969) pour un produit enregistré sur la tablette de Cnossos Fh 347.

13(Pour) ma-ro-ne Kuprios (a donné, vel sim.) HUILE 182 l., 5 unités de myrrhe (?).

14(Pour) we-we-ro à titre d’o-no HUILE 28,8 l. (Pour) a-ri-to- [] jo HUILE 3,2 l.

15Ces productions, tissus, parfums ou encore vin (Palmer 1989b et 2003) font partie des produits qui s’échangeaient dans le monde mycénien et en Méditerranée orientale.

Le paradoxe des échanges dans la documentation mycénienne3

16Paradoxalement, les échanges sont l’une des grandes lacunes des textes en linéaire B4 : seule une dizaine de tablettes peut être mise en rapport avec les notions d’échange, de prix ou d’équivalence. Trois explications sont possibles : c’était peut-être un secteur d’activité peu ou occasionnellement contrôlé par le palais ; ce type de texte était peut-être noté sur un support autre que l’argile (peau, papyrus ?) ; cette lacune est due au hasard des trouvailles. Cette dernière hypothèse est peu plausible car ce type de document n’a été trouvé ni à Cnossos ni à Pylos, qui sont les corpus numériquement les plus importants, mais il n’est pas impensable que cette lacune soit liée à l’absence de documentation épistolaire en linéaire B : au Proche-Orient ce sont souvent les lettres qui fournissent des informations sur les échanges (cf. par ex. Michel 2001).

17Les mentions mycéniennes relatives aux échanges sont peu nombreuses et indirectes. Elles concernent d’abord les tissus et la laine, avec à Cnossos l’adjectif ke-senu-wi-jo, « destiné aux étrangers » ou « aux hôtes », terminologie qui évoque les échanges de cadeaux internationaux bien connus ailleurs (par ex. Moran 1992). Un texte cnossien mentionne une qualité de laine qui peut être comprise comme « chypriote ». À Mycènes, X 508 attesterait d’échanges de tissus entre l’Argolide et la Béotie, si te-qade désigne bien Thèbes de Béotie5. Des toponymes peints sur des jarres à étriers découvertes sur le continent sont connus dans les documents d’archive trouvés en Crète (Zurbach 2006) ; par ailleurs des analyses d’argile ont montré que certains vases trouvés sur le continent provenaient de La Canée en Crète (Catling et al. 1980)6. Enfin des adjectifs ethniques désignant des femmes à Pylos se réfèrent à différentes régions comme Lemnos, Chios et Milet (Chadwick 1988) ; et des noms propres renvoient à Chypre ou à l’Égypte.

18Différents corpus de textes orientaux incluent des mentions (Keftiou, Ahhiyawa, Kapturu, etc.) qui se rapportent à des populations ou à des régions égéennes et plusieurs toponymes mentionnés dans la liste égyptienne de Kom el Hetan représenteraient un itinéraire égéen (Cline 1987, Phillips et Cline 2005)7. Enfin les liens entre Ougarit et l’Egée sont attestés aussi bien par l’archéologie que par l’épigraphie (Rougemont et Vita 2010).

19Dans les textes en linéaire B, on a quelques indications relatives au prix ou à la valeur équivalente, dans un système prémonétaire, de certains produits. À Cnossos, L 693 enregistre un poids de bronze en relation avec des tissus et habits de lin fin. À Pylos Un 443 indique de la laine et des vêtements comme équivalent d’une quantité non précisée d’alun. Enfin de rares documents cnossiens sont interprétés comme des extraits de vente d’esclaves (Olivier 1987), mais ils sont dépourvus de prix.

20En revanche, la documentation archéologique sur les échanges est très abondante, aussi bien dans le monde égéen qu’à l’extérieur8. Dans la « pièce au trésor » du palais de Thèbes (Aravantinos 2001) ont été mis au jour, outre des traces d’administration, des objets d’ivoire, des perles de pâte de verre, des sceauxcylindres orientaux en lapis-lazuli9, ainsi que des bijoux, dont un ornement en agate et en or et un disque en or, sans doute d’origine orientale, qui a été retaillé et percé afin d’être fixé sur un support. Par ailleurs, la céramique égéenne très largement diffusée hors du monde égéen proprement dit – Italie, Sardaigne, Sicile, Andalousie, Anatolie, Balkans, Égypte, Chypre, Levant, etc. (Rougemont 2009, p. 178 et n. 33 pour bibliographie) – a aussi fait l’objet d’imitations voire d’adaptations locales10. Enfin il existe quelques épaves datées de l’âge du Bronze. Les deux principales sont Uluburun (Bass et al. 1989, Bass 1998) et Gélidonya (Bass 1967), au large des côtes turques, datées respectivement d’environ 1306 et 1200 av. J.-C. L’épave de Gelidonya contenait essentiellement des lingots entiers et fragmentaires, divers objets en métal, en pierre, des scarabées, un sceau-cylindre, des perles et des restes organiques. La cargaison d’Uluburun comportait des lingots de cuivre et d’étain, de pâte de verre, des produits alimentaires, des objets égyptiens, de la céramique mycénienne et chypriote, des jarres cananéennes, un œuf d’autruche, des carapaces de tortue, des fragments de défenses d’éléphant et d’hippopotame, des objets d’ivoire, des armes, des outils, des poids de balance, des bijoux et objets en métaux précieux, des sceaux, etc. Cette cargaison contenait donc un mélange de produits orientaux et mycéniens. Elle a aussi livré une tablette à écrire sous la forme d’un diptyque en bois articulé au moyen de chevilles, attestant probablement une activité d’écriture (comptable ?) (Payton 1991). Des chevilles du même type ont été trouvées sur le continent grec (Mylonas Shear 1998).

Complémentarité des sources textuelles et archéologiques : l’exemple de la production textile

21Bien que l’on dispose, dans ce domaine, à la fois de données archéologiques et de nombreux textes, un certain déséquilibre documentaire subsiste, notamment dû à l’état d’avancement inégal des publications d’outils textiles. Les trouvailles de fragments de textiles restent rares dans les fouilles de l’âge du Bronze, en raison des conditions géographiques et climatiques du monde égéen. Quelques fragments d’époque minoenne (donc antérieurs aux tablettes en linéaire B) ont été découverts dans les fouilles d’Akrotiri à Santorin, dans les Cyclades. Si l’on connaît un assez grand nombre de fusaïoles et de pesons, leur répartition est inégale : la Crète a livré surtout des pesons, et le continent11 beaucoup de fusaïoles et peu de pesons. Enfin l’iconographie livre des représentations riches de détail sur les éléments du costume et les textiles12.

22L’étude interdisciplinaire des témoignages disponibles sur la production textile s’est beaucoup développée depuis la création du Centre for Textile Research à l’université de Copenhague, dont l’ambition est de combiner épigraphie, archéologie, archéométrie, archéologie expérimentale et reconstructions de textiles anciens pour mieux comprendre la production textile, à différentes époques et dans différentes régions13. La complémentarité des sources documentaires est à l’origine du projet de bases de données Tools and textiles – Texts and contexts dans lequel s’insère une recherche en collaboration spécifiquement centrée sur les données de Thèbes14. Les résultats préliminaires de cette étude (Alberti et al. sous presse) indiquent qu’en différents endroits du site se faisait une production spécialisée de fil fin ; la répartition des outils suggère par ailleurs des activités textiles largement répandues. Les lieux de trouvaille des enregistrements de laine et de tissus sont au nombre de trois (lieux de gestion ?), tandis que l’étude des textes montre que la production, à l’échelle du royaume, se faisait dans différents types de structures de production et pouvait être décentralisée jusqu’à Amarynthos en Eubée (Del Freo et Rougemont sous presse).

23Les différentes phases de la production textile sont documentées par les textes en linéaire B (Del Freo et al. 2010). Une proportion importante de textes sont en effet liés à l’élevage et à la production textile15. L’exploitation de la laine est connue par des documents improprement qualifiés d’enregistrement de tonte (au Bronze récent, la laine était arrachée à l’époque de la mue). Les scribes y notaient l’effectif d’un troupeau avec la quantité de laine produite et, le cas échéant, la quantité encore due au palais. Ainsi, sur la tablette KN Dk(1) 931, un troupeau de 100 béliers castrés a produit 28 unités de laine (84 kg, soit 840 g par bête).

24L’exploitation des troupeaux palatiaux est régie par des objectifs de production standardisés : dans les troupeaux lainiers, 4 béliers castrés doivent normalement produire une unité de laine (3 kg, soit environ 750 g par bête), tandis que dans les troupeaux voués à la reproduction, 10 animaux doivent produire 3 kg de laine, soit environ 300 g par bête. En l’absence de données précises sur les races élevées en Crète au Bronze récent, il est impossible de dire si les exigences palatiales étaient élevées, normales ou faibles. Pour l’agnelage en revanche, elles étaient élevées : un agneau par brebis, sans considération du fait que toutes les brebis n’avaient pas un agneau chaque année et que des accidents pouvaient survenir (Killen 1993). Quelques textes laissent entrevoir l’exploitation de la laine d’agneau : en KN Dk(2) 1066, 200 agneaux ont produit 19 unités de laine (57 kg, soit 285 g par agneau), si les chiffres sont complets.

25Les tablettes attestent aussi l’exploitation du lin (Lujan 1996-1997, Rougemont 2007). À Pylos, la fibre de lin est acquise par le palais par le biais de la taxation. Qu’il s’agisse de la plante cultivée ou de la fibre, le lin est désigné par le signe SA, peut-être l’abréviation d’un mot préhellénique. Par ailleurs une autre désignation, RI, abréviation de ri-no, « lin », semble correspondre à la fibre prête à filer ou au fil lui-même. Les tissus sont désignés par des idéogrammes ou des mots ; un adjectif de matière, ri-ta, « en lin » est associé à différents idéogrammes et deux types de vêtements, dont des tuniques. Ces témoignages sont d’autant plus intéressants que les résultats d’analyses de restes de tissus datés de l’époque minoenne, mais sans doute très comparables, mis au jour à Akrotiri, montrent que certains fragments proviennent de tissus en lin (Moulherat et Spantidaki 2007, p. 40 et fig. 2).

26Les phases de la production textile sont attestées par des noms de métiers spécialisés, qui peuvent dans certains cas être mis en parallèle avec des outils mis au jour sur des sites mycéniens. Les scribes enregistrent des peigneuses, mais aussi des fileuses, dans des listes de personnel destinées au calcul des rations alimentaires à Pylos, ou dans des allocations de laine à Thèbes. Du point de vue archéologique, les fusaïoles sont les outils textiles les mieux attestés en Grèce continentale ; mais on a trouvé des pesons en forme de « bobines », par exemple à Tirynthe et à Thèbes (Rahmstorf 2003, Andersson et al. à paraître). Les fileuses travaillaient la laine livrée aux ateliers, parfois sous la forme de flocons, comme à Cnossos. Le travail se faisait parfois dans des sanctuaires, comme à Thèbes où sont enregistrées des décoratrices travaillant dans « l’oikos de [la déesse] Potnia » (Rougemont 2008). À Pylos, des hommes et de jeunes garçons sont les « fils des tisseuses ». Les tablettes mentionnent des couturières dont on a retrouvé quelques aiguilles en os en contexte archéologique. Mais il existe aussi des désignations professionnelles plus ou moins bien comprises, pour lesquelles aucun outil n’a pu être identifié : c’est le cas des gens qui « entrelaçent », pe-re-ke-we, terme dont le sens précis est discuté (Del Freo et al. 2010). Des femmes qualifiées de décoratrices ou spécialistes de la finition font penser désormais à la possibilité que certaines caractéristiques de l’un des fragments d’Akrotiri correspondent à des broderies (Moulherat et Spantidaki 2007, p. 50 et fig. 3). Les textes mentionnent des spécialistes des franges ou des bordures ; or l’un des éléments observés sur les fragments d’Akrotiri est précisément un morceau de frange (Moulherat et Spantidaki 2007, p. 51). Les foulons sont des hommes. Enfin les scribes enregistrent des servantes dont certaines au moins fabriquent des tissus.

27L’organisation géographique de la production textile, telle qu’elle transparaît dans les tablettes, est assez différente en Crète et en Messénie. Les textes de Cnossos attestent une certaine dispersion régionale de la production (Killen 1966, Nosch 1997-2000, Nosch 2000, p. 14-15, Killen 2007) avec une distinction fondamentale, pour les scribes, entre le Sud et le centre de la Crète d’une part et l’Ouest d’autre part16, tandis qu’à Pylos elle est plus concentrée dans le centre palatial et une localité secondaire. Mais n’oublions pas que la documentation pylienne sur les textiles est beaucoup plus réduite que celle de Cnossos17. On y trouve surtout des noms de métiers dans les textes destinés au calcul des rations.

28On dispose donc, pour cet aspect important de l’activité économique contrôlée par les palais, d’une terminologie technique riche de détails, dont une partie seulement peut être mise en relation directe avec des découvertes archéologiques – outils ou restes de textiles. Néanmoins, l’iconographie apporte aussi de précieux renseignements et les analyses récentes de fragments de tissus trouvés à Santorin indiquent que les représentations détaillées de vêtements et les motifs décoratifs attestés entre autres sur les peintures murales correspondent bien à des éléments observés dans les fragments conservés.

29Les textes en linéaire B constituent une source irremplaçable pour étudier l’économie des palais mycéniens : ils reflètent de nombreux aspects concrets – bergers et troupeaux de moutons et de chèvres, ouvrières spécialisées et tissus élaborés, bouilleurs d’onguents et parfums, paysans et produits agricoles – mais aussi des systèmes d’organisation sociale, administrative et économique – communautés de village, division du territoire, fonctionnaires locaux, fiscalité, corvées, modes de rémunération… – qui échapperaient presque entièrement à l’historien s’il ne disposait que des sources archéologiques. Dans des domaines parfois inattendus, les textes sont en revanche pratiquement muets, tels les échanges internationaux. D’autres activités, comme la production textile, ont fait l’objet d’études récentes combinant la compétence de philologues, d’historiens des techniques et de spécialistes d’archéologie expérimentale (par ex. Andersson et Nosch 2003), dont les résultats démontrent le caractère indispensable de l’interdisciplinarité.

Notes de bas de page

1 Certains idéogrammes peuvent être mis en rapport avec des objets archéologiques précis (cf. Vandenabeele et Olivier 1979).

2 Sur la confrontation entre textes et objets à propos de la céramique, voir Whitelaw 2001 et Shelton 2010, p. 184-204 et surtout fig. 10.4.

3 La bibliographie est trop abondante pour être citée in extenso, cf. par ex. les 85 articles publiés par Laffineur et Greco 2005, la synthèse récente de Treuil et al. 2008, p. 359-372 et Alberti sous presse, bibliographie en n. 7.

4 Sur les échanges dans les textes, voir par ex. Palaima 1991, Olivier 1996-1997 et Rougemont 2009, chap. 7.

5 Sur les toponymes mycéniens de la Béotie, cf. Del Freo 2009.

6 Les analyses des vases trouvés dans la Maison improprement dite « du Marchand d’huile » de Mycènes montrent qu’ils n’ont pas été fabriqués en Argolide (Tournavitou 1995, Haskell 2005).

7 Sur les objets orientaux exhumés dans le monde égéen, Cline 1994, Phillips 2008.

8 Sur les objets mycéniens trouvés hors du monde égéen, cf. par ex. Darcque 2004.

9 Sur ces sceaux et leurs caractéristiques (objets d’époques différentes, sans doute stockés pour la matière première et dont certains modifiés), Porada 1981, Aravantinos 2001.

10 La bibliographie est énorme. Cf. par ex. Balensi et al. 2004, Laffineur et Greco 2005, Bachhuber et Roberts 2009, Bell 2006. Sur le projet d’index de la céramique mycénienne au Levant, cf. entre autres Leonard 1999.

11 Pour les outils de Nichoria en Messénie, cf. Carington Smith 1992 ; sur les pesons en forme de « bobine », cf. Rahmstorf 2003. Pour Thèbes, Alberti et al. sous presse.

12 L’étude classique est celle de Barber 1991, surtout 311-357. Parmi les publications récentes très nombreuses, cf. Jones 2003 et Shaw 2010, Nosch et Laffineur sous presse.

13 Le projet inclut une base de données des outils textiles de l’âge du Bronze. Les rapports techniques établis à partir de cette base sont en ligne [http://ctr.hum.ku.dk/research/tools/]

14 Le projet Mycenaean Thebes : Archaeological contexts and textile activities financé par l’Institute for Aegean prehistory et le Mediterranean archaeological trust est co-dirigé par M. E. Alberti (Université d’Udine) et V. Aravantinos (9e éphorie des Antiquité préhistoriques et classiques de Béotie), avec la collaboration de Y. Fappas, A. Papadakis, F. Rougemont. Les participants ont répertorié, étudié et daté les outils textiles mis au jour sur différentes fouilles menées à Thèbes par la 9e éphorie.

15 À Cnossos, 984 textes enregistrent des troupeaux d’ovins et 84 des allocations de laine, auxquelles il faut ajouter 221 enregistrements de textiles, soit plus de 35 % du corpus de Cnossos. À Pylos seuls 47 textes sont liés à l’élevage des ovins et 13 aux textiles, soit environ 6 % du corpus.

16 Selon la région, les objectifs de production des ouvrières étaient enregistrés dans des lots de textes distincts. Trouvés dans des endroits distincts, ils ont été consignés par des scribes différents.

17 13 tablettes à Pylos, contre 221 à Cnossos.

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