Introduction
p. 89-91
Texte intégral
1Le statut de l’objet archéologique a bien changé au cours de l’histoire de la discipline. Au XIXe siècle et pendant une bonne partie du XXe siècle, l’archéologie consistait à rechercher le bel objet. Catherine Breniquet (ce volume, p. 92) nous rappelle qu’on peut même faire remonter cette « discipline de l’objet » au XVe siècle avec la découverte des vestiges antiques de Rome. L’archéologie a du reste parfois gardé cette image de chasse au trésor auprès du grand public. On a appris depuis que l’objet n’est qu’une des voies d’accès vers la compréhension du passé.
2On peut faire remonter la première approche scientifique de l’objet archéologique à 1836, date à laquelle Christian Jürgensen Thomsen décide de classer les collections du musée danois des Antiquités nordiques dont il a la responsabilité. La classification tripartite qu’il élabore pour ce faire fournit une méthode universelle de classement des artefacts et va révolutionner la discipline. Elle a une visée chronologique puisqu’elle s’appuie sur un système de trois âges successifs : pierre, bronze et fer. Ce découpage du temps de la Préhistoire en âges de la Pierre, du Bronze et du Fer fonde véritablement l’archéologie préhistorique. Le Suédois Oscar Montelius l’affine en 1885 lorsqu’il gradue l’âge du Bronze, selon six phases successives, chronologie encore utilisée par les chercheurs du nord de l’Europe. Sa méthode, dite du cross-dating, procède par recoupements à partir d’objets qui, provenant de civilisations pour lesquelles on dispose de calendriers absolus, ont ensuite circulé sur des distances parfois très grandes. Pour la protohistoire européenne, ce sont les civilisations de la Méditerranée qui servent de référence – l’Égypte, puis la Grèce jusqu’au VIIIe siècle av. J.-C. On peut ainsi caler des échelles chronologiques flottantes sur des repères historiques connus, comme ceux des dynasties égyptiennes par exemple. Avec l’apparition et la généralisation de méthodes physico-chimiques de datation, le rôle chrono-typologique de l’objet archéologique devient moins prépondérant.
3Tout au long du XXe siècle, l’intérêt des chercheurs s’est peu à peu déplacé du bel objet vers tous les types de vestiges matériels, y compris les ébauches, les fragments, les résidus de façonnage ou les pièces brisées. On découvre ainsi des outils en pierre taillée de très petites dimensions qui avaient d’abord échappé à l’attention des fouilleurs, et c’est tout un pan de la préhistoire qui apparaît avec la découverte des industries microlithiques du Mésolithique. Cette attention plus acribique aux objets a notamment fait disparaître l’hiatus entre Paléolithique et Néolithique. L’observation de plus en plus fine des fragments d’objet donne naissance à une nouvelle discipline, la « technologie ». On s’intéresse maintenant à l’objet – qu’il soit outil, objet d’art ou élément d’architecture – depuis sa conception jusqu’à son abandon, en passant par toutes les phases de fabrication, d’utilisation et de réfection. Seuls les outils non façonnés sont dédaignés car l’attention est principalement tournée vers les objets fabriqués, supposés être les seuls susceptibles d’apporter des informations pertinentes sur les hommes qui les ont conçus. Ce n’est que récemment que leur sort s’est un peu amélioré (de Beaune 2000 et 2008).
4L’approche technologique est aujourd’hui complétée par l’apport des analyses physico-chimiques, qui permettent non seulement de mieux comprendre les choix techniques et les savoir-faire de leurs fabricants mais aussi d’aborder la question de la provenance et du déplacement des matières premières, des préformes ou des objets finis. L’étude de la répartition géographique des objets et de leurs déplacements se faisait jusque là à l’aide de cartes de répartition, l’aire de densité maximale étant assimilée au centre d’invention et de production. L’essentiel des données sur la circulation des bronzes protohistoriques à travers l’Europe découle ainsi de l’analyse de telles cartes. Il en est de même des lieux de production et des voies de circulation des matières premières lithiques au Néolithique. Ces études sont aujourd’hui complétées – voire remplacées – par l’apport des analyses physico-chimiques qui permettent de déterminer l’origine géographique de certains matériaux et de saisir les liens entre groupes humains.
5Les travaux pionniers de Dominique Cardon sur les matières premières tinctoriales illustrent bien ce type de démarche. Grâce aux progrès effectués durant les trente dernières années dans les méthodes d’identification des éléments organiques, principalement sur les textiles archéologiques, elle a mis en évidence une multitude de plantes, d’animaux et de champignons dont on a extrait des colorants. Or la collecte et l’utilisation de plantes colorantes – qui vont de pair avec celles des plantes comestibles et médicinales – constituent un domaine de savoirs que l’on retrouve dans toutes les civilisations. De plus, les teintures ont eu une importance majeure dans les échanges culturels et économiques entre différentes régions du monde. Il est ainsi possible aujourd’hui de mieux comprendre les stratégies de sélection, de collecte, de production et d’échange mises en œuvre par de nombreuses civilisations anciennes pour assurer leur approvisionnement en matières premières colorantes.
6Ce champ de recherche impose des collaborations interdisciplinaires étroites entre archéologues, botanistes, entomologistes, malacologistes et chimistes, sans compter le recours aux sources écrites pour les civilisations historiques, aux enquêtes anthropologiques auprès de peuples pratiquant encore des procédés de teinture anciens et à l’archéologie expérimentale qui permet de valider la pertinence des hypothèses suggérées par les résultats d’analyses. Cette approche interdisciplinaire s’est illustrée récemment tant en France qu’en Égypte et en Asie Centrale, pour des sites s’étendant de la préhistoire au Moyen Âge (cf. entre autres Cardon 2007 et 2009, Wouters et al. 2008).
7Ce type de démarche croisée permet également de restituer les chaînes opératoires en métallurgie. L’analyse micro-et macroscopique des matériaux permet en effet de reconstituer les procédés d’extraction et de réduction du minerai, de mise en forme des demi-produits et des objets eux-mêmes, leur vie au cours de leur utilisation (réparations, recyclage), l’organisation des productions, la circulation et le vieillissement du métal. Ce que l’on peut schématiquement résumer par la formule « du minerai à l’objet » (Fluzin et Dillman ce volume, p. 105).
8Si l’objet archéologique offre une voie d’accès à la compréhension des modes de vie passés, il n’en demeure pas moins qu’il nous est contemporain. Et ceci de deux manières. D’une part, comme le rappelle Catherine Breniquet (ce volume, p. 92), les objets et les images archéologiques (le statut du document écrit étant différent) ne peuvent parler que par la bouche de l’archéologue. C’est lui qui les interprète, à ses risques et périls, dans le cadre des paradigmes interprétatifs que l’état actuel de la discipline met à sa disposition. C’est même lui qui, tout simplement, décide de ce qu’ils sont : un même objet peut être ainsi tour à tour – ou tout à la fois – fossile directeur, objet banal du quotidien, objet technique, objet d’échange, objet rituel, objet d’art… D’autre part, quoi que nous leur fassions dire sur le passé, ils appartiennent désormais et vivent aujourd’hui d’une vie qui leur est propre. Il ne s’agit plus là d’archéologie mais les anthropologues qui, à la suite d’Arjun Appadurai (1986), s’intéressent à la vie sociale des objets ont commencé à envisager les objets archéologiques sous cet angle. C’est le cas de Thierry Bonnot qui a suivi, à la trace si l’on peut dire, des pièces de céramique qui, au départ simples ustensiles fabriqués en série, sont devenues cent ans plus tard des objets de musée (Bonnot 2002). Dans le même état d’esprit, un très beau texte de Gérard Lenclud, « Être un artefact » a posé de façon plus globale la question de l’identité de l’objet – au sens ontologique du terme – tout au long de sa carrière temporelle. L’objet ne doit sa condition d’objet qu’à une conscience qui le vise (Lenclud 2007).
9L’objet archéologique constitue également une des voies menant à la compréhension des capacités cognitives des hommes du passé. Très développée dans les pays anglosaxons, l’archéologie cognitive (Renfrew et al. 1993) n’a fait une percée en France que depuis quelques années. Deux voies principales y ont été explorées. La première est celle de l’émergence des capacités cognitives chez l’homme moderne et ses prédécesseurs, que l’on peut approcher par le biais des données archéologiques ou par le recours à d’autres disciplines en particulier la neuropsychologie et la psychologie cognitive. La seconde vise à comprendre les processus cognitifs mis en jeu dans l’invention et dans le transfert des connaissances et des savoir-faire (de Beaune 2008, 2009 et 2011, Pelegrin 2009). La contribution de Valentine Roux à ce volume, p. 99, relève plutôt de la seconde approche, quoiqu’elle s’intéresse davantage aux conditions de développement des inventions – qu’elle attribue, à la suite de Robert Cresswell (1996), à des mutations sociales – qu’aux mécanismes cognitifs eux-mêmes. À partir d’expérimentations menées en collaboration avec des chercheurs en sciences du mouvement et en biomécanique, et dans une approche se réclamant de la psychologie écologique, elle place les habiletés motrices au cœur de sa réflexion, privilégiant l’étude de l’exécution des mouvements élémentaires sur celle des représentations mentales. Point de vue dont elle reconnaît qu’il est assez singulier, puisque la plupart des cognitivistes considèrent que l’invention a partie liée avec la résolution de problèmes et résulte d’un processus mental. Mais cette singularité même n’est qu’une raison supplémentaire de lui faire une place dans le présent volume, les débats suscités par les recherches dans ce domaine étant loin d’être clos.
10Pour finir, si l’on a tendance à opposer le document d’archive exploité par les historiens et les objets matériels étudiés par les archéologues, il faut faire une place à part aux objets particuliers que sont les supports d’écrits. C’est le cas des tablettes portant des inscriptions en linéaire B, qui offrent un bon exemple de la façon dont l’épigraphie et l’archéologie peuvent combiner leurs apports respectifs (Rougemont ce volume, p. 115). Documents comptables, elles livrent des informations précieuses sur des aspects de l’économie qui ne laissent guère de traces archéologiques comme l’exploitation des ovins ou la production et le commerce de parfums et d’huile d’olive. En revanche, elles nous renseignent peu sur les activités des individus privés, sauf s’ils entrent en contact avec la sphère palatiale. De même, elles traitent peu des échanges à longue distance, alors que la documentation archéologique, abondante sur ce point, atteste de très nombreux échanges aussi bien dans le monde égéen qu’à l’extérieur.
11Agnès Rouveret (ce volume, p. 123) met elle aussi en évidence la complémentarité entre sources textuelles et représentations figurées, et ouvre de surcroît des pistes inédites pour approfondir l’exploration des rapports entre art et cognition. Elle montre comment, en croisant les apports des sciences cognitives et de l’anthropologie de la couleur avec la relecture des anciens traités sur l’art, on a enrichi les connaissances relatives à la perception et à l’imaginaire de la couleur dans l’Antiquité gréco-romaine. On sait désormais que les artistes s’interrogeaient sur la perception de l’apparence colorée, les contrastes d’échelle entre le colossal et le minuscule ou sur le rendu de l’ombre et de la lumière – ce qui fait notamment écho à la méditation aristotélicienne de la lumière et du diaphane. L’étude des procédés mis en œuvre dans la réalisation de la statuaire et l’analyse des pigments ont montré que, dès la fin du IVe siècle avant notre ère, les peintres disposaient d’un nombre étendu de techniques destinées à rendre l’apparence colorée et le mouvement complexe des figures dans l’espace ; or, l’emploi de la couleur et la capacité à construire des images en relation avec un spectateur idéal figuraient en bonne place parmi les critères d’évaluation de l’œuvre. Toucher du doigt les préoccupations mentales et intellectuelles des hommes du passé et parvenir à les confronter à leurs réalisations matérielles n’est-il pas ce que l’archéologue peut rêver de mieux ?
Auteur
Professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3 et chercheur au laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041). Elle a été directrice adjointe scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales (CNRS) en 2009 et 2010. Auteur de nombreux ouvrages, ses recherches en préhistoire portent sur l’outillage, les gestes techniques et les activités que l’on peut en inférer. Elle travaille sur l’émergence et l’évolution des aptitudes cognitives, des premiers homininés aux hommes modernes et a introduit en France l’analyse croisée de la neuropsychologie et de l’archéologie
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012