Du minerai à l’objet
Une lecture multidisciplinaire du métal
From mineral to object: a multidisciplinary reading of metal
p. 105-114
Résumé
We present the methodological aspects of multidisciplinary work on ancient metallurgies. This field combines research on wastes and products, and features a strong relationship between archaeology and archaeometry. In addition to morphology and external typology, different metallographic observations and physico-chemical analyses (particularly on slag inclusions) are performed on artefacts, leading to a better understanding of site organisation and technico-economical contexts in different areas at given periods.
Texte intégral
Philosophie et méthodologie de la recherche multidisciplinaire sur les archéomatériaux ferreux
1L’originalité de notre approche globale du système objet (objetmatière aussi bien qu’objet-fonction) consiste à focaliser les synergies de compétences d’une vaste communauté scientifique multidisciplinaire – archéologues, historiens, onomasticiens, ethnologues, géologues, métallurgistes, physicochimistes... – autour d’une problématique diachronique – des débuts de la métallurgie aux époques médiévales – et multiculturelle : la restitution des chaînes opératoires en métallurgie à partir de « la lecture structurale et analytique » de la matière (structures et vestiges archéologiques et historiques) afin de retrouver l’homme qui se « cache derrière ». Ce que l’on peut résumer par la formule du « minerai à l’objet et de l’objet au minerai » et schématiser par le cycle de vie de l’objet : né de la réduction du minerai par la volonté humaine, il retourne à l’état minéral sous l’influence du milieu par oxydation-corrosion (fig. 1). L’objet est pour nous la traduction physique d’un système intellectuel (Simondon 1989) et doit être considéré comme porteur d’un ensemble complexe d’informations dont la valeur documentaire est tributaire des possibilités et limites des moyens d’observation et du niveau de connaissance des observateurs.
2Notre architecture scientifique qui instaure une liaison aussi intime que possible entre la fouille et le laboratoire rend indispensable un très important effort mutuel de formation multidisciplinaire, implique plusieurs conventions et partenariats interinstitutionnels (INRAP, Ministère de la Culture, CEA, Synchrotron SOLEIL…), met en œuvre des plateformes métallurgiques, analytiques et expérimentales mutualisées, nécessite de très nombreuses collaborations tant en France (16 UMR et 13 universités) qu’à l’étranger (25 universités ou instituts) et s’appuie sur divers programmes structurants (GDR, ANR, CEA, PNRC, PCR, PPF, Européens-Culture).
3La pluridisciplinarité réelle débute au niveau de la stratégie de la première fouille (la seconde concerne celle de la matière). En effet, il est nécessaire d’avoir des notions de ce que l’on peut trouver afin de savoir que chercher et où ! Ainsi la répartition spatiale de certains déchets permet d’identifier précisément des aires de travail spécialisées et leur intensité même en l’absence de structures (ex : les battitures qui localisent une zone de martelage à environ 1,50 m du foyer…). Par ailleurs il est indispensable d’étudier l’ensemble des vestiges afin de caractériser les activités et de réaliser un échantillonnage représentatif. Il convient de ne pas faire l’impasse sur des déchets « exotiques » qui peuvent traduire des échecs, lesquels sont souvent difficiles à identifier archéologiquement. En outre, compte tenu de l’hétérogénéité intrinsèque de la matière inhérente aux processus physicochimiques d’élaboration en phase solide, il faut absolument procéder à une étude analytique intégrale de l’objet afin d’éviter de graves erreurs d’interprétation (examen micro de l’ensemble macro ; du millimètre au micromètre, voire au nanomètre). Enfin les hypothèses issues des diverses investigations doivent être confrontées à la réalité globale des activités et des gestes techniques grâce aux travaux ethnoarchéologiques et/ou expérimentaux.
4Les moyens d’investigation archéométrique (microscopies métallographique et pétrographique, MEB-EDS, spectrométrie de masse à couplage inductif par ablation laser, spectrométrie Raman, fluorescence X portable, microdiffraction et microfluorescence X sous générateur à anode tournante, rayonnement synchrotron…) ne cessent de progresser et nous contribuons à partir des archéomatériaux à cette évolution. Cependant, au préalable à toute analyse, il convient d’adopter une démarche extrêmement rigoureuse et adaptée à la nature des matériaux étudiés. Chaque méthode a un coût et nécessite des compétences pérennes (rien ne sert d’acquérir des matériels si on n’a pas les moyens d’en assurer le fonctionnement et la jouvence sur le long terme). L’interdisciplinarité réelle exclut de fait un fonctionnement selon un mode de prestations de service. Rien ne sert de compiler des données dont les interprétations sont impossibles voire erronées dans le cadre d’un isolement disciplinaire. Il y a des limites propres à chaque méthode, aucune n’est universelle. Le résultat d’une mesure ne fait donc pas automatiquement sens. Les protocoles doivent tenir compte des multiples sources de contamination et adopter une démarche très hiérarchisée, du plus simple au plus complexe et du macroscopique au microscopique.
Une réalité multidisciplinaire qui bouscule les préjugés disciplinaires, chronologiques, géographiques et culturels
5La valeur systémique de l’objet ne se circonscrit pas à la seule étude « des beaux objets » de notre passé ; les vestiges archéologiques recèlent une quantité d’informations très utiles aux préoccupations du présent et de notre avenir ! Le document archéologique est aussi « éprouvette scientifique » aux débouchés multiples telles que l’amélioration des protocoles de conservation des multimatériaux du patrimoine, la calibration du vieillissement-corrosion à long terme (Dillmann et al. 2007), l’utilisation des archéomatériaux comme des analogues pour la mise au point de procédés d’inertage de déchets hautement toxiques afin de minimiser les risques environnementaux, l’étude du comportement pluri-séculaire de certains métaux lourds en fonction des milieux, l’estimation des cinétiques de pollutions, la mise en évidence d’anomalies structurales permettant la mise au point de nouveaux matériaux (nanomatériaux élaborés par mécanosynthèse)… Nous ne pourrons aborder tous ces aspects, mais nous montrerons comment le « spectaculaire » peut surgir de mobiliers archéologiques anodins et sans grand prestige médiatique. Ils ne brillent pas, sont souvent corrodés au point qu’ils furent parfois ignorés et pas toujours conservés. La valeur scientifique pluridisciplinaire de « l’objet » n’est donc pas uniquement liée à son apparence extérieure (cf. infra).
6L’étude des chaînes opératoires en métallurgie du fer (sidérurgie) est plus complexe que pour la plupart des autres métaux anciens, compte tenu des températures nécessaires pour atteindre le point de fusion (Fe 1 536 °C, Cu 1084, Au 1063, Ag 961, Pb 327…). Nos récents travaux repoussent sans cesse les limites chronologiques d’apparition des deux grandes filières sidérurgiques.
7Pour la filière directe, la plus ancienne – le métal est élaboré et transformé à l’état solide (éponge de fer/loupe) – nous avons pu établir l’existence de foyers autonomes dès 1850 av. J.-C. en République de Centrafrique (Zangatto et Fluzin 2008). C’est actuellement le plus ancien site connu et ces résultats remettent en cause les théories diffusionnistes à partir d’un centre anatolien unique vers 1600 av. J.-C. Quatrième élément de la croûte terrestre, le fer existe presque partout sous des formes variées et l’apparition de la sidérurgie ne saurait correspondre à un seul centre géographique.
8La filière indirecte, la plus récente en Europe, correspond au début du haut fourneau avec la production et l’affinage de la fonte. Si les historiens considèrent que sa maîtrise remonte au XIIIe siècle apr. J.-C., nos travaux ont montré les prémisses de son apparition dès le VIe siècle dans le Val Gabbia en Italie (Fluzin 1999).
Une lecture croisée des vestiges archéologiques
9Les caractéristiques physicochimiques et thermomécaniques de la transformation de la matière par « les arts du feu » peuvent être aujourd’hui mieux connues en croisant très rigoureusement les approches pluridisciplinaires, les méthodes d’analyses et les échelles d’observation (Fluzin et al. 2000). Cela reste toutefois insuffisant pour appréhender dans sa globalité dynamique tous les aspects inhérents à la vie d’un système technique (Pétrequin et Fluzin 2000), notamment pour apprécier le savoir-faire des métallurgistes, les gestes techniques, le sens des rituels ou encore les modes d’apprentissage et de transmission des connaissances… C’est pour cette raison que nous associons à nos travaux non seulement des investigations ethnoarchéologiques voire sociologiques, mais aussi des procédures expérimentales indispensables (Leroy et al. 2000, Tereygeol 2007) afin de confronter la lecture de la matière et des textes (quand ils existent) à une réalité au moins fonctionnelle. Cette démarche est récurrente dans tous nos travaux, qu’ils concernent la métallurgie des ferreux ou des non ferreux.
10Pour illustrer cet aspect, nous présenterons l’exemple du vaste complexe égyptien d’Ayn Soukhna (Castel et al. sous presse) (fig. 2) qui comporte l’intégralité de la chaîne opératoire en métallurgie du cuivre dans un état de conservation exceptionnel (50 bas fourneaux répartis dans 10 ateliers datés de l’Ancien et du Moyen Empire, 2500 av. J.-C.). Les 40 expériences réalisées sur site – cartographie anémométrique des vents en fonction de l’implantation des ateliers, caractérisation des performances des systèmes de ventilation, cartographie thermique des fours et foyers en cours d’opération, bilans matières et rendement… – ont permis de prouver que lors de la réduction du minerai dans un bas fourneau doté d’une cheminée modeste de 1,20 m, et avec une ventilation naturelle (vent de 4 à 8 m/s), il était possible d’obtenir de façon régulière des températures de 1300° C avec un maximum de 1480° C. Ceci est également le cas pour de très petits bas fourneaux en pierres sèches (Bir Nasib, Sinaï, de 30 cm de hauteur) qui permettent d’atteindre un maximum de 1334° C. L’interprétation de ces résultats dépasse le cas de la métallurgie du cuivre et concerne aussi celle du fer car nous ne sommes plus très loin du point de fusion du fer pur qui est de 1536° C. Ceci pourrait expliquer l’existence surprenante de dendrites de ferrite dans des scories issues, entre autres, du site sidérurgique le plus ancien en Centrafrique ; ces structures de solidification à partir de l’état liquide supposent en effet des températures supérieures à 1536° C, (fig. 3.1). Malgré le scepticisme de certains chercheurs, il est maintenant établi d’une part, que les métallurgistes possédaient un sens aigu de la maîtrise des vents et savaient s’adapter aux conditions géographiques et saisonnières et d’autre part que la ventilation par tirage naturel qu’ils pratiquaient était remarquablement efficace. Nous avons également pu montrer que certaines représentations iconographiques (par exemple ; Mastaba de Mererouka, Saqqara 2323-2150 BC, tombe de Rekhmirê, Thèbes 1479-1398 BC) illustrent fidèlement le geste technique correspondant.
11Suivant les époques et les régions considérées, le système technique est le reflet d’une organisation globale plus ou moins sophistiquée et maillée, dépendant du contexte rural ou urbain, artisanal ou non, etc. (Mangin et Fluzin 2000). Il fait intervenir différentes variables interactives : l’environnement (ressources en matières premières…), l’organisation sociale (hiérarchisation, économie, circulation et échanges…) et la nature des productions (volume des productions, savoir-faire, spécialisation, qualité…). Les séquences de travail en sidérurgie directe sont plus ou moins nombreuses et complexes dans la mesure où elles commencent dans la continuité de la réduction du minerai et se poursuivent jusqu’à la mise en forme des objets en passant éventuellement par l’étape intermédiaire d’un demi-produit (cf. infra). La chaîne opératoire est donc souvent morcelée dans l’espace et le temps (Fluzin 2002-2004) et comporte alors différentes étapes correspondant à un éventail de nuances qualitatives du métal (fig. 4).
12Le corpus des sites archéologiques sidérurgiques que nous avons étudié est considérable et concerne en 2010, des premiers âges du Fer au haut Moyen Âge, plus de 600 sites sur le territoire métropolitain, 170 en Europe et 20 dans le bassin méditerranéen (soit plus de 32 000 objets traités). À cela s’ajoutent 100 sites médiévaux.
13Pour tenter de déchiffrer et de comprendre l’activité d’un site mais aussi les caractéristiques des matériaux qui circulent, il convient en premier lieu de procéder à une étude exhaustive des vestiges (loupe et fragments, gromps1, proportion de scories coulées, informes, culots, éléments de parois, demi-produits, fragments de métal manufacturés, chutes, rebuts, objets, outils, battitures…) provenant d’un nombre de sites conséquent en essayant de privilégier les lots importants. Cependant les plus petits déchets peuvent révéler de véritables surprises structurales qui traduisent des prouesses techniques. Certaines modestes petites chutes d’à peine 10 grammes complètement corrodées (Mangin et Fluzin 2006 et 2008) (fig. 5) peuvent indiquer l’outillage employé et le travail en cours (tranche à chaud, débitage…), d’autres correspondent à des fragments d’outils témoignant d’une grande compétence technique, comme un élément de râpe parfaitement épurée qui a fait l’objet d’un traitement thermochimique de cémentation superficiel au niveau des dents avec une trempe sélective (fig. 3. 2). Des petits morceaux de barres sans particularité apparente s’avèrent constitués d’une texture microcomposite (microdamas) à l’échelle de 50 μm (fig. 3.3) qui confère aux objets réalisés d’exceptionnelles propriétés mécaniques associant par exemple la dureté et la ductilité. Il est singulier de constater l’analogie de mise en forme par dissipation de l’énergie de choc sur de très petits volumes avec les nouveaux matériaux que sont les nanomatériaux, élaborés aujourd’hui par mécanosynthèse. À ce stade, il convient de faire remarquer que la réalisation de simples tôles de métal nécessite une maîtrise technique plus grande et un métal de meilleure qualité que l’élaboration d’objets massifs. En effet, l’amincissement d’une tôle est d’autant plus délicat que l’épaisseur sera faible et la surface importante. Le moindre défaut dans le métal peut engendrer des fissures et des déchirures. Nous pourrions multiplier les exemples montrant que la simplicité apparente d’un objet peut cacher une grande maîtrise de conception et d’exécution.
14Une autre source fondamentale d’informations parmi le mobilier archéologique concerne un type particulier de scories. Il s’agit des culots (fig. 6) qui se forment au sein d’un foyer métallurgique et qui restent à proximité, soit entiers soit fragmentés, par dizaines ou centaines, suivant l’intensité de l’activité. Nous avons montré, à partir de l’étude de plus de 8 000 culots, la richesse des possibilités de lecture d’un tel vestige dont la masse varie de 50 g à quelques kg. Ils sont aujourd’hui une référence indispensable pour les interprétations des activités de forge. En effet, le culot est le véritable témoin de ce qui s’est réellement passé au sein du foyer de forge. Il enregistre la moindre opération et résulte de tous les éléments introduits dans le foyer entre deux nettoyages. La typologie morphologique établie uniquement sur des critères externes ne s’avère pas vraiment représentative de la composition interne et peut engendrer des classements erronés. Cela n’a rien d’étonnant quand on considère la variété des opérations pratiquées en forge notamment dans le cas d’activités polyvalentes (Bauvais 2007). Les dimensions du culot sont révélatrices de la forme et de la taille du foyer de forge et peuvent dans certains cas être corrélées avec le type d’objet travaillé. Il est également souvent possible de déterminer l’axe de la ventilation et parfois le diamètre de la tuyère. La masse n’est pas en soi un critère représentatif de la nature du travail car les culots d’épuration ne sont pas nécessairement les plus pondéreux. La stratification indique les différentes séquences de travail et permet d’évaluer la nature de l’activité, son importance relative et sa durée, la régularité et le degré de standardisation, les températures atteintes, le dégazage, le degré d’oxydation, le type et la proportion des pertes, l’utilisation d’adjuvant (antioxydant et fondant), voire la quantité de métal produit… Il est donc possible de suivre l’évolution de l’activité de la forge à partir d’un même culot.
15L’abondance des pertes métalliques traduit un travail plus ou moins complexe tels le forgeage de masse métallique irrégulière et hétérogène, l’épuration, l’opération de soudure, le travail de petits objets difficiles à manipuler… La fréquence de ces pertes est plus élevée en début de forgeage. Leur absence témoigne d’une activité régulière d’entretien ou de finition. L’étude métallographique des pertes permet d’identifier la qualité du métal utilisé, l’intensité de la mise en forme, la maîtrise technique, l’altération du métal (brûlure), les traitements thermiques et thermochimiques (trempe, revenu, carburation-décarburation…). L’importance et la morphologie des battitures plates (fig. 3.4), globulaires ou en forme de bille ainsi que la proportion d’oxyde de fer dissoute (wustite) donne une idée de la perte au feu et précise le type de travail réalisé (produit plus ou moins plat, intensité de frappe, soudures)…
Vers une évaluation de la qualité du métal (corrélations contenant/contenu)
16La qualité d’un métal est une notion très relative selon les époques et les échelles d’observation considérées qui dépend de nombreux facteurs – tels que l’homogénéité de texture, de structure et de composition, la propreté inclusionnaire, les porosités, les précipités… – lesquels ont une influence sur les caractéristiques mécaniques et physicochimiques des alliages. Nous ne résumerons ici que les plus simples, le protocole détaillé pour la caractérisation du métal étant disponible dans diverses publications (Fluzin et al. 2000, Fluzin et al. 2004, Pages et al. sous presse).
17Contrairement aux aciers contemporains, le carbone est rarement distribué de manière homogène dans les métaux ferreux anciens. Pour cette raison, il est difficile d’exprimer de manière globale la teneur moyenne en carbone d’un objet. Il en est de même pour le phosphore présent dans des quantités (jusqu’au %) sans commune mesure avec celles des alliages modernes. Dans de vastes régions allant de la Lorraine à la Belgique, où les minerais phosphoreux sont exploités de la protohistoire au Moyen Âge, le métal phosphoreux fut utilisé couramment (Leroy 1997), malgré sa réputation actuelle d’inforgeabilité à cause du risque de fissuration intergranulaire. Nous avons montré qu’il était parfaitement forgeable à condition d’adapter les températures de travail (Vega 2003).
18En fonction d’une part de la nature de la loupe initiale (fig. 7.1/2) contenant plus ou moins de scories et de porosités résiduelles, d’autre part de la qualité des opérations de post-réduction, une certaine quantité de ces scories va rester piégée dans le métal sous forme d’inclusions microscopiques. Celles-ci constituent un moyen très efficace pour déterminer la nature des procédés et tester des hypothèses de provenance (cf. infra) ; en revanche elles peuvent avoir une influence néfaste sur le comportement mécanique du métal. Leur distribution dans le matériau est parfois si aléatoire qu’il est impossible ab initio, de prévoir le comportement mécanique du métal comme le montrent nos études sur les tirants renforçant la structure des monuments médiévaux comme les cathédrales gothiques, le donjon de Vincennes ou le Palais des Papes. Des barres de section et de longueur identiques ont révélé, selon leur microstructure et leur propreté, des comportements mécaniques extrêmement différents. C’est également le cas pour des échantillons prélevés à plusieurs endroits de la même barre (Dillmann et al. 2003, Dillmann 2007). Malgré ces difficultés, il est possible de dégager de grandes tendances.
19Nous avons ainsi entrepris dès 2004, un ambitieux programme européen concernant la plus importante caractérisation qualitative du métal en circulation, jamais entreprise à d’aussi vastes échelles géographiques et chronologiques puisque ces études métallurgiques systématiques des demi-produits portent sur plus de 1 300 objets de 100 g à 38 kg (fig. 7).
20Les résultats mettent en évidence la circulation des matières premières et l’évolution de l’organisation de la production vers une structuration très hiérarchisée et segmentée : exploitation des minerais, réduction, épuration, ateliers de fabrication, collation et distribution du métal et des objets… Ils permettent d’identifier 15 grands types de demi-produits et de définir de façon précise leurs caractéristiques internes en corrélant contenant et contenu. Pour résumer très schématiquement, plusieurs phases relatives peuvent être mises en évidence2 (Bauvais 2007, Bauvais et al. 2009, Berranger 2009, Berranger et al. sous presse, Pages 2008, Pages et al. 2008, Brun 2008).
21Dans un premier temps, du VIIe au Ve siècles av. J.-C., le métal a une diffusion restreinte et circule sous forme de masses (ou fragments) brutes de réduction et/ou de barres bipyramidées de 5 kg en moyenne (fig. 7.3). La circulation de produit brut ou très légèrement travaillé est confirmée par certains exemples ethnologiques (Fluzin et al. 1995). Les masses brutes comportent généralement une forte disparité des alliages fer/carbone, mais quelques cas possèdent au contraire une régularité de structure indiquant une excellente maîtrise de la réduction (Fluzin 2006). Pour les barres, nous confirmons l’hypothèse que l’effilement plus ou moins prononcé de leur extrémité avait pour objectif probable de démontrer leur forgeabilité. Le métal est cependant de médiocre qualité, peu travaillé, mal épuré, résultant souvent d’un écrasement sommaire du produit brut sur lui-même. Il ne semble pas y avoir de segmentation entre le travail de réduction et l’épuration, ce qui signifie que les artisans devaient maîtriser une large gamme de savoir-faire, du métal brut à la mise en forme des objets finis. Ces produits circulent dans l’intégralité de la zone hallstattienne.
22Par la suite, aux IVe et IIIe siècles av. J.-C., en plus des masses brutes et des demi-produits bipyramidaux dont on note une chute quantitative apparaît un nouveau type, les barres plates à extrémités roulées (currency bars, fig. 7.5). Cela traduit une rupture qualitative. Le métal dont la masse est plus faible (1 kg en moyenne) est bien épuré, ce qui nécessite un important investissement en temps de travail associé à des techniques de forge plus complexes. Ceci permet la fabrication de produits de qualité. Il y a une certaine spécialisation et interdépendance entre les acteurs d’une chaîne opératoire fragmentée en 3 étapes principales : la réduction, l’épuration et le forgeage d’objets. Les découvertes concernent un large espace couvrant l’Allemagne, la Suisse, la France et tout particulièrement la Grande Bretagne.
23On observe progressivement, aux IIe et Ier siècles av. J.-C., un saut à la fois quantitatif et qualitatif. La multiplication des formes données aux demi-produits, avec une prédominance des produits plats à extrémités roulées, traduit un renforcement de l’adéquation entre qualité de la matière première et type d’objet à produire. Le cas régional du Bassin parisien avec un nouveau type de demi-produit – les barres à douilles – est très significatif (fig. 7.6). Le métal est d’excellente qualité et présente un corroyage intensif par replis successifs avec la réalisation presque systématique d’un traitement thermochimique de cémentation, ce qui facilite les soudures par abaissement du palier de soudabilité (Guillot et Fluzin 1995). Il n’est plus un attribut de prestige. Le contrôle des élites semble s’exercer en amont et en aval de la chaîne de production via le monopole de l’acquisition du métal brut et dans la distribution du métal transformé où les agglomérations et en particulier les oppida jouent un rôle centralisateur.
24Pour les périodes plus récentes, nous avons concentré nos efforts (Pages et al. 2008) sur les considérables cargaisons (1 000 tonnes) de 11 épaves romaines (Saintes-Maries-de-la-Mer : 27 BC-96 AD) fouillées par le DRASSM sous la direction de L. Long. Cinquantequatre barres de 2 à 33 kg et d’une longueur maximale de 2 mètres ont été intégralement étudiées (fig. 7.4). Une nouvelle typologie archéométallurgique a pu être établie sur des critères qualitatifs. Il s’avère que les plus grandes barres sont en fait constituées par assemblage de 2 à 4 loupes avec des qualités de soudure et une propreté inclusionnaire remarquables. Ceci témoigne d’une maîtrise technique exceptionnelle avec une organisation très précise du travail. L’analyse de plus de 1 100 inclusions dans le métal des loupes identifiées au sein des barres a permis de mettre en évidence l’existence de signatures chimiques différentes. Cela révèle une origine diversifiée de ces loupes, donc des lieux de réduction différents, même lorsqu’elles sont assemblées dans une même barre, ce qui suppose alors un approvisionnement auprès de plusieurs fournisseurs.
25Pour préciser la chronologie, en particulier dans le cas des dépôts isolés de tout contexte, nous développons, en partenariat avec ARTEMIS-CEA, les datations C14 réalisées au sein même du métal. L’enjeu est de coupler la datation et l’identification des lieux de production et de consommation. Pour ce faire, il est nécessaire de passer à une autre échelle d’investigation archéométrique.
Détermination des procédés et des provenances : l’analyse des inclusions
26Nous avons développé ces dernières années des protocoles analytiques spécifiques basés sur l’analyse des micro-inclusions de scories piégées dans les objets à l’aide de moyens adaptés, comme la plateforme analytique mutualisée avec le CEA-Saclay, qui permettent d’une part de distinguer les filières directes et indirectes des procédés sidérurgiques, d’autre part de tester des hypothèses de provenance du métal. Le principe est basé sur le fait que certains éléments chimiques présents dans le système de réduction vont avoir un comportement différent selon les procédés utilisés et la température atteinte et vont ainsi se retrouver soit dans les déchets soit dans le métal.
27Nous avons ainsi montré que le métal employé dans l’architecture médiévale dès la fin du XIIe siècle est un témoin particulièrement pertinent pour suivre l’apparition, la diffusion, et la disparition des procédés sidérurgiques direct et indirect (Dillmann 2007, Dillmann et L’Héritier 2007). À ce jour plus de 21 bâtiments, principalement des cathédrales, (fig. 8) ont été étudiés à partir de 500 prélèvements in situ. Le premier indice du procédé indirect apparaît pour le moment dans la seconde moitié du XIVe siècle à Auxerre. Par contre, il y a souvent emploi simultané des deux procédés et on constate la perduration du procédé direct jusqu’à la fin du XVIe siècle à Troyes et à Auxerre (L’Héritier 2007). Cette approche apporte un nouvel éclairage sur les contextes techniques et économiques liés aux grands chantiers de l’architecture, que l’on peut confronter avec les rares textes disponibles à ce sujet.
28Quant aux études de provenance, compte tenu des variétés minérales, nous nous sommes d’abord focalisés sur la signature de minerais à traceurs chimiques forts dans le cadre de zones historiques de productions et d’échanges intensifs. Cela concerne le minerai oolithique riche en phosphore qui s’étend de la Lorraine à la Belgique et au Luxembourg, mais aussi les minerais au manganèse dans le sud des Alpes italiennes et les Pyrénées. Dans le Pays de Bray (Normandie), l’analyse des éléments majeurs et traces de 414 échantillons a permis d’établir une signature chimique caractéristique des minerais de cette région que l’on peut suivre dans les différents vestiges archéologiques – scories, laitiers, inclusions piégées dans le métal. Nous avons pu prouver que le métal utilisé dans les cathédrales de Beauvais (XIIIe siècle) et de Rouen (XIVe siècle) ne provenait pas du Pays de Bray pourtant voisin (Desaulty 2008 et 2009). De même pour les minerais riches en manganèse (3 à 10 % mass), vingt-et-une zones d’échantillonnage ont été prospectées en France et Italie, ce qui a donné lieu à 500 prélèvements. Nous disposons, par exemple, d’un complexe minier exceptionnel à plus d’un titre à Castel Minier, Ariège, daté de la fin du XIIe au XIVe siècles. Ce site offre la possibilité de travailler à la fois sur la sidérurgie et la totalité de la chaîne de production de l’argent (Florsch sous presse). Il a par ailleurs vu l’apparition, à la fin du XIIe siècle, d’un nouveau mode de réduction directe du fer : la mouline. Pour la première fois, les études micro-analytiques couplées à un traitement statistique multi-varié ont permis l’analyse discriminante de 10 000 données (Leroy 2010), ce qui conduit à l’identification des lieux de provenance, en l’occurrence la vallée de Vicdessos. Sources métallurgiques et historiques ont ainsi été confirmées et complétées.
Conclusion
29Ces quelques exemples très limités de nos travaux montrent que l’archéologie est pour nous le pivot de collaborations interdisciplinaires particulièrement fécondes. Elle joue un rôle fondamental de catalyseur dans la création de nouveaux foyers d’innovations scientifiques et techniques dépassant et enrichissant respectivement chacune des disciplines concernées. Nos travaux diachroniques témoignent que l’archéologie constitue de fait un véritable trait d’union entre le passé, le présent et l’avenir.
30Les progrès accomplis ces dernières années sont donc considérables et nous ambitionnons de croiser nos différentes approches méthodologiques et instrumentales afin d’appliquer systématiquement à notre vaste corpus diachronique un couplage de la caractérisation qualitative du métal avec la datation absolue de l’acier (C14 in situ) et de l’identification de ses lieux de provenance et de destination. Ceci afin de préciser les dynamiques de circulation et d’échanges des produits à plus ou moins longues distances aux différentes époques considérées.
Notes de bas de page
Auteurs
Directeur de recherche au CNRS à l’Institut de recherche sur les archéomatériaux (UMR 5060) qu’il dirige actuellement. Ses travaux interdisciplinaires, à la croisée des sciences de l’homme et de la société et des sciences des matériaux, conjuguent de façon indissociable les investigations sur sites archéologiques et les analyses en laboratoire. À travers une approche globale diachronique et multiculturelle du système objet, il se consacre en particulier à la restitution dynamique des chaînes opératoires en métallurgie.
Chargé de recherche au CNRS au sein du laboratoire Métallurgies et cultures de l’Institut de recherche sur les archéomatériaux (UMR 5060). Il est archéomètre et étudie, par une approche multidisciplinaire, les chaînes opératoires de production des métaux, ainsi que la place et la circulation de ces derniers dans les sociétés anciennes. Ses travaux portent également sur la corrosion des métaux archéologiques afin d’en diagnostiquer l’altération.
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012